Journal de Rouen 15 août 1939
R.-G. Nobécaourt
Le Journal d’André Gide
S’il me fallait une caution au moment de parler ici du Journal d’André Gide — qui reste pour beaucoup de gens une sorte d’écrivain maudit — je n’en trouverais sans doute pas de meilleure que celle de M. Gabriel Marcel qui en soulignait ces jours-ci l'importance dans un journal catholique, Temps présent. Non qu'il ne faille exprimer des réserves dont la courageuse sincérité de Gide est la cause. Gabriel Marcel, constatant que Gide ne renie nulle part les « singularités » de sa vie, remarque que « ceux qui ont le goût de condamner pourront s'y livrer éperdument ». Mais Gabriel Marcel ajoute : « Il y a tout autre chose à retirer de ce livre : une invitation venue de très loin à comprendre, à réserver son jugement ; oui, certes, il a indubitablement sur la conscience les péchés auxquels la lecture de ses œuvres a pu inciter bien des jeunes êtres sans défense ; et cependant sûrement près de lui la Grâce rôde — cette grâce qu'incarna l'admirable compagne de sa vie — et rien ne serait plus odieux que de le déclarer perdu… ». Il faut être bien assuré soi-même de son Salut, pour vouer ainsi à la perte éternelle et à une infernale prédestination un homme que Dieu n'a pas abandonné. Plusieurs pages du Journal — mais le Journal sans elles serait une hypocrisie et un faux témoignage — en proscrivent la lecture aux esprits non adultes et aux sots. Aux autres, capables d'entendre, capables de protester où il le faut et, à la fois, de déceler, pour s'en réjouir, tous les signes de ce que Gabriel Marcel appelle précisément « la Grâce », capables de s'émouvoir devant un tel dénuement et d'apprécier aussi une telle richesse, le Journal apparaîtra comme une œuvre capitale, impossible à méconnaître si l'on prétend juger André Gide avec loyauté et justice.
La plus grande partie de ce Journal avait été reproduite dans les Œuvres complètes jusqu'en 1932, puis dans deux volumes qui nous menaient jusqu'en 1935 ; il est publié en un seul tome de 1300 pages jusqu'en janvier 1939 par la « Bibliothèque de la Pléiade ». C'est la première fois que cette collection remarquable, dont il n'est plus nécessaire de signaler la prodigieuse réussite technique et littéraire (son succès près du public cultivé, ami des beaux livres et de grandes œuvres, nous en dispense), accueille un auteur contemporain. Les rapports d'André Gide avec la Nouvelle Revue française ne suffiraient pas à expliquer une pareille consécration, et cette consécration ne semble pas prématurée : Gide est incontestablement l'un des maîtres du vingtième siècle et son Journal son enseignement majeur. Ouvert à l'automne de 1889 et clos
ici en janvier de cette année, il embrasse cinquante années de la vie
d'André Gide. Dirons-nous qu'il contient le meilleur, le plus vrai de
sa vie ? Toute sa vie assurément ne s'y trouve pas. Tel qu'il nous
est confié, il y manque un certain nombre de passages relatifs à celle
que Gide désigne par Em., l'Emmanuèle de Si le grain
ne meurt, la « Madeleine André Gide » qui repose
depuis Pâques 1938 dans l'humble et discret cimetière de Cuverville-en-Caux :
…Il me paraît que
les suppressions systématiques (du moins jusqu’à mon deuil) de tous les
passages relatifs a Em. l’ont pour ainsi dire aveuglé. Les quelques
allusions au drame secret de ma vie y deviennent incompréhensibles par
l’absence de ce qui les éclairerait ; incompréhensible ou inadmissible,
l’image de ce moi mutilé que j’y livre qui n'offre plus, à la place ardente
du cœur, qu'un trou. (20 janvier 1939)
Les textes ainsi écartés, par une pudeur intime bien explicable et une amitié dont La Porte étroite exprime la qualité haute et rare ne sont sans doute pas perdus et André Gide peut être a prévu, a voulu qu'ils fussent rassemblés un jour, moins pour une éventuelle défense de sa mémoire à lui que pour renouveler, devant nous, une dernière fois, à la digne mémoire d'Alissa le tendre hommage de sa première ferveur. En outre, le Journal n'a pas été régulièrement tenu. Gide ne le reprenait qu'aux heures lourdes, de vouloir et de pensée engourdis comme un remède et une discipline, comme une bouée de sauvetage :
Je m’attache à ce
carnet désespérément ; il fait partie de ma patience ; il m'aide à ne pas enfoncer. (7 février 1916) J’ai recours à ce carnet, une fois de plus, pour apprendre à exiger de
moi davantage. (10 juillet 1921) Infidèle, je n’ai
pu m'astreindre à tenir à jour ce carnet. Et pourtant je comptais sur lui
pour me sortir d’indifférence.(13 mai 37) Je me raccroche
à ce carnet ainsi que j'ai fait souvent : par méthode. (21 août 38) Ce carnet, une fois de plus, m'a aidé à me ressaisir. (16 oct. 38)
Ce que Gide relève le plus volontiers en en relisant des pages d'avant la guerre, c’est d’y retrouver
si longtemps et si tard, la contrainte morale et l’effort. Combien longtemps
j’eus à me débattre ! Quelles mornes steppes j’ai traversées !
(27 sept. 29)
D'où cette crainte que Julien Green a recueillie en 1938 : « Je ne le tiens guère que dans mes heures de découragement. Aussi fais-je l’impression d’être triste, ce qui n'est pas vrai. Je ne suis ni triste, ni malheureux. » — et que Gide notait en février 1924 :
Ajoutons enfin que ces dernières années, la publication partielle du Journal et les préoccupations politiques d'André Gide en ont peut-être changé par endroits le caractère. Citons Gide encore :
Depuis longtemps
ce carnet a cessé d'être ce qu’il devait être : un confident intime.
