Latinité

Août 1931

 

Thomas Vladesco

 

Au carrefour des « influences »

André Gide et Henri Massis

 

Presque à la même époque où M. André Gide fêtait son soixantième anniversaire, M. Henri Massis songeait aux souvenirs de sa vie littéraire — ses années d’apprentissage, les émouvantes Evocations qui viennent de paraître.

Au moment donc où M. André Gide franchit — sans doute, avec de multiples regrets — la dernière étape de sa vie littéraire, de sa vie tout court, et où le critique de Jugements jette un regard en arrière sur un passé riche en tourments, en recherches parfois décevantes, cruelles, mais finalement fructueuses, car elles ont donné une formation définitive, et sûre à celui qui allait devenir le directeur de conscience d'une bonne partie de jeunesse de son temps, — il serait peut-être intéressant de dégager le sens profond d'un antagonisme irréductible.

André Gide et Henri Massis n’appartiennent pas à la même génération. A l’époque où la littérature de M. Gide avait déjà commencé à se glisser voluptueusement dans la lassitude et dans la paresse des contemporains, un jeune homme « avide de direction et de certitude » naissait à la vie de l'esprit. M. Henri Massis, à peine bachelier, mais déjà auteur d'un gros volume sur Zola, — épouvanté par les exigences... scientifiques de Lanson, encouragé par Emile Faguet et avec l’amitié facile et d'une exaspérante indifférence d'Anatole France, faisait son entrée dans la République des Lettres.

Inquiet et les yeux grands ouverts sur la vie qu'il allait commencer, ce jeune homme n'oubliait pas les prérogatives de la jeunesse : — « mais vivre pour nous signifiait vivre consciemment ; agir, savoir ce qu'on fait et pourquoi on le fait ; réfléchir, percevoir les raisons de nos actes ». Ambitieuses exigences pour une époque dont le désarroi total n’offrait que la matière de tourments douloureux, stériles, et dont les Evocations de M. Henri Massis sont un pathétique témoignage. Il fut un temps, en effet où l'âme et toutes ses inquiétudes semblaient s'exprimer dans le moralisme chaotique d'un Tolstoï, dans la lassitude d'un Renan même (1) — quand elles n'étaient complètement submergées par le flot montant d'un matérialisme odieux dont la platitude épaisse répondait au scepticisme fatigué de l'époque. Le « sociologisme », le darwinisme, l'évolutionnisme spencerien surtout, étaient une sorte de nouvelle religion — au point qu’un critique tel que l'excellent et grave Brunetière a imaginé d'écrire un très scientifique Manuel de littérature française (incomparable chef-d'œuvre de platitude littéraire — en dépit des louanges de Faguet), où la littérature elle-même, c'est-à-dire l'expression profonde et éternelle de l'âme humaine, devenait comme toute chose une « espèce » soumise à tous les « transformismes » de la nouvelle doctrine (2). L'héritage pesant de ce passé sans gloire s'épanouissait à la Sorbonne — germanisante, laïque, démocratique, et avant tout résolument scientiste.

C’est tout ce que M. Henri Massis trouvait dans l'atmosphère de son temps. Aussi bien la vie, il devait la vivre à son compte personnel pour trouver en lui-même ce qu'il cherchait âprement, avec une mâle énergie, et ce que personne ne semblait pouvoir lui donner. Ce farouche, cet inflexible dogmatique, qu'on veut souvent nous montrer en M. Henri Massis, on oublie trop qu'il fut avant tout un grand inquiet.

Nous sommes au début du siècle. Une rivalité discrète et élégante s'ébauche à l'horizon littéraire. A la villa Saïd, Anatole France offre tous les mercredis soir les fruits désolants d'une intelligence monstrueuse devant un public qu’il couvre d'une indifférence polie, bienveillante, parfaite, totale.

