L’Opinion

17 août 1923

 

André Thérive

  M. André Gide et Satan

 

M. André Gide a bien dû s'amuser depuis quelques mois : à vrai dire, les attaques qu'on a dirigées contre lui au nom de la littérature boulevardière étaient plus ridicules que divertissantes. Mais, à n'en pas douter, il prend plaisir à tromper les âmes simples. Il aime la candeur chez autrui et, par conséquent, l'ignorance. Il n'a pu lui déplaire que certaines gens, posés en champions de l’« esprit bien français » et de la gaîté « bien parisienne », voulussent le représenter comme un auteur pédantesque et le plus triste des huguenots, comme un de ceux qui détournent nos contemporains de goûter la « douceur païenne ». Evidemment, s'il s'agit du paganisme selon Phi-Phi, M. Gide est un furieux chrétien. Son oeuvre tout entière respire le péché, c'est-à-dire le sentiment du péché ; elle rend hommage à la Loi sans laquelle le péché justement n'existerait point, et sans laquelle M. Gide serait l'innocence même, ce qui est inconcevable. Toute la Symphonie pastorale, à qui l'on peut trouver deux ou trois sens secrets, est bâtie sur ce thème subtil, emprunté à saint Paul : « Le péché a pris de nouvelles forces par le commandement ». Saint Paul veut dire que, pour les hommes, la loi révélée accroît la responsabilité et qu'une faute est d'autant plus lourde qu'elle est plus consciente. M. Gide, lui, tient, sans aucun doute, que la loi détermine et renforce la dignité des mauvaises actions, et, s'il le faut, leur agrément. En quoi il est un excellent psychologue, mais aussi un esprit pervers, et comme on l’a dit, un satanique.

Ce sont les critiques de l'autre bord qui lui ont dit cela tout à trac ; et, si je rappelle cette autre campagne, c'est que je pense qu'elle lui fut plus agréable encore que la première. Généralement, c'est par métaphore que l'on parle aujourd'hui de Satan, de ses pompes et de ses œuvres. S'il reste parmi nos contemporains des amoureux de la théologie, la démonologie, au contraire, compte fort peu d'adeptes. Cela est peut-être inconséquent, mais c’est ainsi. Et cette négligence du Démon, elle doit former sa plus belle conquête sur les hommes. Mais, enfin, il reste quelques gens, chez les catholiques, pour parler de lui sans respect humain, Et à cet égard, M. André Gide est un protestant très indigne. Ce n'est pas, selon sa propre remarque, le Mal et son idée abstraite que les vrais chrétiens surveillent dans ce monde ; mais le Malin, être personnel et particulier. Il fait grand honneur à Dostoïevsky et à beaucoup de Russes d'avoir nettement conçu le mauvais ange. L’Esprit souterrain, les Possédés, le Démon mesquin, voilà des titres russes et qu'il faut prendra au pied de la lettre. De même, lorsque M. Henri Massis, dans deux articles qui firent du bruit, accusa M. Gide d’être une manifestation démoniaque, il n'y mettait point de figure. Il ne semble pas, du reste, que cette franchise ait exorcisé l'auteur de l’Immoraliste. Il ne se défend point du « satanisme, ni contre le satanisme », et si vraiment l'Ennemi habite avec lui, ils ont l’air de faire bon ménage.

Dans le récit émouvant que M. Ghéon nous a laissé de sa propre conversion au catholicisme (1), cet auteur parle souvent d'André Gide, son ami et l'ami du capitaine Dupsney, tué à la guerre, qui, dit-il, servit d'intercesseur à son salut. J'entends au salut de M. Ghéon. M. Gide — et j'espère bien qu'il lui en sera tenu compte — a donc connu un saint et présidé à une conversion. Que dis-je, cette conversion, il l'aida : « Au point où tu en es, écrit-il à M. Ghéon, tu serais impardonnable (de ne pas l'approcher des sacrements) ! » Mais, dès que cette conversion fut accomplie, la première question qu'il posa au néophyte avait trait à Satan : « As-tu le sentiment du diable ? » Il faut dire que M. Gide a demandé cela à beaucoup de protestants. Ils ont sursauté de stupeur ; ce qui le désappointa beaucoup à l'égard des religionnaires. M. Ghéon, au moins, répondit qu'il avait ledit sentiment très vif, très direct, très obsédant. En sorte que, si jamais M. Gide se convertit à son tour, ce sera pour aller au Diable en passant par Dieu ; le contraire d'Adolphe Retté et du Durtal, le héros d'Huysmans, qui commença, lui, par les Messes Noires.

