La Revue Universelle

[15 juillet 1934]

 

Henri Massis

 

Lettre ouverte à André Gide

 

 

Vous m'avez écrit un jour : « Vraiment désolé de vous donner tant de mal ». C'est à moi désormais de vous faire mes condoléances, car soit en toutes lettres, soit par ses initiales, il n'y a guère de nom qui revienne plus fréquemment que le mien dans les pages de votre Journal (1) : vous en paraissez même quelque peu obsédé. Cet insistant rappel s'accompagne, au reste, d'invariables griefs : M. ou H. M sont les signes abréviatifs qui arrivent sous votre plume pour désigner les falsifications, truquages et autres tricheries dont vous entendez tirer argument contre la religion. Aussi bien, à la longue, ne fais-je plus qu'une figure symbolique, celle de la « mauvaise foi », appuyée sur le « sophisme » et l’« inexactitude ». Cette image, vous la glissez soudain entre vos pages, sans souci de ce qui suit ou de ce qui précède, comme si vous teniez à ce qu'elle ne cessât d'occuper votre lecteur, fût-ce au prix de répétitions insolites. Le plus souvent, d'ailleurs, vous vous bornez à accuser sans preuve, comme quelqu'un qui pense que le fait est notoire et que cela va sans dire. Une seule fois, vous vous avisez de démontrer qu'il nous est impossible de « citer exactement un texte ou sans dénaturer sa signification » — et les pages 22 à 26 de votre Journal sont consacrées à l'établir.

Je les ai relues sans autre surprise que de les voir ici paraître sous une forme assez différente de celle où vous me les aviez d'abord servies. Mais pour le fond et pour les textes qui tendent à nourrir votre assertion, point de changement. Aussi permettez-moi de m’en tenir au premier état de votre Journal, c’est-à-dire à la copie que j'en reçus de vous-même en mars 1930 : elle a une verdeur, une vivacité de ton que la nouvelle version me semble affadir ; et puis elle offre, par endroits, du Gide inédit, ce qui ravira vos lecteurs, avide de vos moindres propos, et les incitera peut-être à de curieuses comparaisons.

Sur papier bleu, transcrit à la machine, authentifié par votre signature, je trouvai donc un jour, sous enveloppe, ce texte que vous aviez pris soin de me faire tenir et que je m'excuse de remettre sous vos yeux :

 

Cuverville, mars 1930.

Je me félicite, à présent, de n'avoir pas cédé à ce premier mouvement de sympathie qui m'eût fait aussitôt répondre à la lettre de Massis du mois dernier. Il y prenait soudain un ton susceptible entre tous de me toucher et qu'il n'eût point pris, ai-je pensé, s'il eût cru que j'y dusse rester insensible.

Mais sa lettre commençait ainsi :

« J'ai lu, il y a bien des années, le livre de Barbey d'Aurevilly sur Goethe et, pour satisfaire votre curiosité, je vous avouerai que je trouve son jugement admirable et que j'y souscris complètement. D'ailleurs Benjamin Constant, avec une perspicacité singulière, avait déjà dit la même chose. Il appelait Goethe un Voltaire sans esprit. »

Les citations de Massis, je les connais. Je m’en méfie. Traversant Paris, j’eus la curiosité de rechercher, dans le journal de Benjamin Constant, les passages relatifs à Goethe. Certains, ceux ayant trait aux premières rencontres, sont, il est vrai, assez irrévérencieux et semblent donner satisfaction à Massis. Mais, bientôt ensuite, je relève :

C'est un homme plein d'esprit, de saillies, de profondeur, d'idées neuves. (p.9).

Je ne connais personne au monde qui ait autant d’esprit, de finesse et d'étendue dans l'esprit que Goethe (13).

Goethe est un esprit universel et, peut-être, le premier génie poétique qui ait existé dans la genre vague qui esquisse sans achever (33).

Et enfin, dans une lettre à la comtesse de Nassau du 23 janvier 1804 : Goethe et Wieland... ce sont des hommes de prodigieusement d'esprit, surtout Goethe ?

Toujours la même mauvaise foi. Que penser d’une religion qui invite à de telles improbités ? Que penser d’un homme qui commet de telles improbités au nom de la religion.

