Le Journal des Débats

 

20 octobre 1920

Jean de Pierrefeu

 

      Le symbolisme va connaître la gloire de l'enseignement public en Sorbonne. C'est la reconnaissance officielle de son existence par l’Université qui fut si longtemps à nier le sérieux et le bien-fondé de cette école. Il faut, en effet, se souvenir des quelques lignes dédaigneuses que M. Lanson consacrait aux symbolistes dans la première édition de son manuel de littérature, pour apprécier le chemin parcouru depuis lors.

      En fait, rien ne sera plus utile que ces leçons sur un mouvement littéraire qui, pour être aujourd'hui à peu près clos, a laissé néanmoins des traces si nettes dans notre littérature que certains écrivains contemporains, engagés depuis dans d'autres voies, ne peuvent être expliqués que par un rappel à leurs origines symbolistes.

      L’Université reste malgré tout la seule propagatrice de la gloire littéraire dans le grand public. Le dédain qu'elle a manifesté longtemps pour le symbolisme, le silence qu’elle a observé à son égard a fait que la grande majorité des lecteurs discernent mal tout un ensemble de qualités secrètes, de nuances sensibles et de raffinements intellectuels dont la présence dans certains ouvrages contemporains ne [mot illisible] est pas expliquée par les écoles romantiques et parnassiennes, les seules reconnues jusqu’ici. Bien des obscurités vont s’éclaircir. Peut-être des ouvrages de cette période qui portent dans les catalogues la mention épuisé vont-ils connaître la faveur d’un lancement nouveau ? Et, sans doute, ce courant de curiosité est-il déjà établi puisque nous avons vu reparaître, non sans surprise, aux étalages ces étranges Chants de Maldoror, dont on aurait bien juré qu'en dehors des seuls bibliophiles ils n'intéresseraient plus personne.

      Je m'excuse de ces réflexions, mais ne devaient-elles pas me venir tout naturellement à l’esprit puisque mon dessein est de vous parler cette semaine de la Symphonie pastorale de M. André Gide ? Cet auteur n'est-il pas un de ceux qui ont tout à gagner de la récente décision de la Sorbonne ? Et s'il est si mal connu, en dépit de son incontestable valeur, s'il apparaît à beaucoup inapplicable, ou tout au moins secret, ne faut-il pas en trouver la raison dans ce que j’ai dit plus haut ?

      Voyez-vous, je commence à trembler pour les étudiants ès lettres. Quelles merveilleuses joies les attendent avec l’étude du symbolisme ! Mais que de dangers aussi vont courir ces jeunes esprits qu'on va livrer en pâture aux plus dangereux magiciens du verbe et de la pensée ! Les professeurs se rendent-ils compte de leur responsabilité ? Verrons-nous un jour des adolescents commenter les Nourritures terrestres ou l’Immoraliste de M. André Gide ? Cela peut-il s’envisager sans qu'on proteste ?

      Je retrouve un vieux carnet où je notais jadis quelques pensées de cet auteur, et je transcris :

« Il faut agir sans juger si l’action est bonne ou mauvaise. Aimer sans s'inquiéter si c'est le bien ou le mal. »

Et encore :

« Hérétique entre les hérétiques, toujours m'attirèrent les opinions écartées, les extrêmes écarts des pensées, les divergences. Chaque esprit ne m’intéressait que par ce qui le faisait différer des autres. »

Et cette suite de phrases mystérieuses, capable d'enivrer comme un vin trop fort :

« La nécessité de l’option me fut toujours intolérable ; choisir m’apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n'élisais pas. »

« Mon âme était l'auberge ouverte aux carrefours : ce qui voulait entrer entrait. Je me suis fait ductile, à l'amiable, disponible par tous mes sens, attentif, écouteur jusqu'à ne plus avoir une pensée personnelle, capteur de toute émotion au passage, et de réaction si minime que je ne reconnaissais plus rien pour mal à force de ne protester devant rien. »

[Socrate], condamné pour ses méfaits [deux mots illisibles] à boire la ciguë, n'avait certes pas proféré des paroles aussi séditieuses. Ce Gide, qui nous enseignait à jouir avec une insatiable ardeur de nos cinq sens, parallèlement à Barrès, lequel d'ailleurs apportait à sa doctrine trop d'ironie pour qu'on le crût sur parole, c'est celui des débuts. Mais a-t-il tant changé ? Sorte de Protée insaisissable, il se glissait dans les états d'âme les plus étranges, comme s'il avait voulu à la fois vivre plusieurs vies. Et, par une ironie du sort, ce professeur de jouissances a eu plus que quiconque la hantise du péché. Imaginez un faune élevé dans le protestantisme et dévoré de scrupules.

C'est sous cette image un peu vive qu'il m'apparaît. Il a beau prétendre se donner tout entier à toutes les joies sans arrière-pensée ni remords, on discerne parfaitement son inquiétude. Au fond, je pense que son idéal était celui de Goethe : Goethe, assez fort pour tout connaître et tout dominer, serein dans les pires agitations de l'âme, olympien en un mot. Hélas ! il n'est pas donné à tout le monde d'être olympien.

