La Vie des Lettres
octobre 1920 Gaston Sauvebois
A propos de la Symphonie pastorale Les Constructeurs
Rémy de Gourmont, qui étendit sa
pensée vers beaucoup d'horizons, écrivit un jour qu'on ne devait pas
juger les œuvres littéraires au point de vue esthétique seulement,
mais aussi et surtout d'après leurs rapports avec la société tout entière
et le cours de l'histoire. L'auteur des « Promenades
philosophiques » ne prétendait pas donner ainsi le principe d'une
classification nouvelle. Il prisait trop le goût pour cela et il en
avait trop lui-même et du plus fin. Mais il s'essayait souvent à formuler
des vues générales dont il tirait de précieuses remarques et il aimait, à propos
des sujets les plus divers, à nous donner des leçons de sagesse que
nous n'aimions pas moins entendre. Il est certain, en effet, que quelques œuvres,
et non des moindres, correspondent plus que d'autres à des besoins
ou à des désirs de la société et qu'elles y versent des idées ou des
ferments d'action dont le rôle devient parfois considérable. Et la
qualité littéraire n'en est point nécessairement absente. C'est même,
croyons-nous, en raison de cette qualité que ces œuvres agissent d'une
façon si profonde sur les hommes, car elle donne aux idées une force
que celles-ci ne possèdent pas d'elles-mêmes. Il faut pour qu'une idée
nous frappe, nous émeuve, nous détermine, qu'elle soit réalisée dans
une expression parfaite, et c'est là le propre de la qualité littéraire.
Aussi n'appartient-il qu'aux grands écrivains d'avoir cette influence
sociale qui semble, à première vue, contraire au principe de l'art.
Et par influence sociale il faut entendre, naturellement, tout ce qui
relève des manières de penser et des directions philosophiques de la
vie aussi bien que des opinions morales ou politiques. La construction
d'une formule d'art si elle ne s'établit point sur une originalité purement
individuelle et si elle ne se fonde au contraire que sur la recherche
des éléments essentiels de la vérité esthétique fait également partie
des œuvres sociales. A plus d un titre, André Gide mérite
d'être rangé parmi les quelques écrivains de la génération aînée d'avant
la guerre qui ont ainsi exercé une influence certaine sur différents
groupes de la société contemporaine
et dont l’œuvre est susceptible d'avoir une répercussion plus grande
encore sur les générations suivantes. « La
Symphonie pastorale » vient de nous en rappeler les raisons. Mais puisque l'occasion en est
ainsi fournie, je pense qu'il ne serait pas inutile d’appeler
spécialement l'attention des nouveaux milieux littéraires sur ces écrivains
dont l'importance me semble un peu trop ignorée par la critique, ou
qui ne sont pas présentés par elle dans le grand rôle constructeur
qu'ils ont tenu. Je sais que la critique a bien d'autres œuvres à considérer
aujourd'hui, toutes plus originales les unes que les autres, et qu'elle
a fort à faire pour y reconnaître les qualités de l'art. Celui-ci semble
en effet, avoir bien changé de forme et de nature en ces dernières
années. Mais ne se perdrait-elle pas moins dans les principes si elle
se reportait précisément à la tâche qui s'accomplissait avant la guerre,
et si elle s'efforçait d'en assurer la continuation dans le présent ?
N'est-ce pas une des plus grandes erreurs, et des plus dangereuses
que nous puissions commettre que de croire qu'une période littéraire
s'est close en août 1914, et que l'armistice signé, nous avons commencé à vivre
des temps nouveaux qui doivent et qui peuvent se suffire à eux-mêmes ?
