L’Action Française
22 juin 1920 Lucien Dubech
Shakespeare étant très difficile à jouer, à cause
des perpétuels changements de décor, M. Germer avait résolu le problème
en combinant l'emploi de la simple toile de fond avec l'utilisation
de la troisième dimension, jusqu alors négligée au théâtre, la hauteur.
M. Copeau avait simplement supprimé tout décor, laissant agir la seule
force de la vérité intérieure. Le Théâtre-Français avait suivi la tradition
de l'adaptation qui retaille et resserre. L’Opéra a voulu donner une
représentation complète en se conformant à l'optique ordinaire et il
faut dire que du point de vue scénique, il a échoué de façon décisive :
la preuve en est faite ; il est impossible de jouer Shakespeare
comme une pièce ordinaire de notre théâtre ; le plus puissant
des drames, dans la meilleure des adaptations ne résisterait pas à l’épreuve
d'être haché en tableaux qui durent cinq minutes, coupés par des entractes
qui en durent quinze. Il en résulte une fatigue insurmontable. Lundi,
vers les une heure et demie du matin, on ne voyait plus que de rares
naufragés dans le vaste gouffre de l’Opéra. Je déclare n'avoir tenu
jusqu’au bout qu'à cause d'un amour [immodéré] pour la langue française,
qui m'a ordonné de rester pour entendre chanter la prose de M. Gide. L’expérience a parlé, aussi longtemps
que nous n’aurons pas pris aux Allemands (et pourquoi pas) le système
au décor tournant, c'est MM. Gémier et Copeau qui ont raison ;
il faut en revenir à la toile de fond si l’on joue Shakespeare dans une traduction sans tassements. Cependant
l'expérience de Mme Ida Rubinstein m'a fait découvrir ce qui
me semble la vérité. J’ai maintenant « mon » idée arrêtée
sur la manière de jouer Shakespeare, et je la dois à l'intelligence
et au goût de M. Drésa, qui peignit les décors. Voilà enfin le point
juste, à égale distance entre les orgies ou les famines de mise en
scène : une simple toile de fond mais peinte, représentant le
lieu de l’action de manière à évoquer puissamment ce lieu, à en faire
surgir l’élément agissant, de façon que les circonstances de lieu se
mêlent à l’action et contribuent à l'émotion. M Drésa a réussi cela.
Il nous montre, par exemple, la rencontre des triumvirs et des Sextus
Pompée au bord d’une plage, sous un ciel [mot illisible] au
fond, une fortification romaine s’avance en éperon dans la mer, méfiante
et carrée : comme tout cela n’est pas indifférent ; ces maîtres
du monde se disputent le flot qu’ils appelaient « mare nostrum »,
elle est la, grise et terne, accordée à ce débat de soldats :
ce n’est pas la mer chantante qui porte Aron, Ulysse et les sirènes,
c’est la mer militaire sur laquelle se heurteront les trirèmes d’Actium :
voilà la vérité. Elle n’est pas difficile à réaliser. Il n’y faut que
l’intelligence de l’histoire, un grand goût et beaucoup d’art. Je ne parle que de ce décor, les
autres le valent. Je souhaiterais que M. [mot illisible] vint
voir cela. Les paroles de Plutarque, le drame de Shakespeare et la
prose de M. Gide dans ce décor : voilà. Car ces mots étonnants, celui de
Pompée à son lieutenant lui offrant d'enlever les triumvirs en pleine
mer : « Il fallait le faire et ne pas me le dire »,
sont dans Plutarque que Shakespeare venait de découvrir. Édité en France
par Henry Estienne en 1551, traduit par Amyot, il avait été traduit
en anglais par Lord North en 1595. Shakespeare, ébloui par la majesté romaine,
lira de North trois œuvres : César, Antoine et Cléopâtre et Coriolan : je
vois ici un argument contre les thèses de MM. Demblon ou Lefranc, Rutland
ou Derby ; si Shakespeare avait été élevé à Oxford où Grocyn avait
enseigné le grec dès 1491, il n’aurait pas attendu North pour découvrir
Plutarque et Rome. Non, Shakespeare « découvrait » bien, vers 1600, l’histoire romaine : le miracle est qu’il l’ait pareillement comprise. Car, je ne sais si, plus encore que ces coups de sonde dans le cœur humain que composent les cris de Cléopâtre, ruses d’enfant, mensonges de femme, coups de folie d’amoureuse qui éclatent comme l’orage (on voudrait en citer dix !), je ne préfère pas encore ces courtes scènes militaires en quinze répliques où Shakespeare se montre politique à la manière de notre Corneille. Entre les deux drames un personnage fait comme la navette, cousant les deux trames — témoin lucide comme le chant satirique d’un triomphe romain, le soldat AEnobarbus qui quitte Antoine parce que celui-ci « consolide son cœur aux dépens de sa tête » et se donne la mort parce que le destin ne permet pas à certaines natures de se dérober au malheur quand il se présente sous l’aspect du devoir. Que je voudrais ne parler que de