 

Sans doute cette conclusion vous a-t-elle ensuite paru un peu basse ; et, lorsque vous publiâtes votre Journal, vous avez senti le besoin de la remplacer par ce trait : « La foi tout court remplace la bonne. » Néanmoins ce que vous aviez exprimé d'un premier mouvement se retrouve en d'autres pages (2), car c'est ainsi que vous pensez désormais. La réponse que je vous adressai sur-le-champ reste donc valable ; elle contient, en outre, l'explication nécessaire à l'intelligence de la lettre à quoi vous vous donniez l'air de répondre. J'y établissais, d'abord, que cette lettre était toute personnelle et qu'elle n'avait pas pour objet d'engager une discussion littéraire. Le premier paragraphe où, par allusion à une récente querelle, je vous parlais de Barbey et de Goethe, ce début n'était là que pour rendre moins soudaine une démarche qui n'appartenait pas à la « littérature ». En vous l'expliquant, j'ajoutai : « Puisque vous avez pris le parti de n'en retenir rien d'autre, sachez que j’ai reproduit ce jugement de Benjamin Constant pour l'avoir vu cité quelque part et que je n'ai jamais lu le Journal, où vous relevez des opinions contraires. Voilà la vérité. » Et c'était pour conclure : « Quoi qu'il en soit, la religion est hors de cause, car que prouverait contre elle ma propre improbité ? »

Sans doute ne vous en ai-je pas convaincu, puisque vous n'avez pas renoncé à l'atteindre sous les mêmes prétextes. Mais, pour moi, l'essentiel était dit, et je ne me souciais point de contestations qui restaient étrangères à mon véritable propos. Je vous trouvais, d'ailleurs, là-dessus bien rigoriste, car je tiens qu'on peut sans déshonneur citer imparfaitement, dans une lettre privée, un texte dont on croit se souvenir ; n'en usez-vous pas de la sorte dans votre Journal (p.29), à l'endroit de certaine phrase de Claude Bernard, dont vous avouez ne plus savoir où vous l'avez notée ?... Je ne m'attachai donc pas davantage à vos citations et à vos références, comme il eût convenu que je le fisse s'il se fût agi de critique. Vous deviez avoir raison ; et je vous l'accordai d'autant plus volontiers que cela ne m'intéressait pas. Je vous croyais sur parole, car je n'avais nul souci d'y aller voir. Comment, d'ailleurs, eussé-je douté de l'exactitude de vos citations ? Les bonnes réputations sont aussi tenaces que les mauvaises : votre amour, votre souci de la vérité sont àce point notoires, et vous vous en prévalez si souvent, que nul ne met votre honnêteté en doute. « On peut tout dire de Gide, me confiait l'autre jour un de vos amis ; mais il a le respect des textes poussé jusqu’à la superstition. » N'avez-vous pas écrit : « Rien ne m’est plus insupportable que les citations fausses. Avec elles on peut faire dire à un auteur tout ce qu'on veut » ? Et parlant de ces « tricheurs » pour qui votre justice est impitoyable, vous nous expliquez : « Aussi longtemps qu'ils mentent à eux-mêmes et fraudent, je ne puis me sentir authentique qu'en me distinguant d'eux, qu'en m'opposant à eux. »

Pour vous distinguer de certain et pour vous opposer à lui, auriez-vous, André Gide, couru le risque de perdre votre authenticité ? Voilà la question que je me pose depuis l'autre jour, où j'ai eu enfin la curiosité de rechercher, moi aussi, dans le Journal de Benjamin Constant, les passages relatifs à Goethe ; et quelques-uns de vos fidèles à qui je les ai soumis, ne s’en sont pas montrés moins troublés. Voulez-vous que nous les relisions ensemble ?

