Maîtres de la Plume

André Marcou

 

1er décembre 1923

  Interview de M. Henri MASSIS

 

Au sujet de la question N.R.F. et de la seconde série à paraître de "Jugements"

 

Je venais de lire l'interview des Nouvelles Littéraires où M. Henri Massis s'était un peu expliqué sur « la question » de la nouvelle revue française. M. Maritain avait surtout parlé. Aussi, comme j'ai la joie de pouvoir librement interroger l'auteur solide et précis de « Jugements », je le fus trouver de la part des Maîtres de la Plume. Et me voilà un peu confus, comme d'un devoir impérieux et difficile, que ce soit à moi qu'incombe l'expression anticipée de cette lumineuse pensée.

M. Henri Massis parle d'une voix sèche, nette, exténuée. Il a le don de ramasser dans des formules d'une langue claire et inventée, idiomatique et originale, des concepts lucides et nullement simplifiés de la chose la plus fuyante et la moins capable d'être appréhendée par l'intelligence.

On ne s'étonnera pas si les griefs que cette revue a maintes fois élevés contre la N.R.F. sont tous devant ses yeux comme s'ils n'étaient pas.

C'est que Massis saisit une question d'un regard métaphysique. Aussi sépare-t-il tout de suite sa position de celle de M. Béraud.

— C'est, dit-il en substance, un polémiste remarquable, un journaliste de haute tenue, un véritable écrivain. Mais dans cette question de la N.R.F. il a tout mêlé. N’ayant pas de doctrine, il n'a pu produire que des arguments tout contingents, tout subjectifs. Il dit : « M. Gide m'ennuie. » On lui répondra : « Mais il amuse telle personne, il l'intéresse, la dirige. » Ce qu'il faut montrer, c'est la morosité objective, la stérilité inéluctable du gidisme, l'inversion des valeurs qu'il entraîne et l'intégrale déformation dont il est justiciable. Il s'agit non de confesser des goûts personnels, voire de dénoncer des répugnances de groupes ; mais il importe de marquer le divorce pernicieux de l'esthétique et de la morale gidiennes d'avec la vie.

Je fais observer à M. Massis que notre revue a pris l'initiative d'une nouvelle attaque sur des chefs d'accusation un peu renouvelés. Les Maîtres de la Plume combattent l'esprit de petite chapelle et cet esprit dans la N.R.F. Ils dénoncent l'iniquité de la propagande à l'étranger d'une revue si peu représentative parce que peu ouverte. Et n'est-ce pas un reproche principal de M. Massis à l'œuvre de M. Gide que « son manque d'accueil ? »

En vain je confonds les domaines. L'implacable lucidité du jeune maître me ramène du particulier au général, son habituelle méditation.

— La question de la N.R.F. ne se pose pas pour moi. Il y a le cas de Gide. Gide comme théoricien du mouvement, Rivière comme le plus singulier disciple d'un tel maître et les quelques écrivains qui reçoivent la loi et en sont les scribes et les glossateurs : voilà ce que je me représente quand je dis : N.R.F.

— En effet, dis-je, M. Maurras n’a pas épousé ce parti-là en publiant « le Mystère d'Ulysse » à la N.R.F. M. Massis se refuse à conjuguer avec quoi que ce soit une position toute en nuance qui est le fruit de très consciencieuses méditations et que l’on verra en janvier prochain se préciser quand il réunira ses essais complétés et synthétisés par une introduction inédite que j'ai eu la joie d'entendre. C'est comme la substance des bonnes pages de ce livre que l'on trouvera ici, mais la substance appauvrie, amoindrie — peut-être déformée. Cet entretien, où nos lecteurs auront assisté à sa place dans notre enquête sur la N.R.F. L'analyse du livre viendra en son temps. Et chacun le voudra lire enfin.

M. Massis me rappelle d'abord que le groupement dont Gide devint le théoricien présenta l'intérêt tout de suite d'une école littéraire qui se trouvait en plus être la seule et restaurer, dans la forme, par des épurations que l'on pouvait tenir pour méthodiques, un dépouillement qui ne trahissait pas encore l'indigence, l'esthétique même du classicisme. On n'avait faim que de sobriété : on crut rencontrer là une doctrine de la pureté des lignes tant l'ingéniosité de ces écrivains tirait parti de leur impuissance même. Désormais on ne pourra leur refuser d'être artistes : ils ne sont que cela, — avec des prétentions autres qui les font dangereux dans des domaines différents.

Très vite, Gide glissa du plan esthétique au plan moral. La discipline protestante de la justification exigeait en lui que sa manière de faire artistique s'étayât d'une éthique et fût ensuite couronnée à la fois et commandée par toute une métaphysique cohérente. Ainsi s'accusa le divorce de la pensée gidienne d'avec le réel. La N.R.F., à l'époque des « Prétextes », présentait une cohésion singulière. On y voyait Gide, Schlumberger, Ghéon, Copeau, Michel Arnaux... Pourtant, le pouvoir d'accueil n'était pas encore tari ; — une qualité ARTISTIQUE y était sympathiquement accueillie. L'union se faisait dans une levée contre les réalités de l'Action. Déjà se révélait la défiance du vrai, s'ébauchait la future théorie de l'hypocrisie.

