|
David ROUZEAU
Diversité de points de vue " : le roman,
Étude des Faux-Monnayeurs d'André Gide, 124 ff., 1999.
Université de Lausanne, Faculté des Lettres Direction :
M. Jean KAEMPFER.
Experte :
Mme Danielle CHAPERON. Soutenance :
septembre 1999.
Dans
cette étude, j'ai tenté d'approfondir une définition que Gide donne
du roman dans son Projet de préface pour Isabelle :
« Le roman, tel que je l'imagine, comporte une diversité de
points de vue, soumise à la diversité des personnages qu'il met
en scène ; c'est par essence une oeuvre déconcentrée ".
On sait que Gide cherchait à réaliser un roman dès Les Cahiers
d'André Walter, mais son idée du roman n'arrêta pas de se préciser
et d'être plus complexe au fur et à mesure qu'il publiait de nouveaux
textes littéraires. Refusant à ceux-ci la mention " roman ",
il leur donnait le nom de " récits " ou de " soties ".
Ce ne sont que Les Faux-Monnayeurs qui acquirent le privilège
d'être le seul roman d'André Gide. Se pose alors la question de
la spécificité du roman pour Gide. Interroger la définition du roman
en termes de points de vue permettait de l'aborder. Il en résulta
une analyse portant sur deux plans. Tout d'abord, l'aspect linguistique
et narratologique des points de vue permet d'analyser comment le
texte du roman construit les points de vue au sens du mode de Genette
répondant à la question de " qui voit et perçoit " l'action.
On peut de là en inférer des conséquences quant à l'esthétique gidienne.
Ensuite, la problématique des points de vue ressortit également
au travail fondamental d'écriture de Gide qui concrétise son impératif
de l'état de dialogue et lui permet d'envisager certaines choses
avec le moins de préjugés possibles, ainsi qu'il le défendait. Cette
étude se déploie ainsi, d'une part, sur le plan linguistique et
narratologique des Faux-Monnayeurs, et, d'autre part, sur
le plan poétique et esthétique de la pensée gidienne, notamment
sa pensée de la dépersonnalisation, de l'amour, de l'état de dialogue,
de non-jugement, etc. Pour l'annoncer de façon apéritive, la question
des points de vue a partie liée avec la sensibilité gidienne pour
le nouveau, l'inattendu, ce qui peut se comprendre comme une relation
à une altérité. Cette sensibilité gidienne pour l'altérité est perceptible
de façon assez étonnante dans le film d'André Allégret sur André
Gide, lorsque l'on voit ce dernier s'émerveiller devant la diversité
des architectures et des moeurs de villages africains. On peut,
en outre, relier le primat de la diversité des points de vue avec
la question du non-jugement, ainsi qu'en témoignent des ouvrages
comme La Séquestrée de Poitiers ou L'Affaire Redureau,
parus dans la collection créée par Gide et dont le nom reprenait
précisément la parole du Christ : " Ne jugez point ! ".
Il est fait mention de tous ces thèmes dans le roman des Faux-Monnayeurs,
en particulier dans les passages fondamentaux du journal d'Édouard
touchant aux considérations esthétiques concernant le roman, ou
celles touchant les questions du rapport à autrui. Ces thèmes sont
aussi présents, en plus que dans toute l'oeuvre de Gide, dans le
Journal des Faux-Monnayeurs dont certaines phrases préservent
encore maintenant un domaine énorme d'inexplicité.
L'analyse narratologique
des points de vue montre que les points de vue des personnages se
manifestent de différentes façons et que cela varie selon les personnages.
On remarque que Gide construit un rapport de proximité et de distance
avec ses personnages en recourant, diversement pour chacun, aux
techniques d'exposition des points de vue. Il n'y a ainsi aucune
focalisation interne, au sens de Genette, pour le personnage du
Comte de Passavant. Il n'y a pas non plus de monologue intérieur
propre à ce personnage, qu'il soit rapporté dans le texte sous les
différentes formes du discours direct, indirect, indirect libre
ou encore sous la forme d'un résumé narratif. Ce personnage est
essentiellement présenté par ses dialogues, au style direct, et
par des présentations du narrateur, dont la perspective reste à
l'extérieur du personnage, sans s'autoriser ou plutôt, semble-t-il,
désirer entrer dans son intériorité. Lorsqu'il est fait état de
sa réalité intérieure, ceci est proposé sur le ton du commentaire
savant, ironique, mettant bien en scène le comportement égoïste
et vil de ce personnage. Par contre, le narrateur gidien empruntera
à propos de personnages " sympathiques " toute une série
de techniques narratives qui produisent des effets de proximité
pour ne pas dire d'affection : monologue intérieur rendu au
style direct, indirect, indirect libre ou encore narrativisé (cf.
ceux de Bernard), focalisation interne (rarissime dans ce roman
comme celle de Profitendieu dans la scène de la lettre d'adieu de
son fils), présentation intérieure du personnage qui fait que l'on
participe à l'action aux côtés du personnage, etc. Ces techniques
d'exposition des points de vue sont utilisées ainsi diversement
selon le rapport de proximité et de distance que le narrateur désire
entretenir avec ses personnages. Et, en fait, c'est aussi le dispositif
textuel qui produit ces rapports de distanciation et rapprochement
avec des personnages selon la lecture singulière qu'en fait chaque
lecteur.