La perspective d’une publication, fût-elle partielle, de mon journal en
a faussé le sens ; et aussi fatigue ou paresse, et dislocation
de ma vie, crainte de laisser perdre ce que j'aurais dû verser dans des livres ou des articles,
que je ne sais quelle inconfiance m'a fait quitter l'espoir de
pouvoir jamais mener à bien. (30 mars 32) ... Ce carnet
qui depuis longtemps n'était plus qu'un cimetière d'articles mort-nés. (15 août
35) La fâcheuse habitude
que j'ai prise ces temps derniers de publier dans la N.R.F. quantité
de pages de ce journal (par impatience un peu, et parce que je n'écrivais plus rien
d'autre) m'a lentement détaché de lui comme d'un ami indiscret, à qui l'on ne
peut rien confier qu'aussitôt il ne le redise. Combien plus abondante
ma confidence,
si elle eût su rester posthume. (16 mai 1936)
Tel qu’il est cependant, le Journal
est indispensable à la connaissance d’André Gide comme le sont et
plus encore les Cahiers pour la connaissance de Maurice Barrès,
à la lecture desquels Gide souvent s'agaçait sans être insensible à de
certains aveux, à de certaines beautés. Gide ne souhaite-t-il pas lui-même
qu'on le connaisse mieux ?
Peut-être ce carnet
aidera-t-il à empêcher la mésinterprétation de mes œuvres que, si souvent,
je vois mal comprises, même sans intention hostile. (1er février
1931). Si ces carnets viennent
au jour, plus tard, combien n'en rebuteront-ils pas, encore... Mais combien
j'aime celui qui, maigri ; eux, à travers eux, voudra demeurer mon
ami. (7 février 1916)
André Gide, à plusieurs reprises, se plaint de la calomnie et de l'insulte, et qu'on lui prête, avec une âme glacée, la volonté de corrompre. S'il note que la fonction d'inquiéteur est une « belle fonction à assumera » (mars 1935), il indique de quelle façon il la conçoit et la voudrait exercer.
Dès que je suis fatigué, ces ignominies me remontent
au cœur et je souffre de sentir se soulever contre moi tant de sottise
et tant de haine. Je crains aussi que ces traits ne s'attachent à ma figure,
sachant trop que le mensonge trouve un plus prompt crédit que la vérité.
(Décembre 1929). Il est encore de nombreux critiques qui s'imaginent que de tout temps je
me suis beaucoup occupé et préoccupé de mon influence et que j'écrivais
dans le but d'incliner et me soumettre l'esprit de mes lecteurs. J'espérais
avoir donné les preuves du contraire, mon unique désir ayant été jusqu'à
ces derniers temps d'écrire des œuvres d'art, non précisément impersonnelles,
mais comme émancipées de moi-même et qui, si elles avaient une action
sur le lecteur, ne pouvaient que l'aider à y voir clair, à s'interroger
lui-même et le forcer à penser, fût-ce contre moi, à me quitter. (Janvier
1931). Il y a un grand malentendu entre eux et moi, qui vient de ce qu'ils m'ont
pris d'abord pour un dilettante, un sceptique ; il leur semblait
que l'effort de l'âme ne pût aboutir qu'à la foi et que ce qu'ils appellent
« spiritualité » ne saurait être que mystique. L'âme qui ne
croyait pas dormait. Or mon âme (mot que j'emprunte à leur lexique) est
restée fervente. Je ne suis pas un tiède ; j'ai passionnément aimé
la vérité et ce n'est pas faiblement que je hais le mensonge. (1937)
S'il faut ajouter un mot pour réduire
les résistances et nuancer les réquisitoires des uns ou des autres, au
seuil de ce Journal qui explique toute l'œuvre d'André Gide, qui
retrace avec tous ses détours, tous ses élans et toutes ses reprises,
la démarche de son esprit, sa perpétuelle enquête où chaque apaisement a son venin et chaque détresse
sa liqueur, que ce soit cette plainte d'octobre 1916 où l'on croirait
réentendre l'écho du gémissement de saint Augustin :
Hier
rechute abominable qui me laisse le corps et l'esprit dans un état voisin
du désespoir, du suicide, de la folie. C'est la roche de Sisyphe qui retombe
tout au bas du mont dont il tentait de gravir la pente, qui retombe avec
lui, roulant sur lui, l'entraînant sous son poids mortel et le replongeant
dans la vase. Quoi ? Va-t-il falloir encore et jusqu'à la fin recommencer
cet effort lamentable ? Je songe au temps où, dans la plaine, sans
plus aucun souci d'ascension, je souriais à chaque heure nouvelle, indolemment
assis sur cette roche qu'il n'était plus question de soulever. Hélas !
vous avez pris pitié de moi, malgré moi-même, Seigneur. Mais alors tendez-moi
la main. Conduisez-moi vous-même jusqu'à ce lieu, près de vous, que je
ne puis atteindre...
Quand on a lu d'affilée les 1300 pages du Journal, quand on a, d'une seule traite, parcouru ces cinquante années, on garde devant soi moins une vie d'André Gide coupée en tranches, distribuée en périodes, repartie en phases et en péripéties, qu'un portrait. Les événements extérieurs n'offrent en effet que peu de prise et, derrière les allées et venues de l'esprit, la complexité de l'âme qu'un conflit permanent partage, qui s’efforce à des conciliations impossibles, et que ses élans réticents et ses refus nostalgiques semblent rendre insaisissable, une unité se dessine et demeure. Le Journal, enregistrant ces allées et venues, ces refus et ces élans, manifeste cette unité plus qu'aucune autre œuvre qui la brise en ne reflétant qu'un moment, qu'un aspect de Gide. Je voudrais seulement, par les nombreuses citations qui vont suivre, cueillies d'un bout à l'autre du Journal et groupées autour de trois ou quatre points, aider le lecteur non ou mal informé à commencer de l'apercevoir. Et je souhaite aussi qu'il en conserve une image de Gide assez véridique pour qu'au moins ses éventuels griefs trop péremptoires se tempérassent d'humaine compréhension, voire de charité chrétienne.
