Les Guêpes
[1910]
Jean-Marc Bernard
L’Enfant Prodigue (1)
Avant de rapporter les réflexions
que me suggère la lecture du dernier livre publié par M. André Gide,
je crois indispensable de résumer son interprétation de la parabole
évangélique. N'ayant point découvert le bonheur
et n’ayant pu même prolonger l’ivresse de vivre qu'il aimait par-dessus
tout, l’enfant est « fatigué de sa fantaisie et comme désépris
de lui-même ». Il se sent las de servir des étrangers... La faim
également le torture. Aussi bien, servir pour servir, mieux vaut rentrer
à la maison paternelle où toujours au moins il pourra se rassasier.
Mais du temps même qu'il retourne vers son père, le goût de la liberté
lui brûle encore les lèvres, et il reconnaît qu’il ne cède qu'à la
faim, an dénuement, à la paresse et à la lâcheté. Il se demande, mystique
incorrigible que la réalité contraint, s'il n'aurait pas aussi bien
retrouvé le Père aux confins des routes désertes, sans pour cela s'être
astreint à revenir sur ses pas. Après l'accueil paternel, l'enfant
doit écouter les réprimandes de son frère aîné, puis les tendres reproches
de sa mère. L'aîné possède toute la raideur et la sécheresse de qui
n'a jamais failli. Au prodigue qui doute, il affirme : — « N'appelle qualité que ce
qui te ramène à l'ordre, et tout le reste réduis-le. — C'est cette mutilation que je crains.
Ceci aussi, que tu vas supprimer, vient du Père. — Eh ! non pas supprimer !
réduire, t'ai-je dit. Ce n'est même pas réduire qu'il devrait
proposer (son zéle du devoir l'emporte trop loin), mais : dompter,
contraindre et
classer. Cette contrainte d’ailleurs rend beaucoup plus vigoureux
l’objet soumis et dépendant. Elle l’oblige à se concentrer, à se replier
sur lui-même, à se fortifier, au lieu de se répandre. L’aîné le reconnaît
puisqu'il ajoute : « Ce n’est pas une diminution,
c'est une exaltation de la loi que je propose. » En vain le prodigue veut objecter
que le Père n’en demande pas tant ; avec raison son frère lui
réplique : — « (Le père) ne s’explique
plus très clairement ; de sorte qu’on lui fait dire ce qu’on
veut. » Il pourrait même préciser que le
Père ne s’explique plus du tout : mais que chacun de ses enfants
s’arroge le droit d’énoncer et d'interpréter la pensée qu'il lui suppose.
Or la seule certitude sur laquelle on peut construire, la voici :
en créant ses enfants, le Père a voulu les voir vivre ensemble et
non pas isolément. La société a donc des droits sur l'individu ;
toutefois, et fatalement, en sauvegardant ses propres droits, la société
assure le patrimoine de chaque particulier. L’aîné le fait observer
justement, mais avec un bon sens un peu trop égoïste. « Songe à ce qui serait advenu
si j’avais,
comme toi, délaissé la Maison du Père. Les serviteurs, les bandits
auraient pillé tout notre bien. » La mère, elle, ne fait appel qu’au cœur de son enfant et non point
à sa raison. Aussi quelle différence dans les réponses du fils. Son
accent si sincère avec le Père, si orgueilleux avec le frère aîné,
le prodigue maintenant l'adoucit et le voile. Il emploie des phrases
à double sens pour ne pas laisser deviner l’angoisse et le doute dont il est pénétré. Il se lamente : « Rien n’est plus fatigant que
de réaliser sa dissemblance. Ce voyage à la fin m’a lassé. » Mais qu'importe à la mère cette amertume
qu'elle ne peut guère comprendre ? Elle ne voit que son fils
revenu. Elle le supplie d'aller parler à son plus jeune frère, dont
l’imagination est tentée par
des rêves imprécis. Celui-là aussi va partir, l’instinct maternel
le prévoit : car, confie la mère au prodigue, ton frère puîné
est pareil à toi. — Pareil à moi ? — A celui que tu étais, te dis-je,
non pas encore, hélas ! à celui que tu es devenu. — Qu’il deviendra. — Qu’il faut le faire aussitôt devenir. » Emouvantes répliques, serrées et
pressées comme celles d’un dialogue cornélien ! Voici donc le prodigue mis en demeure
d’agir. Que fera-t-il, lui qui n’a jamais suivi que son instinct,
de liberté d’abord puis de bête affamée qui retourne au gîte abandonné ?
