L’Art moderne
M.G.
A propos de
« Philoctète », par André Gide
Les claires
vérités du Trésor des humbles sont venues illuminer,
pour beaucoup d’entre nous, l'ombre où demeuraient encore les personnages
de Maeterlinck. Gide procède
en sens inverse, — et voici qu'en un drame, des hommes vivent, devant
nos yeux, la vie spirituelle et sentimentale que l'auteur avait jusqu'ici
évoquée sous sa forme abstraite de mémoires ou de « traités ». Il ne faut
pas nous tromper à la diversité de ses ouvrages, diversité tout extérieure
et qui doit faire admirer d'autant plus l'essentielle unité, jusqu'ici,
de l'œuvre. Depuis l'apparition
des Cahiers d'André Walter (1891), les livres de Gide se sont
succédé suivant une personnelle et sûre logique, « se révélant
l'un l'autre et s'éclairant réciproquement comme par un mutuel reflet ». Aussi — et
sans que les analogies cherchent en nous à se plus préciser — les
personnages de Philoctète nous semblent déjà connus; leurs
pensées, leurs paroles ne sont point nouvelles, et nous avons éprouvé
plutôt qu'une grande surprise un peu de l'émotion que nous aurions
à nous trouver tout à coup et dans la vie réelle vis-à-vis d'André
Walter ou de Ménalque, le Maître bien-aimé. La bonté mûre
de Philoctète, un peu amère encore de la route parcourue, la ferveur
hésitante et passionnée de l'adolescent Néoptolème, ne les avons-nous
pas aimées déjà lorsque Gide nous a parlé de Ménalque, de « ce
Nathanaël qu'il n'a pas encore rencontré », et de lui-même enfin,
— André Walter ? Et Ulysse aux
raisonnements spécieux, Ulysse qui ne peut sophistiquer pourtant jusqu'à
ne laisser imposer à son intelligence la beauté de Philoctète, ne
l'avons-nous point vu sur le pont de l'Orion ou aux réceptions
littéraires d'Angèle ? Ce drame, intitulé
Philoctète, n'est point destiné à la scène et, en réalité,
c'est en dehors du temps qu'il se joue. Bien qu'en des passages d'une
pureté parfaite, les héros évoquent Troie et la Grèce, autre part
la fantaisie de l'auteur se plaît à des anachronismes dont l'imprévu
fait songer aux Moralités légendaires. Il se dégage
de Philoctète une impression de noblesse et de haute bonté,
avec le charme passionné, si émouvant et si contenu, qui nous rendit
chères les œuvres précédentes. Comme elles, cette pièce est, avant
tout, une chose unique. Et, n'est-ce
pas que Gide a lui-même réalisé pour notre joie ce que prescrivent
à son Nathanaël ces paroles pleines d’une sollicitude grave et ardente
: « Ce qu'un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais
pas. Ce qu'un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas,
— aussi bien écrit que toi, ne l'écris pas. Ne t'attache en toi qu'à
ce que tu ne sens qu'en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou
patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres. »
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