L’Art Moderne
15 septembre 1895
Anonyme
PALUDES par André Gide. Paris, Librairie
de l'Art Indépendant.
André Gide écrivit ce charmant et
si profond livre, Le Voyage d'Urien, dont nous rendions
compte dans L'Art moderne du 15 avril 1894. Voici une nouvelle œuvre : un
de ces petits volumes qui vous laissent, après lecture, pour quelques
instants une profonde détresse. Si pareille misère allait vous arriver ?
Si le Destin, un jour de très méchante humeur, s'amusait à plonger
votre âme dans le marais où gémissent ces autres, fiévreuses et falotes,
pour ne l'en retirer que toute grise et toute ternie, à jamais incapable
de refléter, en son miroir plombé, le vrai ciel, la pure lumière, les
beaux paysages exaltants et consolateurs. Quel effroi ! Ressembler,
aussi passagèrement soit-il, aux piètres malheureux dont le cœur sonne
le vide, répété en écho par le cerveau lassé de n'enregistrer rien
que menues impressions, chétives sensations, maigres tristesses, ignorantes
mélancolies. Paludes, c'est l'absence d'histoire
d'un être qui n'a pas la force d'en désirer une. Il se lamente sur
la rongeante médiocrité de sa vie, il la décrit, il en pleurniche,
mais en sortir ? Il va et vient entre les murailles de ses pâles
pensées, s'y cogne à peine et très peu meurtri, froissé seulement,
se remet à tournoyer sur lui-même avec deux ou trois compagnons de
spleen, puis une ombre de femme insipide et atone que ne retiennent
là ni sympathie, ni affection, mais une égale incapacité de s'en échapper. Qui donc, quels héros ont accaparé toute
volonté en atrophiant ceux-ci, en les laissant si déplorablement empêtrés
dans le brouillard de la monotonie ? Leur liberté est entière,
cependant ; ailleurs et tout près sont des pays merveilleux dont
la vue provoque les héroïques décisions et tant de désirs de grandeur et de bonté ; partout
agissent des hommes dont la noblesse jette autour d'eux un éclat contagieux ;
le petit éclair d'énergie qu'exige la découverte des uns ou la rencontre
des autres ne luit jamais pour ces pauvres animaux qui ne voient pas
plus loin que leur carapace ; seules les attirent des inutilités
semblables à la leur, ne les blessant point par un trop rude contact
ou des panoramas de banlieue aux maisons en construction parmi la laideur
incolore des gravois et des décombres. Sans doute, lancés par hasard
ou par miséricorde hors de cette morne mesquinerie, retirés de la lumière
d'aquarium où ils vaguent, secoués de temps en temps par un petit tressaut :
l'idée fugitive qu'ils eussent pu être des vaillants, eux aussi, — ils
crieraient, aveuglés par trop de clartés et supplieraient qu'on les
ramène à leurs grisailles. « Les événements arrivent à chacun
selon ses affinités appropriatives ; chacun trouve ce qui lui
convient », affirme le personnage de Paludes exprimant
en ces mots la vague raison de son inertie et s'abandonnant au courant
des choses sans plus d'effort réel pour une transformation de sa nature
qui, embellie, solliciterait alors (selon ses idées) les belles aventures. L'égoïsme seul n'a pu produire pareille dessiccation des âmes ; il existe trop d'égoïstes intelligents qui, bien que plongés en une perpétuelle contemplation du moi et dédaignant toute tentative d'analyse autre que celle de leur individu, ont su intéresser puissamment par la photographie minutieuse de leur personnalité, mais eux les verseurs d'ennui et d'amertume s'essoufflent ou n'y parviennent pas. Elles sont nombreuses aujourd'hui, les volontés maladives qui ne comprennent point que la vie se complaît à enrouler autour de tous le lacis des banalités quotidiennes, des vaines obligations, des recommencements fastidieux : là est l'épreuve ; les forts rompent le filet et d'un large vol s'enfuient loin des ridicules attaches, vers les buts que renouvellent sans cesse leurs esprits voyageurs. Ils ont eux-mêmes créé l'aventure. Docile et sévère, elle suit leur sillage en pleine atmosphère, sans condescendre à ramper près des toiles d'araignées où se crispent risiblement et agonisent les moucherons. Leur marasme donnerait pitié, peut-être, si leur vanité ne l'égalait ; mais ces souffrances, révélées avec un soin qui les ferait croire titaniques, et tant de clameurs nous laissent froids envers des prétentieux tels que nous les montre cette alerte et pimpante satire : Paludes.
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