Un peu plus loin, à l'hôtel de Neuilly, Maurice Barrès, ce grand seigneur et maître de tous les jeunes gens épris de poésie, de noblesse et d'une grandeur qui peut-être, elle aussi, n'est pas de ce monde, Barrès, dont le dédain parfait, hautain pour tout ce qui est platitude et médiocrité dans ce monde, dissimulait une âme fervente, gorgée de nostalgies indicibles pour une vie que seules pouvaient lui donner les ressources généreuses de sa poésie — goûtait l'élan par-dessus les idées, les doctrines et sentait que « l’intelligence n'est qu'une très petite chose à la surface de nous-mêmes ». C'étaient là des attitudes sur lesquelles plus tard M. Henri Massis devait revenir. Triste conclusion cependant pour le sybarite de la villa Saïd, lequel du reste ne représentait qu'une intelligence qui avait abdiqué les aspirations de l'intellect, une intelligence qui avait « démissionné ». Ce n'est plus en effet à comprendre et à chercher que s'employait l'intelligence déçue de M. Bergeret — ne lisait-il pas les livres de métaphysique comme des romans moins amusants ? — mais « satisfait de son impuissance », il « s'employait uniquement à se déclarer incapable ».

Entre les deux maîtres d'une époque si désemparée, Henri Massis promenait son mécontentement profond, ses inquiétudes violentes et les exigences d'un cœur qui ne pouvait pas se résigner. Aussi bien il n'allait pas tarder de choisir. Et le choix n'était pas difficile pour un homme qui cherchait par-dessus les « plaisanteries » désabusées (France, c'est un plaisantin, disait Barrès…), une raison suffisante de vivre, un axe transcendant dans le vide d'une vie qu'il lui fallait remplir. Que pouvait donc offrir à ce jeune homme de vingt ans, un « maître » qu'il voyait « fuir ses responsabilités d'homme » ?

« Cet humaniste est profondément inhumain, notait le critique de Jugements ; les hauts sentiments de notre nature morale lui sont étrangers » (3). Et le même aveu nous le trouvons identique dans ses souvenirs d'aujourd'hui. Henri Massis ne pouvait pas s’accommoder du génie de « M. France » : cet humaniste lui semblait inhumain !

Et il devait « passer à l'ennemi », chez Maurice Barrès, parce que « sans savoir trop clairement pourquoi » il lui fallait choisir, et parce que avec Barrès il sentait que tout n'était pas perdu ». Là où l'artiste voluptueux et le « socialiste » trop raffiné de la villa Saïd se contentait de railler et de célébrer en une sorte d'apothéose frénétique son aboutissement de négation indifférente, Maurice Barrès, s’il ne pouvait hélas, pas offrir le sens mystérieux et profond de la vie, représentait une exhortation permanente, fiévreuse de recherche continuelle, une vibration pathétique de l'âme qui aspirait à s'identifier. Cette paternité spirituelle de Barrès est sans doute le moment décisif dans l'évolution morale de M. Henri Massis. C’est pour cela que, par-dessus mainte différence dont on connaît l'ampleur et qui tient à la structure intime de leurs êtres — en face de la féminité de Barrès, M. Henri Massis nous semble un bel exemplaire de ce « saint ordre mâle », dont parlait quelque part Montherlant, — le dogmatique « intransigeant » d’aujourd’hui est sans doute le disciple le plus authentique de ce Barrès, âme profondément religieuse qui s'acheminait lentement mais sûrement là où M. Henri Massis a abouti.

Sans doute le disciple devait faire le procès de toutes les positions de Barrès, de ce profondément nous sommes des êtres affectifs qui est la source d'instabilité de tout l’enseignement barrésien ; cependant jamais la plume de M. Massis n'est plus pathétique, jamais il n'est plus ému que lorsqu'il nous parle de Barrès.

N’est-ce pas, en effet, le poète désolé du « Culte du moi » qui a stimulé en lui la soif, — « qu'il eût soif, il ne le savait que trop le sublime altéré », écrivait Massis dans Jugements, — n'est-ce pas aussi Barrès qui l’a engendré à la vie de l'esprit ?

