L’Eclair
12 juin 1923
L. Dubeon
On est entre camarades, on cause
de n'importe quoi, sujets graves ou bien futiles. Arrive Henri
Massis, jeune, élancé, sanglé dans son veston comme il l'était
dans son uniforme de sous-lieutenant aux chasseurs à pied la première
fois que je le vis. Aussitôt, la conversation monte. On parlait de
littérature ou d'une autre petite chose : sans lâcher le sujet,
en trois coups d'aile, Massis l'a conduit sur une cime. Comme d’autres
diminuent ou salissent ce qu'ils touchent, lui l'élève,
sans effort, par un tour naturel, car nul n’est moins poseur
que lui ; il a bien
le temps de poser, de s'attarder aux ridicules de la préciosité
ou du dandysme : il vit en haut, dans les idées. Tandis que nous
volons péniblement à ras de terre, avec nos lourdes machines d'observation
ou de reconnaissance, lui, très haut, il tourne dans le ciel. Il plafonne,
il surveille, il chasse. Au tournant des nuées, il guette les idées
dangereuses, les idées fausses, les idées mortelles. Il nettoie le
ciel au-dessus de nos têtes, dans les profondeurs. Pareil à l'aviateur, à la fois calme
et brûlant, main froide et regard de feu, une flamme dans la glace.
Le visage est nerveux et lucide, nul n'est plus ardent et il ne s'emballe
jamais. Il y a en lui l'inquiétude du critique et la conviction de
l'homme de foi, un pouvoir de séduction, et, plus redoutable encore,
une force de contrainte. Avec lui, on n'est jamais tranquille :
on sait qu'invariablement, avant de s'en aller, il nous aura placés
en face des plus pressants problèmes de la conscience. Un aimable
épicurien de nos amis a coutume de dire : « Il retardera
de dix ans ma conversion ». Mais nul n'a plus de prise que lui
sur les âmes qui ont, comme
la sienne, l'ardeur et la soif de la vérité. Sa place est marquée à l'avance dans
notre génération : il sera son témoin et son confesseur. Comme
l'on dit dans le vocabulaire d'aujourd'hui, il la forcera à se penser.
Plus simplement, à prendre conscience d'elle-même. C'est lui qui,
avant la guerre qu'il voyait venir, sondait le cœur de ses contemporains
et donnait, sous le nom d'Agathon, la fameuse enquête sur les jeunes
gens d'aujourd'hui. Si l'on ne craignait d'accoler l’hyperbole
à un esprit si juste, on dirait qu'il sera la conscience de sa génération.
A coup sûr, il sera le premier de ses critiques. Il a commencé par l'universelle curiosité
qui est la marque du critique. Il a étudié avec passion la littérature
et la philosophie, la peinture et la musique. De nous tous, il est
peut-être le seul qui sache jouer les maîtres, faire un tableau. D'autres
savent en parler, lui a pénétré le métier, comme il pénétrait au cœur
du métier d'écrivain en étudiant dans son premier ouvrage, à seize
ans Comment Emile Zola composait ses romans. A seize ans !
A l'âge où le commun des mortels commence tout juste de lire les romans,
il avait déjà fini de les démonter. Ensuite, il passa à des exercices
plus sérieux : La pensée de Maurice Barrès, le Sacrifice.
Impressions de guerre. La vie d'Ernest Psichari, Romain Rolland contre
la France, Luther prophète du germanisme, A Jérusalem, le jeudi saint
de 1818. La Trahison de Constantin : l'essentiel
de la pensée et de l’action. Le front, une blessure aux chasseurs
à pied, de rares et précieux services à Athènes, en Egypte et en Palestine.
Au retour, la fondation de cette Revue Universelle qu'en trois
ans Jacques Bainville et lui ont mise au premier rang des grands organes
français. La direction littéraire de la plus ancienne des maisons
d’édition parisienne. Génération sacrifiée, voilà les états de service
d'un de tes chefs. Maurice Barrès ou la génération du
relatif, tel
est le titre d'une de ses études : Massis, on le voit, s'est
beaucoup occupé de Barrès : rien de plus naturel, Barrès a été
un des chefs de la génération précédente, donc un des guides de la
nôtre, et quand une génération arrive, elle commence par vérifier
les titres de celle qui l'a précédée. Le premier soin des enfants,
dans les choses de l'esprit, est de dévorer leurs parents. En les
reniant, on les subit, on garde ce qui plaît ou ce qu'on croit bon,
(c'est la même chose) on jette le reste, et cette loi cruelle fait
la chaîne des temps. Ainsi Maurice Barrès en usa jadis à l'égard de
Monsieur Renan, ainsi Paul Bourget à l'égard de Flaubert et de Taine
dans ces Essais de Psychologie contemporaine auxquels on vient
de comparer le livre capital de Massis, Jugements. Ce terme
de génération est vague, on ne sait pas au juste où une génération
commence, où elle finit, combien elle dure et ce qu'elle a voulu.