Cette nouveauté ne servirait-elle pas, en certains cas tout au moins, à recouvrir
de trop grandes ignorances ? On sait quels services nous ont
rendus, au lendemain de 1870, les « Essais de Psychologie contemporaine » de
M. Paul Bourget. Les étudiants d'après 1880 y ont trouvé tout expliquées
la pensée et la sensibilité françaises telles qu'elles s'étaient manifestées
dans les œuvres des écrivains qui en avaient été sous le second Empire
les représentants les plus originaux. Ils ont été ainsi renseignés
d'une façon quasi scientifique sur l'héritage intellectuel et moral
qu'ils recevaient et l'on peut dire que c’est grâce à la connaissance
complète de cet héritage qu'ils ont fait leur œuvre à leur tour. Il
ne serait pas difficile de montrer comment ceux de ces étudiants qui
devaient être des écrivains ont été influencés et dirigés par leurs
prédécesseurs immédiats. Il y a, en effet, dans l'œuvre de la
génération pour laquelle nous croyons nécessaire d'intervenir aujourd'hui,
comme l'accomplissement d'un devoir envers la collectivité française,
et ce devoir était déterminé par la pensée et la sensibilité des hommes
d'avant 1870. Ainsi s'est assurée une continuité intellectuelle et
morale qui est la condition principale de la vie d'un peuple et de
l'évolution normale de la société. C'est une œuvre du même genre que
ces « Essais de Psychologie », qui nous serait utile aujourd'hui.
Les circonstances ne sont-elles pas les mêmes qu’il y a cinquante ans
environ ? N’est-il pas nécessaire après tout événement qui a bouleversé la
vie nationale de procéder à une sorte de consultation générale et profonde
de l'âme et des forces du pays ? Ne nous apercevons-nous pas que
la victoire n'est point par elle-même la grande génératrice de vie que nous nous figurions naïvement,
qu'elle demande d'être interprétée dans le sens même de l’évolution
sociale et que, comme la défaite, elle place les hommes devant de graves
problèmes ? Si dans ses « Essais de Psychologie » M.
Paul Bourget n'eut guère à considérer que des moralistes et des philosophes,
la même enquête devrait aujourd'hui s'ouvrir à des écrivains qui se
sont occupés d'autres questions et particulièrement des questions sociales
et politiques. Il est très juste que Renan, Taine, Flaubert, Stendhal,
Baudelaire, les de Concourt, Alexandre Dumas fils, Leconte de Lisle,
Ivan Tourgueniev et Henri-Frédéric Amiel aient été regardés comme des
représentants suffisants de leur époque. Mais l'ordre intellectuel
s'est agrandi depuis, ou plus exactement, on devrait dire qu'il s'est
modifié, ou déplacé, car si les écrivains politiques y sont
entrés, les poètes, faute de représentants insignes sans doute, ou
parce que la poésie est devenue plus personnelle et plus rare d’essence,
en sont sortis. Double mouvement qui semble d'ailleurs obéir à une
parfaite logique. Dix noms se sont rangés sous la
plume de M. Paul Bourget, lorsqu'il a entrepris ses études de psychologie :
il n'en faut pas davantage pour représenter la pensée dans l'état où elle
se trouvait à la veille de la guerre. Les voici sans aucune espèce
de classification, et nous croyons bien que tout compte fait nous n'oublions
aucun de ceux qui ont des titres réels à figurer dans une telle liste
et que nous ne nous trompons point sur ceux qu'elle comprend :
Charles Péguy, Maurice Barrès, Adrien Mithouard, Charles Maurras, André Gide,
Romain Rolland, Louis Bertrand, Paul Adam, Henri Bergson et Georges
Sorel. Et l'on pourrait peut-être y ajouter, à son tour, le nom de M.
