Le Monde artiste
1895
Henry Gauthier-Villars
Paludes, c'est proprement, avant tout, et
peut-être uniquement un livre héroïque. Beaucoup de gens s'ennuient — et
M. André Gide s'ennuie. Photographier cet ennui, le rendre avec tant
de vérité, tant de gris, tant de langueur, qu'il prenne le lecteur à la
gorge, qu'il l'étreigne et qu'il l'étrangle, qu'il lui donne l'horreur — et
mieux — la conscience de son ennui, voilà le but du livre. Et ce sera
l'essor vers les hautes actions, vers l'imprévu, la fuite hors de ces
marais amis, hors de ce toit qui, s'il nous préserve de la pluie, nous
cache le soleil, hors de ces petits loyers, de ces petits symboles,
de ces petits rires et de ces petits sanglots, de ces petits voyages
et de ces petites charités, ce sera un effort, l'effort et la vie plus
intense, plus ardente, plus frémissante. Ce livre, dans la pensée presqu'exprimée
de M. Gide, est le Livre, le livre de mort et le livre de vie,
celui qui peint notre existence et notre âme et qui, grâce à son néant
fécond, nous donnera une autre existence et une autre âme, l'existence
et l'âme. On lit au frontispice « Avant
d'expliquer aux autres mon livre, j’attends que d'autres me l'expliquent.
Vouloir l'expliquer d'abord, c'est en restreindre précocement le sens
car, si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si
nous ne disons que cela. On dit toujours plus que CELA. Et cela surtout
m'y intéresse, que j'y ai mis sans le savoir, cette part d'inconscient
et que je voudrais appeler la part de Dieu. Un livre est toujours une
collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe
y est petite, que plus l'accueil de Dieu sera grand. Attendons de partout
la révélation des choses, du public la révélation de nos œuvres. » C'est
d'un mysticisme coquet, d'une ingénieuse humilité, d'un orgueil exquis,
et pour s'imposer aux âmes, les pensées et les mots s'épandent, merveilleusement
imprimes sur un papier prestigieux, en un format irrésistible. Mots
doux et flous, pensées joliment pauvres et menues, obscures, mais humblement
obscures, et donneuses d'une sensation qui est bien celle que M. André Gide
a voulu procurer. Il y a même des instants où l'on se sent un agacement
nerveux en lisant les conversations vides, les méditations vides de
Tityre. J'entends d'ici M. Gide dire avec un sourire tristement triomphant : « N'est
ce pas ? ce livre, ces instants sont insupportables, cette vie
est insupportable ? Hé, cher monsieur, ces instants sont vos instants,
cette vie est votre vie, ce livre est votre livre. » Goûtez-vous
ces petits sanglots, ces petits vers où revit un peu de l'âme de Laforgue ?
Nous vous avons joué de la flûte Vous ne nous avez pas écouté, Nous avons chanté Vous n'avez pas dansé, Et quand nous avons bien voulu danser
M. Gide se réfugie parmi la douceur
des désirs des rêves de son passé et de son enfance encore pas très
lointaine. Il ne semble pas bien persuadé que son livre donnera la
vie à ceux qui n'existent pas. Ce sera, à vrai dire, un peu de sa faute ;
il aime sa souffrance et son ennui, ses ironies perpétuelles ont quelque
chose de désolé et de tendre, ses sourires larmoyent, il sanglote sans
rancœur en son amertume caressante et languide, pas trace de haine,
Tityre reste recubans. Est-ce bien le vrai moyen de faire
lever les autres Tityres, tous les Tityres, nous tous ? Est-ce
un chant d'appel et de délivrance ? Est-ce un clairon qui sonne
le réveil ou un thrène désespéré sur Tityre et sur le monde ? M.
Gide n'aime-t-il pas son état ? Je sais bien que peut-être, il
dirait : « Hélas ! », mais quoi ? Livre très-joli, très-discret, très-pénétrant.
M. Gide a écrit sur la garde d'une écriture laborieusement pâlie : Sit
Tityrus Orpbeus. Moi, je veux bien. Et vous ?
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