La Revue Universelle

Juillet 1934

 

Henri Massis

 

Petite histoire des Variations

 

Sur l'acte de foi et d’espérance sur lequel, l’été dernier, M. André Gide se rallia au communisme soviétique, les commentaires, alors ! n’ont pas manqué. Il nous eût déplu d’y ajouter, dans la mesure même où cette « évolution » semblait obéir à certain diagnostic que nous avions jadis porté sur l'auteur de l’Immoraliste. Pour un peu, on nous en eût encore rendu responsable !... Et puis, nous étions des derniers à qui cette conversion pût causer de la surprise. Ce qui nous a davantage étonné, c'est le zèle de ceux qui, à propos de l'influence de Gide, nous répliquaient jadis : « Je ne crois pas à ce péril » et qui dénoncent aujourd'hui sa nocivité avec tant d'âpre véhémence. Pour notre part, nous serions plutôt tenté de n'accorder qu'assez peu d'importance à un acte dont Gide assure qu'il donne tout son vrai sens à sa propre vie, car il ne s'agit là que d'une nouvelle variation à la suite de tant d'autres ; et peut-être son juge le plus sévère est-il l'indulgent Thibaudet, lorsqu'il loue Gide de retrouver « constamment devant les spectacles nouveaux et les idées nouvelles sa candeur et sa puissance de renouvellement ».

Impossible, en effet, de bien juger la récente « conversion » d'André Gide si l'on ne se rappelle dans quelle suite elle vient s'inscrire. Aussi M. Thibaudet a-t-il cru nécessaire à son propos, de définir cette « géographie de la N.R.F. » qu'il connaît mieux que nul autre pour y vivre depuis vingt ans, et d'en retracer l'histoire. A ce petit chapitre de littérature contemporaine nous aimerions ajouter seulement quelques traits. La « période gidienne de la N.R.F. », ce que M. Thibaudet appelle « sa température initiale », sont en effet des choses trop différentes de ce qu'on pourrait imaginer d'après la Nouvelle Revue française qui a suivi la guerre pour que nos cadets mesurent le chemin qu'on y a accompli.

Alors qu'aux environs des années 1890, la littérature ne se réclamait que de la liberté, et que les jeunes écrivains « cousinaient avec l'anarchie », la Nouvelle Revue française, écrit Thibaudet, se présenta en 1909 comme un groupe d'hommes de tendances diverses « mais également en quête d'une discipline ». Il ne s'agissait nullement, dit-il, de « militer pour une doctrine, comme dans les revues filiales de l’Action française, mais d'installer un poste d'écoute bien conditionné, de mettre les disponibilités d'André Gide et de ses amis en contact avec les disponibilités neuves de la jeunesse. » Rien de plus exact. Mais ceux qui étaient « aux écoutes » y percevaient le son des inquiétudes nationales, et les « disponibilités neuves de la jeunesse » allaient justement dans le sens de certaines valeurs que la Nouvelle Revue française d'après-guerre s'est ingéniée à détruire. Cela, on l'a un peu trop oublié.

Henri Ghéon, en évoquant cette époque, n’allait-il pas jusqu'à nous dire : « S'il n'y avait pas eu Barrès et Maurras — envers qui nous souhaitions garder notre autonomie pour défendre nos positions propres et nos différences — c'est à la Nouvelle Revue française qu'on eût été nationaliste ». A tout le moins y était-on profondément national. Les discussions esthétiques, à propos du classicisme notamment, manifestaient parfois des divergences, mais elles n'atteignaient pas le fond des choses. Nous en trouvons la preuve dans l'accueil que la N.R.F. fit, par exemple, à l'enquête d'Agathon. « Il convient, y lisions-nous, il convient d'adhérer à toutes les formules où Agathon résume heureusement l'allure et les tendances de la jeunesse : pensée de relèvement national, passion patriotique, nouvel élan, attitude courageuse, besoin d'héroïsme, confiance en soi et dans les ressources de la race, sens de l'action, esprit d'affirmation, de création, de réalisation, souci précoce des responsabilités, foi de l'homme en l'homme, goût de la réalité humaine — autant d'instincts, de sentiments, d'aspirations, que nous saluons avec joie chez la plupart de nos cadets, et que nous nous faisons gloire de partager avec eux. » Et qui parlait ainsi ? Jacques Copeau, le plus intime ami de Gide, le directeur de cette « N.R.F. gidienne étampée à Cuverville » selon l'expression de Thibaudet : et le même Copeau, en réponse à l'enquête d'Emile Henriot A quoi rêvent les jeunes gens, affirmait en 1912 que tout jeune homme de ce temps était soutenu et inspiré par le sentiment de collaborer « à quelque chose de plus important que la gloire personnelle », et qui était « le relèvement de notre grandeur nationale ». « Cela, du moins, ajoutait Copeau, j'ose le dire avec assurance. »

