La Revue blanche
1er mars 1897
Léon Blum
M. André Gide est un excellent écrivain.
Il a au plus haut degré le don et la science naturelle de la langue.
Ce n'est pas assez pour moi de dire qu'il est l'homme de sa génération
qui écrit le mieux. On lui doit des pages que nul autre n'aurait écrites à sa
place, et qui sont parfaites. Je voudrais qu'on relût dans Le Voyage
d'Urien le port voluptueux où les voyageurs s'embarquent, le bain
des matelots, la maladie de Morgain apaisée par l'eau des sources.
C'est une prose de poète, belle par sa pureté, son rythme, ses oscillations,
ses reflets, qui fait songer à un Browning ou à un Shelley traduits
par eux-mêmes. Il sait garder une beauté littéraire aux justesses de
l'abstraction. Il aime la vie ; il est curieux et tenace dans
l'observation de l'âme ou du paysage. Mais sa pensée haute et religieuse
paraît toujours tournée vers l'éternel. Et comme M. Gide est
aussi un littérateur, que son amour pour les lettres est exclusif et
profond, qu'il croit passionnément à lui et à son œuvre, comment douter
qu'il doive être un jour un de ceux dont la pensée peut agir sur la
pensée universelle ? Je le dis sincèrement, sérieusement,
sans me faire illusion sur ma pensée, sans confondre ce que je connais
de M. Gide et ce que ses livres m'ont appris. Je sais que Le Voyage
d'Urien peut sembler une allégorie obscure et froide. Moi-même,
j'y suis mal les détails d'émotion qu'exprime la variété des paysages,
et souvent cette Carte du Tendre métaphysique m'a déconcerté. Un ton
tiré et obscur trouble parfois la limpidité de Paludes. Pourtant,
il ne me semble pas qu'on puisse, après avoir lu ces deux ouvrages,
et dans la pleine conscience de leurs imperfections, ne pas penser
de M. Gide ce que j'en ai dit. C'est un sentiment que peut-être on
appuiera mal sur des raisons, mais qui se lèvera avec une certitude
spontanée. Car si les dons et le talent de M. Gide restent encore supérieurs
aux œuvres qu'il en a tirées, au moins font-elles invinciblement prévoir
les autres beautés qui naîtront un jour. Je parlerai et reparlerai de M.
Gide, et je sais que tous les jugements sont prématurés et incertains
sur une vie littéraire qui commence à peine. De celle-ci on ne peut
rien juger certainement, sinon qu'elle sera grande ; et rien dire
utilement que la phase où elle en est venue de sa marche et de son évolution.
Bien que Le Voyage d'Urien et Paludes soient par eux-mêmes
deux beaux livres, c'est surtout cet enseignement qu'il faut y chercher.
Ce sont deux livres anciens déjà et séparés entre eux par un assez
long espace de temps et de pensée. Mais la dernière partie du Voyage
d’Urien annonce Paludes et du reste, à ces deux ouvrages
si divers, les conclusions sont communes. Urien et ses compagnons allégoriques
partis pour l'action et l'éclat achèvent dans les sargasses de la mer
et dans les déserts gelés du pôle leur voyage désenchanté. Qu'ont-ils
fait ? Quelle est leur gloire ? Ils ont résiste aux
tentations de la route : « Votre stérile vertu, ce sera donc
de s'abstenir ? » Oui, et d'avoir dû faire de l'abstinence
une vertu. A
travers les épisodes multipliés et les comparses
sommaires du roman, quelle est l'idée que subit et qu'agrandit sans
cesse le triste héros de Paludes ? C'est que notre vie
est monotone, ennuyeuse et enfermée, qu'elle ne conduit à rien, qu'elle
n'est rien, et que nous ne sentons même pas sa pâleur et son atonie.
C'est « cette agitation sur place, cette localisation du bonheur,
cette myopie des fenêtres, ce contrôle du plaisir, cette interception
du soleil… » Le héros de Paludes le sait bien, et il le
répète, et il plaint ceux qui ne le savent pas comme lui. Mais que
fait-il de plus ? que change-t-il dans sa vie ? Rien. Votre
stérile science, ce sera donc de connaître votre malheur ? Oui,
et d'avoir fait du malheur une science. Au résumé, deux livres de morale,
et de morale négative enfermée sous des ironies mentales ou sous des
allégories poétiques. Paludes, gai roman de l'ennui, livre
de la richesse dans la monotonie, où l'uniformité du récit et de la
pensée est variée par une incroyable abondance d'observation et d'imagination
psychologique, Paludes me paraît plus fermé, plus complet, plus
riche que Le Voyage d'Urien. Quelle y est précisément l'attitude
de l'auteur ? A-t-il voulu ou non, comme l'indique la postface,
chercher un comble de gaîté dans un semblant d'autobiographie ?
Mais n'est-ce pas aussi la perfection de ce livre qu'on en puisse tirer
sur le dessein de M Gide les inductions et les convictions les plus
opposées : « Vouloir expliquer mon livre, c'est en restreindre
précocement le sens car si nous savons ce que nous voulions dire, nous
ne savons pas si nous n'avons dit que cela. Et cela surtout m'intéresse
que j'y ai mis sans le savoir » Pour moi, je suis sûr que M Gide
a vécu Paludes, mais qu'il ne le vit plus, et que pourtant il
ne se sait pas mauvais gré de l'avoir vécu. Car il vaut encore mieux
voir son ennui et sa paresse que d'être aveugle, et au héros de Paludes il
n'a manqué que le courage de partir et de chercher autre chose. C'est
un état de transition qui en soi même ne suffit pas et qu'on peut railler,
mais qu'il faut traverser pour arriver à la vie féconde. C'est pourquoi les quelques pages
qui, à la fin du volume, commentent Paludes annoncent un autre
volume, Les Nourritures terrestres. Ce sera le livre
de quelqu'un qui, lui, est parti et qui est arrivé ailleurs. Et c'est
pourquoi j'ai voulu aujourd'hui arrêter l'inventaire de M. Gide et
considérer son œuvre passée comme un bilan testamentaire ou comme une
réédition posthume. Suivant la méthode cartésienne
il a fait sa table rase. Mais que sera son œuvre future, nul ne le
sait, ni surtout lui-même que je vois trop réfléchi et trop naturel
pour se limiter ou pour pouvoir se prévoir. On y trouvera la vie, la
nature, de l'air libre et du soleil ; on y retrouvera l'amour
sévère de la morale et le goût abstrait de la pensée. Les générations
changent ; celle-ci n'est plus romanesque, et le récit intime
et difficile de Paludes a bien pu être son Werther. Chaque
jour la verra se détacher de l'homme vers la nature et vers l'idée.
Idéologies passionnées et paysages métaphysiques ! Nous voici
revenus d'un siècle en arrière, à Rousseau, à Goethe, à Chateaubriand.
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