Pour être franc, Lucifer n'est plus très à la mode en littérature; ses beaux jours semblent avoir passé avec ceux de l’Ecole décadente : les jeunes poètes n'écrivent plus, comme jadis, leur « Hymne à Satan » dès la sortie du collège, après avoir lu Baudelaire et Samain. On pourrait bien soutenir que le dadaïsme, ce nihilisme littéraire, a été suscité par Celui que Gœthe appelle le perpétuel Négateur. Mais le Malin a trop bon goût et, comme il fut le plus beau des anges, il est à croire plutôt qu'il veut capter les mortels non pas en niant l'art, mais par l’art même et sous le masque de la Beauté. Et ici nous en arrivons à la grande querelle.

Dans ses remarquables commentaires sur Dostoïevsky, M. André Gide paraît distinguer pratiquement deux espèces de satanisme. Donnons-en donc la théorie; elle est fort intéressante pour la littérature. Pour simplifier, il faut distinguer, chose intelligible à n'importe qui, les tentations d'en-bas et les tentations d'en-haut. Disons mieux : par en bas et par en haut. Les premières représentent ce que la psychologie appelle en général les poussées de l'inconscient, la part obscure, irréfléchie et incohérente de la vie. Incohérente, c'en est bien, quoi qu'on dise, le principal caractère au regard de la raison. Tous les psychiatres du monde, Freud en particulier, essaient bien d'en dégager la logique secrète et l'unité. Ce sera pour Freud la tendance sexuelle, autour de qui s'ordonneraient les inconséquences les plus bizarres de l'imagination et de l'instinct. Pour des philosophes plus dignes de ce nom, ce sera la volonté générale de vivre, assez facile à réduire à la sexualité personnelle. D'autres enfin, hantés par les sciences physiques, conçoivent la subconscience comme une espèce de madrépore, dont l'unité se forme lentement, mais n'est pas essentielle... Je rappelle toutes ces explications naturelles et presque biologiques pour les opposer à l'hypothèse d'un être mystérieux et étranger qui s'ingère dans les parties inférieures de l'homme moral, et qui serait, au vrai, le tentateur, le Démon. Ce démon-là qui nous attaque par en bas, « ab inferis », dirait M. René Guénon, il voit son domaine assez exploré dans la littérature. Tous les grands romanciers, Balzac, Proust même, et les Russes bien entendu, sont amenés à annexer ce domaine de la bizarrerie, de l’inconséquence, des actes manqués, des volitions avortées, à cette psychologie claire et liée qui, d'ordinaire, est le propre des écrivains de France. L'impulsif, voilà bien le type que les classiques ne considèrent point, et que les modernes étudient sans cesse, au fond assez vainement. Ils arrivent à le décrire sans cesse davantage, mais point du tout à l'expliquer. Il est, dans sa définition même, de n’être point explicable. Là-dessus, je vous renvoie aux romans de Tchekhor, et surtout à un roman de Fédor Sologoub, vraiment extravagant, ce qui se fait de mieux dans le genre (2). Nous avons, du reste, chez nous, de ces études de l’impulsivité, ou, si vous le voulez, de la tentation inférieure. Dans la Confession de Minuit, de Duhamel, on voit un pauvre garçon qui ne peut résister àaucun des appels saugrenus de son ennemi subconscient. Est-il appelé chez le patron dont il est l'employé, il faut qu'il lui mette le doigt sur l'oreille et se fasse jeter à la porte pour cette incongruité... etc. ... Et pour revenir à M. Gide, il suffit de lire Paludes, l’Immoraliste, les Caves du Vatican, pour goûter à plein, sinon l'analyse, au moins la peinture de cette démonialité vulgaire, de ce satanisme au petit pied. Lafcadio de Baraglioul, par exemple, ne peut se tenir de jeter par la portière M. Fleurissoire qui se trouve seul dans son compartiment. Michel (de l'Immoraliste) ne peut résister à commettre des gestes inconvenants, à favoriser le vol chez son valet arabe, à embrasser son cocher sicilien, etc. … Et pourquoi tous ces actes ? Mais pour rien ! Si vous ne le comprenez pas, vous n'êtes pas satanique ni, du reste, psychologue. Jamais on n'a mieux marqué la puissance de la tentation absurde envers une âme débile : faire ceci ? Si je ne le fais point, ce ne sera jamais fait ! Voilà une amputation de la réalité possible : Ne pas agir !, mais c'est un acte irréparable ! Il n'y a pas de raison ? Raison de plus ! C'est un acte absolu, un acte libre ! et je renoncerais à une liberté !... On voit donc quel prétexte de libération cette tentation revêt dans les consciences mal équilibrées et en proie, disons-le, au démon de la solitude. Que veut ce dernier ? Les aliéner, au fond les asservir. Il n'y a point de pire esclavage que celui de ces impulsions. C'est pourquoi il se maquille de liberté. Et s'il y a un mensonge là-dessous, il y a donc un menteur ? Il y a donc satanisme ?