Dès l'abord, et à s'en tenir à vos seules citations, il est manifeste que vous prenez tour à tour le mot esprit en des sens fort divers, et qu'il s'applique tantôt à l'homme, tantôt à son génie. Pour moi, ce n'est pas Goethe en tant qu'individu, c'est la nature de son talent et comme le style de son œuvre que j'ai voulu définir, en citant ces mots qui éveillèrent votre méfiance : un Voltaire sans esprit. Ne résument-ils pas à merveille le jugement que, dans son Journal, Benjamin Constant porte non pas sur la personne de Goethe, qu'il connaît à cette date depuis quinze jours à peine, mais sur le plus fameux de ces ouvrages ? Il note, en effet, à Weimar, le 22 pluviôse an XII :

 

« Relu le Faust de Goethe. C'est une dérision de l’espèce humaine et de tous les gens de science. Les Allemands y trouvent une profondeur inouïe ; quant à moi, je trouve que cela vaut moins que Candide ; c’est tout aussi immoral, aride et desséchant, et il y a moins de légèreté, moins de plaisanteries ingénieuses et beaucoup plus de mauvais goût. » (3)

 

Ne trouvez-vous pas que la formule : Goethe, un Voltaire sans esprit, rend parfaitement le sens d'un tel passage ? Vous me l'accordez, d'ailleurs, sans insister, pressé que vous êtes de faire passer ce jugement littéraire, cette définition d'un talent et d'une œuvre, pour une impression relative au caractère du personnage. Que parlez-vous, en effet, de passages « ayant trait aux premières rencontres » et dont l'irrévérence semblerait me donner satisfaction ? La chose n'est pas exacte, car dès la première entrevue, Benjamin Constant écrit, le 2 pluviôse, ces lignes qui pourraient figurer en tête de celles que vous avez relevées :

 

« Je travaille peu et mal, mais en revanche j'ai vu Goethe ! Finesse, amour-propre, irritabilité physique jusqu'à la souffrance, esprit remarquable, beau regard, figure un peu dégradée, voilà son portrait. »

 

Mais sans doute vous était-il d'un particulier secours de laisser quelque confusion dans l'emploi de ce mot esprit qui se peut incliner de façon si nombreuse. Pour le rétorquer contre moi, vous aviez d'abord besoin qu'il ne désignât que cette vivacité spirituelle qui fait trouver des reparties piquantes, de fines allusions, d'ingénieux aperçus ; et votre première citation du Journal est pour montrer que, tout cela, Benjamin Constant l'accorde bien à Goethe. A la date du 26, et après « un souper très intéressant chez Goethe (détail que vous avez omis) il écrit, en effet : « C'est un homme plein d'esprit, de saillies, de profondeur, d’idées neuves. » Votre citation est exacte ; mais pourquoi l'avoir arrêtée là ? Trouvez-vous la suite inutile, ou vous semble-elle à ce point susceptible de me donner satisfaction que vous avez préféré l'amoindrir. Rétablissons-la, voulez-vous ?

 

Souper très intéressant chez Goethe. C’est un homme plein d’esprit, de saillies, de profondeur, d’idées neuves. Mais c’est le moins bonhomme que je connaisse. En parlant de Werther, il disait : « Ce qui rend cet ouvrage dangereux, c'est d'avoir peint de la faiblesse comme de la force. Mais quand je fais une chose qui me convient, les conséquences ne me regardent pas. S'il y a des fous, à qui la lecture en tourne mal, ma foi, tant pis ! »

 

Dommage qu'en l'occurrence vous vous soyez privé d'une telle justification ! Mais passons, et arrivons au second texte du Journal, tel que vous le citez :

 

Je ne connais personne au monde qui ait autant d'esprit, de finesse, de force et d'étendue dans l'esprit que Goethe.

 

A la première lecture, une telle phrase impressionne par le sérieux, la gravité du ton ; on est tenté de la prendre pour un véritable jugement sur l'intelligence même de Goethe, car le sens du mot esprit s'y étend cette fois jusqu'à désigner tout l'ensemble des facultés, intellectuelles, l'aptitude à comprendre, à saisir, à juger, dont Constant nous fait admirer chez Goethe l'ouverture, la pénétration, les singuliers mérites. Qui donc croirait que, dans l'original, elle se présente ainsi ?

 

Soupé avec Schiller et Goethe. Je ne connais personne au monde qui ait autant de gaieté, de finesse, de force et d'étendue dans l'esprit que Goethe.

