Études
20 novembre 1920 Joseph de Tonquédec
André Gide et « La Symphonie Pastorale » (1)
M. André Gide est sans aucun doute
un artiste consommé. Il parle « une langue légère, finement nuancée,
dont l'agilité onduleuse suit et reflète les flots fugaces de la vie
sentimentale, les méandres des aventures psychologiques les moins communes.
Ce n'est pas que sa distinction répugne à toute négligence (il écrit « malgré que »),
ni que son raffinement ne verse jamais dans la préciosité. Mais son
verbe reste toujours clair, nerveux, fermement articulé. Mélodieux
aussi, et ce dernier mérite est rare avec les précédents. L'auteur
de la Symphonie pastorale écrit souvent des pages de vraie musique.
Une oreille d'amateur se délecte à ces cadences, à ces sonorités, à ces
coupes multiformes, au nombre et à la fluidité de cette prose. Parfois
cette musique s'achève naturellement en une éclosion de vers sans rime,
dont les professeurs nous disent qu'ils sont un défaut, mais que je
n'ai pas le courage de condamner ici, tant ils sont jolis et en continuité étroite
avec les rythmes qui les entourent. Ce ne sont pas seulement de petits
vers, des vers libres, ou de ces octosyllabes que l'on trouve partout,
mais de beaux alexandrins, coulés d'une haleine, où il n'y a pas que
les douze syllabes, mais l'harmonie, la mesure et les accents, autant
que dans la poésie la plus délibérément ouvragée :
Comme un souffle parfois plisse une eau très tranquille... C'était un lieu plein d'ombre et de lumière, Tranquille, et qui semblait comme à l'abri du temps.
On aura remarqué ces allitérations
et ce rejet. Pourquoi faut-il que ce cristal
ciselé contienne des breuvages si troubles, où monte une lie qui est
parfois de la fange ? M. A. Gide a protesté naguère contre l'identification
qui risquait de s'établir entre son « Immoraliste » et sa
propre personne. Nous ne la ferons certes pas. Il ne nous appartient
pas de scruter le mystère de sa conscience ou de sa conduite. Du moins,
nous permettra-t-il de dire que tels passages de ses œuvres laissent
après eux un arrière-goût ignoble, une saveur de vice. « Je n'ai
cherché, dit-il, [que] de bien peindre et d'éclairer bien ma peinture. » Mais
pourquoi choisir de tels sujets, sinon par goût ? Pourquoi peindre
cela de préférence ? Le sujet est-il indifférent, ou imposé ?
L'auteur de l’Immoraliste raille le public qui voudrait l'obliger à se
déclarer pour ou contre ses personnages, à prendre parti. Mais non ;
ce qu'on lui reproche, c'est justement de sembler prendre parti. Un
parti pris ne se formule pas toujours en une déclaration explicite.
A la manière dont il les peint, on peut deviner si l'auteur aime ses
personnages. Certaines touches complaisantes, certaines caresses du
pinceau, certains détails introduits dans l'œuvre risquent d'être interprétés
comme des indices de sympathie, et de donner lieu à ces jugements dont
s'offense M. A. Gide. Chose plus grave, cette sympathie, apparente
ou réelle, peut devenir contagieuse ; cette présentation avantageuse
du vice est capable de pervertir les âmes. Du reste, au simple point
de vue de l’art, l'étalage de certaines dépravations, qui ressortissent à la
médecine, à la psychiatrie ou à la confession, gâte la pureté de l'impression
esthétique. Aucun procédé ne parviendra à fondre
ces éléments grossiers dans la substance limpide d'un chef-d'œuvre. Si nous soumettons à M. A. Gide
de telles réflexions, qui ne relèvent plus tout à fait de la critique
littéraire, c'est qu’il nous y sollicite lui-même. En effet, — et c'est
par là qu’il nous intéresse, — cet écrivain, parfois si malsain, montre
un goût prononcé pour les choses morales
et religieuses. Tient-il ce goût du protestantisme où il a été élevé,
et qui lui a laissé tant de souvenirs qu'il y marque souvent le lieu
des scènes qu'il raconte ? Je ne sais. Toujours est-il que les
problèmes de conscience l'attirent ; il est curieux du secret
des âmes ; il aime à discuter — je ne dis pas à résoudre — des « cas » et
presque des thèses d'éthique ou d'ascèse. C'est lui qui commentait
naguère, dans le Correspondant, l'évolution spirituelle de son
ami, le lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey, mort en héros catholique
durant la guerre. Au fond de plusieurs ouvrages de M. A. Gide, une
question se pose, enveloppée d'intrigues diverses, et pourtant toujours
reconnaissable, qui n'est ni plus ni moins que la question de la règle
des mœurs, la question suprême du bien et du mal dans la conduite de
la vie. Faut-il une règle ou n'en faut-il point ? doit-on choisir
entre les pousses des penchants, émonder celle-ci, brider celle-là,
afin d'obtenir plus haut une fleur plus exquise ? Y a-t-il des
contraintes nécessaires et des sacrifices qui sauvent ? C'est
au fond le problème que rumine « l’Immoraliste » lui-même.
