Le Journal de Genêves

[juillet] 1930

 

Charles Guyot

 

Comment M. Massis compose un de ses articles !

 

« Les esprits qui vont droit sur la vérité, comme la flèche sur la cible, sont bien rares. » H. Massis, Nouvelles littéraires, 21 février 1925.

 

M. Henri Massis, dont nul n’ignore le zèle qu'il met à défendre la Vérité, a publié, au début de sa carrière un ouvrage intitulé : Comment Emile Zola composait ses romans ? Je voudrais examiner ici comment M. Massis compose, sinon tous ses articles, du moins l'un d'entre eux. Il s'agit de l'étude sur André Gide et son témoin, que l'on peut lire au second tome des Jugements, et qui traite non pas tant de Gide que de Jacques Rivière.

L'idée dominante de cet article peut, me semble-t-il, être résumée par ces lignes de M. Massis : « On a souvent... parlé de l'influence d'André Gide ; on a dénoncé sa malfaisance ; mais rien ne vaut comme un exemple vivant, comme une prise directe sur un cas individuel, concret pour en étudier l'étendue. Jacques Rivière est cet exemple. » (p. 87).

Je ne contesterai certes pas le droit à M. Massis d'étudier l'influence certaine que Gide a exercée sur Rivière, mais on peut regretter que l'analyse de M. Massis ne soit pas plus nuancée, plus scrupuleuse aussi. Le procédé de l'auteur des Jugements est vraiment trop simple : parce que Rivière a consacré une de ses Etudes les plus importantes à Gide, et que quelques-uns de ses essais publiés dans la Nouvelle Revue française ceux sur la Sincérité, sur la Foi et sur le Roman d'aventures, entre autres, témoignent, sur certains points, d'une singulière communauté de pensée entre Rivière et Gide, M. Massis ne veut plus voir en Rivière qu'un disciple, que le disciple de Gide. Mais, à procéder ainsi, il serait tout aussi facile, en s'inspirant de la grande étude sur Claudel, de l'essai sur la Foi, et des lettres échangées entre Claudel et Rivière, de montrer en celui-ci le disciple de Claudel. Je m'empresse d'ajouter que ce serait tout aussi faux ! M. Massis, qui est de ces gens qui aiment à jurer in Verba magistri, imagine trop facilement que les autres lui ressemblent. Qu’il se contente lui-même de grosses certitudes sommaires, soit ! mais pourquoi donc refuse-t-il à des esprits plus délicats, plus hésitants peut-être, mais plus soucieux de vérité (sans V majuscule !) le droit d’unir et d’équilibrer en eux-mêmes des tendances contradictoires, de préserver l’intime complexité de leur être ?

Mais, voyons d’un peu près le détail de cette étude de Rivière.

La plus élémentaire probité exige d’un critique qu’il copie exactement le texte qu’il cite, qu’il marque par des points de suspension les passages qu’il saute et enfin qu’il encadre ses emprunts de guillemets. N’en demandez pas tant à M. Massis ! Il n’a cure de ces minuties ; aussi les citations incorrectes sont-elles nombreuses dans son article. Nombreux aussi les membres de phrase — ou les phrases entières — qu’on prend pour du Massis et qui sont du Rivière. Mais n’insistons pas ! Reconnaissons même qu’en général la lettre du texte de Rivière est citée avec assez de fidélité. Ce qui est grave, ce n’est pas tant — dans cette étude du moins — la manière dont cite l’auteur des Jugements, mais la manière si je puis dire dont il ne cite pas.

Pour s’en convaincre, qu’on lise le bel essai de Rivière. [paragraphe illisible]

Rivière note subtilement que plusieurs dangers guettent l’esprit s'efforçant à la sincérité ; l'un de ces dangers, « je l'appellerai, écrit-il, le danger de l'intégrité de soi ». C'est nous qui soulignons ce mot : danger, pour mieux faire remarquer la déformation que M. Massis fait subir à son modèle en écrivant : « ce désir d'intégrité de soi qui n'est, en son fond, qu'une déviation morbide de ce qu'un moraliste appellerait le sens du péché... ». N'est-ce pas étrangement abuser du texte de Rivière ? A un autre endroit de son essai, Rivière constate chez Stendhal les fâcheux effets que peut entraîner la sincérité. « Il ne prend [des événements] que le psychologique » et Rivière ajoute, un peu plus loin : « Pauvre grande âme maladroite ! Elle est exclue de partout ». M. Massis — qui pourtant sait lire — n’hésite pas à appliquer ces formules, ces expressions — qui valent pour Stendhal et pour Stendhal uniquement — à Jacques Rivière lui-même. « Bien, mal, remords, écrit M. Massis, qu'ont à faire ces valeurs morales pour qui n'entend prendre de ses sentiments que le psychologique », et, quelques lignes plus loin : « Pauvre âme maladroite, qui ne veut rien laisser échapper de la vie et qui s'exclut de partout ! ».

L'analyse que M. Massis donne de l'essai sur la Foi offre les mêmes inexactitudes de détail, la même tendance à simplifier les démarches de Rivière, le même mépris des nuances. En somme, le procédé de M. Massis consiste ici à rendre plus catégoriques qu'elles ne le sont les « raisons de vaincre » données par Rivière, pour faire paraître ensuite plus pervers les sentiments qui le retiennent encore loin de Dieu. Mais pour qui veut bien lire attentivement le texte de Rivière, il ne saurait — et dès le début — y avoir hésitation. Nous comprenons tout de suite que l'auteur va nous donner ses « raisons de croire » mais, en même temps, que son cœur n'est pas encore touché. Le passage suivant — qui est dans les premières pages de l'essai — n'est-il pas explicite :

 

Cet éloge de la croyance devrait me conduire directement à une profession de foi religieuse. Mais le malade sait que la santé est bonne : pourtant il n'a pas le courage de faire les mille petits efforts absurdes qui l'y achemineraient. Il a l'esprit tout convaincu, mais le désir n'y est pas.

 

La manière dont M. Massis analyse les sentiments qui empêchent encore Rivière de croire me paraît aussi critiquable. M. Massis cite avec complaisance plusieurs passages où Rivière exprime le plaisir, le délice qui s'empare de lui à s'examiner lui-même, et à « être plus étroitement en possession de son âme ». Mais l'auteur des Jugements devrait indiquer plus nettement qu'il s'agit ici non pas d'une basse volupté sensuelle, mais d'une subtile jouissance de l'esprit : « C'est la passion de la connaissance qui m'anime, écrit Rivière, la seule qui soit vraiment impie ». De même, M. Massis cite ce mot de Rivière : « Ma passion est de rien toucher en moi ». On regrette vraiment qu'il n'ait pas senti qu'il convenait de donner la suite du paragraphe, car il précise — et peut-être, légitime — la phrase ci-dessus. Rivière ajoute, en effet :

 

Non pas par sot contentement de moi-même : je ne me trouve pas parfait, je vois tout ce qu'on pourrait reprendre et redresser en mon âme ; il ne s'agit pas non plus d'une complaisance esthétique... je me moque de la beauté ; elle n'a rien à faire ici où mon âme est en jeu.

 

J'arrête cette comparaison de textes. Le lecteur me pardonnera-t-il ce qu'elle offre nécessairement d'un peu sec ? Aurai-je réussi à faire sentir les très graves défauts de M. Massis critique, et fait comprendre, par son exemple, que « les esprits qui vont droit sur la vérité, comme la flèche sur la cible, sont bien rares ? »

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