« La paternité spirituelle, écrit M. Massis avec émotion, est aussi véritable que la paternité physique. La gratitude que l'on doit à celui qui vous a engendré à la vie de l'esprit, cela est proprement indicible. On craindrait, en écartant les branches qui recouvrent la source mystérieuse, de violer le retrait des plus secrètes initiations de l'âme, sans que celles-ci paraissent moins obscures quand on les amène à la lumière du jour. Et puis comment exprimer, à travers de minces anecdotes la séduction hautaine et pourtant si gentille, de celui qui a proprement élevé des générations de jeunes Français en leur enseignant à sentir avec noblesse, en soulevant, en élargissant leur esprit. Toute sa vie Barrès est resté en dehors des préoccupations qui sont le lot commun de la moyenne humanité. A vouloir l'y ramener, à le surprendre dans ses rares moments de détente — il vivait dans une continuelle tension de tout l'être — on risque de se méprendre ou de le diminuer. La vie de Barrès est son œuvre. C'est là qu'il faut l’aller chercher, c'est là qu'est sa personne « toute vive emprisonnée ». Il s'y est mis tout entier. Il n'a vécu que pour en amasser la substance… Nous avons connu dans un homme le seul désir de la grandeur humaine... Voilà ce qui attirait la jeunesse vers ce maître jeune encore et dont l'accueil avait un indéfinissable charme que subissait quiconque l'approchait… (4)

 

Nous n'avons donné qu'une page, un bref éclair, d'un livre qu'on ne saurait résumer. A quoi cela servirait-il ? Nous ne ferons à personne une révélation de ce style de magnifique gravité, d'émotion et de belle violence qui est celui de M. Henri Massis. Cependant son dernier livre, par-dessus toute considération esthétique, a une valeur précise. Il est le témoignage d'un survivant. Au terme de sa vie Goethe invoquait les âmes auxquelles il avait chanté « les premières mélodies », cette « foule bienveillante », poussière qui ne pouvait plus entendre les derniers accords de Faust. Et mieux que nulle part ailleurs, cette émotion que nous communique chaque page d’Evocations nous la retrouvons dans ce « colloque des morts », là même où Maurras interroge la destinée :

 

Les compagnons deviennent rares,

O chers témoins du souvenir!

Qu'est le destin qui nous sépare

Et saura-t-il nous réunir ?

 

Pour la jeunesse d'aujourd'hui que sollicitent les mêmes problèmes, et qu'éprouvent, parfois, les mêmes tourments, les Evocations d'Henri Massis, font pénétrer la vie dans l'histoire d'un passé que chaque génération ressuscite. Etrange mystère de discontinuité que celui que remarquait Péguy... On ne parle plus le même langage quand on appartient à deux générations différentes. Aussi on voudrait s'attacher au passé par un lien vivant, on voudrait ne pas le laisser s'en aller, par un besoin secret sans doute, par piété peut-être, mais peut-être aussi parce qu'il détient toutes nos amours, les plus chères, nos émotions accumulées, notre meilleure richesse. Barrès descendait le boulevard Saint-Michel à l'heure où il savait que Taine et Renan se rendaient au Collège de France. Il les suivait discrètement, il les suivait du regard jusqu’à leurs cours... Un jour il aperçoit Victor-Hugo, au Sénat... C’était « Lui... » Il rentre, enivré, et il note : « J'ai vu le poète ! Rien ne m'importait davantage... » On ne saurait échapper à ce besoin de continuité vivante. Avec quelle émotion, et avec quel pathétique, M. Massis, lui-même nous parle de ses premières rencontres avec les hommes de la grande espèce... Et nous savons tel jeune homme qui fréquentait tous les jeudis soir des conférences faites par des jeunes gens, et que Maurras présidait. Suave harmonie du cœur et de l'esprit ! En regardant « le profil de lion » du maître et en se redisant les vers graves, d'airain, jaillis des profondeurs de l'âme du poète de la Musique intérieure, il sentait clairement qu'une sorte de beauté nouvelle, quelque chose d'inexprimable s'ajoutait au texte qu'il savait par cœur. Par cette réelle présence, l’émotion devient presque palpable — autrement mieux que par les livres, on sent enfin que certaines choses, certaines circonstances, certaines vérités, certaines douleurs ont été réellement vécues.

