Les Nouvelles littéraires
10 mai 1945 Aimé Touchard
Après l'échec du Roi Lear, je
ne m'attendais pas au succès d'Antoine et Cléopâtre. Or le même
public qui a si violemment pris à partie la mise en scène de Dullin,
acclame à grands cris celle de Barrault. Je voudrais y voir la preuve
d'un choix réfléchi, et justifiables. J'ai grand peur qu'il s'agisse
seulement d'une marée de snobisme, dont le reflux déserte la salle
de Sarah-Bernhardt à la même heure où ses flots jacassants submergent
la Comédie-Française. Car en vérité les deux spectacles relèvent de
la même esthétique — avec, évidemment, de considérables variantes — les
difficultés qu'il fallait vaincre étaient du même ordre, et les solutions
proposées se ressemblent. Si l'on se refusait à admettre la légitimité de
la tentative Dullin, il fallait pour les mêmes raisons combattre les principes
qui ont guidé celle de Barrault — ou plutôt, puisqu'on devait faire
l'effort de comprendre les audaces d'Antoine et Cléopâtre, il
aurait été justifié d'accueillir celles du Roi Lear avec la
même sympathie. Ces deux mises en scènes représentent, en dépit de
leurs inévitables faiblesses, les deux seules tentatives dont notre
théâtre ait vraiment lieu d'être fier depuis la libération. Il est
attristant que le public se montre si peu à la hauteur d'un grand effort. Comme le Roi Lear, Antoine
et Cléopâtre est une œuvre de poésie hautaine, et grave qui exige
du metteur en scène bien plus que du talent ou de la virtuosité :
on ne se risque pas impunément à affronter une telle grandeur. La
gloire de Barrault (comme celle de Dullin) est d'avoir accepté et
soutenu le combat. La mise en scène de la Comédie-Française n'est
jamais indigne de Shakespeare. Je le souligne tout de suite pour
qu'on mette à leur plan les critiques que je vais soumettre au lecteur. La grande difficulté de la pièce
de Shakespeare vient de sa lenteur, surtout au dernier acte. Les scènes
sont courtes, et ils succèdent rapidement, mais elles sont coupées
de monologues poétiques ou philosophiques qui les alourdissent beaucoup à la
scène. Le problème du metteur en scène était donc avant tout celui-ci :
comment imposer un rythme rapide au spectacle ? Jean Barrault
l'a admirablement résolu dans les premiers tableaux, avec l'aide du
décorateur Jean Hugo, dont on peut discuter le goût pour la rugueuse
harmonie du noir et du jaune, mais qui a dessiné des décors sobres
et parlants. On se rappelle que l’action se passe tantôt à la cour
de la reine Cléopâtre, à Alexandrie, tantôt à Rome, tantôt sur mer,
tantôt sur des champs de bataille, en Syrie, ou près d'Actium, ou près
du cap Misène. Je n'ai pas aimé la lourdeur du lit de Cléopâtre, massif,
sombre, et pourtant sans mystère, ni peut-être l'aspect forêt-vierge
du paysage égyptien : mais cela est fort secondaire. L’important était
que tout changement de décor évoquât immédiatement et sans équivoque
possible le lieu de l'action, et cela fut parfaitement réalisé. D'autre
part, certains tableaux dépouillés sur les paysages lointains de la
plaine ou de la mer ravissaient à la fois les yeux et l'intelligence.
La technique du changement de décor, faite dans une demi-obscurité,
sous les yeux des spectateurs, avec rapidité et discrétion, semble également
avoir trouvé ici, pour les pièces élisabéthaines, sa forme définitive. Donc, sur ce plan, rien d'autre
qu'à louer. Il n'en reste pas moins que la soirée a paru infiniment lente. Shakespeare y est
pour beaucoup, je n’en disconviens pas, mais enfin le rôle du metteur
en scène, est avant tout un rôle d’adaptateur. Il doit donner au spectacle
le rythme exigé par la sensibilité de ses contemporains. Je vois à l'échec
relatif de Barrault sur ce point précis, trois raisons principales : Le choix de la traduction. La traduction de Gide
est purement littéraire. Elle comporte des beautés innombrables, mais
ce sont beautés de cabinet. A la scène, elle est lourde, et on en ressent
les préciosités, qui parfois détonnent. D'autre part, sa qualité même entraîne l'acteur à une
diction excessivement travaillée qui nuit au mouvement général des scènes. Une traduction plus humble
eût mieux servi Shakespeare. Les hors-d’œuvres. Il y a trois moments
de la mise en scène qui feront, je n'en doute pas, la plus grande attraction
du spectacle : ce sont le festin des triumvirs et de Pompée, la
bataille navale et la bataille terrestre. Et à vrai dire, ce sont des
morceaux de roi. Jamais l'esthétique de J. L. Barrault n'avait trouvé son
expression plus parfaite. La scène du festin, avec son grouillement,
sa richesse de couleurs, la poésie des rameurs au second plan, aurait
ravi Flaubert. Rarement les yeux furent à pareille fête. Le combat
naval, où les navires sont représentés par des danseurs qui miment
la bataille et la déroute dans un ballet fantastique, et le
combat terrestre où s'affrontent les corps nus de J. L. Barrault et
de Decroux sont également des moments parfaits de poésie pure… Mais
justement le théâtre n'est pas poésie pure, le théâtre est action,
et tout ce qui détourne l'attention du drame est sacrilège, quelle
qu'en soit la beauté absolue. Quand j'admire la souplesse magique de
Barrault, je suis bien loin d'Antoine. J'oublie que sous mes yeux se
livre ce combat aux conséquences éternelles dont Shakespeare a si bien
su indiquer la solennelle gravité. Et cela, au lieu d'aider la pièce à retrouver
un rythme, la découpe arbitrairement. Les acteurs. En général, le jeu des acteurs
est excellent, et l'on ne peut que féliciter Jean Chevrier, Pierre
Dux, J. L.
Barrault, Jean Desailly, etc. Clariond lui-même, s’il n'est pas l'Antoine
de la légende, sauve sa partie à force d'intelligence et de conviction.
Mais il faut bien dire que Marie Bell perd tout. Elle n'est vraiment
bonne que dans les moments de violence. Pour le reste, cette idole
molle et fardée semble beaucoup plus attendre les hommages du public
que les déclarations d'Antoine. Il est invraisemblable que cette actrice
au jeu si limité soit imposée (car comment s'expliquer autrement son
choix) pour tous les grands rôles à la Comédie-Française. Quant à sa
suivante, Charmion, on ne comprend pas que J. L. Barrault ait accepté un
jeu si vulgaire. Tout le dernier acte est faussé par Marie Bell, et
ses effets de grande vedette sûre de son succès enlèvent tout son rythme
aux scènes qui, déjà, en étaient le plus dépourvues. Que le spectacle « tienne » en
dépit de ces faiblesses, qu'il s'impose par son caractère grandiose,
son intelligence, sa poésie, c'est dire assez quelles sont, d'autre
part, ses qualités exceptionnelles. Une dernière remarque pourtant :
ce qu’il y a de constructif et de révolutionnaire dans la mise en scène,
ce n'est pas, à mon sens, le prestigieux ballet que Jean-Louis Barrault
a voulu y adjoindre, et qui date malgré tout, qui porte la marque d'une époque
de recherches aujourd'hui dépassée, et presque décadente, c'est au
contraire la vigueur, la sobriété, la maîtrise de l’invention visuelle
dans les scènes qui se bornent à servir scrupuleusement le texte, et
dont la nouveauté triomphante s'affirme déjà classique.
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