Nouvelle Revue
15 août 1895
Édouard Julia
Paludes, par André Gide (Librairie
de l’Art indépendant). — Voici, de l'un des esprits contemporains
les plus délicats et les plus passionnément querelleurs à soi-même,
un livre qui serait haineux s'il ne signifiait, pour son auteur, le
désintéressement automatique de la vie. Si beaucoup de choses importaient
peu à M. André Gide parce qu'il écrivait Paludes, c'est que
l'écrivain applique à une oeuvre d'une rare inutilité (hors de toute
compromission esthétique) une gravité sacerdotale
et aveugle. Nous devons à la joie du dogme et au besoin de ne
pas regarder aussi profondément que Baudelaire — qui s'est surtout
ennuyé —, que la plupart des jeunes gens « se destinent à la littérature ».
L'anarchie de la vie vraie ne se prête pas à la méthode spirituelle
comme considérer un papier « que sa blancheur défend », délayer
l'encre un peu trop épaisse et se rogner les ongles avec mille préoccupations
fort élevées, qu'attestent les deux cent soixante dix-sept romans parus
cet hiver. Messieurs de l'art triomphaient
par Bouvard et Pécuchet où ils ne s'aperçurent pas que Flaubert
pleurait fréquemment sur soi-même, messieurs de la science pourraient
conseiller la lecture de Paludes qui est le vrai Bouvard de
Flaubert, celui qu'il ne sut exprimer et le fit tant souffrir ;
il stigmatise une plus profonde et inévitable stupidité. N'êtes-vous pas honteux d'être
ainsi enlisé en vous-même, monsieur Maurice Barrès, qui fumez, mangez,
buvez et vous actionnez ? Ne nous dites pas surtout que, dans
vos conversations avec votre ami Simon, qui est un si charmant homme,
le craquellement des cigares et la nonchalance des spirales bleutées
n'aidaient pas à la meilleure des idéologies, votre voix assassinerait
le délire que vous êtes pour nous. Les petits actes journaliers et
communs qui, dans votre vie, sont si importants, et que, dans
votre œuvre, vous n'avez osé avouer de peur qu'ils n'écroulent votre
méthode (peut-être l'eussent-ils étayée, sait on ?), ont fait
pleurer M. Gide parmi les marais du Nord, comme vous-même à Venise.
A quoi sert de voyager quand on porte ce fardeau d'être écrivain et
ce dilettantisme d'être homme ? La vie dérange les constructions.
Nous sommes vraiment écholaliques ; comme nous jouons des échecs
intérieurs, nous n'entendons que faiblement, mais juste assez pour,
au crépuscule, nous figurer la voix de la mer dans le braiment d'un âne à symbole
et tirer de là un enthousiasme qui gagne la partie. Cela nous suffit ;
inutile de pénétrer ailleurs, puisque nous sommes en nous-mêmes. Mieux
vaut se promener comme Urien et Renan dans des paysages
exacts à notre âme, puisque nous n'y sommes jamais allés. Le malheur,
c'est que nous y rencontrons quelquefois cette même vie normale de
tous les jours, qui inévitablement fait que l'on gratte sa plume derrière
l'oreille. Nous sommes donc aussi circulaires !… A cause de tout
cela, il y a en France jusqu'à deux ou trois jeunes gens « qui
ne se destinent plus à la littérature ». (Il y en a aussi deux
ou trois, pas les mêmes, d'autres, qui, pensant avec Walt Whitman et
Maurice Maeterlinck que l’âme humaine est au-delà des occupations de
la vie, continueront à faire des livres d'affirmation… Il y a aussi
ceux à qui M. J-K Huysmans enseigne à être trop hommes de lettres pour
faire des moines et trop moines pour rester gens de lettres… Il y a
aussi…). Si j'avais à expliquer Paludes, je
serais fort embarrassé ; je ne possède pas l'intuition des sourires
de M. Gide, qui abuse un peu, pour rester secret, des plissements de
son âme. Cependant, je puis dire que c'est une satire fervente de quelque
chose d'heureusement irréformable ; qu'il y a de fort belles choses
sur l'action, qui est une façon d'émotionner les autres et de s'émotionner
soi-même, dans un autre monde, par choc en retour de sourires ou de
larmes ; sur la liberté, qui est une manière d'ennuyer les autres
en s'étonnant de n'être pas libre, et ainsi de se procurer les mêmes émotions ;
sur mille problèmes de psychologie profonde, que vous pourrez voir
bientôt expliqués et liés au catalogue de la pensée, dans les prochains
ouvrages de philosophie scolaire, au chapitre « Introspection
et rétrospection automatiques ». Je dirai encore que c'est le roman
d'une âme riche d'elle-même sur la pauvreté des littérateurs. Je pense tout à coup qu'il y a
quatre-vingt-quatre ans, Goethe répondit à Paludes, en installant
l'épitaphe des affinités électives : « Il faut du génie pour
tout ».
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