L'Œuvre littéraire

22 janvier 1924

 

André Gilly

 

M. Henri Massis n'appartient pas à la famille intellectuelle, malheureusement trop dispersée, qui est, nous nous en honorons, la nôtre et où, parmi l'immense disgrâce d'une époque vouée à toutes les diminutions, survit tant bien que mal l'idéal du vieux libéralisme français. M. Massis se donne, au contraire, comme un des chefs de cette réaction dogmatique et intransigeante qui prétend sauver la France et l'Europe par la vertu d'un catholicisme restauré, renouvelé, retrempé au pur thomisme. C'est assez dire qu'entre M. Massis et nous il n'y a pas de discussion possible : le malentendu est radical.

Si je parle donc aujourd'hui de la féconde série de ses Jugements, ce sera seulement pour y prendre texte sur M. Gide dont il est temps que je dise deux mots aux lecteurs de l’Œuvre, car divers symptômes semblent annoncer que, la disparition de Barrès aidant, la position de M. Gide va se développer et que le temps est proche où lui sera peut-être décerné le titre de Prince de la Jeunesse dont Barrès était si fier et auquel M. Gide semble, il est vrai, attacher moins de prix qu’à la fonction elle-même. Peu lui importent l'étiquette, le protocole et les accessoires décoratifs s'il a le prestige et l'autorité, et peu lui importe le nombre de ses fidèles, pourvu qu'ils soient de son choix ! Or leur troupe grossit tous les jours, en dépit où en raison des attaques dont M. Gide est l'objet, et la question Gide s'enfla à proportion. Voyons un peu comme elle se posa dans l’esprit de M. Massis.

Pour M. Massis, M. Gide est un malheureux, presque un malade. C'est, en tout cas, un anormal en proie à un désordre et à une anxiété pathologiques. Calviniste d'origine, nietzschéen d’élection, il répudie toute morale comme ennemie de la vie et opposée au plein épanouissement de notre nature. Celle-ci n'est ni bonne ni mauvaise, il n’y a en elle ni bien ni mal, ou plutôt le mal qu'elle renferme, étant naturel au même degré que le bien, a les mêmes droits que ce dernier et sollicite les mêmes égards. Cet « immoralisme » de M. Gide, M. Massis le considère comme éminemment dangereux pour cet idéal « classique et chrétien » qui tend à maintenir l'équilibre de la personne humaine et à la soutenir dans son effort permanent contre les « forces obscures ». L'humanisme occidental, collaborant avec le christianisme, nous a transmis une certaine conception de l’homme et un certain canon de la beauté qui sont en réalité inséparables. Pas de véritable classicisme sans discipline morale ! Les contraintes formelles où se complait M. Gide ne suffisent pas, elles ne doivent pas nous abuser sur la barbarie et la nocivité foncières de l’«immoralisme », dont le but idéal n'est rien de moins, affirme M. Massis, que l'établissement du désordre et de l'anarchie sur les décombres de la civilisation, à moins que — éventualité pire encore — il ne nous conduise tout droit au suicide de l’espèce humaine. Peu s'en faut que M. Massis ne dénonce en M. Gide un malfaiteur public, un corrupteur de la jeunesse au sens le plus strict du mot, et, s'il ne le condamne pas à boire la ciguë ou à périr sur le bûcher, c'est que les moyens lui font encore défaut de faire exécuter la sentence : mais patience...

Trois mouvements, donc, dans l’âme de M. Gide, trois « régions » comme dit M. Massis. D’abord, un homme effrayé de sa nature morbide, et qui éprouve le besoin de reculer les limites de la psychologie normale et de la morale reçue ; un artiste qui cherche dans la littérature le divertissement de son obsession ; enfin un réformateur, un apôtre, le fondateur d’une religion nouvelle, écœuré d'un Dieu réduit à un principe moral et logique, et cherchant Dieu quand même… On voit que M. Massis accorde à M. Gide une part fort belle. L’auteur de l’Immoraliste serait, à notre avis, mal fondé à faire appel d’un « jugement », qui le condamne à l’aide d’attendus si flatteurs. « Attendu que M. Gide nous apparaît comme la moderne incarnation du Malin… » dit en substance M. Massis. Vous souriez ? Ouvrez le livre : le mot démoniaque y est en toutes lettres.

Enfer et diable mis à part, le procès intenté par M. Massis à M. Gide constitue une phase curieuse du conflit actuel, du conflit éternel, de la morale sociale et de l’individualisme en révolte contre une règle dont il ne trouve pas en lui-même la justification. Il est seulement fâcheux que la personnalité contrefaite et grimaçante de M. Gide enlève à ce débat le caractère de généralité par où chacun de nous pourrait s’y tenir plus ou moins engagé.

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