Revue Universelle

 

Henri Massis

 

André Gide et Dostoïevsky

 

Depuis de longues années, M. André Gide a fait de Dostoïevsky son étude. Il a publié, en 1908 un essai sur la correspondance du grand écrivain russe, et quelque temps avant la guerre, il préparait pour les Cahiers de Charles Péguy une Vie de Dostoïevsky. Il nous livre aujourd'hui son dossier et le texte des conférences qu'il tira, l'an dernier, de sa liasse de notes. Aucune figure n'a pareillement obsédé André Gide et, dans la mesure où il sait que l'auteur des Frères Karamazov exerce sur maints jeunes gens « une domination indiscrète », il cherche à s'en saisir pour étendre encore son influence, faire reconnaître son intonation concertée à travers les voix déconcertantes du puissant romancier.

Et d'abord, pourquoi Dostoïevsky ? Sans doute pour y découvrir un enseignement conforme à son secret, pour lire plus avant dans son cœur, y retrouver ce qui s'apparente à ses propres pensées. Car Gide ne sait rien tenter qui lui soit inutile et nul n'est moins gratuit en ses démarches ; jamais il n'arrive à se dépasser. En fait, il est peu d’œuvre aussi dépourvue d'étonnement et d'accueil que celle de cet écrivain qui a cherché « son miel » dans toutes les littératures du monde. Sans doute a-t-il su, à force de soins, tirer de sa monotone indigence un subtil parti, d'artificieuses réussites, mais il n'aboutit qu'à une incessante évaluation de lui-même. D’où l'ennui, l'indicible morosité qui s'en dégage, quelque délectation qu'on puisse prendre aux savantes flatteries de son art. Si avide qu'il se montre d'aller au-devant de toutes les rencontres, de profiter de toutes les influences, rien ne lui a donné un surplus qui le vivifiât.

Quoi de plus significatif que le mystérieux attrait exercé sur Gide par les œuvres puissantes où le génie créateur semble vivre dans une atmosphère de multiplication, d'exagération et de débordement. Et si l'on cherche la raison qui, chez Gide, a conduit l'écrivain, à la rencontre de Dostoïevsky, devant que l'homme ne l'inclinât vers ses propres secrets, c'est, à coup sûr, parce que les livres du grand Russe sont « les plus pantelants de vie qu'il connaisse », qu'il y goûte le plaisir d'être au milieu d'événements, au milieu d'hommes à qui il arrive quelque chose, lui à qui il n'arrive rien. Gide, romancier, ou s'efforçant à l'être, a d'abord été ébloui par la force, le pullulement de ces « colossales figures », encore qu'il n'ait su retenir que les plus bizarres et les plus perverses d'entre elles. Une œuvre où vit tout un peuple de personnages et qui n'est composé que d'actions, voilà ce que cet esprit critique, chétif, indigent de nature et sans générosité créatrice, voudrait réaliser. Ce qui le fascine chez un Daniel de Foë, un Dickens, un Fielding, comme chez un Dostoïevsky, il semble que ce soit cette sorte de « stupidité » qui ne fait qu'un avec leur pouvoir créateur, cette intimité aveugle où ils vivent avec leurs imaginations. Il aime ces œuvres longues, jusque pour leurs longueurs ; il les aime à ce point qu'il a tenté de les égaler et nous eûmes les Caves du Vatican, ce roman d'aventures qui a tourné en « sotie ».

