Paris-Midi
18 novembre 1936
Noël Sabord
Tandis que les jeunes courent leur
chance, les anciens, ceux qu'on nomme les maîtres, ne se laissent pas
oublier. L'oubli tombe vite, en effet, même sur les gloires vivantes,
et il leur faut le dissiper constamment comme un brouillard. Ainsi, au moment même où M. Roger
Martin du Gard s'apprête à nous jeter d'un coup les trois derniers tomes et les mille dernières pages de ses Thibault, M.
André Gide nous donne également trois volumes, beaucoup plus légers,
il est vrai, bien qu'ils ne portent pas moins de substance. Trois petits
livres qu'on peut dire moraux, puisqu'ils ont trait aux mœurs, et en
jouant sur le mot à peu près, comme l'auteur lui-même quand il a nommé certaine
histoire de pasteur La Symphonie pastorale. Mais nombre de lecteurs, je le crains,
encore habités par les préjugés bourgeois, ne trouveront guère de moralité dans
ces pages de l’Immoraliste. Les moins discutées, parce que les moins
lues, sont ces Nouvelles Pages de Journal (1), où l'auteur a
consigné, sur des sujets divers dont le principal est lui-même, des
réflexions et des remarques assez inquiétantes. « Belle fonction à assumer, écrit-il,
celle d'inquiéteur. » Et il voudrait inquiéter à la
fois la foule des pauvres qui ne souffrent, ni même ne s’aperçoivent,
de leur misère, et le petit clan de ces bourgeois qui, comme lui, n’ont
jamais eu à gagner leur pain, n'ont jamais travaillé dans la
gêne. L'apathie sordide des uns, la satisfaction béate des autres lui
paraissent également impies — c’est son mot. « Un
temps vient, déclare-t-il, où le bourgeois se sentira en état d'infériorité devant
un travailleur. Ce temps est déjà venu pour certains. » Mis au singulier, ce « certain » désignerait
M. André Gide. On peut l'en louer, sans se faire faute d'observer qu’un
tel sentiment lui est venu bien tard et qu'il a pris le temps, d'abord,
d'écrire trente ouvrages, dont quelques purs chefs-d'œuvre qui assurent
sa gloire, avant de ressentir ce qu'il nomme son infériorité. Mais ce sentiment, assurément sincère
encore que tardif, nous explique une récente conversion au communisme
qui a fait quelque bruit. On retrouve, dans les Pages de Journal, les étapes
et la joie toute neuve de cette conversion. La déception ne s'y montre
pas encore et le vieux néophyte y parle comme un nouvel Éliacin tout
en pleurs. La réception, la déconvenue, le regret, on les trouve dans
le second des trois petits livres, et il a fallu qu'entre deux l'illustre
catéchumène fît le voyage de Russie pour y confronter la réalité avec
son idéal. Le Retour de l'U.R.S.S. est le résultat de cette
confrontation qui n'a laissé au voyageur que de l'amertume. « Ce
monde si imparfait, et qui pourrait être si beau », comme il écrivait
sur son carnet en mars 1935, il ne l'a trouvé guère plus beau en Russie
qu'au Congo ou à Grenelle, et il l'a dit avec cette franchise qui est
sa marque. Des béotiens l’en raillent assez lourdement aujourd'hui ;
mais il n'en a cure. Il ne doute point de sa religion et n'incrimine
que les prêtres. Son embarras est pourtant réel et ce n'est pas trop
de toute sa fine dialectique pour le tirer des contradictions. A la vérité, il est malaisé de concilier,
comme il s'y efforce dialectiquement, le communisme et l'individualisme,
l'égalité totale et la haute culture, la nature de l'homme et la perfection
sociale. Et puis, quelle ingénuité chez cet homme qui devait pourtant
se souvenir que la République était belle sous l'Empire, et le christianisme
sous Néron et Tibère ! Je ne parle pas de certains enthousiasmes
d'il y a quarante ans à peine et que M. André Gide a bien dû connaître,
s'il ne les a partagés... Le troisième volume est un petit
roman : Geneviève, qui est, dit-il lui-même, comme le troisième
volet d'un triptyque dont L'École des Femmes et Robert, parus
il y a six ou sept ans, formaient les deux premiers volets. Pour bien entendre Geneviève, il
n'est pas indispensable mais il est bon de se rappeler, sinon de relire,
les deux autres petits romans dont ce récit est la suite. Dans le premier,
l'auteur couvrait de son nom le journal d'une honnête épouse affreusement
déçue et qui, fidèle à son devoir, n'y échappait que par une sorte
de suicide. Dans le second, il nous livrait la défense du mari, qui
avait aussi, contre sa femme désolée, de bonnes raisons à faire
valoir. Le troisième, et qui pourrait n'être pas le dernier, nous donne
la confession de la fille, Geneviève, qui avait également son mot à dire
en ce débat. Le débat, toujours actuel, plus
actuel que jamais, c'est celui du couple, plus précisèrent celui de
la liberté de la femme dans le couple. Le problème, de solution malaisée,
la femme le pose aujourd'hui et entend le résoudre, à son profit, de
façon toute nouvelle. « Le livre de ma mère, écrit Geneviève,
s'adresse à une génération passée. Du temps de la jeunesse de ma mère,
une femme pouvait souhaiter sa liberté ; à présent, il ne s'agit
plus de la souhaiter, mais de la prendre. » Voilà qui est net. Déjà, dans L'École
des Femmes, on a vu
Geneviève traiter la fidélité maternelle de « sacrifice inutile »,
et la mère avouer de son côté que, cette liberté qu'elle souhaitait,
si elle l'avait eue, elle n'aurait su qu'en faire. La fille, elle,
sait ce qu'elle en fera, et comment il faut la conquérir. Faut-il
dire qu'elle exprime assez exactement, sur le plan familial et social,
les idées mêmes de M. André Gide et que ces idées s'éloignent fort
de ce qu'il nomme le conformisme petit-bourgeois ? Le lecteur
s'en apercevra de reste et l'œuvre, pour être entendue, n'a besoin
d'aucune glose. Sans doute va-t-elle soulever moins de cris que les
deux derniers livres de M. de Montherlant sur les femmes. Elle est
d'une autre qualité et d'un tout autre sens, et elle déplaira surtout à l’homme,
qui n'aura garde de s'en plaindre. Plus sensible à l'art qu’à l'idée — et
c'est le contraire chez la femme — il goûtera surtout la sobriété de
ces pages sans ornements où la pensée toute nue revêt une si belle
forme.
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