Quant à l'évolution spirituelle de M. Henri Massis, et à son aboutissement définitif, il est assez connu pour que nous ayons encore à passer en revue tous les tableaux que nous propose le drame intérieur d'une génération profondément secouée, et dont presque tous les acteurs sont morts. Le jeune garçon, qui un soir, sortant de l'hôtel de Neuilly, « plein d'amoureuse ferveur », s'était juré de devenir le disciple de Maurice Barrès devait finir par éprouver douloureusement les insuffisances d'un maître qui augmentait la soif, mais qui ne l'apaisait guère. Et sa course enfiévrée devait se poursuivre, à la recherche d'un bonheur dont il ne pourra pas se passer. De Frédéric Rauh, qui lui a révélé « le pathétique des idées », aux cours d'Alain qui enseignait « l'inquiétude conquérante » et chez Henri Bergson, qui devait le délivrer définitivement du « bagne matérialiste » — « ô minute enivrante ! » — et qui devait le porter jusqu'au seuil de la vie religieuse (ce n'est pas sans raison que M. Massis voulait glisser dans la conscience de l'auteur du Jardin de Bérénice — hommage rendu à l'inconscient — l'œuvre qui n'a pas conclu, de Bergson), M. Henri Massis devait chercher infatigablement une vérité suprême, totale, qu'il lui fallait coûte que coûte, cette vérité qui perce dans les plis les plus secrets de l’âme de Barrès, et que lui, Massis, allait entrevoir un soir tragique, dans l'église de Notre-Dame, devant le cadavre cher de l'infortuné Charles Demange.

Ce que le catholicisme et la foi enfin retrouvés ont apporté de définitif et de vérité, de fini et d'infini à la fois, dans le dogmatisme préexistant d'Henri Massis, on le comprendra aisément ; c’est proprement tout, c'est le couronnement héroïque des tourments qui devaient finir par se résoudre en une activité cohérente, définitive et prodigieusement constructive. Ayant résolu le « problème du vrai », auquel aucun autre problème ne peut échapper, — les inconséquences profondes de Barrès, les déficiences de l'ordre maurrassien (Maurras du reste s'en aperçoit bien ; il n'a jamais eu la prétention de donner une morale complète) le critique de Jugements et de Défense de l’Occident était le seul à pouvoir donner une synthèse de vérités dont la solidité inextricable explique suffisamment l'intransigeance. Aussi bien le « climat » gidien avait désormais un critique impitoyable. Et les jeunes gens, par « Ménalque » entraînés sur les routes (« ...sur les routes, sur les routes et pas ailleurs !), devaient trouver en M. Henri Massis un guide et un défenseur.

Montant sur les cimes pleines de promesses d'une haute spiritualité, M. Henri Massis avait fini par se réaliser dans un accord parfait de la chair et de l'esprit. Barrès, si nous osons dire, et ce n’est certes pas par le cœur (les cœurs battaient à l'unisson, avec une égale ferveur, pour la même fin — et nous l'avons montré plus haut), — mais pour avoir aperçu chez le maître de ces vingt ans des positions indéfendables. Si l'auteur du Culte du moi arrivait à s'accorder avec « les plus hautes nécessités » — qui étaient pour lui autant de chaînes — en vertu d’un traditionalisme qui n'avait fait du reste que systématiser ses émotions, son individualisme foncier refusait à ses « acceptations » (profondément il ne faisait que subir) toute universalité. Qu'est-ce qu'il aurait pu répondre Barrès, à l'individualisme de Gide, par exemple, qui enseigne, lui, que rien n'est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton passé ? (5). Le relativisme de Barrès s'aggravait donc d'un individualisme irréductible, auxquels toute conclusion durable, objective, se refusait absolument. Et Henri Massis ira rejoindre Maurras qui, tout en se rivant aux réalités finies, s'encadre dans la tradition française de l'intelligence, il ira le rejoindre pour le dépasser par la vision complète d'un ordre total, établi sur l'unique terrain stable, fécond, infaillible, celui de la vérité première. Aussi, par les mêmes scrupules il a dégagé « le danger de Pascal » à propos de ces suspectes « orientations pascaliennes » dont parlait M. Edouard Berth. C'est en ce sens enfin que Henri Massis devait rencontrer devant lui ce bloc massif d'erreurs, d'hérésies et de blasphèmes qu'est la littérature de M. André Gide — et qu'il importait de démolir.