Paul Bourget. Pourquoi ces écrivains plutôt que
d'autres — nous savons bien que nous avons écarté des hommes de grand
talent et même de génie, comme J. H Rosny aîné, par exemple, dont l'œuvre à des
qualités de beauté et de durée incontestables — pourquoi donc ceux-là plutôt
que d'autres, et si différents entre eux, semble-t-il ? Les raisons
en sont assurément diverses et nombreuses. Mais une principale les
domine toutes : c'est qu'ils sont essentiellement, chacun dans
sa partie, des « constructeurs » et on s'apercevra
en les étudiant de près, qu’ils ont entre eux plus de ressemblances
que de différences et qu'ils ont, en somme, travaillé pour une même
cause, à une même œuvre dont l'unité n'est peut-être pas loin de se
réaliser. Ils sont des constructeurs et c'était
surtout des constructeurs qu'il fallait et qu'il faut encore aujourd’hui. M. Paul Bourget nous a démontré dans
ses « Essais » que la principale caractéristique des auteurs
qu'il a étudiés, c'était le pessimisme et un pessimisme fondé autant
sur un certain mal du siècle, entretenu depuis Chateaubriand par l'école
romantique, que sur l'échec de méthodes de science et de raison dont
on avait espéré qu'elles nous conduiraient enfin à la connaissance
de cette vérité que les hommes poursuivaient en vain depuis des siècles.
Le dilettantisme renanien même qui ne fut qu'un expédient destiné à écarter
le désespoir, résulte pour une grande part de cet échec. Or, ce pessimisme
constituait un bien triste héritage pour ceux qui, devenant des hommes
au lendemain de la défaite de 1870, avaient leur pays à relever et à remettre
en sa place dans le monde, c'est-à-dire au premier rang. Toute l'œuvre de ceux que nous
avons cités part de ce double fait. Ils ont dû à la fois reconstruire
une philosophie et une politique, un ordre social et une vertu nationale,
une certitude et une dignité. Le détail de leurs livres nous
n'avons point le dessein de l’exposer ici. Ce n'est pas le sujet que
nous nous sommes donné. Lorsque nous aurons rappelé que Maurice Barrès
démontra la nécessité des nourritures nationales pour le plus grand
développement humain des individus ; qu'Adrien Mithouard nous
initia à une vérité historique, sociale et esthétique de grand ordre
que nul n'avait aussi réellement perçue avant lui : l'Occident ;
que Louis Bertrand développa magnifiquement le thème de la valeur des
puissances latines dans l’œuvre de la civilisation ; que Paul
Adam, défenseur de l'esprit méditerranéen s'appliqua à la formation
des élites démocratiques et nous révéla les puissances des foules modernes ;
que Romain Rolland nous présenta les caractères de l’Européanisme,
vie internationale des nationalités ; que Charles Maurras exprima
la plus utile critique des démocraties, établit une doctrine
intellectuelle du pouvoir à l'usage de toute société et nous ramena
l’emploi de l’Intelligence dans la littérature et dans tous les ordres
de l'activité humaine ; que Paul Bourget étudia la force des traditions
afin de dégager ce qui constitue les assises fondamentales de la collectivité ;
que Charles Péguy fut en quelque sorte la conscience vivante d’une époque
en mouvement et qui cherchait sa voie ; qu’André Gide, après avoir
interrogé toutes les raisons philosophiques de vivre nous a enseigné la
conduite de la vie par la vie elle-même et s'est fait, si l’on peut
dire ainsi, l’ordonnateur d'un nouveau classicisme actuel et éternel ;
que Georges Sorel a été le théoricien des mouvements obscurs et confus
qui s'élaborent dans la masse élémentaire du peuple, et nous les a
montrés comme se préparant à donner des formes nouvelles à la civilisation ;
enfin qu'Henri Bergson a renouvelé la notion de progrès, nous a introduits
aux méthodes de la création et nous a permis ainsi d'appliquer
un esprit plus exact à la direction des formations sociales actuellement
en cours, lorsque nous aurons rappelé tout cela disons-nous, nous aurons