L'autre action diabolique est moins généralement considérée comme telle. Des chrétiens (que je puis bien dire forcenés, car ils sont hérétiques) la font résider dans la tentation intellectuelle. Sans doute, c'est le Démon qui proposa à Eve le fruit défendu de l'Arbre de la Science ; mais jamais l'Eglise, ni aucune Eglise n'a ordonné sérieusement à ses fidèles de nier les besoins de la raison et de la spéculation. Abêtissez-vous ! Cela n'a été dit qu'en manière de paradoxe, et ce n'est pas un commandement. Oui, mais chez les peuples sensés, soumis aux habitudes occidentales. Il y a, au contraire, chez certains Orientaux, où il faut bien ranger les Russes, toute une école de mysticisme qui ne prêche rien tant que la déprécation évangélique de l’intelligence. Je prends la formule à M. Gide. Penser, cela empêche d'aimer ; penser, cela vous attache à vivre; penser, cela renforce l'individu dans ses liens, cela l'éloigne du renoncement par où il se libère et revient à Dieu. Vous voyez d'ici l'exégèse qu'on peut tirer de cette doctrine selon Tolstoï, selon Bouddha, selon Schopenhauer. C'est là, évidemment, un évangélisme un peu particulier, qui offre aux hommes le salut en échange de l'inhibition de la pensée. Vous lirez, cités par M. Gide, cent passages de Dostoïevsky qui vous éclaireront admirablement cette métaphysique et cette morale, fort peu communes parmi nous. Toujours est-il que Satan représente, pour les adeptes d'une telle doctrine, tout ce qui dans l'humanité relève proprement de l'orgueil et de l'intérêt terrestre, la science et l'art particulièrement.

Et ici — comme tout se suit bien ! — M. Gide, qui est l'artiste pur, l'artiste absolu de préjugés moraux, et, du reste, un de nos plus grands artistes, doit se trouver naturellement obsédé et circonvenu par le Diable. Il vit sur le domaine censément maudit ; il est sujet naturel de ce royaume, et il ne lui déplairait pas d'avouer que tous ses ouvrages, ses chefs-d'œuvre passent au rang de grands et d'incomparables péchés.