Non, ce ne fut pas une école de défaitisme que celle de la gratuité de l'art, et la N.R.F. d'avant-guerre s'associa, à sa façon, au travail entrepris pour enrayer toutes les formes de l'anarchie. On n'y méprisait pas le « vivant souci des contingences » ; on se refusait seulement à admettre en art le « politique d'abord » ce que nul d'ailleurs n’a jamais admis. Si l'on y reconnaissait que « la politique pressait d'une manière très urgente », on disait non sans raison : « La politique se développe sur un plan, et la littérature sur un autre. » Mais on souffrait du désordre intellectuel, on aspirait à l’ordre, et ce mot revenait sans cesse. La N.R.F. ne goûtait guère alors M. Julien Benda, à qui elle souhaitait consacrer une étude qui aurait eu pour titre : De l’impuissance de l'intelligence pure en art et en philosophie. Quant à Gide, déjà plus sensible qu'on ne l’imagine au climat de l'époque, il s'accordait à cette réaction : loin d'y rester étranger, il se prêtait à ce mouvement. Dans l'ordre littéraire et en ce qui concernait son œuvre propre, ne suggérait-il pas qu'il fallait voir dans l'Immoraliste une critique latente de l'anarchie, comme on a pu voir, disait-il, dans la Porte étroite une critique du protestantisme ? »

Rappelons-nous son attitude à l'endroit du catholicisme, en ces années qui virent un si magnifique réveil de la foi. Sans parler de sa mystérieuse rencontre avec Claudel, dont la N.R.F. publiait alors les grandes œuvres, et avec qui Gide échangeait une grave correspondance, souvenons-nous de la manière dont il accueillit la Jeanne d'Arc de Péguy : « L'étonnant livre ! Le beau livre ! notait-il dans son Journal. J'écris mal ressaisi, tout ivre. » Et il félicitait Barrès d'avoir loué cette œuvre admirable. « Aussi bien, ajoutait-il, Barrès reconnaîtrait-il dans le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, et reconnaîtrons-nous avec lui, son propre enseignement dans ce qu'il a de plus salutaire, ses théories dans ce qu'elles ont de plus sûr. » Puis soudain, après avoir cité les versets admirables où Péguy montre le flanc percé de Jésus et son cœur dévoré d'amour, Gide laissait échapper ce cri : « Nous ne vous laisserons pas, Seigneur, que vous ne nous ayez bénis ! »

Sentant bien que la religion modérée et « conservatrice » de la petite Hauviette ne saurait jamais le satisfaire, Gide s'écriait enfin avec une ardeur que nous n'avons plus retrouvé chez lui, sinon l'été dernier, à propos du plan quinquennal : « Non, cela ne suffit pas ; cela ne peut pas nous suffire. Barrès ! Barrès ! Que ne comprenez-vous que ce dont nous avons besoin, ce n'est pas de confort (et j'entends : du confort de l'esprit), c'est d’héroïsme... Colette Baudoche aujourd'hui ne peut suffire. Certes, il faut des Colette, des Hauviette; mais il nous faut, aussi, plus que cela. Que Péguy soit loué pour nous avoir proposé davantage. » Oui, pendant ces années 1910-1914, Gide fut gagné, lui aussi, par ce besoin d'énergie intérieure, d'héroïsme, et cette sainteté qu'exaltait Péguy lui semblait alors « possible et nécessaire ». Lui aussi fut touché par ce courant dont Rivière disait qu'il « précipita les écrivains dans la confiance. »

