Le Radical
9 août 1920
Nous ne dirons que quelques mots
du nouvel ouvrage de Monsieur André Gide : La Symphonie pastorale (Éditions
de la Nouvelle Revue Française) mais c'est notre dessein d'exposer à nos
lecteurs l'évolution du talent et des idées du maître ainsi que l'influence
considérable qu'il exerce sur les esprits d'élite. Les gens de bon goût et les lettrés
sont peu favorables à ce genre de littérature qu'on nomme roman. Le
nombre considérable qui s'en débite encourage la production facile,
de mauvaise qualité. L'américanisme, décidément entré dans les mœurs
du grand public, détruit peu à peu la distinction des sentiments et
des idées et s'attaque aux sentiments et aux idées mêmes. Le roman de nos jours est de plus
en plus le livre à lire dans le train. Il n'exige aucun effort de pensée,
n'émeut pas profondément.
Il occupe l'attention juste assez pour que le temps qui passe n'ennuie
pas. Jugé en lui-même, le roman paraît pour beaucoup une œuvre d'art
médiocre, imparfaite, lourde. J'ai toujours été contre cette opinion.
Le roman peut être aussi purement beau qu'un poème de Verhaeren ou
qu'une symphonie de Beethoven. La Symphonie pastorale est un
chef-d’œuvre d'une valeur inestimable. Il a toutes les qualités désirables,
mais il y ajoute encore quelque chose de grand, d'émouvant, de supérieur à nous-mêmes :
quelque chose d'indéfinissable qui est peut-être du génie. Il est impossible de lire ce livre
avec l'attention qu'on accorde généralement aux productions littéraires,
même les meilleures. L'étonnante simplicité du récit impose une sorte
de respect, force l'âme à se recueillir, à se dépouiller de ses habitudes
et à se mettre franchement en face d'elle-même. Qu'on y prenne garde
cependant ; ce n'est pas un roman à idées, tout au moins dans
le sens apporté à ce mot. Monsieur André Gide est trop fier, a une
conception trop haute de son art pour poser un problème et y apporter
une solution, ou tout au moins pour en éclaircir quelque point. Et
cependant ce livre nous fait réfléchir et nous interroger. C'est que
la vie intérieure y est pénétrée intensément. C'est que dans
ces caractères du reste peu fouillés, l'amour est aux prises avec la
conscience et la nature. La nature triomphe mais sa victoire est douce,
et la conscience, le devoir, qui fait la noblesse de l'homme en sortent
plus forts. Il serait ridicule de résumer l'action.
Elle est menée avec un art délicat et maître de lui-même. Quant au
style il est parfait. Monsieur André Gide a su atteindre cette simplicité qui
donne tant de valeur aux mots et tant de douceur aux phrases, cette
simplicité à laquelle ne peuvent prétendre que peu d'auteurs et qui
fait le sublime de la Bible, le livre des Livres. La Bible donne une
des clefs de l'âme de M. André Gide. Il cherche à conformer sa vie aux
préceptes sacrés. De là une grandeur singulière, une noblesse et un
orgueil mêlé de bonté qui lui gagnent les cœurs désireux du bien, maie
qui lui ferment le grand publie, paresseux et à courtes vues. Voici donc un livre. Sa lecture
nous aura causé une grande et profonde émotion, et il est à classer
chez moi parmi la dizaine de chefs d’œuvre dont on peut, dont on doit
faire toute sa nourriture intellectuelle.
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