Ce n'est pas d'hier que le Démon est tenu pour responsable de tous les plaisirs humains, plaisirs de l’âme ou plaisirs des sens. « Je suis, disait l’Asmodée du « Diable boiteux », je suis l’inventeur des carrousels de la danse, de la musique, de la comédie et de toutes tes modes nouvelles. » Un pas de plus, et il dira : « Je suis le créateur de la littérature ». D'autres l'ont affirmé pour lui. M. Gide a traduit, l’an dernier, une œuvre curieuse de William Blake, le Mariage du Ciel et de L’Enfer. Et vous allez voir pourquoi il l’a choisie. Blake y développe, avec joie et perversité, une espèce de manichéisme qui ne va pas sans blasphémer, mais qui fonde toute une esthétique : le mal, le péché est nécessaire au monde comme le bien ; c'est à leur point de conjonction que se trouve l’existence ; elle résulte de l'équilibre de leurs principes opposés. La vie morale, la complexité psychologique, l'art enfin, rien ne saurait exister sans un hommage au Démon qui en est le père. Cela vous explique que certains Russes, comme M. Merejkowsky, tiennent la Russie pour le plus grand des peuples, parce qu'elle se couvre de péchés et de souffrances. Elle est à la fois l'Antéchrist et le Christ des nations. En art, cela vous permet de comprendre que rien n'est beau qui ne participe du mal, bref de Satan. « Milton, disait Blake, peint très mal le parti céleste et très bien les cohortes infernales : c’est qu'il était un vrai poète et du parti du diable, sans le savoir. » M. Gide en déduit, pour les Français, des corollaires très simples et très hardis ; c’est avec de bons sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature, et il n’est point d’œuvre d’art sans la collaboration du démon. Visiblement, M Gide n'aime guère Paul et Virginie, ou plutôt il sait que ce vieux Bernardin était un paillard…

Mais réfléchissons là-dessus. Il est bien vrai que les peuples heureux n'ont pas d'histoire, ni les gens vertueux de roman. Si l'humanité était parfaite, elle n'offrirait rien à la littérature. De plus, la littérature édifiante est forcément une antilittérature, cela est connu. Nous en comprenons à présent la raison profonde. Il y manque le Diable. L'intéressant pour l'art, ce sont les luttes morales ; Lucifer et Dieu en conflit, sur ce champ de bataille qu'est le cœur de l’homme. Ainsi parle Dmitri Karamazov, une des créatures de Dostoïevsky. Quelqu'un m'a dit cela aussi. C'était M. Henry Bordeaux.

Car, vue d'un autre point, cette théorie n'a rien que de très connu et de très simple. Elle est même aussi apte à servir la morale qu'à la combattre. On ne saurait douter, en effet, que les grands sujets littéraires, ce soient les combats du Devoir et de la Passion. Pour supprimer l'idée de passion, comme le font les uns, ou celle de devoir, comme les autres, on tue aussitôt le sublime et le dramatique d'un sujet, et son humanité même. Des hommes purement angéliques, c'est à bâiller ! Eh bien, des hommes purement diaboliques, c'est tout pareil ! Lisez donc le marquis de Sade ; il vaut mieux que George Elliott. Ainsi, l'art suppose bien, mais on s'en est toujours douté, le « mariage du ciel et de l'enfer ».

Je ne vois pas pourquoi les bonnes âmes s'alarmeraient de cette théorie. Il est possible que l'art soit en lui-même immoral, ou plutôt indépendant de la morale. Cela est même certain. Mais tous les divertissements sont ainsi ; et comme ils libèrent des activités qui pourraient être plus mal employées, les divertissements, les arts servent la morale indirectement. « La purgation des passions », alors ? C'est bien vieux ! Ce n'est pas si bête, entendu au sens large. Vous me direz aussi que la complaisance des descriptions ou des analyses peut causer le scandale et pervertir la foule. J'en tombe d'accord. La foule n'est pas faite pour l'art, ni inversement. L'art, sans s'opposer à la vie, n'est évidemment point la vie. Il se greffe sur elle et vit à côté comme un parasite, dont elle ne meurt pas... puisqu'elle s'appelle la vie. C'est pourquoi les œuvres de M. Gide, très évidemment perverses, ne sont pas bonnes pour les éditions populaires. Je ne crois pas que l’art pur, avec toute sa liberté, ait jamais beaucoup accru la somme de mal qu'il y a dans ce monde. Les pires hardiesses peuvent servir d'apologétique, et aussi les plus graves péchés. Et si Satan n'était pas vaincu d'avance, il s'appellerait déjà Dieu. Il ne saurait être tout-puissant. Mais j’avoue qu’il est bien adroit, s'il a suscité André Gide.

 

(1)   L’Homme né de la Guerre (Bloud)

(2)   Le Démon mesquin (Bossard, éditeur)

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