Action
Été 1945 Jean Tardieu
J’allais commencer mon article par
ces mots : « Enfin, une belle représentation Shakespeare ! »,
lorsque j'ai pensé qu'un tel exorde serait désobligeant pour les autres
spectacles shakespeariens qui nous ont été offerts ces temps derniers,
et notamment pour Le Roi Lear, du théâtre Sarah-Bernhardt.
En effet, malgré les critiques que l'on peut adresser légitiment à Dullin
(et je n'ai pas manqué de le faire moi-même), il serait regrettable,
il serait même presque criminel qu'une sévérité excessive, en grande
partie injustifié compromette l'effort infiniment respectable d'un
de nos plus grands hommes de théâtre. Je souhaite donc de tout cœur
que, contrairement à ce qu'on me dit, les représentations du Roi
Lear continuent et tiennent leur place dans le véritable festival
William auquel nous sommes conviés en ce moment. Ceci dit, je me trouve presque sans
paroles et sans voix pour exprimer toute la joie que j'ai éprouvée
en assistant à Antoine et Cléopâtre que vient de monter la Comédie-Française,
avec la mise en scène de Jean-Louis Barrault. C'est là, en tous points
un spectacle extraordinairement réussi, digne de Paris, de la victoire
et du plus grand génie dramatique qui ait jamais existé. En sortant du scintillant « tombeau
de la reine d'Égypte » (pour employer ce terme dans le sens où il
désignait autrefois un genre littéraire d'apparat), mon exaltation était
telle, si bien accordée à cette transparente nuit de printemps parisien,
que mon esprit, pour songer au spectacle, s'ornait spontanément d'hyperboles élisabéthaines
où, pêle-mêle, se mariaient le Nil et la Seine, le sable et les astres,
la nuit, le vent, l'amour, la mort. Mais je vous fais grâce de ces
bribes d'images qui ne pouvaient être que burlesques auprès de ce que
je venais d'entendre ! Je voulais seulement vous donner l'impression
de cette euphorie particulière que j'éprouvais et que la plupart des
spectateurs ont également ressentie. Reconnaissons que cette impression
venait avant tout de la beauté du
texte : l'admirable traduction, par André Gide, d'un drame entre
tous admirable. Mais c'était la voix, mais c'étaient les gestes des
acteurs qui nous le transmettaient et cette « transmission » — si
parfaite que pas un mot du poème n'est perdu — était à la hauteur de
son rayonnant objet. Jean-Louis Barrault a réussi là une de ses plus
belles mises en scène, peut-être la plus belle depuis l'extraordinaire Numance qu'il
nous avait donnée avant la guerre. Pour dire tout ce que suggère un
tel ensemble, je me sens malheureusement à l’étroit dans les limites
d'un article : il y faudrait l'espace d'une longue étude et je
ne me donnerai pas le ridicule de résumer en quelques lignes ni le
sens ni l'action d'Antoine et Cléopâtre, ce combat mythique
de l'amour et de l'histoire, qui se déroule à la fois sur tous les
plans de l'être humain, sans autre conclusion que la vie elle-même,
absurde et magnifique défi lancé à la face du ciel. Je ne peux que
parler ici — et encore trop brièvement — d'une interprétation aussi
fidèle qu'ingénieuse, réglée avec minutie et donnant à chaque rôle
son maximum d'efficacité. Le grand artiste qu'est Aimé Clariond, malgré une
extinction de voix momentanée, s’est montré égal à lui-même et digne
de son héros. Jean Chevrier, Pierre Dux, Maurice Donneaud, Julien Bertheau,
Jean-Louis Barrault lui-même, comme acteur et comme mime, et leurs
autres collègues, sont tous également excellents. Quant à Marie Bell,
l'admiration et l'amitié que j'ai pour son talent ne m'empêcheront
pas de dire que son goût de la simplicité et de la mesure, sa crainte
de l'emphase, la desservent parfois ici et lui font même, de temps
en temps, frôler le prosaïque ; on souhaiterait qu'elle monte
davantage le ton tragique et enrobe davantage dans la préciosité shakespearienne
ses belles qualités émouvantes et humaines. J'ai beaucoup aimé le décor sonore
de Jacques Ibert et sa surprenante utilisation des ondes Martenot,
mais j'avoue que les décors et les costumes de Jean Hugo, si harmonieux
soient-ils, sont, dans l'ordre de la réussite, un peu trop attendus
pour mon goût, un peu trop « distrayants ». Cependant, nul
doute qu'ils ne plaisent et ne contribuent au succès de ce spectacle
extraordinaire.
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