— La guerre, confesse M. Rivière, amena la crise, — et une scission. Ce qu'il y avait de sain s'élimina et se rendit compte qu'il y avait eu surprise du meilleur d'eux-mêmes, — l'homme, — par l'expression qui se doit tenir en dépendance. Le métier — une réalité — corrigea l'idéologie de M. Copeau.

Dès son manifeste de 1919, M. Rivière, en reprenant la revue, accusait sa haine de l'Intelligence. Il ne s'agissait pas, disait-il, de s'entendre pour vouloir et penser, mais de sentir avec justesse et de créer avec sincérité. Aucun principe de choix. La revue la plus incohérente. Pourtant la maison d'éditions en même temps montrait plus d’accueil. N'a-t-elle pas reçu des auteurs à succès : Boylesve, Maurras ? Tel écrivain, — l'admirable auteur de Jean Barois, — était sauvé en partie par son naturalisme. Il n'est admissible en une si subtile question que de rechercher des cas, — celui de Gide par-dessus tout. Un procès un peu général n'atteint personne de tous ceux que l'on voulut confondre : ils semblent être invulnérables : on leur rend ce service. Pour Gide, parce qu'il ne lui arrive rien, il se replie sur soi, s'approfondit, se démonte et ne découvre ailleurs, quand il lui est donné de sortir de soi, que ce qu'il est décidé depuis toujours à y trouver. Emané de soi-même, il y retourne sans fin : impuissance, morosité, voilà la source et l'effet de sa doctrine ; stérilité ; en voilà la fin. Il est chétif, indigent, sans imagination créatrice, sans générosité... Et Massis me rappelle Les Caves du Vatican : Gide abordait une œuvre longue : allait-il représenter des choses humaines, s'enrichir, se renouveler, s'évader de lui-même ? Tout aboutit à une croisade impossible, rêvée, maladroite, irréelle, dérisoire. Pouvait-il rendre à la réalité ce qu'il n'en avait jamais reçu ? Et ce désir de se poser en égal des créateurs saisissait les limites de l'homme. Climat de néant entretenu par la lecture dans le sens infernal des Livres Saints : c'est où il se condamne à vivre. Sa vie n'est qu'un refus intégral des conditions générales de la vie. Pour lui, l'œuvre d'art est un fruit d'où sort le futur. Ainsi on s'est créé un alibi, on a éludé la pensée qui confronte le rêve flotteur avec la réalité présente. A l'aide d'un art épuré et classique, il a vicié la notion de l'homme classique. J'ose proposer un néologisme à M. Massis qui sourit : « Il a reluciférisé le Prince des Ténèbres. Son inversion des valeurs a sa source dans une révolte essentiellement religieuse ».

Je pris congé. Désormais, Gide m'apparaîtra sous la forme d'un Prométhée sadique qui jouirait de son vautour même.

En quittant M. Massis, je songeai à la portée immense de sa pensée. Par delà la N.R.F., dont il a fait déjà pour tous les bons esprits et dont il va parfaire, en janvier, le procès dans la seconde série de ses « Jugements », avec cette netteté et cette autorité de doctrine qui le mettent au-dessus de toute querelle d'influences autres que spirituelles, Henri Massis atteint le gidisme partout où il se glisse comme il n'a poursuivi que lui dans cette maison de publications qu'il n'aura pas en bloc condamnée. Certes, je demeure intéressé par les arguments techniques et la généreuse stratégie d'édition de M. Baudinière, convaincu même que le gouvernement est coupable d'accroître l'influence de la N.R.F. ; mais Massis m'a aidé à prendre conscience de la nocivité objective, intime, inexcusable du gidisme proprement dit. J'ai tenu, inhabile sonneur, à faire entendre ce son de cloche. Je félicite Les Maîtres de la Plume de leur ouverture d'information qui permet, dans cette grande discussion provoquée, l'expression courtoise de toute opinion motivée. Et, comme les exemples vivants sont d'un autre pouvoir que les vaines déclarations, comme M. Massis vient de nous rendre habiles à traquer Gide partout, je tiens aussi, pour devancer une objection possible qui serait mal venue, à faire dans nos colonnes ce que l'on peut défier la N.R.F. de tolérer dans les siennes. Au dernier numéro, en tête des articles d'informations sur la Bretagne, on lisait une imagination maladive signée de M. Francis-Jacques. La métaphysique pour y blasphémer recourait au sadisme. Ces lignes, d'ailleurs écrites avec une subtile et prenante maîtrise, sont une défiguration de la pensée bretonne. J'ai entendu des plaintes : elles sont ici traduites.

Voilà, démontré par un exemple, qu'à l'encontre de la N.R.F. Les Maîtres de la Plume ignorent la petite chapelle.

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