La guerre devait donner à ce courant une force plus imposante et plus grave. Gide avait pu se séparer de Claudel et de Jammes : il ne pouvait demeurer insensible aux événements qui modifiaient autour de lui, et de la manière la plus tragique, les destinées de tout un peuple. Parmi ses proches, certains l'avaient aidé à comprendre l'exaltation et le prosternement de la guerre, et à suivre sur la route douloureuse qu'elle leur faisait gravir le glorieux acheminement de leurs âmes. C'est ainsi que Gide nous révéla l'active vertu de son ami, de son ancien disciple, le lieutenant de vaisseau Dupouey, tombé à Nieuport, après avoir retrouvé Dieu. Tout aussitôt Gide nous fit connaître l'opération de Dupouey sur celui de ses intimes qu'elle devait aider à se convertir, sur ce cher Henri Ghéon qui, durant de longues années, avait été son compagnon constant. « Je sais, disait-il, que Ghéon se propose de raconter le retentissement en lui de cette rencontre. Il ne sera certainement pas le seul que le noble capitaine saura conduire et conseiller. » Devant de tels exemples, et en un pareil temps, que pouvaient valoir les dissentiments d'avant-guerre sur le vrai classicisme ou l'importance de Moréas ? Cette lettre de Gide à Maurras en fait foi. Lui adressant, le 2 novembre 1916, sa contribution « pour le meilleur usage » (1), André Gide lui communiquait des lettres du lieutenant de vaisseau Dupouey, relatives à l'Action française et à lui Maurras, et il ajoutait : « LE TEMPS EST VENU, PEUT-ÊTRE, DE SE CONNAÎTRE ET DE SE COMPTER, VIVANTS OU MORTS. Je suis reconnaissant à mon ami de cette occasion qu'il me donne ; car vous entendez bien que je ne transcrirais pas ses louanges avec tant d'émotion et de zèle si je ne m'y associais de tout mon cœur. Vous ne laisserez pas, je le sais, d'être sensible à ce témoignage posthume d'une des plus belles âmes qu'il m'ait été donné de connaître. Il est de ceux dont la mort n'arrête pas ce que Bossuet appelait « le vrai service ». M. André Gide qui aime tant à publier ses lettres privées, (et celles-là mêmes qu'il se retient ensuite de faire parvenir), M. Gide ne saurait oublier de remettre à M. Martin-Chauffier, à qui il a confié l'édition de ses Œuvres complètes, le texte de cette lettre qu'il autorisait d'ailleurs le destinataire à reproduire ; n'apporte-t-elle pas un témoignage « authentique » sur une « époque » de sa pensée ?

La guerre finie, les leçons n'en furent pas si tôt oubliées qu'André Gide ne crût pouvoir se rallier, en 1919, au projet de démembrement de l'Allemagne. « Diviser l'Allemagne, écrivait-il alors, morceler sa masse énorme, c'est, je crois, le projet qui rallie les plus raisonnables, c'est-à-dire les plus Français d'entre nous. » Sans doute ne s'agissait-il pas d'empêcher l'Allemagne d'exister, mais Gide déclarait avec force qu'on devait l'empêcher de « nuire », c'est-à-dire de nous « manger ». Qu'allait durer tout cela, qu'allaient devenir ces « beaux sentiments » quand il s'agirait de refaire de la « littérature » ? Il eût été fort imprudent de se fier à certaines apparences, de ne retenir que certains gestes et certains mots, où la sincérité successive de Gide se laissait incliner au gré des événements.