Mon idée est que
ces rapports de distances variables sont directement liés à la question
de la sympathie à laquelle Gide fait appel. La dépersonnalisation
de soi en un autre est le propre de la sympathie. Il s'agit pour
Gide de se donner à ce que l'on désire, à un autrui qui lui offre
une possibilité d'être. C'est ce que permet de faire le roman en
présentant un kaléidoscope de points de vue. Ceci apparaît toutes
les fois qu'un événement est présenté par le biais de plusieurs
personnages et jamais directement selon la leçon de l'indirectness jamesienne. Mais, cet enjeu
de dépersonnalisation aimante est aussi rendu possible par la construction
textuelle des points de vue selon les techniques de leur exposition
ci-dessus introduites.
Gide a donc trouvé
dans l'écriture un moyen de se déporter vers l'autre, ou en d'autres
termes vers le désir. Il a réussi à créer une oeuvre qui permet
le jeu des points de vue et donc l'expérimentation du soi. C'est
une grande leçon d'humilité et d'humanité que celle qui assume l'humanité,
précisément, de toute une série de possibilités d'être. Le roman
est donc bien une " diversité de points de vue soumise à une
diversité de personnages ". Il est aussi ce qui permet de passer
de " l'événement " à " l'effort du romancier pour
en faire un livre ", c'est-à-dire du fait brut à sa perception
par un point de vue tiers vers lequel on déporte son regard. Il
s'agit de ne pas en rester au niveau de son point de vue propre
et de ses préjugés, il s'agit de chercher à percevoir les choses
avec un regard autre que le sien, c'est-à-dire avec un regard que
l'on acquiert dès lors que l'on se laisse aller à la voie du désir
qui nous fait voir les choses différemment ou en d'autres termes,
de façon nouvelle. Gide ne pouvait, dans cette perspective,
être qu'un tenant du non-jugement, au sens où le jugement trop grossier
pêche toujours par aveuglement. Tous les phénomènes de mise en abyme,
le conflit de la réalité et de l'idéal, la définition du roman comme
" ellipse " à double foyers ou comme " diversité
de points de vue soumise à une diversité de personnages " trouvent
dans cette approche une certaine unification. Ainsi, par l'écriture,
Gide parvient à aller vers des possibilités d'être qui permettent
le surgissement de la vie ou en d'autres termes du désir. Sortir
de l'ego donne lieu à un dépassement des préjugés dont Gide tenta
si fortement de s'abstraire. L'écrivain transforme l'événement en
une oeuvre, c'est-à-dire qu'il s'efforce de l'envisager en un regard
neuf qui développe la puissance de l'événement, ce que l'on pourrait
appeler sa vitalité. L'art est donc bien le conflit entre l'événement
brut, la réalité, et l'idéal, c'est-à-dire l'esthétisation du réel.
Le roman est ainsi, à l'image de l'art, une ellipse dont le premier
foyer est l'événement et l'autre foyer l'effort que l'écrivain fait
pour le transformer en oeuvre d'art. Gide cherche à représenter
le mouvement allant d'un fait à son esthétisation. La mise en abyme
d'un romancier dans un roman permet de représenter cette esthétisation
du réel. La construction du roman de façon multiperspectiviste satisfait
l'impératif d'être toujours dans l'expérimentation d'un regard nouveau
qui permette plus de plaisir, plus de vérité. C'est aussi pourquoi
le roman est une « oeuvre déconcentrée ». Le sujet du
roman est le mouvement allant du réel à son esthétisation, c'est-à-dire
d'un premier point de vue à un autre point de vue sur l'événement.
C'est au sein de ce kaléidoscope de points de vue qu'il faut passer
de l'un à l'autre en cherchant toujours plus un degré d'altérité
désirée, une nature d'altérité qui soit la plus riche possible en
possibilités de développement et de vie.
David Rouzeau
david.rouzeau@bluewin.ch
Autres travaux :
" La langue en variation
continue ", in Archipel,
Lausanne, décembre 1997, pp. 49-61 [sur la conception du langage
de Gilles Deleuze].
Une pensée de l'aube, Approche
de l'usage du langage chez Georges Haldas,
inédit, 1998, 64 pp. |