Et il est arrivé à la fin ce qui était fatal. A force d'avoir, par une disposition de son éducation et de sa nature, la notion du péché toujours présente à l'esprit, André Gide a voulu jouer du péché. Il s’en est fait un motif de volupté. Aucune habitude d'âme n'est plus malsaine. Les choses les plus innocentes en sont empoisonnées. Vous trouverez à tous les livres d'André Gide un air clandestin qui les gâte et nous empêche de les goûter pleinement, sans méfiance. Théophile Gautier a dit de Baudelaire qu’il aurait pu graver sur son cachet ces deux mots : Spleen et idéal. André Gide, sur le sien, y inscrirait avec raison ces deux termes contradictoires : Ivresse et contrainte.

Je ne prétends pas par ces quelques phrases vous donner une idée complète de l’auteur de l’Immoraliste, de la Porte étroite, d’Isabelle, et de tant d’autres ouvrages, à la fois si austères et si séduisants ; il a trop de dessous pour qu'on puisse en venir à bout aisément. Mais il me semble que, pour un premier contact, mieux valait donner de lui une sorte d’interprétation symbolique, essayer sa synthèse, quitte à négliger les détails de cette riche personnalité.

La Symphonie pastorale, son dernier livre, nous le montre bien avec cette auréole d’inquiétude par quoi les mauvais anges se distinguent des bons. Mais par un raffinement plus grand, au lieu de placer la statue du péché dès le seuil de sa composition, comme si elle était chargée de nous faire accueil, ce qui est assez sa coutume, il la dissimule dans une chambre secrète. A la fin, il nous la dévoilera tout à coup, quand, abandonnés aux douces joies d’un sentiment que nous voulons pur, il est trop tard pour revenir en arrière. On ne dresse pas si savamment des embûches à la nature humaine sans un peu de malveillance ou tout au moins d'ironie. Et certains critiques qui veulent voir avant tout en notre auteur un ironiste n'ont pas tort, semble-t-il. Pour moi, je ne peux entièrement me faire à cette idée. Il y a, au fond des livres d’André Gide, moins de désir de railler que l’amère constatation d'antinomies dont l’homme a à souffrir cruellement.

La Symphonie pastorale, c’est le récit d'une aventure arrivée à un pasteur protestant et racontée par lui-même. Est-ce simplement une anecdote passionnelle entre mille, ou cette anecdote, soigneusement choisie, est-elle, essentiellement valable pour l'espèce d'hommes qu’on appelle des pasteurs ? Je penche pour cette dernière interprétation.

La scène se passe en Suisse, dans un coin perdu des montagnes, où ce pasteur exerce son ministère. L’atmosphère du livre est très savamment composée. Dès les premières lignes, le décor rustique, agreste et en même temps évangélique, s’impose à nous. La cadence des phrases, certaines tournures de style d'une élégance un peu lourde, une gravité simple et quelques incorrections peut-être voulues nous avertissent que nous sommes en Suisse. Visiblement, l'auteur s'est plu à réaliser un minimum de pastiche, sans qu'on puisse dire qu'il a cessé d'être lui-même : bien plus, il n'a jamais été plus lui-même. Et l'on se surprend à penser que M. André Gide a peut-être bien en lui du pasteur.

Cette forme de récit autobiographique est familière à notre auteur, qui n'est pas à vrai dire un romancier. Il est évident qu'on obtient par ce moyen une concentration des effets, une vérité de ton que le roman à la manière de Balzac atteint au prix de grandes difficultés. Vous remarquerez qu’un grand nombre des écrivains de la dernière génération usent de ce procédé, parce qu'ils considèrent pour la plupart les développements qu’impose le roman objectif comme postiches et inutiles au récit. Peut-être aussi n'ont-ils pas la force d'embrasser la totalité d’une existence et se bornent-ils à des échappés synthétiques qui suffisent à la caractériser.

Donc notre pasteur, notant ses confidences intimes au jour le jour dans un cahier, nous apprend qu’il a trouvé dans la chaumière d’une vieille femme qui venait de mourir un pauvre être aveugle, privé de la parole et même de la raison, une sorte de brute moins près de l'humanité que de l’animal. Petite-fille ou nièce de la défunte ? Nul ne sait. Un mouvement de pitié spontané lui fait s'intéresser à l'enfant orpheline et il l'amène avec lui. Nous assistons ensuite à la mauvaise humeur de l'épouse du pasteur devant ce surcroît de charge qu'il lui amène inconsidérément.

Amélie, l’épouse, est admirablement tracée. C'est la ménagère qui ne peut se dégager de ses mesquines préoccupations. Sa foi n’a pas d’ailes, elle accomplit son devoir charitable sans concevoir qu'il n’y a pas de limite à la charité. Elle ne sait pas qu’on n'a rien donné tant qu'on n’a pas tout donné. Mais comment en vouloir à celle qui a la mauvaise part dans le ménage, et sur qui finalement retombe le poids des fatigues et des travaux !