Cet avatar de Gide mérite qu'on s'y arrête, d'autant qu'il offre dans l'ordre de la création, l'exemple d'un échec comparable à celui que sa critique éprouve devant l'humanité de Dostoïevsky. Ici comme là, il est pareillement entravé par lui-même. Reste que déjà conquis à l'œuvre du grand Russe, comme à celle de ces romanciers anglais dont il envie l'abondance, André Gide se fit un jour, du roman « une idée si touffue que ses dernières œuvres (et notamment la Porte étroite) lui parurent trop simples, trop unilinéaires pour y satisfaire ». Et ses confidents ajoutaient : « On peut mesurer à cette modestie l'étendue de son ambition et l'importance de sa promesse. » Désormais, disait-on, Gide allait toucher des objets, animer des êtres différents de lui, les peindre « avec leurs passions et leurs cœurs séparés », bref représenter des choses humaines. Et cela ne présageait point seulement le renouvellement de son esthétique, mais aussi de sa conception du monde. Gide devrait accueillir tout le réel, recevoir du dehors, ne plus s’enfermer dans le mépris de tout ce qui n'était pas lui-même, briser ces cadres de l'autobiographie volontaire ou factice. Et Jacques Rivière, théoricien empressé des tentatives gidiennes, annonçait l'œuvre future en ces termes : « Il faut s'y résigner : le roman que nous attendons n'aura pas cette belle composition rectiligne, cet harmonieux enchaînement, cette simplicité du récit qui ont été jusqu'ici les vertus du roman français. N'avons-nous pas déjà une provision suffisante de ces œuvres sveltes et claires, aux pages étroites et hautaines comme celles d'un livre de prières ?... Il n'est pas vrai, ou tout au moins il n'est plus vrai, qu'un roman puisse être à la fois court et bon. Pour être bon, il faut qu'il soit abondant, car c'est son abondance qui fait sa réalité... Le livre que nous souhaitons de pouvoir bientôt ouvrir contiendra tout un peuple de personnages qui vivront tout seuls enfin et qui n'auront pour se présenter à nous que leurs noms propres... Il nous faut, concluait Rivière, enfin un roman gros comme Monte-Cristo, imprimé sur mauvais papier. » Et Gide, quelques mois plus tard, publiait les deux tomes des Caves du Vatican, imprimés, il est vrai, sur du « papier à chandelle », mal composé, sans doute, mais non pas par multiplication, débordement de sève, mais par impuissance d'inventer des événements, de les organiser, de créer des personnages vivants d'une vie propre et distincte.

L'excellence d'une œuvre se manifeste en ce qu'elle réalise pleinement sa définition. M. Gide avait voulu écrire un roman d'aventures, raconter une histoire, représenter des actions où tous les éléments travaillent, où tous les personnages jouent pour leur compte et selon leur individualité ; cela exige de l'artiste qu'il soit possédé, hanté par ces événements et ces personnages, et qu'il les jette dans la vie pour s'en délivrer, tant leur étrangeté lui est devenue insupportable. Dans les Caves du Vatican, nous ne trouvons qu'un froid calcul et qui aboutit à un grand effort inutile.

Gide avait, d'abord et volontairement, choisi une aventure aussi extraordinaire que possible : une bande d'escrocs, pour exploiter la crédulité du monde catholique, répand le bruit que le pape a été enlevé du Saint-Siège par l'opération du Quirinal allié de la Loge : ainsi la chrétienté se trouve dépossédée de son chef spirituel. Afin de délivrer le pape, enfermé dans les caves du Vatican, ces aventuriers feignent d'organiser une croisade secrète et volent l'argent des fidèles. Telle était l’étrange fable élue par M. Gide : peu importe les sottes dérisions qu'il en a tirées contre le catholicisme. Mais si l'on cherche les ressources qu'il a demandées à une telle fable pour organiser les événements, la conduite du drame, bref pour imprimer son mouvement à l'œuvre elle-même, on s'étonne de la trouver toute accessoire, sans lien avec les épisodes qui l'entourent, presque sans action sur la conduite des personnages. Des éléments divers qui s'ajoutent, mais que rien n'attire ni n'absorbe, voilà ce roman d'aventures où il n'arrive rien ; pas d'œuvre plus immobile. Aussi bien, M. Gide n'a-t-il pu achever son livre, car les événements et les personnages ne le conduisaient nulle part.