Non seulement les articles fameux, écrasants, de la deuxième série des Jugements, mais tout l'enseignement, toute la critique de M. Henri Massis s’élève comme une protestation vivante contre la littérature de M. André Gide. « Aussi n'est-il pas pour l'homme occidental — écrivait l'auteur de Défense de l’Occident — que de se définir à nouveau. » Et cet homme qui doit « rassembler toutes les richesses gaspillées ou méprisées », qui doit participer à toutes les idées-mères de l'occident, est précisément celui contre lequel se dresse l'homme gidien et qui se définit parfaitement dans une page synthétique de l’Immoraliste :

 

« ...Et chaque jour croissait en moi le confus sentiment des richesses intactes que couvraient, cachaient, étouffaient les cultures, les décences, les morales.

Il me semblait alors que j'étais né pour une sorte inconnue de trouvailles ; et je me passionnais étrangement dans ma recherche ténébreuse, pour laquelle je sais que le chercheur doit abjurer et repousser de lui culture, décence et morale.

J’en venais à ne goûter plus en autrui, que les manifestations les plus sauvages, à déplorer qu'une contrainte quelconque les réprimât. »

 

Voilà bien l'adversaire idéal, un adversaire dont on peut dire que M. Henri Massis avait besoin ! J'enrageais de ferveur déçue, nous dit-il dans Evocations. Cette ferveur il la retrouvera maintenant en effet, et ce sera pour protéger âprement les hautes positions qu'il a conquises, celles-là précisément auxquelles s'attaque la dialectique gidienne.

A cet individualisme monstrueux, violemment inhumain, que M. Gide a poussé jusqu'aux confins de la folie et dont il nous a donné les meilleures formules — « Nathanaël, que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée !... » — à cette sorte de lâcheté devant l'action, qui résume peut-être toute la misère de Gide, devaient déjà répondre les pages fortes, viriles des Jeunes gens d'aujourd'hui :

« ...Assez concédé aux recherches de la pensée, aux scrupules de la conscience, aux déliquescences de la sensibilité : une tâche d’hommes nous appelle ! Assez flagorné l'instinct égotiste et individualiste : subissons les lois de la vie commune et du salut public ! Assez dormi sur le mol oreiller du dilettantisme agnostique ou idéaliste : retour au réel, à l'objet ! »

On reconnaît là le ton du jeune homme qui avait communié dans cette « mystique militaire » de Péguy et à qui Ernest Psichari avait communiqué, comme un talisman heureux, cette infaillible thérapeutique morale, salutaire et héroïque, de l'action. « Retour à l'objet » signifiait, à cette époque, dans l'évolution d'Henri Massis, son besoin inexorable de stabilité, et par là même son adhésion à l'intelligence — « ce beau nom » qu'il prononce aujourd’hui « avec une sorte d'avidité gourmande ». Sans exclure la volonté — et Massis plus qu'aucun autre, comment le pourrait-il ? — le critique qui nous a donné des jugements (titre qui est déjà une indication), méprise, lui, toute connaissance fondée sur le mépris de l'Intelligence. Il ne veut pas d'une « victoire de Pascal » sur Descartes, qui serait une victoire de James et de Bergson sur Taine et sur Spencer. Et ce sont là justement les conclusions qui devaient l'amener à cette défense de l'occident, qui est profondément une défense de la latinité, de cette culture, de cette décence, de cette morale sapées dans leur fondement avec une rage aussi furieuse qu'impuissante par la littérature de M. Gide, et qui ont donné le type parfait de l'Européen, tel que M. Paul Valéry le définissait dans ses pages fameuses sur la « crise de l'esprit » (6). Ah, ne nous étonnons pas de cette douce amitié spirituelle entre le poète de la Jeune Parque (c'est à Gide, on le sait, que cet « exercice » est dédié) et le lamentable créateur de Lafcadio, car ce flirt désolé et mélancolique nous semble, en effet, le résultat naturel du style de vie valéryen. L'intelligence « tendue », trop tendue, et follement orgueilleuse de M. Teste, dans sa déception profonde, se rencontre sans doute quelque part, secrètement, avec cette religion de la curiosité effrénée qui est la raison suprême de Gide. Et si M. Paul Valéry n'a pas sombré, ou s'il n'a pas encore sombré, dans « ce fonds insoumis et pervers plein, de choses effroyables » — le « domaine de Gide » (7) — son intelligence déçue devait se traduire cependant en une formule négative et amère, et nous donner, sorte d'épigraphe sur une œuvre sans conclusions, un goût profond du néant, une certitude toute personnelle

 

Que l'Univers n'est qu'un défaut

Dans la pureté du Non-Être...