Il ne fallut pas longtemps pour qu'à la N.R.F., reconstituée à grand'peine, ne se formât une atmosphère singulièrement différente de la « température » d'avant-guerre. Jacques Rivière, dont la vie offre parfois comme un reflet pathétique de la destinée d'André Gide, Rivière y avait trouvé, en rentrant de captivité, un milieu qu'il ne reconnaissait qu'à grand peine. Le malheureux garçon s'y attacha néanmoins avec ferveur, comme il faisait tout. Ce monde si trouble, mais pour lui plein d'inconnu, de mystère psychologique et aussi d'attrait brillant et facile, ce monde eut d'ailleurs sur Rivière — qui venait de découvrir Proust avec un ravissement inquiet — une influence où ses forces morales s'épuisèrent et risquèrent de se perdre. Mais ce qui asservissait Jacques Rivière en le faisant souffrir n'était pour Gide qu une sorte de « nouvelle jeunesse », une aventure de plus, une terre inconnue au climat de laquelle il allait se soumettre avec joie. Ce qui l'avait jadis retenu, ce qui l'avait fait défendre à sa manière un certain ordre, imiter une certaine discipline, tout ce passé lui semblait n'avoir plus grand sens, en regard de l'horizon qu'il obstruait. Les nouveaux venus appelaient la révolution, le désordre et pensaient en tirer une nouvelle poésie, une nouvelle société. Il s'agissait pour Gide de retrouver l'audience de ces jeunes, et d'abord « en les prenant au sérieux » — ce dont il assure qu'il s'est toujours « très bien trouvé ». Ainsi fit-il avec les dadaïstes qui pourtant l'appelaient leur « oncle ». Mais Gide sait aussi qu'il y a dans la jeunesse « beaucoup moins de résolution qu'elle ne croit, beaucoup plus de soumission et d'inconsciente obéissance ». Toujours est-il que, secrète ou détournée, l'on retrouve son influence sous bien des tentatives d'après-guerre. C'est pour la ressaisir une dernière fois qu'il abat aujourd'hui son jeu ; car, merveilleusement apte à pressentir les prochains courants, il a compris qu'il allait à nouveau falloir choisir : et les variations d'André Gide sont des signes climatériques à peu près infaillibles.

Celui qui écrivait de Romain Rolland en 1917 : « Ce qui me choque, c'est qu'il n'a rien à perdre du fait de la guerre : son livre ne paraît jamais meilleur que traduit. Je vais plus loin : il ne peut que gagner au désordre de la France, que gagner à ce que la langue française n'existe plus, ni l'art français, ni le goût français, ni aucun de ces dons qu'il nie et qui lui sont déniés, » — celui-là aujourd'hui adhère à la propagande pacifiste du même Romain Rolland, et, presque en termes identiques, se joint à ceux qui « se déclarent prêts à s'opposer de toutes leurs forces à la guerre, sous quelque forme que celle-ci se présente, sous quelque forme que ceux qui mènent l'opinion jugent habile de nous la présenter. » (N.R.F., 1er août 1932.)

A qui André Gide ne se « joindra »-t-il pas ? C'est avec un enthousiasme sacré, un véritable délire messianique qu'il salue l'aurore nouvelle qui se lève à l'est de l'Europe : « Je voudrais crier très haut ma sympathie pour l’U.R.S.S., dit-il, et que mon cri soit entendu, ait de l'importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet immense effort ; son succès que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir travailler. » Ce qu'il admire, c'est que « s'enrôlent avec enthousiasme les jeunes gens formés par la morale nouvelle, soucieux d'aider au progrès qu'on leur fait entrevoir. C'est un devoir à accomplir, auquel joyeusement ils se soumettent. Ah ! dit-il, comme je comprends leur bonheur ! » Et Nathanaël, qui touche à l'extase, Nathanaël qui a toujours voulu témoigner, pro-tester, Nathanaël vieilli produit cette preuve dernière de sa sincérité : « S'il fallait donner ma vie pour assurer le succès de l’U.R.S.S., je la donnerais aussitôt, comme ont fait, comme feront tant d'autres, et me confondant avec eux. » Puis, comme au bas d'un testament, Gide ajoute ces trois lignes : « J'écris ceci la tête froide et en toute sincérité, par grand besoin de laisser du moins ce témoignage, si la mort vient avant qu’il ne m'ait été possible de mieux me déclarer. »

Tel est le but où est parvenu l'Œdipe gidien. Après avoir voulu être seul, après avoir crié, paraphrasant l'apôtre Paul à sa façon : « Que m'importe, à moi, si je suis Grec ou Lorrain ! » il ne vise plus qu'à « se confondre » avec les autres hommes. Mais que fait Gide, sinon reprendre exactement, littéralement, la position barrésienne, lorsqu’ayant découvert, dit-il, que « le bonheur de l'homme n'est pas dans la liberté, mais dans l'acceptation d'un devoir », — « vérité paradoxale, mais qui lui semble d'une importance considérable » — il ajoute : « Le paradoxe est de trouver cette vérité à l'extrémité de l'individualisme » ? Ce sont les propres termes de la réponse de Barrès à M. Doumic, lorsqu'il se défendait d'avoir tué le veau gras : « Je ne me suis jamais interrompu, lui expliquait-il, de plaider pour l'individu. » Et Barrès ajoutait : « Mon mérite est d'avoir tiré de l'individualisme même ces grands principes de subordination. » N'avions-nous pas raison de dire que Gide n'a cessé d'être obsédé par Barrès ?