Impuissance significative, échec d'un art qui méconnaît les conditions mêmes de toute création. Si M. Gide, en effet, ne s'est point tiré des aventures qu'il avait construites avec une minutieuse application, c'est qu'il n'avait commencé par s'en tirer lui-même. Leur bouillonnement en lui n'était pas si impérieux qu'il lui fallût les chasser de son être ; mais pouvait-il rendre au monde, à la réalité ce qu'il n'en a jamais reçu ? André Gide ne peut concevoir d'autre personnage que le sien et n'aboutit qu'à confesser ses propres émotions. Rien n'arrive jusqu'à lui. Tant de romans, empruntés à toutes les littératures du monde, lus, traduits, disséqués, pour un si piètre résultat ! Et c'est ainsi que de la foule des personnages de Dostoïevsky il n'avait su retenir que les traits du seul Raskolnikoff, mais détournés vers ses propres traits, réduits à ceux de Lafcadio, créature gidienne, née comme son Ménalque, sur les confins de lui-même.

Une telle faillite nous rend sensible le sentiment qui pousse Gide vers des créateurs de la génialité d'un Dostoïevsky. Ce sentiment, cette réaction immédiate, profonde, c'est d'abord une sorte d'envie, — envie d'une nature critique à l'endroit de ce qu'elle n'est pas, désir de se poser en égale en s'efforçant à la forme, aux proportions, à l'abondance, à la multiplicité de l'œuvre qu'elle est impuissante à réaliser ; puis, consciente et humiliée de sa défaite, trop perspicace pour ne pas sentir bientôt ses limites, elle ramène l'œuvre inaccessible à sa propre mesure, elle la dépouille de son activité vivante, pour la démonter, l'immobiliser, la réduire à des idées, à ses idées, aux problèmes d'ordre psychologique et moral qui lui sont familiers, aux « questions » sur lesquelles son intelligence a prise. « Les idées de Dostoïevsky, ce sont elles qui m'importent », dit-il et il ajoute non sans quelque ironie : « d'autant que ces idées, je les fais miennes. »

 

D'autres rechercheront si Gide n'a pas ainsi déformé l'idée morale et métaphysique, la conception de la vie dont la fiction de Dostoïevsky est empreinte. Mais, dussions-nous risquer de l'avoir trop compris, nous ne nous attacherons qu'à l'interprétation qu'il en donne pour l'attirer à lui, s'y appuyer, s'exprimer lui-même, formuler ce qui lui tient à cœur ; et cela sans sollicitation indiscrète puisque aussi bien André Gide, dès l'abord, nous déclare à plusieurs reprises : « Dostoïevsky ne m'est qu'un prétexte pour exprimer mes propres pensées... Comme les abeilles dont parle Montaigne, j'ai cherché dans son œuvre de préférence ce qui convenait à mon miel... Si ressemblant que soit un portrait, il tient toujours du peintre et presque autant que du modèle. »

Et le fait est que, si j'excepte les Nourritures terrestres, il n'est pas un de ses livres où Gide se soit davantage livré, spécifié, découvert — et cela sans ménagement, presque sans feinte. Il semble qu'il ait été pressé de se justifier, de légitimer jusqu'en ses dernières conséquences esthétiques, morales, métaphysiques même, le caractère démoniaque de son œuvre, répondant à l'imputation qui lui en avait été faite et non pas pour l'éluder, la contredire, mais pour la renforcer, s'en prévaloir, comme si c'était sa mission de vivre parmi les choses terribles, d'être celui qui est sous toutes ces choses, de se définir tel et d'y découvrir une nouvelle loi. Maints passages où sa pensée nous restait mystérieuse et close, encore protégée d'ironie, se précisent d'un sens dont on demeure, dès l'abord, effrayé.