simplement indiqué dans leur trait essentiel les raisons pour lesquelles
l’étude approfondie de ces écrivains s'impose aux hommes et surtout
aux jeunes hommes de notre temps. Il ne s'agit point d'imposer à ceux-ci
des vérités toutes faites, ni des œuvres à admirer sans examen. Ce
que nous avons voulu, puisque l'occasion s'en présentait, c'est uniquement évoquer
le principe de la continuité, nécessaire devant certains esprits qui,
profitant du fossé creusé entre deux générations par la guerre
s'imaginent trop volontiers que le monde commence avec eux et qu'ils
possèdent tout spontanément les qualités propres à la constitution
d'un art et d’une pensée susceptibles de rivaliser avec l'art et la
pensée du dernier passé. C'est se tromper singulièrement
sur l’ordre de la vie que de croire que tout mérite, toute valeur ou
toute beauté sont dans la nouveauté absolue. Nous voyons bien, d'ailleurs à l'expérience
qu'il est fort difficile d’être vraiment nouveau. Il est tout à fait faux de croire
que la monde a besoin d’être recommencé. La table rase est une méthode
d'examen, mais non de vie, aussi bien pour les peuples que pour les
individus. Il n'y a point à créer une humanité neuve, mais à profiter
de la sagesse et de l'expérience des générations passées pour tâcher
d'améliorer l'ordre dans lequel nous avons été appelés à vivre. Voilà l'œuvre à laquelle
nous appellent nos constructeurs. Ils l'avaient préparée longuement,
sérieusement, et tout portait à croire qu'elle devait se réaliser,
dans la mesure où sont possibles, parmi les hommes, les constructions
de l'intelligence. Déjà s'entrevoyait la possibilité d'un ordre supérieur
pour l'art et pour la société. Quelles raisons peut-il y avoir dans
une guerre pour interrompre une tâche de ce genre ? Quelle valeur
le conflit européen a-t-il fait perdre à tous ces matériaux amassés
pour la construction d'un édifice de plus grande vérité ? Il importe donc que la génération
qui se lève aujourd'hui prenne le contact avec celles qui l'ont précédée
et qui avaient travaillé pour elle. Elle ne doit pas se laisser égarer
par les manœuvres de certains novateurs qui comptent d'ailleurs
sur l'insuffisance de préparation à laquelle cinq années de guerre
peuvent l'avoir condamnée. Nous sommes quant à nous persuadé qu'il
suffira de lui signaler ce qui doit être son devoir pour qu'elle s'y
range. Elle-même en tirera d'ailleurs les premiers avantages. Il ne se peut pas qu'elle ne considère
pas avec angoisse les graves problèmes qui se posent devant tous les
hommes touchant la vie des peuples et l'avenir des sociétés. Jamais
aucune époque ne fut plus trouble et plus profondément bouleversée
que la nôtre aujourd'hui et jamais il n'a été plus urgent d'établir
les choses humaines dans leurs rapports exacts et dans leur vérité naturelle.
C'est précisément à quoi s'offrent de lui servir les constructeurs
que nous avons nommés. Elle ne saurait entreprendre nulle oeuvre efficace
sans leur aide.
La Symphonie pastorale,
le nouveau récit que vient de publier André Gide, est riche
de deux significations constructives qu'on ne saurait méconnaître encore
que la plupart des critiques ne les aient point vues pendant qu'ils
les avaient sous les yeux. Certes, elles ne sont point nouvelles dans
son œuvre. La Symphonie pastorale donne une sorte de pendant à la Porte étroite où elle
apparaissait déjà, mais en elle s'affirme davantage leur valeur et
elles y prennent par un redoublement de réussite, une autorité plus
grande et plus active. André Gide n'est pas un écrivain
spontané et sans contrôle sur lui-même, il n'écrit rien qui ne soit
pour ainsi dire délibéré, mûrement voulu et une profonde réflexion,
un sûr jugement soutiennent les décisions qu'il réalise dans ses œuvres.
C'est pourquoi nous pouvons les interroger sur elles-mêmes d'une façon
particulière. Combien d'autres ne nous répondraient que par de vaines
ou incertaines explications. Insistons sur cette réalité première.
