Le Coq Rouge
juin 1895
Henry Maubel
Notes en marge de Paludes
La proximité d'un livre embarrasse
le jeu des idées qu'on voudrait s'en faire, aussi ne faut-il pas relire
un livre dont on doit parler, …à moins qu'on ne fasse « de la
critique ». J'ai relu celui-ci d'un auteur que j'aime à cause
de sa pensée substantielle, à cause d'un style sobre, souple, harmonieux
qui la revêt pleinement et qui n'est pas le style ; à cause de
l'indulgente composition de ses poèmes d'un art très accompli et qui
pourtant cède à la vie dont il transpose les sincérités, les penchants,
les caprices, réglant ses mouvements au rythme alenti ou précipité du
sang de nos artères. Souvent ce n'est qu'un journal et tous les tableaux
de ce livre-ci sont reliés par des notes spontanées, fugitives,
inachevées, qu'aucune rhétorique n'oblige. S'il y a moins de points
de suspension que dans Les Cahiers d'André Walter, il
y a tout de même des silences, des doutes, des retours de pensée et
des arrêts pour écouter ce qu'on vient de dire. J'aime surtout ce poète à cause
de son âme grave, et haute, et éclairée, si pure, naturellement religieuse.
Si quelques-uns s'étonnent des ironies qui griffent en noir ces pages
comme des relents acides du « milieu » où se passe l'histoire,
qu'ils suivent le méditateur au bord de ce paysage d'eau grise nuancée
de fins mirages sous les gramens, les mousses et les insectes où le
bonheur de contempler et d'être dans le silence vient mettre un rais
de lumière à ses lèvres si lasses de disputes vaines. Ici l'on voit
la poésie de Paludes et c'en est le cœur simple, discret et
doux. J'ai donc relu ce livre d'une ligne unie et contenue à dessein et qui s'enfle seulement sous un souffle léger de passion vers la péroraison. Je viens de le relire et on me demande d'en parler. J'aurais voulu m'en aller de ses pages, de ses sites, reprendre la distance, voyager au hasard par des chemins de sensibilité au bout desquels je l'eusse retrouvé en moi tout entier délivré de la circonstance. Les êtres en s'abordant de face ne peuvent que se heurter et s'avertir de leur sympathie ; s'ils se pénètrent, c'est par des voies en courbe mystérieuse qui échappent à leur observation. Je regarde un livre comme un être et je ne l'aime que s'il vit, s'il a sa force en soi. Ceci nous amène au sujet même de Paludes. Paludes nous est désigné comme le « traité de
la contingence ». André Gide précise souvent ainsi
le sens métaphysique de ses livres. Après Le Traite du Narcisse où la
théorie du symbole est si clairement imagée, le court poème de La
Tentative amoureuse était le « traité du vain désir » et Le
Voyage d'Urien eût pu être qualifié « traite de l'héroïsme
spirituel ou du voyage à travers l'âme ». « Paludes c'est spécialement
l'histoire de qui ne peut pas voyager, — dans Virgile, il s'appelle
Tityre, — Paludes c'est l'histoire d'un homme qui, possédant le champ
de Tityre, ne s'efforce pas d'en sortir mais au contraire s'en contente. » « Le champ de Tityre est plein
de pierres et de marécages. » Il y a des hommes qui s'en contentent
parce qu'ils n'en imaginent pas de meilleur ; d'autres à cause
de l'effort qu'il leur faudrait faire pour en sortir. Mais peut-on
sortir de son champ ? en sort-on même quand on en fait le geste ?… Toutefois
chacun peut se développer et s'élever du fond de sa terre et, disons
mieux, il le doit selon la nécessité naturelle car c'est la seule façon
pour lui de s'identifier. Voilà qui restituerait en réalité les
idées d'acceptation, de sacrifice et de douleur, sources de force et de
beauté, si l'auteur avait consenti à une thèse ; son traité est
plutôt une sereine expérience métaphysique exposant en ses eurythmies
et ses nuancements l'attachant phénomène d'une réaction spirituelle
et de notre rencontre avec ce qui, autour de nous et jusqu'en nous,
peut nous toucher sans modifier l’essentiel de notre être. Ce ne sont pas seulement deux êtres
formulés — ces deux demi-êtres plutôt de la fatale antithèse humaine —,
ce sont tous nos éléments, tous nos atomes qui luttent pour l'harmonie
depuis que le paradis de la légende est perdu. On s'aliène soi-même,
on est double, on est multiple, il y en a d'autres en nous que nous-mêmes.
Ces autres, dans ce livre composé, c'est Richard, c'est Hubert, ces
quelconques, gisantes images, reflets figés de nos conceptions créatures
autrefois libres, captives maintenant d'avoir trop existe, disposées à l'ambiance
de celui qui se songe comme l'étaient les compagnons d'Urien dans le Voyage. Mais
ceux-ci allaient vers les lointains de l’âme en s'effaçant aux horizons
brumeux de subtilité, admirables figures qui s'endormaient dans le
rêve. Les « autres » de Paludes viennent en deçà vers
le limité et le raccourci de la vie et c'est leur âme qui s'efface
et ils s'affirment durement dans l’atmosphère neutre d'un paysage abstrait
de ville. Paysage… abstrait… car, malgré que rien ne le dépeigne, on voit le
paysage et ce « salon d'Angèle » qui est le point de tangence
de ces aspects d'être, le lieu de leur existence commune. Ce salon
retentit de la lutte contre leur inertie de celui qui veut s'héroïser,
cette lutte tourmentait déjà l'âme d'André Walter bien qu'il n'eût
pas encore distingué ce sur quoi il pût aiguiser sa passion, elle retentit
ici en sonorités moins lyriques et, n'étaient les éclats pathétiques
de la fin et la moduleuse rythmopée des paroles, on dirait que, transposée
dans une atmosphère moins dense, elle se conditionne néanmoins à la
façon de nos petites luttes quotidiennes. C'est qu'il faut que les
plus humbles éprouvent la réalité de ce roman qui dresse son rêve de
la terre, c'est que nous sommes ici dans le champ de Tityre et que
de ce champ médiocre nous ne pouvons pas sortir car il ne faut pas
que le plaisir du voyage nous empêche d'accomplir notre destinée plus
haute. Cette destinée, une parole mise
en épigraphe manuscrite à un exemplaire du livre la formule vivement : Tityrus
sit Orpheus ! Qu'il cesse d'être l'homme couché — Tityre
recubans — qu'il se lève de son champ de pierres et de marécages,
qu'il s'exalte. Sans réclamer de répartitions meilleures, estimant
que les lentes révolutions profitables s'opèrent en nous, qu'il s'arc-boute à tout
ce qui lui est contingent, qu'il exerce son ardeur sur les « autres » car
les autres sont des reflets de lui-même dans le monde extérieur et
par la réflexion de ce geste il se dégagera
d'eux ; voulant les émouvoir, il augmentera l'émotion qui est
le ferment de la vie spirituelle par laquelle il est libre. Et qu'importe alors que des
passants revenant de l'escrime ou du manège de leur existence obscure
lui disent avec un air de moquerie : — Tiens ! tu travailles ?...
puisque toutes les démonstrations ne pourraient leur faire comprendre
l'action supérieure d'art et de vie mêlés qu'indique cette simple
réponse : — J'écris Paludes.
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