Dans la Porte étroite, la pauvre Alissa lui donne la plus austère
solution : celle du renoncement chrétien. (2) C'est encore la même question qui
forme le nœud de la Symphonie pastorale. Un pasteur protestant,
marié et père de famille, a recueilli chez lui, par charité, une jeune
fille aveugle, de laquelle, inconsciemment, il s'éprend. Ce pasteur
est une belle âme vaporeuse, vivant d'un Évangile édulcoré, où il ne
sait lire qu'une vague leçon d'amour : « J'y cherche en vain,
dit-il, commandement, menace, défense... » (3) Théologien plutôt
imprécis, le seul article de son symbole est, je crois bien, l'amour ;
un amour qu'il ne définit ni ne caractérise. L'amour pour lui, c'est
le bien. « Le mal n'est jamais dans l'amour. » (4) « S'il
est une limitation dans l'amour, elle n'est pas de Vous, mon Dieu,
mais des hommes ». (5) Et ce dogme complaisant s'adapte, on le
devine, de façon admirable, aux faiblesses du brave homme. Ceci est
déjà d'une vérité humaine parfaite. Combien avons-nous connu, même
dans le catholicisme, d'individus de ce type ! Pensées molles,
qui ne savent rien étreindre et qui croient raisonner et conclure,
lorsqu'elles glissent d'une idée à l'autre ; regards exaltés,
mais vagues, qui ôtent ses contours à la doctrine du Christ, de sorte
qu'il n'en reste plus qu'une brume lumineuse, où l'on marche extasié,
mais à l'aventure, au gré des hasards et des caprices. Par exemple,
de ce que l'amour est le grand précepte du Christ et la cime de l'Évangile,
on conclut que tout mobile inférieur à celui-là ne vaut rien :
ni l'intérêt bien entendu, ni la crainte, ni le respect. Aucun frein extérieur n'est utile à l'amour ;
rien ne doit le préparer, ni l'appuyer, ni l'aider, ni l'ordonner :
il doit éclore d'abord, tout seul, dans sa perfection pleine, et se
donner ensuite à lui-même ses lois. (6) La morale ainsi est autonome
et sort tout entière de l'individu. Mais elle le laisse mal armé contre
ses illusions subjectives. Jacques, le fils du pasteur, incarne
une autre thèse. C'est une figure volontaire et décidée, à laquelle
M. A. Gide a donné, —non sans motif apparemment,—une certaine raideur
qui la rend peu sympathique. Traditionnel et dogmatique, Jacques croit
au péché et à la nécessité de la contrainte. Du reste, il est logique,
et « raisonne bien », « la qualité de ses arguments » est
excellente, et son père y rend hommage en ajoutant ce mot d'une candeur
délicieuse : « Il me paraît souvent que je suis plus jeune
que lui. » (7) Ce qui vaut mieux encore, Jacques fait passer ses
croyances dans sa vie. Il sait obéir, lui, malgré l'amour qui le possède.
Car c'est ici que s'égaie un drame où M. A. Gide a mélangé, en des
proportions savantes, le plaisant au tragique : le pasteur a son
fils pour rival. Le comble est qu'aveuglé sur lui-même, il croit ne
remplir que son devoir de père et de ministre de l'Évangile en demandant à Jacques,
fort onctueusement d'ailleurs, le sacrifice de cet amour... L'épouse du pasteur aussi, dont
la silhouette, bien qu'esquissée à touches menues, est une des meilleures
parties du tableau, fera ressortir le naïf égoïsme de son mari. Tandis
qu'en proie à sa douce ivresse, il prêche sur le bonheur et la joie,
abritant son piètre roman sous le blanc voile des pures amours évangéliques,
elle, clairvoyante et taciturne, repliée sur elle-même, observe, et « cultive
ses soucis ». (8) Elle a lu dans le cœur de son mari : elle
y a vu sa place envahie peu à peu par une autre, et ce tourment la
ronge. Même, à la fin, il semble qu'elle perde confiance en une religion
où l'Évangile se laisse interpréter de la sorte : elle laisse
passer la fête de Pâques sans s'approcher de la communion. (9) Le dénouement de l'histoire est
catastrophique. Une opération rend la vue à l'orpheline. Et alors ses
yeux s'ouvrent, dans tous les sens de l'expression. Le monde factice
où elle était confinée s'élargit ;
la situation anormale où elle se trouvait se redresse. En voyant Jacques à côté de
son père, elle s'aperçoit que c'est lui qu'elle aime, qu'elle a toujours
aimé. En même temps, elle constate les ravages que sa présence a causés
dans la famille qui l'a recueillie. Elle veut disparaître. Elle se
tue. Jacques, d'autre part, instruit par « l'exemple de l'erreur » paternelle,
(10) va vers la vérité ferme et le dogme arrêté, où les tendances de
sa pensée l'inclinaient : il se fait catholique et entre dans
les ordres. Cela finit, cette fois, comme une
pièce à thèse, et l'on pourrait croire qu'ici du moins, l’auteur s'est « déclaré ».