Avec de fréquentes notes de voyage (qui font penser à la phrase que les élèves de seconde connaissent : « Tout paysage est un état d'âme »), sur lesquelles je dois passer quoiqu'on y trouve des croquis esquissés d'un trait précis et suggestif ; avec des remarques sur la musique qu'il serait utile et profitable aussi de retenir (le piano qu'il a longtemps travaillé et où il jouait par cœur des grandes œuvres de Bach et de Chopin, entre autres, a été souvent pour André Gide un refuge), le Journal contient de nombreuses notes de lecture où nous nous arrêterons un instant. Gide a beaucoup lu et relu, les maîtres français, les anglais, les allemands, les russes. C'est un lecteur difficile : « Un livre ne m'intéresse vraiment que si je le sens né d'une exigence profonde et que si cette exigence peut trouver en moi quelque écho ». Aussi est-il le plus souvent sévère et, s'il est capable d'admiration, d'adhésion chaleureuse, ses réactions défavorables ne manquent pas de vivacité. Lecture appliquée, attentive, concentrée, volontiers lente pour prolonger le colloque, pour pénétrer plus avant au cœur mystérieux d'une œuvre, surtout de celle dont la clarté apparente n'est que « la plus spécieuse ceinture ». « Je lis comme je voudrais qu'on me lise ; c'est-à-dire : très lentement. Pour moi, lire un livre, c'est m'absenter quinze jours durant avec l'auteur. » Qu'admire-t-il donc ? Quels écrivains le nourrissent, le contentent ou l'irritent ? Voyons plutôt, par quelques prélèvements au hasard, ce qu'il aime et ce qui lui déplaît chez un écrivain. L'œuvre des frères Tharaud par exemple, en juillet 1921, lui paraît « de la qualité la meilleure ». Le seul reproche qu'il fasse à leurs livres, « c'est de n'être dictés jamais par aucune nécessité intérieure ; ils n'ont pas avec l'auteur de ces rapports profonds et nécessaires où s'engage une destinée ». Une préoccupation du même ordre dicte à André Gide son opinion sur Anatole France, celle d'avril 1906 :
C'est
le triomphe de l'euphémisme. Mais il reste sans inquiétude ; on l'épuise
du premier coup... Il est de bonne compagnie ; c'est-à-dire qu'il
se soucie toujours des autres. Il n'attache peut-être pas grand prix à
ce qu'il ne peut pas leur montrer. Du reste, je le soupçonne de n'exister
pas beaucoup en retrait de ce qu'il nous montre...
Et l'opinion de 1924 n'est guère meilleure. En avril :
Lu avec un vif plaisir
l'Histoire comique de France. Encouragé, je reprends Le
Jardin d'Épicure ; mais je retrouve mon premier écœurement devant
cette boisson bénévolente et tiède.
En novembre :
Homme
adroit et disert, incapable aussi bien de musique que de silence.
Renan écrivain n'est pas mieux traité :
L'Abbesse de Jouarre
me paraît au-dessous du médiocre, enfantin. Véritable répulsion
pour ce style flasque. (3 décembre 1929). Mollesse, incertitude de la langue de Renan... (27 juin 1932).
Il en va autrement pour Bossuet :
Chaque fois que je reprends Bossuet, c'est avec un ravissement continu
qui me fait penser, sur l'instant, qu'il n'est pas un de nos auteurs,
fût-ce Pascal, que je préfère, pas un qui ait su mener notre langue a
une plus ample plénitude, à une perfection plus harmonieuse, à une force
plus assouplie. Quelle sûreté dans le choix des mots ! Quelle audace !
Mais mon admiration pour Bossuet, il me faut l'ajouter aussitôt, semblable
à celle que je porte à Hugo, s'en tient à la forme. Je sais bien que ce
qui donne à celle-ci la plénitude et la splendeur de ses contours, c'est
la passion qui la gonfle, car cette forme n'est jamais creuse ; mais,
tout comme chez Hugo, de quels serviables lieux communs je la trouve souvent
emplie ! (Avril 1938).
Relisant la Correspondance de Flaubert (1921), Gide écrit :
Latent ou gueulé,
le blasphème contre la vie, ce blasphème permanent, chez celui-ci que
j'aime, me cause une grande douleur. Je sens ce devoir d'être heureux
plus haut et
plus impérieux que ces factices devoirs d’artiste.
Sur Bourget, dont il a fait la connaissance à Hyères en novembre 1915 et qui lui laissa voir son « besoin de séduire » celui qu’il savait « d’une autre génération, d’un autre camp, d’un autre bord », il note après la lecture du Démon de midi, en juin 1930, que « la grande place qu’il occupe n’est nullement usurpée », mais reprenant Goethe aussitôt il sent « à quelle distance du monticule Bourget s’élèvent les cimes du vrai Parnasse. Il ne fait point partie de la grande chaîne dont les sommets, pour la neige éternelle, sont toujours inhumainement dénudés. » Ses « efforts de sympathie » pour le Jean-Christophe de Romain Rolland n’aboutissent (février 1916) qu’à ce jugement :
On y respire une
sorte de cordialité fruste, de vulgarité, de bonhomie — dont lui
saura gré le lecteur pour qui l’artiste n’est qu’un faiseur d’embarras.
Quant a Montherlant il est charmant (novembre 1927) :
Mais je n’aime pas
les Fontaines du désir. Il y a là de la caracole, de la piaffe ;
cela sent son cheval de race et l’étalon cabré ; mais également un
peu le cirque, les tréteaux et le regard étonné du public auquel sans
cesse il fait appel. Quel désœuvrement profond, quel égoïsme cachent ces
parades et ces yeux !
