Le Feu
[1913]
Tancrède de Visan
J’ai consacré ailleurs une étude
complète de l’œuvre d’André Gide. En relisant aujourd’hui le Retour
de l’Enfant prodigue et les cinq traités si pleins de sève qui
forment comme l’ossature d’une pensée en perpétuel devenir, je ne
trouve rien à changer à ce que j’ai écrit sur ce sujet. Cette étude,
si je devais la recommencer, je la referais, je crois bien, avec les
mêmes termes. Tout au plus insisterai-je davantage encore, s’il est
possible, sur la fécondité d’une intelligence sans cesse en voie d’évolution.
Là où d’autres ont vu stérilité et impuissance, je vois richesse et
substance. Gide est un des écrivains de la génération précédente qui
a apporté le plus d’idées neuves avec le moins de tapage possible.
Une note du Traité du Narcisse, la fin de la Tentative amoureuse,
El Hadj, Philoctète, tout le livre des Nourritures
terrestres et ce chef-d’œuvre l’Enfant prodigue contiennent plus de beauté et de philosophie que l’ensemble de notre
production littéraire depuis vingt ans. Il faut que cela se sache.
Chaque paysage intellectuel, chaque état d’âme peut être considéré
de bien des façons. Gide a toujours su découvrir le lien d’où l’aspect
moral d’une idée s’offre dans sa plus curieuse lumière. Et cette idée
ne se contente pas d’être originale, elle a aussitôt le don de nous
émouvoir et de nous faire tressaillir, parce qu’elle déchaîne en nous
une musique voluptueuse et inconnue. Gide n’a jamais séparé en deux
morceaux l’intelligence et la sensibilité, comme ceux qui coupent
un fruit par le milieu. Ce fruit Gide ne le partage pas, il le pèle
délicatement et y mord à belles dents. A-t-on assez remarqué à quel
point son œuvre est dynamogène et engendre l’exaltation ! Les
passionnants problèmes qu’il soulève, il ne les résoud pas, cela nous
est bien égal, — mais comme il nous en présente chacun des termes
avec passion ! Toute la noble inquiétude de la vie est dans cette
oeuvre émouvante et belle.
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