 

Tout est changé : ce souper, l'humeur joyeuse de son hôte, voilà qui donne au propos de Constant une autre pente que celle où il vous était utile de la tirer à vous. La simple tautologie eût dû pourtant vous avertir ; et comme ce n'est pas chez vous médiocre souci d'exactitude, ni déficience de l'esprit critique, il faut bien voir de la fraude dans le fait que vous avez substitué esprit à gaieté, pour produire sur le nôtre une impression plus forte.

Mais il y a mieux encore ; et la dernière citation que vous tirez du Journal offre un camouflage qui l’emporte de loin. Laissez-moi, comme dans les thèses, mettre en regard de votre texte, le vrai, celui que vous avez si curieusement découpé :

 

Texte de B. Constant

J’ai lu avec plaisir les épigrammes de Goethe. Prodigieux talent, mais haine remarquable contre le christianisme. Goethe est un esprit universel et, peut-être, le premier génie poétique qui ait existé dans le genre vague qui esquisse sans achever.

Citation d’André Gide

Goethe est un esprit universel et, peut-être, le premier génie poétique qui ait existé dans le genre vague qui esquisse sans achever.

 

Faut-il insister davantage et dénoncer le subterfuge qu'un tel morcellement vous permît ? En supprimant tout le début, et au risque de faire lire le reste de travers, vous transformiez un éloge qui a trait au génie poétique de l'auteur des Epigrammes, à la diversité de ses dons, à sa curiosité appliquée à des choses de tous les ordres, vous le transformiez en ce lapidaire : « Goethe est un esprit universel », qui ne laisse plus de place à l'irrévérence, oblige au respect, et devait définitivement me confondre. Qu'après cela, le lecteur ne pût savoir ce que Benjamin Constant voulait dire au juste par : « le genre vague qui esquisse sans achever », vous n’en paraissiez pas affecté : peu vous chaut son erreur. Libre à lui, par exemple, d'y voir une allusion aux flottantes rêveries qui sont le propre de la poésie germanique, ou de lui donner tout autre sens, sauf celui que le mot d’épigrammes, évocateur de petites pièces, eût nécessairement imposé à son esprit. Ce mot-là vous gênait, en ce qu'il faisait réapparaître la signification de l'ensemble ; vous l'en avez écarté par mutilation préalable. L'important n'était-il pas de triompher de nous, de convaincre de notre « mauvaise foi » ?

Mais qu’est donc devenu, André Gide, ce « besoin de vérité » dont vous vous targuez sans cesse ? Faudrait-il penser que, prévenu contre mon propos, la prévention chez vous fut la plus forte, qu’il s’agissait d’abord de « trouver ça faux », et qu’en conséquence vous vous accordâtes à vous-même ce qui, ailleurs, vous scandalise ? Car nul ne saurait incriminer votre intelligence, et vous savez parfaitement quand vous faussez. On ne peut dire de vous comme de certain de vos critiques : « C’est un croyant, qui ne ressent pas plus le besoin d’examiner les textes dont il fait état, que d’examiner sa croyance. Ainsi fait-il, malgré toutes ses falsifications, figure d’honnête homme aux yeux de nombreux lecteurs, peu scrupuleux eux-mêmes, ou d’esprit insuffisamment critique, et par avance convaincus ; et peut-être à ses propos yeux… »

Non, cette excuse ne saurait valoir pour un « esprit non prévenu » et qui se veut d’abord « authentique ». Je le regrette, soyez-en sûr. Je souhaite que vous ne me gardiez pas trop rancune de vos injustices, et je vous prie de me croire votre toujours attentif

Henri Massis

 

(1)   Pages de Journal (1929-1932).

(2)   Notamment p. 107 : « … Mais (je l’écrivais déjà) peut-être, après tout, Massis ne se rend-il pas compte de ses propres tricheries et celles-ci font-elles naturellement partie de l’appareil de sa « croyance » ? Combien cet usage aisé de l’horreur m’avertit contre une religion qui l’encourage ! »

(3)         Je cite, d'après la nouvelle édition publiée par M. Paul Rival, en 1928, chez Stock et où l'on a réimprimé « purement et simplement le Journal intime, tel qu’il avait été édité par son premier publicateur » Adrien de Constant, en 1887.

 

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