La malfaisance des idées du pasteur est démontrée par l'effet. Non
seulement le pauvre homme a été ridicule, et l'impalpable ironie du
récit l'accablait déjà ; mais encore il a été funeste. Les événements
ont conclu contre lui, durement. Il est impossible de vivre d'amour
sans contrainte ; la « méthode pour arriver à la vie bienheureuse »,
(11) à quoi le pasteur voulait réduire l'Évangile, s'est révélée inopérante ;
en cherchant la joie pour elle-même et sans conditions, il a fait le
malheur des autres et son propre malheur à lui. L'amour sans règle
trouve en soi son contraire ; il enfante le germe fatal qui doit
le tuer. Décidément, les puissances et instincts de la nature ne se
suffisent pas : l'anarchie est mauvaise, l'ordre vaut mieux. Est-ce bien
ici la pensée de l'auteur ? La conclusion des faits est-elle la
sienne ? Je ne sais, car peut-être est-il comme le chimiste, qui
enferme des sels dans un bocal, simplement pour voir les architectures
et les arborescences qu'ils feront monter aux parois. Du reste, il
pourrait opposer aux inconvénients de l'amour sans bride, les sacrifices
de la sainteté qu’il a décrits dans la Porte étroite. Et ce
rapprochement serait fondé. Et ce qui ressortirait de là, c'est qu'il
faut choisir. Une forme de vie en exclut une autre, et chacune se paye à son
prix. Après cela, — et c'est ici que M. A. Gide se récuserait peut-être, — il
resterait à comparer les prix, les résultats et les buts, et à décider
entre eux. En quoi consiste la vie bienheureuse ? C'est ce qu'il
faudrait savoir d'abord, en faisant porter la réponse sur la destinée
entière de l'homme. Prendrons-nous parti pour ou contre la vie éternelle ?
La neutralité est impossible. Et encore, dès ici-bas, le bonheur est-il en
Dieu, dans la pureté et la paix d'une conscience sans tache ?
ou bien est il dans la jouissance égoïste de soi et du monde ?
Quelle est en définitive la fin dernière de l'homme ? C'est à ces hauteurs de réflexion que nous
conduit, que doit nous conduire la Symphonie pastorale, comme
quelques autres livres de M. A. Gide : c'est là son mérite. Si
elle ne donne pas au problème de solution complète, elle en éclaire
du moins une face. Elle montre que l'anarchie morale n'est pas, — comme
beaucoup le croient, — une route gazonnée et doux fleurante, une pente
aisée où il n'y a à craindre ni heurts ni secousses douloureuses. Elle
redit, à sa manière, aux justes la parole de l'Écriture : Noli
aemulari in malignantibus, ne soyez pas jaloux des méchants.
(1) La Symphonie pastorale, Éditions de la Nouvelle Revue
française, 1920. (2) Est-ce bien pourtant le
vrai renoncement chrétien ? Alissa ne ressemble guère à sainte
Thérèse. La petite protestante concentrée et douloureuse, exaltée et
maladive, pourtant follement éprise d'un homme jusqu’au bout (car c’est
encore pour lui qu'elle fait son sacrifice), est l’antithèse
de la grande Carmélite, âme robuste et gaie jusque dans le martyre
intime le plus intense, esprit sensé et radieux, et avec cela, planant
si loin des vaines amours terrestres ! M. A. Gide ne semble pas
avoir observé son Alissa dans la réalité, mais l’avoir créée,
par imagination et déduction. L’âme renoncée et mystique ne l’a pas
laissé lire en elle : il a essayé de deviner et de peindre, avec
un remarquable talent d’ailleurs, ce que devait être son sacrifice. (3) P. 105. (4) P. 94. (5) P. 129. (6) P. 106. (7) Ibid. (8) P. 115,116, etc. (9) P. 103. (10) P. 145. (11) P. 106.
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