Quelle cruelle évocation de Catulle Mendès, désossé et comme enduit de vaseline s’étalant partout et « avilissant tout ce que touchait sa plume qui prétendait toucher à tout » ! Quelle dure exécution de Francis Jammes : son Rosaire (31 janvier 1916) « est à la vraie piété ce que la polissonnerie est à l’amour » ; « rien d'orgueilleux comme sa modestie : de là ce refus de rien apprendre, la croyance en la divinité de son inspiration, la complaisance envers soi même » (10 janvier 1923), et les deux lettres du poète que Gide cite (décembre 1932), d'une infatuation où la sottise, la naïveté et l’impertinence se mêlent, ne viennent pas le contredire. Léon Blum serait un fin critique « si la politique ne courbait à ce point ses pensées. Mais il juge choses et gens d’après ses opinions, non d’après son goût ». (janvier 1907) La même année, Gide note que l’ouvrage de Blum sur le mariage « peut faire du mal », « si typiques et bien présentées » que soient les observations de ce livre « qui semble une habile préface à tout le théâtre juif d’aujourd’hui, elles méconnaissent complètement la valeur de la résignation et de la contrainte… » Ayant dîne avec Léon Blum — qui est de « cette sorte d’esprits précis qui congèlent le mieux à distance et dont l’éclat lucide le maintient en état de constriction et le réduit à l’impuissance » — Gide relève le lendemain (24 janvier 1914) la façon qu’il a de mettre continûment le Juif en avant : « Blum considère la race juive comme supérieure, comme appelée à dominer après avoir été longtemps dominée, et croit qu’il est de son devoir de travailler à son triomphe, d’y aider de toutes ses forces ». Quelques lignes suivent sur la littérature juive à propos de laquelle on retrouvera, dix-sept ans plus tard (15 mars 1931), à propos de Duvernois, cet arrêt rigoureux :
Mendès, Tristan
Bernard, Sternheim, Bernstein, Coolus, Hirsch, Croisset, etc..., tant
dramaturges que romanciers, tous ont ceci de commun que, dans leur œuvre,
toute idée de noblesse est exclue. C'est de la littérature avilissante.
Chacun d'eux ne peint l'homme que tel qu'il devient lorsqu'il s'abandonne ;
ne peint que des créatures abandonnées, des déchéances.
La conversation d'Anna de Noailles est décrite en janvier 1910 comme « une très savoureuse compote d'idées, de sensations, d'images, un tutti-frutti accompagné de gestes de mains et de bras, d'yeux surtout qu'elle lance au ciel dans une pâmoison pas trop feinte mais plutôt trop encouragée », et ses Mémoires, en mars 1931, offrent une « indicible surenchère sur tout ce que l'infatuation littéraire et féminine a pu produire de plus outré ». Colette, par contre (à propos de Mes apprentissages, février 1936), manifeste « une sorte de genre très particulièrement féminin et une grande intelligence… Pas un trait qui ne porte et ne se retienne, tracé comme au hasard, comme en se jouant, mais avec un art subtil, accompli. » On trouve ainsi dans le Journal, en même temps que des remarques de lectures, des notes sur les milieux et les hommes de lettres depuis 1889. Péguy, Ghéon, Gourmont, Proust, Suarès, Valéry, Claudel, Jacques Rivière, Charlie Du Bos (qui vient de mourir), Copeau, J.-E. Blanche, Roger Martin du Gard, Charles Maurras... — mais ne recopions pas l'index, qui figure utilement à la fin du volume — apparaissent et réapparaissent en cette société vivante. De ces contacts avec eux, de ces rencontres avec les livres, retenons, plutôt que l'anecdote et le portrait, la réaction littéraire de Gide. Il y a là pour lui, en effet, dans son Journal, autant d'occasions de préciser quel écrivain lui-même il veut être.
Bien des pages du Journal sont datées de Cuverville. C'est l'une des attaches normandes, la plus forte, d'André Gide. Les autres sont la rue de Crosne à Rouen, dont il évoque la grande maison d'angle, au coin de la rue de Crosne et de la rue de Fontenelle, dans Si le grain ne meurt (le rez-de-chaussée de l'hôtel des Rondeaux est aujourd'hui défiguré, mais un jour, peut-être, une plaque y rappellera les séjours de Gide), et La Roque-Baignard, entre Lisieux et Pont-l’évêque, qui est la Morinière de L'Immoraliste. Gide a vendu le château de La Roque, qu'il avait hérité de sa mère. Je ne pense pas qu'il soit revenu rue de Crosne, sur les pas de son enfance. Il est toute sa vie resté fidèle à Cuverville-en-Caux, où « de puissantes raisons sentimentales » le retenaient. Cuverville est la maison d'Alissa, le cadre de La Porte étroite, la retraite où on ne cessait pas de l'attendre... Celle qui l'attendait dort maintenant, de l'autre côté du vallon, discrète toujours, au fond du cimetière. Mais le château, le jardin, la hêtraie et tout le petit village qui se souvient de sa bonté, sont imprégnés de sa présence. Nous y rêvions l'autre jour. Sous les magnifiques hêtres qui, de trois côtés, enclosent et cachent la demeure, des enfants jouaient comme naguère, comme Gide aimait qu'ils jouassent. Au-delà, la plaine se dépouillait de ses moissons, et vers elle, par-dessus la cour de ferme, le château ouvrait sa double rangée de fenêtres. La pelouse, le cèdre, les rangées d'arbres et le potager par derrière et, dans ce mur, la « petite porte à secret » près de laquelle Alissa dit adieu à Jérôme... tout est envoûte, cerné d'un halo où flottent des fantômes, où se diluent en songeries les phrases qui les décrivirent. Toute une part de la vie d'André Gide, la meilleure sans doute, est là. Gide cependant en son journal se plaint de Cuverville, le seul lieu où il lui soit permis de se fixer : il a contre lui, assure-t-il, « le ciel et la terre, et les hommes » ; sa pensée s'y engourdit ; « les fruits de son verger » y « avortent ».
Cuverville hier s'est endormi dans un nuage qui transit encore ce matin
la contrée, peut-être ce climat engourdissant est-il un peu responsable
du rétrécissement, de l'étranglement de presque tous mes livres, dont
avec Copeau nous parlions hier soir. C'est à Cuverville que j'ai dû achever
presque chacun d'eux, contracté et faisant effort pour retrouver ou maintenir
une ferveur que, dans un climat sec (à Florence par exemple), j'avais
facile et naturelle. Je crois volontiers que, mieux favorisée par le climat,
ma production aurait pu être plus aisée et, partant, plus abondante. (Juin
1914). Pas de plus assoupissante atmosphère que celle de ce pays. Je me doute
qu'elle contribua beaucoup à la lenteur et difficulté de travail de Flaubert.