C'est, en effet, une sorte d'effroi qui prend le lecteur devant ce Dostoïevsky d'André Gide, — et j'entends le lecteur qui ne cherche pas tant à savoir ce que peut être Dostoïevsky que le dessein de celui qui l'a pris pour modèle, — effroi de ce qu'il avoue sur lui-même, par le choix des personnages et des propos qui donnent prise à ses pensées ; effroi du sens de ces pensées qui ne tendent à rien de moins qu'à renverser tous nos codes de vie ; effroi de ce climat de néant, découvert comme le mystère dernier et satanique, où, retranché dans le silence d'un refus intégral, dont il fait une jouissance suprême, André Gide nous convie à étreindre Dieu, et à consommer, dès ici-bas, notre bonheur. Car il y a tout cela, dans ce livre où, à la suite de William Blake, Gide s'attache à lire la Bible, les livres saints, « dans leur sens infernal et diabolique » et le « christianisme » de Dostoïevsky ne lui est encore qu'un prétexte à une traduction démoniaque de l'Evangile, « celle-là même qu'y découvrira le monde s'il se conduit bien ». Ce que Gide y esquisse, comme en une sorte de prélude où il se couvre, pour en composer son concert, des voix de Nietzsche, de Dostoïevsky, de Browning et de Blake, c'est la nouvelle loi, « la nouvelle table de valeurs » qu'il désire proposer au monde — non pas au monde d'aujourd'hui, le nôtre, mais à cette postérité qu'il se prépare, par ce don singulier qu'il lui fait de lui-même, et qui, grâce à lui, pourra vivre, un jour, des affreuses « vérités » qu'il libère.

Gide, en effet, secrètement se range dans la lignée de ces « vrais nourrisseurs, seuls dignes de la haine des hommes et des dieux, qui peuvent se passer du public, l'ignorer, tout au moins, l'attendre ». « Ceux qui me comprendront, dit-il, ne sont pas encore nés. » A vingt endroits, il affirme qu'il n'écrit que « pour les générations à venir », que cela même qu'il a à dire ne peut être tout livré, que le mot de l'énigme ne sera donné que plus tard. Le réformateur qu'il veut être se dérobe sous l'artiste et « l'œuvre d'art est d'abord une flatterie ». Mais qui donc M. Gide veut-il flatter ; quelle société mentale, intérieure, à défaut d'une société réelle, veut-il griser, exalter de son vin ? Sur quoi, sur qui sa flatterie veut-elle prendre, car « il est bon pour l'artiste, dit-il, de savoir à qui il s'adresse » ?

Si, pour Gide, en effet, l'art doit demeurer « gratuit », se désintéresser des « conséquences », il entend bien qu'il peut avoir « les retentissements les plus prolongés, les plus intéressants pour tous, les plus graves » : et l'œuvre d'art, à ses yeux, est « comme un fruit, et d'où doit sortir le futur ». Mais s'il n'écrit pas pour les conséquences, — car incliner pour elles sa pensée, c'est, d'après lui, « le grand péché contre l'Esprit », celui qui ne sera jamais pardonné. — ni, en un mot, l'artiste ne se reconnaît point de motivation extérieure, sociale, s'il est tout gratuit, il n'est pourtant pas immotivé ; il pressent et entrevoit même à quelle sorte d'apostolat il est prédestiné par la nature de son esprit, de son être et, en son fond, il ne tend à rien d'autre. C'est pour atteindre un tel secret qu'il se cherche des filiations, des parentés, des ressemblances, toute une antériorité spirituelle qui le justifiera. Et ceux-là mêmes à qui Gide s'adresse, — et qu'il appelle les vrais, parce que « rien ne les retient, ni le respect d'autrui, ni la crainte, ni la pitié, ni la pudeur, ni la haine », — ceux qu'il admire, qu'il aime, qu'il trouve « grands », c'est un Nietzsche, un Dostoïevsky, les plus timides des penseurs, je veux dire les plus épouvantés. Car Chestov a raison, quand il dit de ces hommes qu'ils appellent le lecteur en témoignage : ce qu'ils veulent, c'est que certains leur accordent le droit de penser comme ils l'entendent, le droit d'espérer, le droit d'exister, contre ceux qui brutalement leur déclarent : « Vous êtes des fous, des êtres immoraux, condamnés, perdus » ; et ils vont en appel, avec l'espoir que ce verdict sera revisé. Ils se cherchent l'absolution en se cherchant des complices.