Gertrude, la nouvelle venue dans la famille du pasteur, reste longtemps à l’état de bête farouche. Pour nous faire comprendre à quel genre d’être nous avons affaire, André Gide évoque le cas de Laura Bridgeman dont les manuels de philosophie nous parlent et qui, sourde-muette, aveugle, fut en quelque sorte amenée à la vie et à la conscience, du fond du trou noir où elle gisait séparée du monde, sans moyen de communication, grâce aux efforts d'un docteur philanthrope et psychologue. Bien que rares, ces cas sont assez connus pour que M. André Gide n'ait pas à retracer tous les détails de cette éducation. D'ailleurs, Gertrude n'étant ni sourde, ni muette, mais plongée dans l’imbécillité par un concours de circonstance, il est moins ardu de nous faire comprendre par quels moyens le pasteur entre enfin en communication avec elle.

Ayant arraché cette âme aux ténèbres, ayant pour ainsi dire donné la vie spirituellement à Gertrude, le pasteur s'attache à elle avec une ardeur qui rend Amélie jalouse. Comment cet homme de Dieu dont la mission est de combattre le mal et de propager la charité, la vertu, se résignerait-il à faire connaître à son élevé le mal qui enlaidit la face de la terre ! Gertrude, l’aveugle, ne peut connaître le monde que par ce qu'il lui en révèle. Congénitalement, de même qu'elle ignore les couleurs, elle ne connaît pas le péché. L’homme naît donc foncièrement bon ? A cela André Gide répond implicitement oui, par la bouche de son pasteur. Et voilà la donnée audacieuse, paradoxale, la donnée à la Rousseau du livre qui se montre. Il est permis de croire que cette Gertrude, qu’aucune idée du mal n’effleure, qui n’a en elle que des instincts radieux, séraphiques, est bien irréelle. Qu’elle soit amorale, puisqu’on ne lui a jamais parlé du péché, cela se conçoit, mais qu’elle soit naturellement ignorante, c’est assez difficile. En fait, André Gide n’arrive pas à la montrer ainsi, car le jour où elle devine que le pasteur l’aime, qu’elle aime son bienfaiteur, elle lui demande si cet amour n’est pas coupable.

Tout l’art du livre consiste à conduire notre pasteur de la charité à l’amour sans qu’il s’en doute. Et le tour de force réalisé par l’auteur est d’autant plus grand que c’est lui-même qui nous décrit son [son aventure].

[Paragraphe illisible]

Ses soupçons ont beau être endormis par le pasteur, elle sent bien que le sentiment qui est en elle n’est pas licite, et, si elle s’y abandonne sans scrupule, c’est qu’elle est au fond amorale. La preuve, c’est que plus [passage illisible].

En effet, la simplicité de la donnée du livre disparaît peu à peu grâce à un fait nouveau. Gertrude aveugle est opérable. Elle recouvre la vue. A peine a-t-il ouvert les yeux sur le monde que la vision intérieure qu’elle s’était faite de son grand ami le pasteur change. A la clinique, Jacques, le fils, est allé la voir. Or c’est lui qu’elle trouve conforme à son rêve d’aveugle. Hélas ! Jacques qui avait deviné l’amour de son père et qui a été sacrifié aveuglément à cet amour, s’est converti au catholicisme et est entré dans les ordres. Donc, si Gertrude, au moment où elle s’aperçoit qu’elle n’aime plus le pasteur, mais qu’elle aime Jacques, éprouve le besoin de mourir et se jette à l’eau, ce n’est pas sans doute uniquement parce qu’elle a découvert le péché, mais c’est aussi parce que Jacques est perdu pour elle. L’anecdote amoureuse a pris le dessus, ce qui rend la conclusion plausible, tout en laissant subsister la portée moraliste du livre.

Ce qu’on perçoit plus difficilement, c’est pourquoi Jacques s’est fait catholique et a converti également Gertrude. On peut penser qu’ayant assisté à l’expérience de ce père qui a cru naïvement, aveuglément que le péché pouvait être supprimé du [ligne illisible] chaque jour davantage, Jacques, en manière de protestation, va vers la doctrine qui a eu soin de placer à la base de la nature humaine le péché originel.

Le livre laisse le pasteur les yeux ouverts sur sa faute et peut-être incapable de la regretter. A ce moment, la Symphonie pastorale fait songer à un autre livre dans lequel on nous montre également la confusion de l’amour divin et de l’amour des créatures : Thaïs, d’Anatole France. Ce pasteur, n’est-il pas une sorte de Paphnuce protestant ?

Tel est cet ouvrage, qui renferme dans un très petit volume une riche matière à réflexion et bien des obscurités. Comme tout ce qu’écrit André Gide, il ne peut être indifférent ; mais le lecteur, après avoir lu, reste mal satisfait et inquiet. L’amour qu’on lui a dépeint sous un aspect si riant, enveloppé de tant de fleurs et parfumé de tant de vertu, il se sent irrité de le voir transformé en péché. Il devine un piège sous le calme du style et l’impassibilité de l’auteur ; il en veut à celui-ci d’être obligé de conclure lui-même. Car c’est un soin que M. André Gide laisse volontiers à ses lecteurs : il aurait trop peur, en concluant, c’est-à-dire en exerçant son pouvoir de choix, de s'appauvrir.

 

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