 

L'intelligence de Massis est créatrice. Bénéficiant de la critique affirmative, héroïque surtout, de Maurras (héroïque, je crois que c'est bien le mot), Henri Massis a fixé pour nous le sens réel de cette intelligence dont on avait commencé à méconnaître les hautes fonctions. « C'est faire de l'intelligence un usage contre nature — écrit-il, au sujet d'Anatole France, notamment (8) — que d'en user seulement pour détruire et pour nier. D'elle-même elle aspire à affirmer, c'est-à-dire à être. Elle nous est donnée pour connaître, pour agir (c'est, nous permettrions-nous d'ajouter, le moteur même de l'action) pour éclairer nos sentiments et non point pour les obscurcir et nous éloigner du réel ». Mais « l'intelligence — avait-il précisé quelques lignes plus haut — n'est pas forte là ou le cœur est médiocre ». Car le sens de Massis est justement cette entente parfaite entre l'ordre effectif et l'ordre intellectuel. Aussi cet Européen de M. Paul Valéry — romain, chrétien et grec — Massis pouvait seul le défendre avec l'autorité que lui donnait une expérience douloureuse qu'il lui a fallu pour se retrouver lui-même, tout d'abord. Et la Défense de l'Occident a été non seulement une alarme retentissante contre ces « menaces mortelles qui pèsent sur l'Europe », contre cette matérialisation de la pensée qui « de la sorte étale partout ses diversités incompatibles », mais elle a été surtout le véritable manifeste d'une civilisation renaissante.

« Personnalité, unité, stabilité, autorité, continuité, voilà les idées-mères de l’Occident (certains critiques de Massis ont cru pouvoir découvrir aussi les mêmes ailleurs, mais ils ont manqué de s’apercevoir que seul l'Occident a pu leur garder leur pureté première). Il s’agit de les dissocier au profit d'un ascétisme équivoque, où les forces de la personne humaine se dissolvent et retournent au néant. Il s'agit de faire perdre à l'homme ses lignes qu'il lui a fallu de longs âges un effort méthodique et persévérant pour acquérir ».

Comment pouvait-on porter un coup plus direct à la dialectique de Gide surtout, laquelle — sans oublier Romain Rolland — représentait précisément cet « idéalisme équivoque », cet anéantissement de la philosophie de l'être, absence de causalité et de finalité, dans un monde purement « phénoménal » où des consciences exaspérées s'abandonnent au « règne » anarchique des voluptés passagères :

 

Nous volons au passage un plaisir clandestin.

 

et, tels les Renés romantiques — orages désirés! —, appellent fiévreusement « ces noirs délires que par-dessus la Germanie nous envoie la profonde Asie », contre lesquels Barrès s'est si cruellement défendu ? (9)

Une divergence aussi totale, une opposition aussi constante entre M. Henri Massis et André Gide, nous font entrevoir les raisons profondes d'une dissemblance et d'une incompatibilité totales.

 

Entre l’auteur satanique des Faux-Monnayeurs qui a « renoncé au salut de son âme » et entre M. Henri Massis pour qui un tel renoncement eût été une impossibilité organique, devait se creuser un abîme. Comme dans le vis-à-vis de deux miroirs, leurs destinées différentes reflètent l'antagonisme profond de leurs aboutissements et de leurs chemins diamétralement opposés. Nourritures « terrestres » et nourritures spirituelles devaient se refuser violemment pour se rencontrer dans un point de combat irréductible.

De retracer simplement et brièvement, comme nous l’avons fait plus haut, les tendances élémentaires de la pensée de M. Henri Massis, il nous semble que du même coup nous prononçons la condamnation de M. André Gide. Mais c'est dans ce renoncement de Gide qu'il nous faudra chercher le point de départ d'un discord fondamental et d'un procès qui a tant passionné notre génération.