Ainsi de Gide. Son immoralisme, c'est sa prédication, chose de surface, bonne pour les disciples, « les singes, les valets » ; mais sous l'ironie dont il la recouvre, on discerne la parole profonde, cette parole qui est une question et non pas une réponse, et cette question, c'est : « Y a-t-il des hommes tels que moi ? Vous qui vous sentez pareils à moi, dites-moi par votre ressemblance que l'on peut être ce que je suis » ; alors que l'artiste, le « flatteur » secrètement murmure : « Rendez-moi grâce d'exprimer ce que vous êtes et que sans moi, vous n'eussiez jamais avoué » — et que le « réformateur » enfin, pensant en lui-même à cette postérité qu'il se veut, songe avec orgueil : « Grâce à ce mal qui fut en moi et dont j'ai fait, en mon œuvre, présent pour m’en sauver, mes idées vivront désormais dans le monde ; d'autres pourront librement les avoir, les vivre, sans être malades, sans souffrir de la même anomalie... »

Un homme, un homme effrayé de ce que sa nature morbide lui découvre et qui par là même, éprouve la nécessité de reculer les limites de la psychologie normale et de la morale reçue ; puis, un artiste, grâce auquel l'homme peut vivre, se décharger de l'obsession de sa psycholâtrie, n'en être pas empoisonné, connaître un autre objet que soi, créer c'est-à-dire trouver tout ensemble un alibi, un remède, un exercice et une sorte de règle ; un réformateur enfin, un apôtre et proprement le fondateur d'une religion nouvelle qui s'invente pour l'avenir une justification métaphysique, et, en face des codes établis, par delà les règles, les principes de morale ou de logique, qu'il a transgressés, nous découvre comment il a cru trouver Dieu, comment il a atteint la béatitude en consentant à la possession, à l'abandon total de soi, par l'exaltation de la sensation, par l'inhibition de la pensée : et c'est là, pour cet hérétique, le sens de l'Evangile.

Telles sont les trois « postulations » d'André Gide, les trois couches, les trois régions de cette personnalité : tel est aussi le triple sens que chacune de ses phrases décèle à l'esprit attentif, la triple transposition tour à tour psychologique ou morale, esthétique, mystique, qu'il donne à cette phrase de l'Evangile, inlassablement citée : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra; mais celui qui veut la perdre la rendra vraiment vivante... »

Celui qui veut sauver sa vie, c'est d'abord, pour Gide, celui qui accepte une règle, une morale, une logique, qu'il n'a pas faite et qui, du même coup, consent à se contrefaire, à agir non pas d'après la dictée de son être, mais d'après un ordre arbitraire et factice, d'après une règle extérieure à lui, applicable à tous, si différents fussent-ils de lui-même. Celui qui consent à perdre sa vie, au contraire, c'est l'individu qui ne renonce rien, qui vit d'après ce qu'il a en soi de plus neuf, de plus particulier, qui veut le monde et lui-même tel qu'il est, qui rend sa vie vraiment vivante dans la mesure où ses émotions s'ouvrent à lui « comme une religion ». C'est le premier temps de la réforme « gidienne », réforme tout ensemble psychologique et morale : psychologique en ce qu'elle appelle à l'être toutes ces passions étranges, innommées, anormales, qui sont dans l'homme, et que la psychologie classique lui semble négliger à ce point qu'il l'accuse de les méconnaître ; morale, en ce qu'elle fait précisément consister la moralité à vivre d'après sa propre règle, celle-là même que dictent à l'homme ses désirs, à n'en rien négliger, — de sorte que jamais Gide ne s'apparaît si moral qu'en décidant de ne pas l'être, c'est-à-dire « de ne plus l'être qu'à sa façon » ; car ce puritain met l'acharnement de la morale dans les œuvres qui la contrarient le plus exactement.

