Revue non identifiée
Jean Darsenne
Un Charmeur : André Gide
Nous n’aurons point le mauvais goût de nous indigner contre
l’injustice du sort qui porte au pavois des médiocrités académiques,
alors qu’elle étouffe le bruit autour de puissantes individualités
comme André Gide. Récemment, à propos de la représentation d’Antoine
et Cléopâtre, à l’Opéra, le nom d’André Gide fut prononcé et l’apparition
de son dernier volume : la Symphonie pastorale, a attiré l’attention
des lettrés sur lui.
Une personnalité complexe
Comment qualifier André Gide ? Est-ce un poète, un romancier,
un critique ? Dans quel genre classer : le Voyage d’Urien, Paludes,
la Tentative amoureuse, El Hadj, Bethsabé, le Retour
de l’enfant prodigue ? Des romans ? Non, mais plutôt
des essais lyriques, colorés, harmonieux et, avant tout, profondément
originaux. Et l’Immoraliste même et la Porte étroite,
qui se rapprochent davantage de la forme du roman, ne sont-ce pas plutôt, également,
de vastes poèmes autobiographiques. S’il est difficile de définir le genre d’ouvrages de M. André Gide,
il ne l’est pas moins de caractériser la personnalité de l’auteur lui-même.
D’aucuns se sont plu à considérer surtout en M. André Gide l’auteur
des Nourritures terrestres. Ils regardent M. Gide comme un éveilleur
de lyrisme. A les en croire, cet écrivain ferait, en quelque sorte,
figure d’apôtre. Il prêcherait l’amour de la sensation. Les Nourritures
terrestres seraient un manuel de sensualisme. Il nous répugne de prêter à M. Gide une attitude de prédicant.
Sans doute serait-il en bonne compagnie, à côté d’un Barrès, par exemple.
Mais nous pensons plutôt que M. Gide, dans les Nourritures terrestres,
n’a pas prétendu à donner des conseils. Nathanaël a clamé sa joie de
savourer les griseries de la nature, et c’est tout. A la vérité, d’ailleurs, les Nourritures terrestres,
quelque intense que soit leur charme, ne doivent pas être considérées
comme l’ouvrage le plus représentatif d’André Gide. Combien nous lui
préférons le Voyage d’Urien et Paludes, ces deux ouvrages
qui ont été le bréviaire de notre adolescence, parce que dans les inquiétudes
de M. Gide nous reconnaissions les nôtres, parce que dans ses désirs
de s’évader de sa vie « terriblement enfermée », nous reconnaissions
nos aspirations. La monotonie de l’existence, les brusques élans vers
du nouveau, personne mieux que Gide ne les a dépeints. Et quelle pudeur !
A peine l’auteur va-t-il se laisser aller à proférer une plainte un
peu trop douloureuse que, d’une pirouette, il se redresse et qu’un
sourire vient égayer ses larmes. La blonde Ellis qui mange une salade
d’escarole en lisant les Prolégomènes à toute métaphysique future et
surtout Angèle qui symbolise si bien la femme, dont les pensées sont
toujours aux antipodes des nôtres, que vous nous avez réjouis !
L’ironie de Gide est parfois cruelle. Mais qu’elle est séduisante ! Quand bien même ces livres de Gide ne nous auraient pas émus
par leur expression d’un état d’âme si proche parent du nôtre, nous
les aurions aimés uniquement pour la volupté que nous procurait la
lecture de leurs phrases. Les livres de Gide sont des poèmes et leur
auteur est un très grand artiste. Si la place ne nous était pas mesurée,
nous aurions aimé citer les passages du Voyage d’Urien, certaines
descriptions de villes mystérieuses au bord de la mer, les pages sur
la reine Haïatanlefous parfumée, que l’on ne se lasse pas de réciter
pour leur rythme et leur cadence. De même, dans la Porte étroite,
cet admirable roman qui est le chef-d’œuvre de l’auteur et peut-être
un chef-d’œuvre tout court, il est des fragments, qu’outre la beauté de
la pensée, on aime pour la seule musique… Je n’en veux prendre que
cet exemple, les plaintes nostalgiques d’Alissa : « Jérôme,
Jérôme, mon ami douloureux près de qui mon cœur se déchire, et loin
de qui je meurs, de tout ce que je te disais tantôt, n’écoute rien
que ce que te racontait mon amour ». Il faut remonter jusqu’à Chateaubriand
pour trouver une pareille musique de la phrase.
Un précurseur
Ce serait une tâche bien agréable de suivre pas à pas Gide
dans chacun de ses volumes, que ce soit l’Immoraliste ou ce
recueil qui contient d’aussi purs joyaux que le Retour de l’enfant
prodigue, El Hadj et Bethsabé. Les dimensions de
cet article ne nous le permettent pas. Bornons-nous à indiquer une
des dernières raisons qui font que nous considérons André Gide comme
l’un des plus originaux écrivains de notre époque. Toujours il a été un
précurseur. Il marche de l’avant, et qu’il le veuille ou non, il est
le guide intellectuel des jeunes gens. S’il est un écrivain qui mérite
d’être aimé de la jeunesse, c’est bien lui, pour la hardiesse de ses
vues, pour son individualisme tempéré, pour la subtilité de ses tendances. On connaît la vogue dont jouit aujourd’hui le roman d’aventures.
Or, il y a un livre capital dans l’œuvre de Gide, parce que devançant
la mode, ce livre, tout en étant littérature, est conçu comme un roman
d’intrigue et qu’un grand soin a été apporté à la création d’une atmosphère
un peu étrange, un peu mystérieuse… Il s’agit des Caves du Vatican.
Certaines pages sur l’ingratitude de l’Église, sur la conversion du
franc-maçon sont d’une ironie cruelle à la Villiers de l’Isle-Adam.
Mais la grande beauté de l’œuvre consiste surtout dans la peinture
du jeune homme, Lafcadio, personnage charmant, équivoque, féminin,
ambitieux et dilettante tout à la fois, sorte de compromis entre un
des Esseintes équilibré et un Julien Sorel. Lafcadio représente les
aspirations un peu troubles qu’il y a en chacun de nous. Les Caves du Vatican marquent une évolution dans l’œuvre
de M. Gide. Pour la première fois, cet écrivain met en scène des caractères
objectifs. Il prépare, d’ailleurs, en ce moment, un vrai roman :
Les faux-monnayeurs, que nous lirons bientôt. Ainsi, le talent
de M. André Gide, poursuivant une courbe harmonieuse, produira une
nouvelle œuvre qui nous procurera encore une fois un motif de l’admirer
et de l’aimer.
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