Elle ne marque pas seulement le choix : elle nous livre une méthode
et un des principes essentiels de l'art qui étaient naguère encore
des plus méconnus ou oubliés. On sait, en effet, que cette méthode
n'était pas pratiquée par les romantiques qui se fiaient uniquement à l’inspiration
et qui se laissaient en toute chose, pour la détermination du sujet,
comme pour la forme à lui donner, entraîner aveuglément par elle. Ils
ne retranchaient rien de ce qu'elle leur soufflait, et ils tenaient
cette soumission pour fondamentale. Il en fut de même pour les naturalistes
avec cette seule différence que ceux-ci ne cherchaient plus à exprimer
leur moi, mais toutes les choses de la vie, des hommes et de
la nature. Ils n'apportaient pas plus de discernement dans la représentation
du monde que les romantiques dans la peinture de leurs sentiments.
On n'ignore pas à quel désordre et surtout à quelle vulgarité, cette
conception de l'art à, des deux côtés, abouti. La méthode remise en honneur par
André Gide, est tout simplement la méthode classique. On se tromperait grandement si
l'on croyait qu'il y est revenu par imitation, et pour répéter les
réussites qu'elle a produites en d'autres temps. Les études réunies
dans Prétextes et Nouveaux Prétextes nous éclairent sur
ce point. André Gide ne l'a reprise, pour l'appliquer à des éléments
nouveaux, que parce qu'il a reconnu qu’elle seule s'accorde avec l'ordre
naturel des facultés humaines et qu'elle maintient la sensibilité et
le sentiment sous le contrôle de l'intelligence. Ainsi l'œuvre d'art
devient une création vraiment humaine et de l'ordre le plus élevé puisqu'il
n'y a de connaissance et de compréhension parfaites que par l'esprit. Sans doute cette méthode ne supplée
pas au don premier de l’artiste qui est de percevoir en lui-même, dans
ses caractères vivants, le sujet dont il ne nous donne qu'une représentation ; don
que nous n'avons point su jusqu'à présent définir ni dans son essence, ni dans ses procédés. Mais
elle seule permet à ceux qui le possèdent d'organiser en œuvre d'art
les perceptions qu'il leur apporte et qui ne sont d'abord que des données
hétérogènes, sans fins précises, désordonnées, et tout attachées encore
au chaos de la vie sociale et à la confusion de la nature. La première des deux significations
constructives que nous lisons dans l'œuvre dernière d'André Gide, c'est
donc cette volonté d'emploi d'une méthode qui doit restituer l'art
dans la forme classique qui en est la plus grande vérité. Le résultat nous le voyons, admirable,
sous nos yeux. Il a été dit et par des connaisseurs, que la Symphonie
pastorale est un chef-d'œuvre. Sa perfection, en effet, touche
tout le monde. Ceux-là même qui ne sauraient expliquer leur impression,
en sentent l'existence comme d'une chose réelle. Nous savons bien,
cependant qu'elle est due à une ordonnance exacte des différentes parties
du sujet et à un style qui le sert fidèlement, sans la moindre trahison.
La méthode que nous avons dite est saisissable dans toute l’œuvre,
mais invisible autant que sûre. Il n'est peut-être pas inutile de
remarquer non seulement ce qu'André Gide a mis dans son sujet, mais
ce qu'il n'y a pas mis. Pas de descriptions de paysages ou d'intérieurs,
ni d'effusions sentimentales. Nous entendons bien que la Symphonie
pastorale est un récit et que le récit a ses règles particulières
qui ne sont pas les mêmes que celles du roman. Et l'on nous dira
peut-être aussi qu’André Gide n'a ni le tempérament lyrique d'un
Hugo ni descriptif d'un Zola. Mais cet abandon volontaire de deux
moyens d'expression littéraire ne témoigne-t-il pas précisément d'une
sorte de condamnation contre la conception actuelle du roman ?
