Temps présent
25 mai 1945
Marc Beigbeder
Un chef-d’œuvre : « Antoine et Cléopâtre »
Faut-il le dire ? Depuis un
certain temps nous n’étions pas sans inquiétude pour Jean-Louis Barrault.
Il nous avait donné naguère, quand il était pauvre et peu connu encore,
des spectacles d'une technique très originale, comme La Faim, Numance. Avec
son entrée à la Comédie-Française cette veine semble se tarir. Sans
doute dans la Reine Morte, dans maints spectacles de ces cinq
ans, composa-t-il avec talent des personnages. Mais Hamlet mis à part,
aucun ne semblait lui appartenir en propre, dans aucun ne s'épanouissait
ce qui fait son génie d’auteur et de metteur en scène : le sens
du mouvement. (Je ne pense pas que bouffon gesticulant qu’il a [joué]
dans le ballet du Malade imaginaire puisse être considéré comme
plus qu un exutoire !) Le Soulier de Satin lui-même, qu'il
monta avec audace, était loin de son tempérament et, s’il a réalisé le tour de force de mettre sur les planches une œuvre
sublime, mais qui, en raison de son sublime même, paraissait difficile à resserrer
sur un théâtre. Il n'y pas d'injure à constater que la mise en scène
adroite qu'il fit pour le Soulier n'exprimait qu’assez peu sa
personnalité et ses goûts profonds et que dans le personnage magnifiquement statique de Rodrigue cet acteur
tout de vivacité était quelquefois empêtré, en dépit ou plutôt à cause
même de ses dons. Voici qu’Antoine et Cléopâtre,
créé ce mois à la Comédie-Française, apporte un démenti complet à ceux
qui, comme moi, je l’avoue, commençaient à soupçonner Jean-Louis Barrault
d’embourgeoisement, ou du moins, d’aliéner sa personne. Nous ne nous
trouvons plus ici, comme dans le Soulier de Satin, devant une
réalisation pleine d’habilité et de talent, mais où, il faut bien le
dire, tous les moyens étaient bons, même les plus démagogiques, les
plus « Châtelet » (et grâce à ces concessions, des foules
purent suivre le Soulier, donc ne jetons pas la pierre) :
avec Antoine et Cléopâtre, c’est à une véritable création que
nous assistons, une création où l’unité domine et où, à chaque moment,
s’exprime, en même temps que l’œuvre, l’âme du metteur en scène. Antoine et Cléopâtre est l’une des plus belles
pièces de Shakespeare — laquelle d’ailleurs n’est pas belle ?
Quand le spectacle n’est pas satisfaisant, prenons-nous en aux interprètes.
Et de toutes les œuvres de Shakespeare Antoine et Cléopâtre est
peut-être la plus proche de nous et la plus complète : ces combats
où l’ambition, l’honneur, l’amour se mêlent et s’affrontent, ce monde
coupé en deux, c’est aussi le nôtre. Pièce politique, pièce psychologique
(où le déclin physique et morale d’un homme est minutieusement analysé),
pièce morale, pièce sentimentale, toute est dans Antoine et Cléopâtre,
la poésie même, et le lyrisme à côté de prosaïques grossièretés. Un tel ensemble est éternel. Cependant
c’est comme un tas d’or un peu terni. Chaque génération doit lui redonner
son lustre, le faire revivre selon son rythme à elle, le voir selon
ses yeux. Ici triomphe le metteur en scène, ici a triomphé Jean-Louis
Barrault. Je ne crois pas qu’aucune nuance du texte lui ait échappé et
il a su donner la rapidité moderne au mouvement de Shakespeare. Il
n’est pas non plus tombé dans l’erreur, fréquente chez les meilleurs
metteurs en scène, de réussir des « tableaux » sans regarder
l’unité. Peu de spectacles sont moins hachés que cet Antoine et
Cléopâtre : costumes, décors, acteurs, jeux de scène sont
perpétuellement en harmonie et ne se quittent jamais. Dès lors, il n’est pas très important
qu’Aimé Clariond, en dépit de ses qualités de naturel, ne soit pas
l’Antoine que nous pouvions rêver, ni que Marie Bell fasse une Cléopâtre
assez mûre et fade. Sans doute la perfection est-elle plus grande quand
paraissent en en scène Pierre Dux (Enobarbus) ou Jean Chevrier (César-Octave),
Jean-Louis Barrault lui-même, dans le rôle très mince, mais d'une violence
magnifique qu'il s'est attribué. Sans doute les plus beaux moments
sont-ils ce festin d’empereurs ivrognes, dont la main du metteur en
scène a pu régler les détails, ou encore ces mimes qu’il accomplit,
pour figurer les batailles avec son maître Etienne Decroux, et qui
accroissent encore la variété de l'œuvre. Mais le reste du temps la richesse et l'unité de
la mise en scène donnent un relief suffisant à une interprétation pourtant
assez moyenne. L'adaptation de Gide ne doit pas être
oubliée. C'est elle qui permet — en les restituant, rude besogne — ces
nombreuses échappées lyriques, qui toutes, passent avec facilité la
scène. Shakespeare sans lyrisme n’est plus
que mélodrame — c’est ce
qui est arrivé à Mme Jolivet, elle a monté un Roi Lear ou
malheureusement la poésie est absente. Servi par Jean-Louis Barrault
et André Gide, Shakespeare revit à la Comédie-Française dans son intégrité.
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