Où il croyait lutter contre les mots, c'était contre le ciel ; et
peut-être dans un autre climat, la sécheresse de l'air exaltant sa verve,
eût-il été moins exigeant, ou eût-il obtenu le même résultat sans tant
d'effort. (Janvier 1931). Quel climat ! Les brouillards qui empêchent les arbres du verger de
porter fruit empêchent de « nouer » ma pensée. Mais nulle part
chants d'oiseaux plus suaves. (Juin 1931). L'automne ici me
paraît plus beau que partout ailleurs et ce pays ne me paraît jamais plus
beau qu'en automne. Les pluies de cet été sans chaleur ont assuré
la plus longue vie des feuillages. Je ne me souviens pas d'avoir vu jamais
les hêtres pourpres plus glorieux, mais déjà c'est sur la pelouse que
gît le plus épais de leur parure, comme le vêtement qu'on aurait laissé
choir avant de mourir. Quelle splendeur, quel chant suprême avant l'assoupissement
de l'hiver ! Il m'en coûte de repartir, de n'avoir pu donner que
deux jours à la paix tendre et sérieuse qui m'accueille toujours ici.
Mais deux nuits d'angoisse nerveuse, je supporte de plus en plus mal ce
climat... Je suis ici comme les arbres de notre verger qu'aucun soin ne
peut mener à fruit et qui deviennent la proie des chancres. (Novembre
1931).
L’influence du ciel et du climat normands sur l'œuvre et l'écriture d'André Gide... Beau sujet de dissertation. Est-elle si évidente ? Sur sa santé, sur son travail, il le dit. Mais sur son style ? C'est à ce style que, par le détour de Cuverville, je voulais arriver. Nous y voici. Et il n’est que de lire le Journal. Souvent Gide, à propos de ses lectures, à propos d'un ouvrage en cours de rédaction, y définit sa manière, y confirme son exigence.
Le défaut d’ampleur de tout ce que j'écris me chagrine, mais qu'y faire ?
Ma grande hostilité pour la prolixité, la faconde et le boniment en sont
cause, je souhaite une éloquence cachée. (22 novembre 1905) Je n'ai écrit aucun
livre sans avoir eu un besoin profond de l'écrire. (Août 1910). Non que je ne susse
prendre jamais plaisir aux métaphores ; et fût-ce à la plus romantique ;
mais, répugnant à l'artifice, pour moi, je me les interdisais.
Dès mes Cahiers d'André Walter, je m'essayais à un style qui prétendît
à une plus secrète et plus essentielle beauté. « Langue un peu pauvre »,
disait cet excellent Heredia à qui je présentai mon premier livre et qui
s'étonnait de n'y trouver pas plus d'images. Cette langue, je la voulus
plus pauvre encore, plus stricte, plus épurée, estimant que l'ornement
n'a raison d'être que pour cacher quelque défaut, et que seule la pensée
non suffisamment belle doit craindre la parfaite nudité. (1911) Le métier que je veux, soit d'une originalité si discrète, si mystérieuse,
si cachée, qu'il ne se puisse jamais saisir en lui-même. Je voudrais que
l'on ne s'aperçut de moi qu'à la perfection de ma phrase et que, à cause
de cela seulement, personne ne la puisse imiter. (Mai 1912) Je ne veux plus accueillir de sujet qui ne permette, qui n'exige la langue
la plus franche, la plus aisée et la plus belle. (Mars 1913) Je prends toute rhétorique et tout romantisme en horreur, et cet effort
verbal de la pensée pour tâcher d'« ajouter un pouce à sa taille ».
(6 mars 1916) Moins peintre que musicien, il est certain que c'est le mouvement, de préférence
à la couleur, que je souhaitais à ma phrase. Je voulais qu'elle suivît
fidèlement les palpitations de mon cœur. (3 novembre 1917) Le bien écrire
que j'admire, c'est celui qui, sans se faire trop remarquer, arrête
et retient le lecteur et contraint sa pensée à n'avancer qu’avec lenteur.
Je veux que son attention enfonce à chaque pas dans un sol riche et profondément
ameubli. Mais ce que cherche à l'ordinaire le lecteur, c'est une sorte
de tapis roulant qui l'entraîne. (17 juin 1923). Tous nos écrivains
d'aujourd'hui (je parle des meilleurs) sont précieux. J'espère
acquérir de plus en plus de pauvreté. Dans le dénuement, le salut. (22
août 1926) Un auteur est dit
plantureux qui, souvent, n'est qu'avare et ne sait ou n'ose rien supprimer...
Je souhaite toujours tracer la ligne la plus étroite, la plus subite et
la moins attendue. (1er janvier 1930). Cette amplification
de l'émotion, de la pensée, en quoi consiste parfois, dans la littérature
française, le bien écrire, c'est à l'opposé de cela que tend ma
plume de plus en plus. J'ai voulu faire de ma phrase un instrument si
sensible que le simple déplacement d'une virgule suffise à en détériorer
l'harmonie. (5 novembre 1931) Exprimer le plus
succinctement sa pensée et non le plus éloquemment. Mais c'est lorsqu'elle
est toute vive que ma phrase se plaît à l'étreindre, et qu'elle se débatte
et qu'on la sente palpiter encore sous les mots. Cette amplification,
que l'on confond si souvent avec le bien écrire, je la supporte
de moins en moins. Quelle absurde nécessité de faire un article ou un
livre ! Où trois lignes suffisent, je n'en mettrai pas une de plus.
(14 février 1932) Mes phrases répondent à une exigence aussi stricte, encore que souvent
plus cachée, que celle de la plus rigoureuse prosodie. (16 janvier 1933). J'ai beau faire
et lutter contre ce qui me paraître (et bien à tort sans doute) une servitude
injustifiée : le nombre domine ma phrase, la dicte presque, épouse
étroitement ma pensée. Ce besoin d'un rythme précis répond à une secrète
exigence. La scansion de la
phrase, la disposition des syllabes, la place des fortes et des faibles,
tout cela m'importe autant que la pensée même et celle-ci me paraît boiteuse
ou faussée si quelque pied lui manque ou la surcharge. C'est ainsi que
la pensée ne vaut pour moi que lorsqu'elle participe à la vie, qu'elle
respire, s'anime et que l'on sent, à travers les mots et dans leur gonflement,
battre un cœur. (24 mars 1935).