Ne pourrait-on supposer qu'il s'agit de retrouver la forme véritable — et
française — d'un genre qui, en réalité, ne ressemble plus à rien
parce qu'on y a fait entrer trop de choses qui ne lui conviennent
pas ? Ne verrons nous pas une nouvelle querelle éclater un jour
sur ce point ? Et ne serait-elle pas vraiment utile ? Quant au style dont se sert aujourd'hui
André Gide et qui n'est plus celui des Nourritures terrestres il
mérite d'être étudié avec soin. On l'a dit nu et dépouillé ce qui est
vrai. Mais il ne faudrait pas confondre nudité et pauvreté et croire
non plus qu'il vise à l'austérité. Nul style n'est plus riche et plus
vivant que celui-là mais sa richesse, qui est la vraie, et la plus
profonde, est toute en nuances. Tous les mots jouent dans l'ensemble
de la phrase, individuellement, en dehors du sens logique, sans le
trahir cependant, en lui donnant au contraire une vie plus grande,
parce que sensible. C'est par lui qu'André Gide imprime à ce qu'il écrit
la qualité d'art qui ne se mesure qu'au goût et qui est d'essence aristocratique.
Et il ne serait peut-être pas impossible de démontrer que c'est dans
le style que se réalisera le mieux le caractère du nouveau classicisme qui se propose, on le sait,
de réduire à une expression unique, les acquisitions de la sensibilité et
du sentiment, réalisées par les différentes âmes européennes. La
Porte étroite, Isabelle, La Symphonie pastorale nous montrent à ce
titre mieux que des essais. La seconde signification de la Symphonie
pastorale est d'ordre moral, et touche au sens de la vie dont
André Gide a été, dès ses premières œuvres, profondément tourmenté.
Si pour lui, elle a l'importance d'une réponse aussi mûrement pesée
que passionnément désirée, elle ne vaut pas moins pour nous qui ne
pouvons qu'avoir foi dans un esprit aussi sincère et réfléchi que
le sien. On ne saurait certes tenir l’auteur
de l’Immoraliste pour un écrivain moraliste ou moralisant. Mais
il ne faut pas confondre la morale selon le monde avec la morale qui
règle la vie individuelle, et c'est uniquement de la direction de l’être
pour la conquête de son propre bonheur qu'André Gide s'est toujours
occupé. Déjà il nous avait donné dans la Porte étroite par la
belle et étrange figure d'Alissa une représentation de l'amour qui
se consume pour lui-même plus que pour la créature qui en est l’objet.
Dans la Symphonie pastorale, le même souci se manifeste
encore par la voie de ce pasteur qui n'est point nommé et qui discute
de l'amour et du commandement selon le Christ et selon St Paul. L'argument
qui est fort court d'ailleurs, vaut la peine d'être transcrit ici : « Je
cherche à travers l'Évangile, je cherche en vain commandement, menace,
défense... Tout cela n'est que de Saint Paul. Et c'est précisément
de ne le trouver point dans les paroles du Christ, qui gêne Jacques.
Les âmes semblables à la sienne se croient perdues dès qu’elles ne
sentent plus auprès d'elles tuteurs, rampes et garde fous. De plus
elles tolèrent mal chez autrui une liberté qu'elles résignent et souhaitent
d'obtenir par contrainte tout ce qu'on est prêt à leur accorder par
amour. — « Mais mon père, me dit-il,
moi aussi je souhaite le bonheur des âmes. — « Non
mon ami, tu souhaites leur soumission. — « C’est dans la soumission
qu'est le bonheur. « Je lui laisse le dernier
mot parce qu’il me déplaît d'ergoter, mais je sais bien que l'on compromet
le bonheur en cherchant à l'obtenir par ce qui doit au contraire n'être
que l'effet du bonheur — et que s'il est vrai de penser que l'âme aimante
se réjouit de sa soumission volontaire, rien n'écarte plus du bonheur
qu'une soumission sans amour. »
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