Je suis partout
28 novembre 1936 Gabriel Brunet
Un récit gidien
Le récit que nous présente M. André Gide
lui aurait été adressé par une jeune femme qui, dans une lettre, aurait
exprimé les raisons qui l'ont poussée à écrire. Pareil artifice n'est
pas nouveau, il conserve cependant tous ses droits et il peut donner
au romancier certaines libertés précieuses. Geneviève, à l'entendre,
ne songe pas du tout à composer un roman au sens habituel du mot. Force
renseignements qu'ont coutume de donner les écrivains d'imagination
sur la personne et la vie des personnages, sur les milieux qui les
imprègnent, sur les décors qui les entourent, n'ont que faire avec
son dessein. Elle s'en dispense résolument. Si elle évoque une tranche
de sa jeunesse entre sa quinzième et sa dix-septième année, c'est parce
qu'une telle période de sa vie lui a posé des problèmes qui comptent
pour la femme d'aujourd'hui. Elle va donc jusqu'à dire que son récit
lui apparaît moins important que certaines considérations qu'il lui
suggère. En songeant aux jeunes femmes qui réfléchiront sur son aventure,
elle déclare même que divertir lui importe moins qu'avertir !
Puisse donc son aventure servir "d'enseignement" !...
Voilons-nous la face : cette Geneviève permet à M. André Gide
de retrouver le vieux mot "instruire" que nos classiques
assignaient comme un de ses buts à l'œuvre d'imagination. La liberté d'innover,
qu'a revendiquée souvent M. Gide, s'accompagne dans son esprit d'une
autre liberté : celle de retrouver à l'occasion quelque large
voie frayée par nos prédécesseurs. Pareille forme d'indépendance n'est
pas déplaisante. Si la liberté d'innover se prive de la liberté de
prendre en considération tel ou tel effort de ceux qui ont cherché avant
nous, elle n'est qu'une bien indigente liberté. Geneviève dit fort souvent que ses buts sont fort différents de ceux de M. André Gide. Pourtant, je me suis diverti à constater que ce qu'elle rejette du récit, ce sont les éléments mêmes que M. André Gide tend à négliger lorsqu'il fait acte de narrateur. Si j'avais place pour de plus amples développements, j'aimerais montrer avec quelle adresse extrême M. Gide se sert de cette Geneviève et pour conserver certaines positions et pour en essayer d'autres tout en laissant la pleine sensation que rien des méthodes de Geneviève ne lie l'écrivain André Gide pour l'avenir. Dès qu'il s'agit de M. André Gide, pourquoi donc le mot "adresse" se présente-t-il d'abord à mon esprit ? Et même l'expression génie de l'adresse !...
Goethe a dit de Sophocle qu'il ne
part pas d'une idée mais d'une légende. Il m’apparaît, à tort ou à raison,
que dans Geneviève, M. André Gide est parti de problèmes
et que l'histoire et les caractères eux-mêmes ont été enfantés par
les problèmes que l'écrivain a voulu poser. L'héroïne est tout animée par un
problème fort actuel : celui des possibilités qui s'ouvrent à la
femme moderne dans une époque où les circonstances l'ont appelée à faire
la preuve de qualités qu'on mettait jusqu'ici fort mauvaise grâce a
lui accorder. Le livre est donc une Nouvelle École des Femmes au
moment où il s'agit pour la femme non de "souhaiter" sa liberté, "mais
de la prendre !"... Présentée tout d'abord comme élève de
lycée, Geneviève est une cérébrale. Et elle possède une famille. M.
Gide n'a jamais caché ses sentiments pour la famille. On va donc munir
Geneviève d'un père tel que son droit de ne pas le prendre au sérieux,
voire de le mépriser, puisse apparaître comme la chose la plus naturelle
du monde. Je soupçonne que ce père a été créé pour poser le problème
du droit des adolescents à juger leurs parents au lieu de rester volontairement
aveugles à leur égard. Aussi bien, Geneviève revendique un droit de "franchise" poussé jusqu'au "cynisme",
bien persuadée que la plupart de nos maux viennent du manque de courage à regarder
en face et lucidement toutes les questions dont aucune ne doit être
interdite à l'examen. Voilà qui est d'un optimisme un peu grand !
Je crois plutôt que la vie nous offre à profusion deux sortes de maux :
ceux qu'engendre l'ignorance timorée et ceux qu'engendre la connaissance
incisive de ce qui est. Toujours est-il que le père de Geneviève est
un fantoche fort savoureux qui ne cesse de se jouer la comédie à lui-même.
Esprit flottant sous des airs décidés, âme veule sous des dehors intransigeants,
esclave de l'opinion sous des allures émancipées, et, comme il convient,
amateur de grands gestes et de paroles ronflantes qui masquent le vide
intérieur. Une mère, par contre, modeste d'allures, mais d'une noblesse
secrète qui ne se révèle pas au premier coup d’œil. Geneviève est fascinée
par une camarade d'études, Sara Keller, fille d'un peintre, "belle
d'indolence" comme la Sara des Orientales, et qui dit les
vers avec une voix qui ensorcelle. Les sentiments troubles, indécis,
mal conscients de leur vraie nature que Geneviève éprouve pour Sara
nous sont présentés ou plutôt suggérés avec autant de tact que de délicatesse.