La différence, c'est qu'au fond du moi individuel, Gide ne découvre pas une réalité d'ordre social qui le dépasse, quelque chose de plus vaste, mais d'aussi concret, d'aussi réel : Il y découvre un devoir, une notion abstraite, protestante et toute individualiste encore, comme le fait son Antigone, salutiste ingénue, lorsqu'elle quitte Tirésias pour Œdipe. C'est d'ailleurs ce qui permet à Gide de jouer sur le mot soumission, (qui ne saurait s'entendre que de la soumission à l'objet, à la vérité, par la connaissance, ou par la charité, par l'amour) ; c'est aussi ce qui lui fait écrire, en songeant à certains : « Enfin, s'ils ont si bien admis que le bonheur de l'homme est dans la soumission, je ne comprends plus bien ce qui les révolte dans l'éthique du plan de l'U.R.S.S. » Que M. Gide qui doit, dit-on, prochainement partir pour la Russie, se renseigne là-dessus auprès de M. Aragon qui l'habite déjà et qui nous a révélé ce qui exalte la jeunesse russe : voir fabriquer une casserole en treize minutes.

Sans doute y a-t-il dans cette « conversion » l'aboutissement logique de toute une existence, où l'on peut discerner, à travers les hésitations et les contradictions, une sorte de ligne permanente et profonde. L'écrivain anarchisant qui s'écriait, jadis : « Familles, je vous hais ! » renouvelle aujourd'hui son défi, avec une curiosité de vieil homme : « Voir, dit-il, ce que peut donner un État sans religion, une société sans cloisons. La religion et la famille sont les deux pires ennemis du progrès. » C'est par là que l'énorme machine collectiviste a conquis André Gide, et surtout par son côté négatif ; ce qui le touche, c'est moins une réalité qu'un manque, une déficience : l'absence de toutes valeurs stables.

Par ailleurs, l'aspect mystique qu'a pris le matérialisme marxiste en U.R.S.S. n'a pas été sans le troubler. Malgré les différences, il a reconnu le vieil appel hétérodoxe auquel il n'est jamais resté insensible. Aussi ce contradicteur-né, toujours hanté par le souci de sauver son unité, peut-il prétendre qu'il n'a pas changé, et que, des Nourritures terrestres à son cri d'amour pour l'U.R.S.S., il n'a cessé de mieux pénétrer le sens de l'Évangile qui, à l'entendre, promet dès ici-bas la félicité parfaite. Et nunc. Dès à présent, répète une fois encore André Gide, mais avec un zèle violent qui nous découvre l'effroi de l'homme devant le terme fatal où va s'engloutir son espoir. Oui, ce bonheur des jeunes Russes, ce bonheur, Gide l'imagine comme la « réintégration dans la vive totale » qu'il discernait chez Dostoïevski, et que seule permettra d'atteindre la vraie religion, la « religion sans mythologie ».

L'évolution d'André Gide a donc une certaine logique. Dès le Voyage au Congo, on pouvait, au reste, deviner la forme qu'elle prendrait. Mais sans les circonstances, sans l'atmosphère éparse autour de lui, eût-elle affecté cet aspect définitif, fixe, stable, n'eût-elle pas hésité à se transformer en une adhésion aussi nette, en un acte de foi dans un parti ? Bien des précédents nous montrent, qu'en d'autres circonstances, le comportement d'André Gide affectait des nuances et des façons plus discrètes. « André Gide, dit son récent biographe M. Léon-Pierre Quint, André Gide a toujours eu le sentiment des convenances. »