Pourrait-on dire davantage et mieux sur le style d'André Gide ? Cette apparente pauvreté, cette nudité de la plume, cette proscription vigilante de toute bavure et de toute prolixité, cette discrétion, cette pudeur, ce souci de l'exact et loyal équilibre des mots, souhaités, voulus et obtenus, sont proprement classiques. Mais prenez garde ; dire le moins, comme les classiques, ce n'est pas ne rien dire ; c'est au contraire, comme les vrais classiques, exprimer le plus. Cette concision n'est pas indigence, ce dépouillement n'est pas sécheresse. Cette clarté, cette pureté fluide est trompeuse. Cette blancheur n'est pas plate ; elle a des miroitements, des dessous ombreux. Ces mots simples, ces mots modestes, sont remplis, resserrés et tendus, et ces paroles d'allure innocente et timide sont lourdes de suggestions. Les mouvements de ce style, écrivait Jacques Rivière, ne sont pas à la surface des phrases : « ils sont descendus au fond ; ils sont devenus invisibles... Ils glissent comme une eau souterraine, ils emmènent secrètement les mots... On ne voit pas bouger la phrase, mais le livre passe, s'écoule... ». Et Gide n'a pas tort de réclamer une lecture lente.
Mes écrits sont comparables à la lance d'Achille, dont un second contact
guérissait ceux qu'elle avait d'abord navrés : si quelque livre de
moi vous déconcerte, relisez-le, sous le venin apparent j'eus soin de
cacher l'antidote ; chacun d'eux ne trouble point tant qu'il n'avertit.
(18 avril 1928). La concision extrême
de mes notations ne laisse pas au lecteur superficiel le temps d'entrer
dans le jeu. Ce livre [Les Faux-Monnayeurs] exige
une lenteur de lecture et une méditation que l'on n'accorde d'ordinaire
pas aussitôt. Une « nouveauté », on ne prend pas le temps de
la lire ; on la parcourt. Mais si le livre vaut qu 'on y revienne,
c'est alors qu'on le découvre vraiment. J'ai eu soin de
n'indiquer que le significatif, le décisif, l'indispensable ; d'éluder
tout ce qui « allait de soi » et où le lecteur intelligent pouvait
suppléer de lui-même... Je n'écris que pour ceux qui comprennent à demi-mot. (23 juin1930).
Tel est bien proprement l'art de Gide. Ce n'est point un art d'accès facile et, quand Gide commençait d'écrire ainsi, la critique, le boulevard, ce qu'on appelle « le grand public », le dédaignèrent. Plusieurs, après la guerre, alors que l'influence de Gide devenait plus visible et que sa notoriété montait, passèrent de l'indifférence au ricanement. Gide était décidé, depuis longtemps, à la patience, et il avait, depuis longtemps, défini la gloire qu'il souhaitait. En juin 1907, il notait sur son Journal :
Immense dégoût pour
presque toute la production littéraire d'aujourd'hui et pour le contentement
que le public en éprouve. Je sens de plus en plus qu'obtenir un succès à
côté d'un de ceux-là ne saurait me satisfaire. Mieux vaut me retirer.
Savoir attendre ; fût-ce jusqu'au-delà de la mort ; aspirer
à être méconnu, c'est le secret de la plus noble patience. Au début,
avec de telles phrases, je payais de mots mon orgueil. A présent plus.
La hauteur de l'orgueil se mesure à la profondeur du mépris. (16 juin
1907).
Son
attente et son vœu sont les mêmes quinze ans et vingt-sept ans plus tard :
Il y a longtemps que j'aurais cessé d'écrire si ne m'habitait cette conviction
que ceux qui viendront découvriront dans mes écrits ce que ceux d'aujourd'hui
se refusent d'y voir, et que pourtant je sais que j'y ai mis. (21 juillet
1921). Dégagera-t-on jamais plus tard mes traits réels sous cet amoncellement
de calomnies ? Les trois quarts des critiques et presque tous ceux
des journaux se font leur opinion, non d'après mes livres eux-mêmes, mais
d'après les conversations de café... Je laisserai mes livres choisir patiemment
leurs lecteurs, le petit nombre d'aujourd'hui fera l'opinion de demain.
(29 novembre 1921). Somme toute, je reçois beaucoup plus que je n'avais jamais espère. Je me persuadais volontiers, quand j'étais jeune, que je ne connaîtrais de mon vivant aucune gloire, que l'on ne me découvrirait que plus tard, que mes lecteurs n'étaient pas encore nés ; par contre, je gardais la certitude de la valeur de mes écrits. Je conserve cette confiance, ce peu de désir du succès immédiat, et le bruit que certains font autour de mon nom ne fait guère que me gêner... Il y a du malentendu dans toute acclamation populaire (du moins tant que le peuple continuera d'être ce qu'il est encore), quelque chose de frelaté, de quoi je ne veux point me satisfaire. Évidemment je souffre de l'injustice de certaines accusations, mais, seraient-elles méritées, j'en souffrirais bien davantage. (19 septembre 1934).
Art d'accès difficile, disais-je (mais qui ne va certes pas jusqu'à l'hermétisme). Art dangereux, aussi, pour qui en éprouvait la singulière qualité. Et dans le même temps où les uns se moquaient et versaient dans l'injure, dans le même temps où plusieurs des anciens amis de Gide, venus ou revenus au catholicisme, se détachaient de lui, les autres en proclamaient le danger, le satanisme. Henri Massis n'avait pas attendu ce temps-là pour « découvrir » André Gide. En juin 1914, il avait déjà vigoureusement dénoncé ses périlleux sortilèges et discerné en son classicisme « une feinte suprême pour masquer la révolte de son âme où les démons assemblés se disputent ». Le Journal ne confirme pas une telle perversité :
Je prétends donner à ceux qui me liront force, joie, courage, défiance
et perspicacité — mais je me garde surtout de leur donner des directions,
estimant qu'ils ne peuvent et ne doivent trouver celles-ci que par eux-mêmes
(j'allais dire : qu'en eux-mêmes). (3 juin 1924). Compagnon de ta
solitude, jeune homme qui plus tard me liras, c'est à toi que je m'adresse.
Je voudrais que tu puises dans mes écrits force, courage et conscience,
et mépris pour les fausses vertus. Ne sacrifie pas aux idoles. (1er
août 1934)
Quelles
sont donc ces idoles ? Avançons encore de quelques pas.
