Cahiers du Sud
mars 1937
Christian Michelfelder
L'École des femmes parut en 1929. C'est l'histoire
d'une désillusion ; et cela justifie le titre. Évelyne, pendant
ses fiançailles, admet fort bien qu'elle devra vivre pour son mari,
mais que celui-ci préservera son œuvre : « Je trouve tout
naturel, en épousant Robert, de renoncer à mon indépendance ;
mais chaque femme devrait pour le moins rester libre de choisir la
servitude qui lui convient. » Voilà, au début de l'œuvre, le degré de
liberté que demande la jeune fille : être libre de choisir sa
servitude. Il n'est pas douteux que Gide réclame pour elle la libération
totale, jusqu'au degré de liberté du "plus irremplaçable des êtres",
Nathanaël. Cette liberté, ce n'est d'ailleurs point celle de faire
n'importe quoi au gré du vent qui passe. Gide n'a pas cessé d'abattre
les morales, mais parce qu’elles s'opposaient aux besoins de sacrifice
des hommes tout aussi bien qu'à leurs désirs. "Vingt ans âpres", Évelyne
est tout autre ; elle voudrait pousser sa libération jusqu'au
divorce. C'est qu'à l'école du mariage, elle a changé ; à proprement
parler, elle est devenue indépendante ; elle se déclarait enchantée
d'avoir à vivre à l'ombre de l'homme. Conséquence tragique d'une éducation
qui tenait la femme sous le boisseau pendant toute sa jeunesse :
elle naissait vers la vingtième année. Il ne faudrait pas chercher là seulement
la cause du désaccord entre Évelyne et Robert. Le désaccord est très
profond, plus intime, à tel point que si dans le récit ce sont deux êtres qui s'affrontent, dans la vie bien souvent
un tel conflit est intérieur et suffit à briser toute unité chez un
individu. Évelyne vit véritablement, elle
joue franchement le jeu, sans ruse ni restriction mentale. Robert,
catholique d'intention devant cette protestante qui s'ignore, joue
un rôle, mais sans bien s’en apercevoir. Il croit sincèrement que mieux
il jouera le rôle, mieux il vivra la vie véritable. Alors qu'Évelyne
vit le jeu, Robert prétend le mener d'après ses principes. Il y a bien
chez lui un peu de cabotinage, mais il ne joue pas seulement pour la
galerie ; il veut devenir meilleur et croit le devenir en répétant
sans cesse son rôle. Évelyne ne peut se satisfaire de l'apparence.
Avoir un idéal ne lui suffit pas, il lui faut le vivre. Elle n'admet
pas la pureté d'intention. Le conflit qui oppose les deux êtres est
irréductible. C'est ce conflit qu'expose la première trilogie : Évelyne
jeune fille, désillusion d'Évelyne, plaidoirie de Robert. Avec Geneviève, tout
change. Geneviève à quinze ans est arrivée au degré extrême de la libération
intellectuelle d'Évelyne et de plus elle est décidée d'aller jusqu'au
bout dans ses actes. C'est la différence entre deux générations. Grâce
d'ailleurs à Évelyne. Geneviève n'a pas été tenue sous le boisseau.
Elle vit déjà, et solidement. Malgré son enthousiasme devant Sara qui
déclame La Mort des amants, elle avoue : « Cet échappement
au réel m’apparaît une sorte de désertion », et elle se répète
cet enseignement final des Nouvelles Nourritures : « Il
ne tient qu'à moi ». Évelyne peut se reconnaître en elle (« Ma
chère Geneviève non plus, ne peut se satisfaire de l’apparence »,
lit-on dans le journal d'Évelyne) ; elle s'y reconnaît même jusqu'à l'effroi. Geneviève n'est pourtant point une
réaliste sans sensibilité. Loin de là. C'est un héros gidien, épris
d'absolu. Son émotion devant la confession que lui fait sa mère de
son amour pour le docteur Marchand, amour d'ailleurs sacrifié, nous
montre que c'est une nature riche et ardente et sensible. Ce n'est
pas un garçon manqué, c'est une femme. Tout cela est terriblement excitant, et nous sommes anxieux de connaître la suite du Journal de Geneviève, de savoir ce qu'apportera la vie à cette fille si bien douée pour la vivre. Geneviève doit avoir maintenant quarante ans ; que fait-elle ? Que pense-t-elle ? Gide nous le dira-t-il ? La question est délicate. Geneviève peut très bien se concevoir comme une dernière lueur jetée sur l’École des Femmes. Pourtant, le personnage est tellement vivant que noua voulons espérer une suite. D'aucuns diront que ça tournerait au roman fleuve. Non, car si un homme a marqué la vie d'Évelyne, je ne crois pas qu'il en soit ainsi pour Geneviève, ou bien cet homme, bouleversant totalement la vie de cette femme, n'éprouvera nullement le devoir de justifier l'homme en face de la femme. Nous voudrions une suite à Geneviève pour
une autre raison. C'est que Geneviève représente dans l'œuvre de Gide
la femme vivante comme la nature. Nous aimerions voir cette sœur plus
grave de Nathanaël vivre sa vie de femme, et semblables au Chœur mystique
du Second Faust, être entraînés en haut par cet Éternel Féminin.
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