La justification de sa concupiscence, Gide la trouve dans l'esthétique et dans une esthétique classique, — et c'est le second temps de sa réforme, le plus ironique, le plus « hypocrite », celui où il se dissimule le mieux, où il satisfait son goût du clandestin, du mensonge, son besoin de se cacher; c'est aussi le second sens qu'il donne au précepte évangélique, pris cette fois dans une acception d'apparence orthodoxe et intellectualiste. Alors que l'homme, pour sauver sa vie, doit la perdre, céder à l'émotion, à la sensation, à l'instinct, ne rien incliner de lui-même selon un ordre préétabli, l'artiste, au contraire, doit réduire à composition tous ces éléments individuels, bizarres, singuliers, n'avoir pour eux aucune complaisance, négliger leur particularité, s'« écarter de la vie », pour les amener à l'ordre, à la normale, à la banalité ; et voilà ce que M. Gide appelle classicisme. C'est pour avoir opéré cette intégration des plus troubles émotions individuelles dans une forme en quelque sorte désindividualisée, que M. Gide nous déclare : « Je me considère aujourd'hui comme le meilleur représentant du classicisme. » Mais ce terme, Gide en limite la signification à l'ordre esthétique ; il refuse la conception humaine qu'il recouvre, et il nie que les qualités classiques soient comme le reflet intelligible des vertus que nous cherchons dans l'homme (1). L'art classique, mais non point l’homme classique. Contre cet homme-là, contre la conception tout ensemble latine, catholique et française d'où il est né, l'œuvre de Gide, nous le verrons, est en secrète révolte. Toute l'intelligence, ordonnatrice, hiérarchisée, différenciée, est esthétiquement utilisée par Gide pour donner droit de cité aux puissances réfractaires ; non point pour se les soumettre, les subordonner, les réduire, mais pour les formuler, les définir, revêtir l'émotif, l'innommé, d'une sorte de « plasma intelligible ». Ainsi la psychologie, la morale même apparaissent à Gide comme « une dépendance de l'esthétique » : elles lui fournissent ses éléments, la matière qu'il prétend ordonner. Dans le même temps que Gide s'attache à ruiner la notion de l'homme classique et de l’Homme-Dieu qui en est proprement l’objet et la loi, et tandis qu'il ne songe qu'à rompre nos perspectives, à pervertir nos valeurs, il se sert de ces valeurs mêmes, de la perfection, de la mesure, qu'en art elles réalisent, pour perpétrer contre notre culture un secret attentat. Et c'est ici qu'est la grande subversion de la critique gidienne : car, en cela, tous les livres de Gide — si j'excepte les Nourritures terrestres — sont des livres de critique, de dissociation. Mais bien peu savent discerner ce caractère essentiellement ironique de l'œuvre d'un écrivain qui se cache dans la lumière (« la clarté m'est une plus spécieuse ceinture ») pour que sa profanation soit davantage à l'abri des curiosités vulgaires.

N'oublions pas qu'à ses yeux, le « grand homme », celui qui opère ces transmutations de valeur, qui confère à nos plus bas désirs leur « haute dignité de crime », est « un grand coupable », un « vrai criminel » et il n'entend pas le disculper ; mais il cherche à l'individu une protection qui ne le fasse pas, dès l'abord, tout livré, et c'est pour avoir voulu s'en passer que les romantiques lui semblent des « saboteurs ». Pour Gide, le classicisme est précisément ce bouclier : « Le triomphe du classicisme, dit-il, est le triomphe de l'individualisme », — ce qui signifie qu'il est tout ensemble l'exaltation de l'individu, de toutes ses puissances et le renoncement à l'individualité, sa soumission aux fins qui sont le propre de l’art. Notre langue, notre génie, notre canon classique de la beauté, cet art qui sait ne pas tout dire, sa modestie, sa pudeur, ses qualités morales, il entend bien ne pas s'en passer, mais il ne les exalte que pour détruire la conception de la vie, de la raison, de la sagesse, de la grandeur d'âme, de la sainteté, dont ils sont l'émanation sensible.