« Le seul drame qui vraiment m'intéresse et que je voudrais toujours à nouveau relater, note Gide en juillet 1930, c'est le débat de tout être avec ce qui l'empêche d'être authentique, avec ce qui s'oppose à son intégrité, à son intégration. » Ce drame, ce débat est celui de Gide, et la parole de l'Écriture : « Un homme en qui l'on ne pouvait trouver de fraude » lui semble celle qui a le plus dominé sa vie. Ne pas frauder, ne pas tricher. Croit-on que cela soit facile ? On voit Gide, dans cet effort d'honnêteté à l'égard de soi-même d'abord, passer par des alternatives de légère allégresse et de noire dépression que ne commande pas seulement son état physiologique.
Dès qu'une grande ferveur ne me soucient plus, je me débats... Je vis certains
jours comme dans le cauchemar de celui qu'on aurait muré vivant dans son
tombeau. (24 octobre 1907) Maintenir sa vit en équilibre sur une crête étroite et ne s'accorder de
salut que dans la rigueur de la fuite. (Août 1910) C’est peut-être ce que j'ai de plus protestant en moi : l'horreur
du confort. (14 juillet 1914) Ces mois d'été furent
abominables, de travail nul et de profonde dissolution. Je ne pense pas
avoir été jamais plus loin du bonheur. Avec toujours le vague espoir que
du fond du gouffre s'élèvera ce cri de détresse que, non, je ne sais plus
pousser. L’on peut, tout en étant très bas, regarder du moins vers l'azur.
Mais non, si bas que je fusse, je regardais plus bas encore. Je renonçais
au ciel, je ne me défendais plus de l'enfer. Idées fixes et tous les prodromes
de la folie. Vrai ! je me faisais peur ; et incapable
pour soi-même du conseil que j'eusse si bien su donner à autrui. Pour
en parler déjà, suis-je si sur d'être guéri ? (Octobre 1916) Il ne se passe guère de jours que je ne remette tout en question. (Octobre
1922) Je n'ai jamais rien
su renoncer, et protégeant en moi à la fois le meilleur et le pire, c'est
en écartelé que j'ai vécu. Mais comment expliquer que cette cohabitation
en moi des extrêmes n'amena point tant d'inquiétude et de souffrance,
qu'une intensification pathétique du sentiment de l'existence, de la vie ?
Les tendances les plus opposées n'ont jamais réussi à faire de moi un
être tourmenté, mais perplexe — car le tourment accompagne un état dont
on souhaite de sortir, et je ne souhaitais point d'échapper à ce qui mettait
en vigueur toutes les virtualités de mon être ; cet état de dialogue
qui pour tant d'autres est à peu près intolérable devenait pour moi
nécessaire. (1923). Supprimer en soi le dialogue, c'est proprement arrêter le développement de la vie. (Juin 1927). Évolution de ma pensée ? Sans une première formation (ou déformation)
chrétienne, il n'y aurait peut-être pas eu évolution du tout. Ce qui l’a
rendue si lente et difficile, c'est l'attachement sentimental à ce dont
je ne pouvais me délivrer sans regrets. Encore aujourd'hui, je garde une
sorte de nostalgie de ce climat mystique et brûlant où mon être s'exaltait
alors ; la ferveur de mon adolescence, je ne l'ai plus jamais retrouvée...
Ce qui permet le lyrisme de l'enfance, c'est l'illusion. Tout mon effort
a été d'obtenir en moi un bonheur qui se passât d'être illusoire. (Juin
1931) Il peut y avoir
immense joie à se sentir en communion parfaite avec les autres,
communion de pensée, d'émotion, de sensation, d'action ; mais
à condition que « les autres » ne soient pas des tricheurs.
Aussi longtemps qu'ils mentent à eux-mêmes et fraudent, je ne puis me
sentir authentique qu'en me distinguant d'eux, qu'en m'opposant à eux.
(Avril 1932). De ce monde si imparfait
et qui pourrait être si beau, honni celui qui se contente. L'Ainsi
soit-il, dès qu'il favorise une carence, est impie. (Mars 1935) Je ne vois partout que détresse, désordre et folie ; que justice bafouée,
que bon droit trahi, que mensonge. Et je me demande ce que la vie pourrait
bien encore m'apporter qui m'importe. Qu'est-ce que tout cela signifie ?
A quoi tout cela va-t-il aboutir ? Et le reste ? Dans quel gâchis
absurde l'humanité s'enfonce ! Comment et par où s'évader ?
Mais que les derniers rayons étaient beaux, ce soir, dorant la hêtraie !
Hélas ! pour la première fois, je ne m'associe pas au printemps et
maintenant, ces chants pathétiques d'oiseaux, dans la nuit... (Mai 1937) Je n'ai plus cette intrépide curiosité qui me lançait dans l'aventure,
ni ce désir — besoin
d'escalader et de doubler monts et caps pour voir ce qui se cache de l'autre
côté. J'ai vu l'envers sinistre de trop de choses. (Janvier 1939)
André Gide, qui se souhaitait la belle mission d'inquiéteur, a connu pour sa part, entre des périodes d'acceptation tranquille ou des suites de jours ternes employés simplement à vieillir, la lancinante et grisante inquiétude. Il n'a jamais longtemps cessé de tout remettre en question, de tout remâcher, soucieux d'atteindre et d'exprimer en toute franchise « les choses essentielles et véritables ». Ses œuvres jalonnent les étapes de cette découverte et de cet aveu où, comme il arrive si souvent, plus ou moins à notre insu, « c'est le secret du profond de la chair qui dicte, inspire et décide ». Que de fallacieuses conquêtes, que d'illusoires révélations, imprégnées d'amertume, où le Malin, astucieux et hypocrite, lui, a mené le jeu !