Aussi sa bruyante conversion au communisme n'a-t-elle pas été accueillie sans réserves. Notons pourtant qu'elle a conduit quelques petits bourgeois à se faire inscrire dans les cellules de la IIIe Internationale ; leur demande-t-on pourquoi, ils invoquent l'exemple de M. Gide, comme d'autres, ailleurs, s'excusent en invoquant Corydon. Mais les « purs » se seraient bien passés de cette compromettante adhésion : « Les oeuvres de Gide n'ont aucun intérêt du point de vue prolétarien, » disait à M. René Schwob une institutrice communiste ; et Mme Magdelaine Paz écrivait naguère dans Monde : « Je ne songe pas à entonner un chant de victoire. J'attends, tout simplement. J'attends, non sans songer que la mode est actuellement aux bolchevistes de salon, qu'il n'en coûte pas toujours beaucoup, en France, une fois qu'on s'est classé « grand écrivain », de patronner « les idées d'avant-garde », et que le prolétariat (au fait, c'est de lui qu'il s'agit) a besoin de gages évidents et de vrais sacrifices avant de classer parmi les siens les transfuges de la classe ennemie. »

Comme ceux vers qui il va sont donc sévères pour « Monsieur Gide » ! — car, en parlant de ce grand bourgeois, ils dirent : Monsieur Gide, comme on dit Monsieur Thiers. Il a beau tendre ses bras au jeune soleil de la Révolution, on ne veut y croire qu'à demi. Son œuvre y mène, et l’on consent à le reconnaître : néanmoins l’on sourit à l'idée que M. Gide pourrait être martyr. On devine que le plan quinquennal n'est pour lui qu'un mythe, comme le retour de l'Enfant prodigue : « Tous les mythes, toutes les images, les légendes du paganisme et du christianisme, Narcisse, Saül, Jésus, Prométhée, Œdipe, tout lui aura été l'occasion d'essayer son âme, lisons-nous dans Europe. Misères et dangers d'imagination. Il n’avait même pas quitté son fauteuil. S'il allait du ciel à l'enfer, ce n'était jamais qu'en promenade. » Ainsi parle M. Jean Guéhenno qui vient de découvrir chez Gide le désir naïf et littéraire d'avoir son drame, le drame sur mesure, authentique et garanti, qu'ont eu tous les « grands écrivains ».

Il y a pourtant un drame de Gide. Guéhenno l'a bien vu : « Un homme qui vieillit et qui veut mourir jeune : tel m’apparaît M. Gide, dit-il. Il ne veut surtout pas que la mort le saisisse prononçant une parole de vieux. » Car bien qu'il n'en ait pas l'air, qu'il affiche l’indépendance absolue, Gide est l'homme qui a toujours cherché d’où venait le vent. Peut-être est-ce ainsi qu'il faut agir lorsqu'on veut avoir de l'influence : tout en se montrant contempteur des poncifs, des conventions, il faut se soucier de celles qui sont à la veille de naître. Nul n'a été moins indifférent que Gide à la « couleur du temps » et à « l'humeur de ses contemporains » (à tout le moins, des plus jeunes d'entre eux). Si quelque chose le sépare des conformistes officiels, c'est la seule considération du nombre. Aussi bien Gide n'a-t-il jamais désiré d'atteindre une majorité. Mais il existe aussi un conformisme minoritaire, le conformisme des « à part », voire des réprouvés. Il y a les bien-pensants, mais il y a aussi les mal-pensants. Qu'on cherche le succès auprès de deux cents mille badauds ou de cinq mille, c'est pareille badauderie, et c'est faire fond sur le même sentiment. Cette part-là, c'est la part d'André Gide — qui ne lui sera pas refusée.

 

(1) Ci-joint un billet pour le meilleur usage, sur lequel, précisait André Gide, vous voudrez bien prélever le montant d'un abonnement à l'A.F. » Cette lettre a d'ailleurs paru dans l'Action française du 5 novembre 1916, car dans un post-scriptum, M. Gide avait ajouté : « J'avais demandé à Mme Dupouey s'il lui serait désagréable que les textes que je vous communique soient reproduits par l'Action française ou que le nom de Dupouey soit cité. La lettre que je reçois d'elle vous y autorise, comme je fais aussi pour le texte de cette lettre-ci. »

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