Il va trouver son frère puîné, et aussitôt découvre en lui sa propre
jeunesse. Même révolte contre toute autorité,
contre tout ce qui contraint, contre tout ce qui limite. Même mysticisme
éperdu, mysticisme inutile, voire néfaste, puisque son but n’est plus
Dieu. En son âme précoce se résument tous les appétits romantiques
et puérils. Ah ! ce n’est pas ce jeune enfant qui s’écrirait :
Je n’ai pas le désir enfantin d’être
libre ! (2)
Ce cri si raisonnable lui semblerait
un blasphème. Le prodigue non plus ne peut comprendre ce qu’il y a
de ridicule et d’anti-social dans ces vagues désirs ; car il
n’est pas revenu à la maison conduit par l’intelligence, mais bien
par le ventre. Son jeune frère le lui fait durement observer : « De sorte qu’aujourd’hui tu
reviens… vaincu. — Non, pas précisément — résigné. » Ce n’est pas résigné qu’aurait dû
s’avouer le prodigue, pas plus que vaincu, mais convaincu et soumis.
Aussi que pourra-t-il dès lors objecter lorsque le frère puîné lui
prouvera qu’il n’a été misérable et obligé à garder les pourceaux
que parce qu’il n’avait pas eu le courage d’être libre ? Que
pourra-t-il répondre lorsque l’enfant dans sa fièvre gémira :
— « Et pourtant il y a d’autres royaumes, et des terres sans
rois, à découvrir ? » Il ne fera que baisser la tête et
confesser : — « … Oui, je le sens bien à
présent : j’ai failli ». Ce n’est pas lui qui saura montrer que ces terres sans roi sont des terres imaginaires, des nuées adorables, mais inconsistantes, des régions embrumées comme l’île de Thulé. Il prendra la lampe pour accompagner son frère jusqu’au seuil de la maison en lui disant : « Tu emportes tous mes espoirs. Sois fort, oublie-nous, oublie-moi. Puisses-tu ne parvenir... », puis le regardera s'enfoncer dans la nuit. Conclusion décevante ! Nous
devinons trop la fin lamentable qui attend celui qui s'éloigne. Et
pourtant comme nous avions applaudi aux paroles du frère aîné !
Elles n’ont pas convaincu le prodigue, parce qu'elles étaient trop
dures. Mais ces dures paroles, c'est André Gide qui les prête au frère
aîné, ou plutôt c'est le prodigue lui-même qui prévoit les reproches
qu'on va lui adresser, et il les devine impitoyables. Dans la réalité,
combien ces reproches seront plus doux ! Tendrement le frère
aîné saura parler à son cœur, puis à son intelligence, car il ne cherchera
pas à lui arracher l’un ou l'autre de ses désirs ; il ne lui demandera que de les
subordonner les uns aux autres. Ah ! pourquoi M. André Gicle
ne veut-il pas se décider à prendre parti ? Hélas ! dès
le prologue de sa parabole, il nous prévient : « Je ne cherche
à prouver la victoire sur moi d'aucun dieu — ni la mienne ».
Voilà l'erreur fondamentale. En admettant même que tous les deux,
le dieu et lui, aient raison, il ne devrait pas nous laisser à notre
choix nous pencher vers l'un plutôt que vers l'autre. Son devoir,
en ce cas, serait de nous présenter en une harmonieuse synthèse la
part de vérité qui se trouve dans chacun. Mais, se décider, comment pourrait-il
y consentir, lui l'éternel indécis ? Déjà dans Les Nourritures
Terrestres, il proclamait : « La nécessité de l'option
me fut toujours intolérable ; choisir m'apparaissait non tant
élire, que repousser ce que je n'élisais pas. » Et pourtant ce
n'était pas faute de savoir les malheureuses conséquences d'une telle
doctrine, car il reconnaissait aussitôt. « Ainsi ne traçai-je
de moi que la plus vague et la plus incertaine figure, à force de
ne la vouloir point limiter ». André Gide nous présente, impartialement,
semble-t-il, le frère aîné et le puîné, et nous laisse deviner sa préférence
pour le plus jeune. Toutefois, il oublie de nous dire si son héros
n’est pas retourné lui aussi à la maison paternelle, ou s’il n’a pas
succombé sur la route. Toujours il nous dresse le portrait d'un individu
luttant contre la société, sans oser blâmer cette attitude qu'il chérit,
mais qu'il reconnaît dangereuse. (3) Pourquoi M. André Gide ne veut-il
pas apercevoir que sa doctrine du plus de libération possible est
mortelle ? Car c’est bien cette doctrine qu'il oppose à la théorie
de l'enracinement de Maurice Barrès. Le déracinement, nous
dit-il, en effet, s'il ne convient pas aux faibles, ne peut être qu'excellent
pour les forts. Quel sera donc le jeune homme, au
début de la vie, qui consentira à se classer parmi les faibles ?