Et il nous semble, en vérité que les grands inquiets ne peuvent pas renoncer. Les grandes inquiétudes ne s'abdiquent jamais. Elles peuvent nourrir une ferveur inhumaine de recherche infatigable, comme celle de Jacques Rivière par exemple, et dont les perspectives étaient assez claires chez Barrès, elles peuvent se résoudre en la tragédie d'un Raymond Laurent, d'un Charles Démange — la mort c'est une défaillance comme une autre, disait ce magnifique et ambitieux jeune homme qui, lui aussi, comme Barrès, considérait tout au point de vue de l'éternité — elles peuvent enfin aboutir à ce bonheur suprême que possède à l'heure actuelle M. Henri Massis. Mais elles ne lâchent jamais ceux qui ont été les nobles victimes du « sentiment des hautes préoccupations... »

Quand on hausse son regard à la hauteur d'un Barrès, d'un Maurras, d'un Massis, la vie devient totale, d'une complexité violente, et il est difficile d'envisager des demi-mesures ! Dans ces Evocations qu’Henri Massis nous donne aujourd'hui, accords poignants d'un chant funèbre pour les compagnons infortunés de sa jeunesse fiévreuse, dans ce cimetière placé sur les hauteurs sublimes de l'amour, de l'amitié et de la douleur, il y a une tombe plus humble, plus discrète, plus émouvante encore, et devant laquelle notre piété s'incline. C'est « Jacques » ou le Roman sacrifié, le « roman » de M. Henri Massis. Et sur la pierre tombale de ce silence vaillamment consenti, ou dorment dans le passé des douleurs qui se sont tues, M. Henri Massis laisse tomber comme une inscription funéraire : ne pas faire de la littérature dans sa vie.

Voilà la leçon d'Henri Massis.

C'est que, en effet, son inquiétude a été proprement une question de vie et de mort. Relisons ce passage d'Evocations qui nous rappelle dans son poignant raccourci les passages les plus pathétiques de Faust :

« En sortant de certaines lectures n'allions-nous pas jusqu'à dire : « Que faire, si c'est ainsi, réellement ainsi : se tuer ! » Je me revois encore, certain jour de l'hiver de 1906, dans ma chambre de l'avenue d'Eylau, roulé en boule sur le tapis, comme un pauvre animal, laissant les ombres tout envahir autour de moi et recouvrir ce livre maudit d'où montait un mortel conseil. »

Trop profond a été son tourment, et trop âpre sa volonté — « eh bien ! nous avons soif de vérité et d'absolu » — pour que M. Henri Massis pût se résigner à suivre « Ménalque » sur les sables brûlants, à la recherche du « n'importe quoi » et pour fredonner avec lui des complaintes désolées :

Vous chercheriez encore longtemps

Le bonheur impossible des âmes.

 

Aussi bien l'inquiétude de M. André Gide, la fatigante inquiétude de M. Gide, n'est pas faite pour nous donner des illusions. Quelles obsessions charnelles enchaînent tous ses élans ! ... L'écrivain exaspéré de Paludes et de l’Immoraliste n’offre pas une seule minute d'élévation spirituelle aux âmes qu'il prétend diriger ! Et, dans son œuvre, l'abondance de « sanglots », une sorte d'ivresse du désespoir, est l'aveu pénible de son impuissance lamentable. « Que l'univers cesse de me parler si jamais à son tour il ne daigne m'entendre », s'écriait Barrès à la fin de ses chères Amitiés françaises. Ce cri poignant et douloureux, parce que, issu d'un inexprimable désir de réelle libération, M. André Gide n'a jamais su l'articuler. Et il fut, à travers une vie désolante et sans doute profondément malheureuse, l'homme des marécages, le ver rampant qui alla chercher dans les désordres de la sensibilité, des satisfactions pauvres, misérables, des satisfactions qui n'ont jamais été des remèdes. Zaghouan, Chetma, Mossoul, Smyrne, Biskra, Touggourt, Alger, Afrique, « pays glacés », « chaleurs torrides » — adresses énigmatiques, vers quel bonheur ?... — où André Gide est allé épuiser sa ferveur, il en revint toujours plus insatisfait, plus affamé. « Nulle boisson de ce monde ne rafraîchira plus ce cœur sec... », pleurait Lafcadio, et ivre de sanglots et de désespoir il s'abandonnait à celui qui l'avait entraîné « vers l'infinie  possibilité du bonheur », mais qui à mi-chemin se refuse :

 

« Ménalque ! Ménalque ! je songe à toi… »

 

C'est bien là, la faillite, et toute la détresse d'André Gide. Prenant sa source dans la fièvre d'un enthousiasme inhumain, elle s'achève dans les sanglots désolés d'un vil désespoir.