la pièce, rien que de la pièce, et du style de M. Gide. Quand ce rare écrivain
donne une œuvre originale, on lui doit de calculer dans quelle proportion
on le subit et lui résiste. Ici, il n’y a qu’à s’abandonner. Il ne
paraissait de lui que l'artiste, qui est remarquable. Il nous a fait
entendre sur la scène cette chose disparue, une période, une
construction à la latine, ample, étoffée, musclée, charpentée, qui
s'élance, s'enfle, déferle et s'achève, musique qui plait aux sens
et architecture qui satisfait la raison : on en suit les contours
comme avec la main, on la caresse, on la goûte. La noble chose qu’une
phrase française, une vraie ! Et quels effets un écrivain sait
tirer des délicatesses ou de la force de notre langue. A un endroit,
M. Gide parle des souffrances endurées par Antoine « si militairement
que sa face en était à peine amaigrie »... réfléchissez sur l'emploi
de cet adverbe, voyez le parti qu'on peut tirer d'un simple mot qui
appartient au vocabulaire des gendarmes. Ailleurs M. Gide parle du « vol
marin » d'Antoine : allons, cette fois, Shakespeare sera
content. Par malheur, M. Gide a dû couper,
couper : le rôle d’Octavia, la mort d’AEnobarbus et cet admirable
récit de l’entrée à Tarse, que j’attendais, dont je me promettais tant
de plaisir, chanté par la voix de Gide qui, comme celle des Sirènes,
est parfois perfide, mais toujours séduisante. M. Florent Schmidt a écrit une musique
de scène si brève qu’il est inutile
de déranger Jean Darnaudet. Feu Lenepveu n’était point un musicien
de génie, mais c’était un professeur excellent : tous ses élèves
en témoignent. Or, lorsque, grand prix de Rome, M. Schmidt fit entendre
son envoi réglementaire, il s’écria avec orgueil : « J’espère
que ma musique ne plaira pas à Lenepveu. » On aimerait pouvoir
sourire de cette boutade de jeune homme. Par malheur, M. Schmidt l’a érigée à la
hauteur d’un principe et en a composé toute son esthétique. Barbey disait qu'une palette, même
splendide, ne fait pas un tableau. Si l’erreur de M. Schmidt n’était
pas volontaire, on aimerait à lui dire qu’un orchestre ne fait pas
la musique. Comme Jean Darnaudat l’a écrit ici dans un article définitif,
M. Schmidt confond le but avec le moyen. Il faut présenter ici une remarque ; les écrivains qui cherchent à tout
prix l’originalité — ou son semblant — alignent des mots sans aucun
souci des préoccupations d’arrangement qui constituent proprement le
métier de l’écrivain. A l’inverse, les musiciens qui poursuivent le
même but n’ont plus que du métier. On aimerait pouvoir développer. Une image d'Épinal de mon enfance
représentait un homme orchestre en robe de Chinois, coiffé d’un chapeau également
chinois avec une grosse caisse et une paire de cymbales manœuvrées
derrière le dos. La polyphonie par laquelle M Schmidt souligne la bataille
d’Actium m’a fait penser à ce Chinois. J’ai dit qu’on pouvait classer les
acteurs en deux catégories : ceux qu’on entend, comme M. Yonnel, élégant
et viril, M. Chambreuil, M. Grétillat, M. Bour et un paon blanc qui
nous tympanisa par un beau cri walkyrien, et ceux qu’on n’entend pas,
ou guère, dans le vaste vaisseau de l’Opéra, comme M. de Max, Mme Ida
Rubinstein et un ourson apprivoisé. Mme Rubinstein, longue et svelte
comme un sloughi, prend de belles poses, porte de beaux costumes et
pousse de longs cris. M. de Max est intelligent et parfois saisissant,
mais ce n’est pas un Romain, encore moins un triumvir. Ce n’est pas
Antoine, c’est Batylle. M. Gémier, avec son faciès grimaçant, avait
une autre allure de chef. Je ne connaissais pas M. Harry Plicer.
Il a paru cinq minutes et nous a montré une acrobatie étonnante et
admirable. Ce danseur paraît dans les music-hall, il a tort. Ce nerf,
cette mimique furieuse, c’est de l’art. Un mot pour finir, puisqu’il est toujours besoin de répéter cette vérité première : cette éternelle difficulté de jouer Shakespeare, qu’est-ce qui pourrait mieux prouver la faiblesse de l’instrument dramatique dont il se servait, puisqu’il n’en avait pas d’autres à sa disposition ?
|