C'est, en quelque sorte, à maintenir l'unité de la personne humaine, en lui apprenant à connaître un objet extérieur, à l'aider, la soutenir dans son effort permanent contre les forces obscures qui la divisent, et tendent à la dissocier que s'applique l'idéal classique et chrétien. Il n'ignore point, comme M. Gide l'en accuse, ces mouvements troubles de notre être, mais il veut nous en sauver, en nous donnant les moyens de les diriger, de les réduire. Gide, au contraire, ne se propose que de les produire, de les protéger ; il s'agit pour lui de se convaincre que la perversité humaine n'est que l'état naturel et nécessaire d'un fond mobile et sensible. Est-ce à dire qu'il ne veuille pas, lui aussi, s'en sauver ? Mais ce n'est pas à la morale établie qu'il demande son précepte, c'est à l'art, à un art intellectualiste qui fait croître les passions en dignité, dans la mesure même où il se les subordonne et les transcende. Pour Gide, c'est l'artiste qui rend à l’homme sa vie possible, c'est proprement l'acte artistique qui est la délivrance et le salut : « Je n'ai jamais rien su renoncer, dit-il, et protégeant en moi à la fois le meilleur et le pire, c'est en écartelé que j'ai vécu. Mais comment expliquer que cette cohabitation en moi des extrêmes n'amenât point tant d'inquiétude et de souffrance qu'une intensification pathétique du sentiment de l'existence, de la vie. Les tendances les plus opposées n'ont jamais réussi à faire de moi un être tourmenté, mais perplexe ; car le tourment accompagne un état dont on souhaite de sortir, et je ne souhaitais point d'échapper à ce qui mettait en vigueur toutes les virtualités de mon être ; cet état de dialogue qui, pour tant d'autres, est à peu près intolérable, devenait pour moi nécessaire. C'est aussi bien parce que pour ces autres, il ne peut que nuire à l'action, tandis que pour moi, loin d'aboutir à la stérilité, il m'invitait au contraire à l'œuvre d'art et précédait immédiatement la création, aboutissant à l'équilibre, à l'harmonie. » L'art est ici conçu comme une sorte de vautour se nourrissant des entrailles de l'homme ; et l'artiste, nouveau Prométhée, trouve son affreuse joie dans ce qui le ronge et dévore sa vie. L'homme de désir, sacrifié sur l'autel de l'art pour répondre à son interrogation angoissée : « Que peut un homme ? », telle fut longtemps la religion de Gide, cette idolâtrie esthétique où se reconnaissaient ses disciples.

Mais Gide veut désormais aller plus avant, se délester de tout le poids de son passé, se délivrer de toute logique et de celle-là même qui lui faisait nommer les puissances qui dialoguent à l'intérieur de son être, pour atteindre la Béatitude :

 

Table rase, dit-il, j'ai tout balayé. C’en est fait ! Je me dresse nu sur la terre vierge, devant le ciel à repeupler... Ah ! j'ai vécu trop prudemment jusqu'à ce jour. Il faut être sans lois pour découvrir la loi nouvelle. O délivrance ! O liberté ! Jusqu’où mon désir peut s'étendre là j'irai... Je ne trouve pas précisément de défenses et de prohibitions dans la lettre de l'Évangile. Mais il s'agit de contempler Dieu du regard le plus clair possible et j'éprouve que chaque objet de cette terre que je convoite se fait opaque, par cela même que je le convoite et que, dans cet instant que je le convoite, le monde entier perd sa transparence ou que mon regard perd sa clarté, de sorte que Dieu cesse d'être sensible à mon âme et qu’abandonnant le Créateur pour la créature, mon âme cesse de vivre dans l'éternité et perd possession du royaume de Dieu.