J'avais entendu
parler du Malin ; mais je n'avais pas fait sa connaissance. Il m'habitait
déjà, que je ne le distinguais encore pas. Il avait fait de moi sa conquête ;
je me croyais victorieux, oui : victorieux de moi-même parce que
je me livrais à lui, parce qu'il m'avait convaincu, je ne me sentais pas
vaincu. Je l'avais invité à élire en moi domicile, par défi, et parce
que je ne croyais pas en lui, comme celui de la légende qui lui vend son
âme contre quelque avantage exquis — et qui s'obstine à ne pas croire
à lui malgré qu'il ait reçu de lui l'avantage. (1916) La grande erreur,
c'est de se faire du Diable une image romantique. C'est ce qui fait que
j'ai mis tant de temps à le reconnaître. Il n'est pas plus romantique
ou classique que celui avec qui il cause. Il est divers autant que l'homme
même ; plus même, car il ajoute à sa diversité. Il s'est fait classique
avec moi quand il l'a fallu pour me prendre, et parce qu'il savait qu'un
certain équilibre heureux, je ne l'assimilerais pas volontiers au mal.
Je ne comprenais pas qu'un certain équilibre pouvait être maintenu, quelque
temps du moins, dans le pire. Je prenais pour bon tout ce qui était réglé.
Par la mesure, je croyais maîtriser le mal ; et c'est par
cette mesure au contraire qu'il prenait possession de moi. (Septembre
1916)
Dieu est un inquiéteur aussi. A-t-il jamais laissé André Gide en repos ? Parmi les contradictions héréditaires qui alimentaient son dialogue, il y avait celle du catholicisme et du protestantisme. Il inclinait parfois vers l'un, parfois vers l'autre, et parfois repoussait l'un et l'autre, sans jamais, ou presque jamais, écarter le christianisme, sans jamais cesser d'avoir besoin de Dieu. Recueillons-en des témoignages :
Si c'est être protestant
que d'être chrétien sans être catholique, je suis protestant. Mais je
ne puis reconnaître d'autre orthodoxie que l'orthodoxie romaine, et si
le protestantisme calviniste ou luthérien voulait m'imposer la
sienne, c'est aussitôt vers la romaine que j'irais, comme à la seule.
« Orthodoxie protestante », ces mots n'ont pour moi aucun sens.
Je ne reconnais point d'autorité et si j’en reconnaissais une,
ce serait celle de l'Église. Mais mon christianisme ne relève que
du Christ. Entre lui et moi, je liens Calvin et saint Paul pour deux écrans
également néfastes. (30 mai 1910) Le catholicisme est inadmissible. Le protestantisme est intolérable. Et
je me sens profondément chrétien. (Février 1912) De jour en jour, je diffère et reporte un peu plus loin ma prière :
vienne le temps où mon âme enfin délivrée ne s'occupera plus que de Dieu !
(11 novembre 1912) Je me mets à genoux et dis à haute voix : « Mon Dieu ! mon
Dieu ! donnez-moi de pouvoir de nouveau vous prier ! donnez-moi
la simplicité de cœur. » (19 avril 1916) Seigneur, vous le
savez, je renonce à avoir raison contre personne. Qu'importe que ce soit
pour échapper à la soumission au péché que je me soumette à l'Église !
Je me soumets. Ah ! détachez les liens qui me retiennent. Délivrez-moi
du poids épouvantable de ce corps. Ah ! que je vive un peu !
que je respire ! Arrachez-moi du mal. Ne me laissez pas étouffer.
(15 octobre 1916) S'il m'arrivait
de me « convertir », je ne souffrirais pas que cette conversion
fût publique. Peut-être en apparaîtrait-il quelque chose dans ma conduite
— mais seuls quelques intimes et un prêtre la connaîtraient... C'est affaire
entre Dieu et moi. (Édition de 1926 de Numquid et tu...?) Je prie, je crie, du fond de la détresse de mon âme : mon Dieu, donnez-moi
d'être heureux — non point de ce tragique et féroce bonheur de Nietzsche,
que j'admire pourtant aussi, mais de celui de saint François, de cet adorable
bonheur qui rayonne. (1921) Je suis un incroyant. Je ne serai jamais un impie. (6 novembre 1927) Je ne jurerais pas qu'à certaine époque de ma vie, je n’aie pas été assez
près de me convertir. Dieu merci, quelques convertis de mes amis y ont
mis bon ordre. Ni Jammes, ni Claudel, ni Ghéon, ni Charles Du Bos ne sauront
jamais combien leur exemple m'aura instruit. (5 mars 1929) Idées mystiques, j'y rentre comme dans de vieilles pantoufles, m'y sens
à l'aise, mais préfère aller pieds nus. (14 août 1929) Il y a certains jours où, si seulement je me laissais aller, je roulerais
tout droit sous la table sainte. Ils croient que c'est l'orgueil qui me
retient. Du tout ! C'est la probité de l'esprit. (17 juillet 1931) Parmi toutes ces faillites auxquelles, impuissants, nous avons assisté,
ces déconfitures profondes de la Société des Nations, de la Ligue des
Droits de l'Homme, de la Révolution russe, du communisme, l'Église du
moins se montre-t-elle fidèle et solide ? Non point toujours, hélas !
car récemment encore nous l'avons vu pactiser... Il semble qu'elle ait
enfin pris conscience de son rôle et de sa souveraine mission. Le danger,
les attaques du moins l'ont fait se ressaisir, et nombre des griefs qui
m'indignaient contre elle sont tombés... C'est à l'Église même (du moins
je le veux espérer) que paraissent aujourd'hui haïssables ceux qui s'installent
dans la religion avec une assurance confortable en se félicitant d'être
nantis. Elle nous offrait et nous donnait en exemple des conformistes,
alors qu'il nous fallait des saints. (3 décembre 1938)
Quelques-unes de ces plaintes, quelques-uns de ces cris étouffés ne seront-ils donc pas comptés ? Michel, à la fin de son récit (L'Immoraliste), soupirait : « Donnez-moi des raisons d'être. Moi, je ne sais plus en trouver. Je me suis délivré, c'est possible ; mais qu'importe ? Je souffre de cette liberté sans emploi. » Et Gide, à la fin de ce Journal : « Me voici libre, comme je ne l'ai jamais été ; libre effroyablement, vais-je encore "tenter lie vivre "... ? » Cette âme où Jacques Rivière voyait
naguère « un merveilleux jardin d'hésitations », cette âme de
septuagénaire est encore étonnamment disponible. Et le dernier mot n'est
pas dit. |