Entre écrivains de même âge, il y a de grandes différences, parfois
une hostilité d'autant plus profonde qu'on est plus proches et qu'on
a, comme disait Malherbe, plus facilement des démêlés avec ses parents
qu'avec le Grand Turc. En ce moment la campagne engagée par Massis
et Béraud contre les écrivains du groupe de la Nouvelle Revue Française
montre qu'il peut y avoir à une même époque deux tendances si
contradictoires qu'il faut que l'une supprime l'autre. Il n'est pas
question de conserver dans le monde une agréable variété et des balancements
renaniens, il est question de la primauté d'un système d'idées. Mais
si je me sens en état d'hostilité instinctive contre des écrivains
dont les goûts, l'esprit, les idées et les mœurs me blessent profondément,
en revanche, j'ai le sentiment d'une solidarité très forte avec tous
les autres écrivains de mon âge, et je reconnais, pour reprendre une
formule à laquelle Béraud a souscrit et fait un sort, de petites patries
dans le temps aussi bien que dans l'espace. De temps à autre une image
nous met sous les yeux cette réalité vivante : au salon des Tuileries,
en trouvant réunies entre elles et isolées du reste les œuvres peintes
ou sculptées par les artistes de notre âge, nous avons vu d'un coup
d'œil que leurs méthodes, leurs désirs étaient les mêmes que les nôtres,
et qu'ils voudraient peindre et sculpter comme nous voudrions écrire. Cette génération qu'on a appelée
sacrifiée, dont Dorgelès a dit que, vivante et jeune encore, elle
était déjà semblable à la vieille humanité en ceci que les morts y
sont plus nombreux, cette génération qui a souffert et lutté, vu la
destruction et la mort, aspire de toutes ses forces aux sources des
puissances qui lutteront contre les malheurs qu’elle a subis :
action, vie, création, certitude. C’est au nom d’un art vivant qu’Henri
Béraud met en accusation les écrivains que le mauvais génie de la
Nouvelle Revue Française a touchés au cœur d’un doigt glacé.
C’est la source la plus reculée, celle de la vie spirituelle, que
Massis a entrepris de vérifier dans Jugements. Jugements : une opposition avec
la critique impressionniste, le mot sonne comme une provocation. Massis
a mis comme épigraphe à son livre une formule de la grammaire de Port-Royal :
Le jugement est proprement l'action de notre esprit. Les trois
auteurs qu’il étudie sont ainsi présentés : Ernest Renan ou
le romantisme de l'intelligence. Anatole France ou l’humanisme inhumain.
Maurice Barrès ou la génération du relatif. Pour les
deux premiers, rien n'est plus clair. Ce que notre génération,
contrainte de choisir et d'agir, condamne en Renan et en France, ce
sont les maîtres du doute, les hommes de qui le péché fut, selon une
admirable définition de Léon Daudet, de persuader une élite que le
doute était l’attitude la plus intelligente. Je sais que
des hommes comme Emile Buré, qui n'est pas de si loin notre aîné,
gardent à Renan leur admiration ; je ne crois pas exagérer en
disant que, pour la plupart d'entre nous, les sortilèges du dilettantisme
renanien sont aussi lointains qu'une planète désaffectée. Renan ne
nous fait aujourd'hui pas plus d'effet qu'un éléphant mort. Plus rapproché
de nous, nous avons eu plus de mal à nous délivrer de M. Anatole France.
Les dernières conséquences de sa pensée auraient suffi pour lever
les scrupules, quand même les leçons de l'univers bouleversé passeraient
moins haut. Le doute, quelle pauvre nourriture en 1923 ! A l'égard de ces deux écrivains,
notre attitude est nette. De même, ce que nous poursuivrons en M. Gide, ce sera le néronien qui, sous
prétexte de curiosité universelle, acceptera d'abord toutes les sensations
à égalité, puis, par une pente naturelle, finira par rechercher les
perverses. Sous le couvert des concessions littéraires, cette faiblesse
de l'esprit entraîne de trop graves conséquences intellectuelles,
morales et politiques pour que nous n’appliquions pas, en un cas de
cette importance les leçons des maîtres qui nous ont appris à ne plus
disjoindre les divertissements esthétiques de leurs répercussions
sociales. Mais M. Barrès ? M. Barrès qui nous a ramenés, et toute
une génération avec nous, de l’anarchisme au nationalisme, M. Barrès
à qui nous devons tant, sans même parler des sentiments de reconnaissance et d’attachement personnels ?
M. Barrès, notre maître, un des fondateurs et des chefs du nationalisme
français. Maurice Barrès ou la génération du
relatif :
pour Massis, il est l'homme qui n’a pas conclu. Il a réveillé, excité
en nous les besoins de la vie spirituelle, il ne les a pas comblés.
Il a composé pour son usage personnel un certain nombre d'images nobles
ou touchantes destinées à embellir la vie ; en réalité, dira
Massis, elles n'auront servi qu'à masquer l'univers. En métaphysique
de même qu'en politique, il a mis en mouvement « les puissances
du sentiment », pour ne les conduire nulle part. Il a contribué
à faire des monarchistes sans adhérer à la monarchie. Il a contribué
à faire des catholiques sans adhérer au catholicisme. Il nous a conduits
devant des portes, il les a ouvertes et il a refusé de les franchir.
Nous ne le critiquons pas, c’est un des hommes que nous admirons et
aimons le plus : nous exposerons les raisons de notre ingratitude. Je me garderai de me substituer aux
chroniqueurs habituels de l'Eclair pour rendre compte du livre
de Massis. Je ne veux qu'indiquer l'importance des questions qu'il
soulève. C'est à son audace, à sa foi combattive, à sa droiture, à
sa raison enflammé que Massis doit le don d'élever, de généraliser,
de passionner les débats où il se jette. Par la force de son
jugement, il les rectifie. Quand il a passé quelque part, non seulement
on est réveillé, mais on sait de quoi il est question. Charles Maurras
avait donné à un des compagnons de la première heure un beau titre :
il appelait M Lucien Moreau « le grand rectificateur ».
Ceux de notre âge pourraient donner à Massis ce titre-là. Nul plus
que lui n’aura contribué à montrer combien la génération
que le doute et les jeux de l'esprit ont conduite à la guerre a faim
de vérité et soif de certitude.
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