 

Au carrefour de ces « influences », dont parlait quelque part M. André Gide, et à qui nous voulons donner un sens plus particulier, Henri Massis est un vainqueur. Dans cet après-guerre qui a renversé souvent les valeurs les plus certaines, la voix impérieuse de Massis était nécessaire. Les jeunes gens sont encore assez nombreux qui semblent « dater singulièrement », à la façon de M. Marcel Arland, lequel parlait de Gide en 1921, comme on faisait aux alentours de 1908 (10). En haine de je ne sais quels « lieux communs », un certain « désir exaspéré de nouveauté » risque encore de nous faire rencontrer en route l'homme gidien, « l'homme qui se refuse » — l'affreuse grimace de Gide qui reprochait à Barrès précisément d'avoir essayé de se donner (« Barrès, vous savez bien, le député, ma chère ! ») — et de nous jeter ainsi dans l'expérience connue des pires aventures.

Henri Massis enseigne aujourd'hui, pour reprendre le mot qu'il employait pour Alain, l'ordre conquérant, un ordre qui participe du mystère divin et qui s'accorde parfaitement avec les limites normales d'une belle liberté humaine. Cet ordre ne saura jamais nous peser. Il découvre devant nous de vastes perspectives célestes, il est éternel et toujours nouveau, comme toutes « les choses merveilleuses », tel que la voix divine de l'archange Raphaël chantait dans le prologue de Faust :

 

Die unbegreiflich hohen Werke

Sind herrlich wie am ersten Tag...

 

Au moment donc où l'on nous annonce une suite des Jugements et de Défense de l'Occident, et où ces « Evocations » de Massis paraissent sur les décombres de la littérature gidienne, qu'il nous soit permis de saluer la lumière vivante à l'aube de la nouvelle journée qui se lève.

 

(1)               Car si l’auteur de La Réforme intellectuelle et morale a rendu d’insignes services à la pensée française, on conviendra cependant qu’il n’en est pas de même de l’écrivain des Cahiers de jeunesse qui rêvait de germaniser « ces sots et pédants ( !) de Français », et aussi, qu’il se trompait prodigieusement, le Renan des Mélanges religieux et historiques qui n’hésitait pas de proclamer : « Messieurs, l’avenir est à la démocratie ».

(2)               M. Henri Massis nous parle cependant, quelque part dans Evocations, de Brunetière qui donnait des « conseils de vie » à ses étudiants. L’influence de l’ancien directeur de La revue des deux mondes a été sans doute considérable. Mais il se peut encore que ses étudiants n’aient pas été trop exigeants. Aussi n’est-ce pas sans sourire que nous voyons quelque part André Gide (en compagnie de Maurras et de Péguy !) proposé pour défendre l’héritage de la culture latine.

(3)               Jugements, 1re série, page 163.

(4)               En regard de cette page émouvante, il faut mettre les quelques lignes où M. Henri Massis quitte la villa Saïd :

« … Et je sentais confusément que cette humilité, que ce doute souriant, cachait mal quelque faiblesse du caractère et du cœur. Cette vie toute entière consacrée à la beauté périssable des choses, s’achevait en une négation désolée. Et je sortais de la villa Saïd, l’esprit distrait, le cœur serré, les mains vides. »

(5)        Nourritures terrestres, page 44.

(6)        Variété I.

(7)        Jugements, II.

(8)        Jugements, I.

(9)        Tout cela du reste, M. Henri Massis n’a pas manqué de le dire : « Quand nous parlons du péril asiatique nous n’entendons pas faire le procès de l’Orient en général, mais dénoncer les erreurs philosophiques, morales, sociales, l’idéalisme équivoque que des propagandistes formés à notre école, et servis par quelques idéologues européens, dressent sous le nom d’Orient contre l’Occident » (note, p. 15. Défense de l’Occident). Certaines affirmations et aussi certaines négations de Défense de l’Occident ne nous semblent pas inattaquables. Cependant ce livre a eu un sort assez curieux. Il a été attaqué là où il était le plus fort. C’est ce qui prouve du reste sa nécessité.

(10)      Revue universelle, 15 juin (Lectures par Henri Massis).

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