Une autre camarade d'études, Gisèle Parmentier, nature fine et d'intelligence
vive et élevée, intéresse également, mais d'une manière tout autre,
Geneviève. Or, Gisèle, elle aussi, est envoûtée par la magnifique et
ardente Sara. Et cela nous vaut encore une peinture à la fois enveloppante
et indécise des sentiments vagues et complexes qu'abrite cette amitié de
Geneviève pour Gisèle et qui mêle l'élan d'estime et de sympathie à une
jalousie secrète, et qui hésite à se connaître, pour l'autre jeune
fille qui aime Sara. Il y a, dans l'esquisse légère et pénétrante de
ces sentiments de jeunes filles, une discrétion et une sûreté de touche
qui rencontrent la note exquise. Mettre leurs parents en rapport, de manière à se rencontrer en dehors du lycée, voila à quoi songent nos jeunes filles. Et voilà qui donne au père de Geneviève l'occasion de se montrer dans toute sa grotesque mesquinerie. Car on apprend que Sara est juive et que le ménage de l'artiste son père n'est pas légitime ! Le père de Geneviève plane en paroles au-dessus de tous les préjugés, mais, dans ce cas concret, il sent que des gens comme cela ne sont pas "de son monde" ! Les trois jeunes filles respirent
l'air de leur temps et leur amitié n'est pas faite que de papotages.
Le problème de la femme dans la société moderne est l'objet capital
de leurs entretiens et elles vont jusqu'à fonder à elles trois une
société, l'I.F. (Indépendance Féminine), qui caresse de hautes ambitions.
Vous devinez les questions qu'on y peut agiter : la femme construisant
sa vie sans l'appui de l'homme, la femme devenant mère sans être
asservie par le mariage, et autres thèmes du même genre. Vous verrez
comment se rompent les rapports entre Sara et Geneviève et comment
celle-ci, retirée du lycée, paie d'une grave maladie la crise d'âme
qui en résulte. Vous verrez ensuite une autre phase de la vie de Geneviève,
esprit très clair, très positif, bien orienté vers les réalités pratiques,
aussi défiante des fictions de la poésie que des essors de la métaphysique,
et qui ne cesse de méditer sur les "prérogatives de la femme".
Ignorante de tous les sentiments complexes de l’amour, c'est
uniquement par la réflexion lucide, à froid pourrait-on dire, qu'elle
croit pouvoir résoudre tout ce qui touche aux rapports de l'homme et
de la femme. Une sorte d'ivresse cérébrale la subjugue dès qu'il s'agit
de l'affranchissement de la femme et de sa revendication de liberté dans
sa vie d'amante et de mère. Elle envisage tous ces problèmes avec une
logique aussi intrépide qu'ingénue. Car le monde de fièvres, d'orages
et d'étrangetés qui est celui de l'amour, quand la chair et le cœur
et l’imagination entrent en jeu, elle n'en soupçonne rien. Avec une
audace inouïe d'adolescente, qui pose en termes strictement intellectuels
des questions qui se mêlent d'éléments de tout autre nature, sa hantise
de la libération de la femme lui fait concevoir un projet étonnant
et inouï dont l'audace extrême égale la candeur extrême, et qui traduit
aussi une protestation sourde contre la famille telle qu'elle lui est
apparue sous le règne de son père... La tentative pour réaliser ce
projet lui fait deviner des perspectives inattendues sur la question...
La narration de Geneviève, très
gidienne d'allure, a de bonnes raisons pour intéresser certains tempéraments,
et de non moins bonnes raisons pour ne pas agréer à d'autres. Il en
est ainsi pour toutes les œuvres d'art d'un type très défini. L'extrême
modération du ton s'unit à la hardiesse des problèmes soulevés. C'est
un art très savant, très médité et qui, pleinement lucide, s'efforce
de toujours laisser son lecteur lucide. Art où comptent beaucoup les
abstentions et les privations ! Une sorte d'ascétisme artistique
qui mesure très strictement leur place au pittoresque, aux sensations
et au pathétique, voire à la sensibilité. Un art très volontaire de l'en-deçà qui
fuit l'effet ; un art de la tension sourde qui refuse de pousser
ses moyens jusqu’au saisissement. Art qui éveille la soif du lecteur
et s'interdit de la combler, préférant le laisser sur je ne sais quelle
sensation d'irritation et d'inapaisé. Art qui laisse beaucoup de choses
dans le suggéré, qui amorce un mouvement dans l'âme du lecteur et lui
demande de le continuer par ses propres ressources. Art qui marie bizarrement
je ne sais quelle pétulance à une réserve un peu froide. Art qu'on
estime et qui cependant en fait désirer un autre plus libre d'allures,
moins prémédité dans tous ses détails, plus accueillant aux caresses
du monde, aux frémissements de l'âme, et qui, plus touffu et plus épanoui,
donnerait plus de place aux ébats spontanés et bigarrés de la vie.
On est intéressé toujours, on voudrait être parfois un peu plus pris,
un peu plus ravi, au sens que Boileau donnait à ce mot lorsqu'il songeait à Racine.
On souhaiterait parfois aux personnages un peu plus d'épaisseur charnelle ;
il arrive qu'ils vous apparaissent comme des objets qu'on conçoit plutôt
que comme des présences qui vous envahissent. On voudrait, à l’occasion,
ne pas rester autant séparé d'eux et se sentir mieux emporté au sein
de leur vie. Au fond, je veux dire simplement que toute œuvre d'art
très nettement caractérisée et qui se légitime par des qualités très évidentes,
en même temps qu'elle se justifie, justifie de quelque manière un art
en partie contraire.
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