Personne ne voudra plus s’astreindre à l’enracinement, à l’acceptation
du devoir, et surtout du devoir médiocre, mais nécessaire — d'où la
fin de toute société. Les théories prêchées par M. André Gide peuvent
paraître excellentes pour les âmes solidement trempées, soit !
Remarquons d'ailleurs que les grands isolés les ont toujours observées,
sans toutefois les professer. Mais ces hommes libres, ces anarchistes,
ces libertins disait-on jadis, ne peuvent exister, sans dangers pour
le peuple, que dans une société fortement organisée. Dans une démocratie
telle que la nôtre, ils sont des foyers de dissolution plus ou moins
lente. M. André Gide, malgré lui, devient un professeur de démoralisation.
En cela il s'oppose à Barrès, professeur d'acceptation, partant d’énergie. Voici que tout semble se résoudre
à nouveau en la fameuse « querelle du peuplier ». Peut-être n'était-il pas inutile
d'y revenir aujourd'hui. Avec le recul, nous discernons aisément qu'il
n'y eût là, en somme, qu'une querelle de « mots ». Quand
André Gide disait : déraciné, il signifiait : arraché
du sol avec ses racines pour être transplanté ; Barrès, lui,
lorsqu'il écrivait, déraciné, entendait : privé de ses racines,
dont tes racines ont été tranchées. D'où il résulte qu'au fond
du débat, les deux écrivains se trouvaient d'accord, leur dissentiment
n'était que superficiel. Or, cet accord essentiel, il nous faut aujourd'hui
le rechercher, plutôt que nous attarder à des polémiques verbales. Nous souhaitons pouvoir prochainement
placer M. André Gide parmi les Maîtres que nous aimons. Déjà depuis
ce Retour de l'Enfant prodigue, écrit en 1907, il nous a donné
la Porte Etroite. Oui, la porte est étroite du devoir, mais, fils repentant, il en passera le seuil, puis une fois dans la maison paternelle, nous espérons qu'il enseignera alors à ses jeunes frères la doctrine de l'acceptation. Se souvenant encore de son maître Ménalque qui lui recommandait d'être « accueillant », il reconnaîtra qu'il y a autant de joie à se fixer pour accueillir le devoir, qu'à courir vers toutes les nuées de l'imagination et qu'à s'ouvrir à toutes les impressions qui passent. Ce sera là le vrai retour de l'enfant prodigue. Et nous saurons le saluer joyeusement avec le dernier verset de cette touchante parabole : « Epulari autem et gaudere oportebat, quia frater tuus hic mortuus erat, et revixit ; perierat, et inventus est »
(1) André Gide : Le Retour de l’Enfant Prodigue. Bibliothèque de « L’Occident ». (2) Jules Romains, La Vie Unanime. (3) Dans son Philoctète, encore, après nous avoir émus par les fortes paroles d’Ulysse, qui nous prouve que la nécessité qu’a l’individu de se soumettre à la société, il s’empresse de nous montrer Philoctète, orgueilleusement seul, se réjouissant d’être abandonné et d’avoir été dépouillé de son arc et de ses flèches. C’est donc l’individu vainqueur ? Oui. Seulement pour que son Philoctète puisse continuer à vivre, maintenant que Néoptolème et Ulysse lui ont enlevé ses armes, André Gide se voit obligé de nous apprendre que « les oiseaux du ciel descendent le nourrir ». Dans la réalité, le dénouement eût été différent : Philoctète fût mort de faim.
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