 

Ces fragments des Nouvelles nourritures terrestres, prématurément livrés et dont le sens nous restait mystérieux, s'éclairent à son commentaire de Dostoïevsky et nous découvrent sa volonté de réformateur religieux, la troisième et dernière paraphrase qu'il fait de la parole évangélique : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra... » Et c'est ici que se consomme son hérésie, qu'on discerne le dernier mot de sa révolte, révolte essentiellement religieuse, car le dernier cri de ce nietzschéen « écœuré du Dieu réduit à une règle, à un principe moral ou logique », c'est encore : « Il faut chercher Dieu. » Et comme Nietzsche, c'est vers l'Orient qu'il se tourne, vers le pays du nirvana, vers le Dieu de Manès et des soufis persans.

Le dialogue nécessaire à l'artiste, ce combat qui se livre dans le cœur de l'homme, lui apparaît désormais comme « la lutte du Diable et de Dieu » : son œuvre comme « l’anneau du mariage du Ciel et de l'Enfer », le présent qu'il fait de sa souffrance en consentant ce douloureux hymen, et peut-être comme un moyen de parvenir à la félicité, mais en allant par delà, jusqu'à cet immense monde de délices où l'individu se défait dans le sentiment confus de la vie universelle, qui est proprement la « participation immédiate à la vie éternelle, à cet état de joie promis par le Christ dès maintenant à ses véritables disciples. » Nous aurons à revenir là-dessus, à montrer ce que Gide entend par la participation du démon à l'œuvre d'art, par la dépréciation évangélique de l'intelligence. Mais, d'ores et déjà, nous pouvons voir qu'il se sert de l'Évangile contre l'Evangile, comme il se sert de notre génie classique contre ce génie même. Sans doute, en cela, se croit-il plus français qu'un « nationaliste français », plus chrétien qu'un fidèle de l'Eglise romaine ; et nous verrons avec quel secret mépris il parle de l'honneur français, de notre logique latine, de nos codes méditerranéens, de Rome et du catholicisme. C'est qu'il s'agit ici de l'entreprise la plus captieuse de l'hérésie protestante, nietzschéenne, pour nous désoccidentaliser, nous décatholiciser.

Ce que veut atteindre Gide, non pas en s'y attaquant de face, mais de biais et comme en l'épousant, c'est « la grande foi, la grande doctrine, la grande école d'énergie qui a fait l'Europe ce qu'elle est, qui fait que nous sommes des Européens et non pas des Asiatiques, des Chinois ou des Hindous ». Il se sert « du dessin français », de l'ordre latin, de la lettre de l'Écriture contre l'esprit qu'ils manifestent ; il invertit toutes les valeurs et, dans le même temps qu'il feint de les défendre, il ne cherche que la divergence, le détour, l'écart qui en détruit l'équilibre. Psychologie, morale, éthique, tout est atteint, perverti. Tout est ramené à la confusion, au « vivant désordre », goûté comme la suprême félicité, comme l'entrée même dans le royaume de Dieu, cette « joie éparse » qui baigne la « terre désasservie ».

Cette introduction nous a semblé utile pour entendre le commentaire que Gide nous offre de Dostoïevsky. Nous tenons désormais les trois clés qui nous permettront, de transcrire en clair ce qu'il a de confus, de mal lié, de discerner les préoccupations autour de quoi il rode, les motifs qui le font, sans cesse, revenir aux mêmes points, à des points fixes comme une hantise. Rien, en effet, de moins composé, de moins équilibré que ce livre où Gide a rassemblé ses entretiens sur Dostoïevsky ; mais l'inspiration est comme préservée par ce désordre que plus d'artifice eût sans doute fait disparaître ; elle a quelque chose de fiévreux, d'obsédé et par endroits de visionnaire qui, dès l'abord, contraste avec cet esprit si fuyant ; ses silences eux-mêmes ont une brusquerie maladroite. Pour la connaissance de Gide, c'est tout gagné : rien de plus révélateur qu'un tel colloque.

 

(1) Plus exactement, Gide n'admet les valeurs morales que dans l'ordre esthétique.

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