Les Nouvelles littéraires
10 mai 1945
Gabriel Marcel
Encore Shakespeare. La Comédie-Française
vient de monter Antoine et Cléopâtre avec un éclat exceptionnel.
C'est sans doute le plus grand effort de mise en scène qui ait été déployé à Paris depuis le Soulier de Satin. Aucune comparaison
n'est possible avec ce qui a été tenté pour Roi Lear ou pour Le
Songe d’une nuit d'été. M. Jean-Louis Barrault, qui a assumé cette
tâche redoutable, s'en est acquitté d'une façon très heureuse dans
l'ensemble. Certaines scènes, comme celle du festin sur la galère de
Pompée, ont pris, sous son impulsion, un relief, une vie dramatique
irrésistible. L'étrange et lugubre pantomime à laquelle participent
des danseurs aux masques d'animaux, et qui symbolise la bataille perdue
par Antoine, est en soi une composition chorégraphique hallucinante ;
peut-être peut-on se demander si elle ne tranche pas un peu bizarrement
sur tout son contexte. Mais les critiques auxquelles ce magnifique
spectacle peut donner lieu ne portent au demeurant que sur des détails :
je formulerais notamment des réserves sur le décor qui figure le palais
de Cléopâtre ; cette sorte de sylve funèbre, où de sombres et
lourdes draperies se composent avec on ne sait quelles arborescences
tropicales, crée autour de l'action une atmosphère étouffante à l'excès.
Mais ailleurs, pour les scènes qui se déroulent à Rome et dans le désert,
le décorateur a obtenu, par l'habile répartition des plans et par une
grande discrétion dans l'emploi des couleurs, des effets de plein air
et de lointains qui traduisent pour le regard le lyrisme le plus spacieux
qui soit dans la littérature dramatique. Je songe surtout à l'atrium,
d’où l'on entrevoit, entre les massives colonnes coupées à mi-hauteur,
de légères structures qui se profilent sur le ciel. Sur l'interprétation proprement
dite, d'expresses réserves me semblent malheureusement s'imposer. Un
spectateur caustique disait l’autre soir qu'on nous présentait là un Antoine et Cléopâtre sans Antoine et sans Cléopâtre. Sans
aller aussi loin, il faut se résoudre à reconnaître que ces deux rôles écrasants
paraissent avoir été mal « distribués ». Peut-être ne devrais-je
rien dire de M. Clariond, qui luttait l'autre soir avec un véritable
héroïsme contre une trachéite persistante. C'est comme à travers un
voile qu'on pouvait soupçonner le personnage qu'il avait la tâche accablante
d'incarner. Il n'est que juste de reconnaître que son courage fut enfin
récompensé : dans les scènes sublimes de la fin, il s'est montré pathétique
et vrai. Mais je ne vois pas qu'il soit possible à cet artiste d'ailleurs
remarquable de traduire tout ce que le rôle d'Antoine dans les premiers
actes comporte de virilité rayonnante et de splendeur physique. Dès
le début, il apparaît comme un homme atteint et rongé. Mais dans ces
conditions, la progression interne du drame se trouve dangereusement
compromise. Le cas de Mme Marie Bell me paraît plus grave encore. Rien
en elle n'évoque de près ou de loin le personnage que Shakespeare a
conçu. Impossible d'être moins « serpent du Nil », ou serpent
tout court, moins ensorceleuse, moins enchanteresse. On peut d'ailleurs
poser en principe qu'il est sans doute impossible à une même artiste
d'incarner à la fois Cléopâtre et Dona Prouhèze ; c'est cependant la gageure qu'il a été demandé à Mme
Marie Bell de tenter. Royale, elle l'est sans doute, mais dans une
note hiératique qui ne va pas toujours sans un certain maniérisme,
et qui exclut en tout cas ce que le personnage comporte de spontanéité incoercible
et de soubresauts félins. Il est d'ailleurs infiniment douteux qu'il
existe nécessairement à une époque donnée une artiste capable d'interpréter
un rôle tel que celui-là. Il faut d'ailleurs ajouter à l'honneur de
Mme Marie Bell que vers la fin de l'ouvrage, galvanisée par la magique
beauté du texte, elle s'est élevée au-dessus d'elle-même, et comme
fondue dans un ensemble symphonique d'une grandeur insigne. Il n'est
que juste de signaler la remarquable création qu’a réalisée M. Pierre
Dux dans le rôle si curieux de Domitius AEnobarbus. Quelle merveille,
disons-le en passant, que cette courbe psychologique du personnage,
qui va du détachement ironique des premiers tableaux à la trahison,
lorsque la folie d'Antoine lui semble passer toute mesure, et finalement
au remords et au désespoir en présence de la magnanimité dont témoigne à son égard
celui qu'il a abandonné. La Comédie-Française a certainement été bien
inspirée en adoptant, non peut-être sans quelques modifications de
détail, la version française d'André Gide, car c'est elle sans doute
qui laisse le mieux percevoir l'opulence décantée du texte. Maintenant, au risque de paraître
sacrilège à tel shakespearien idolâtre, je devrai confesser, sous peine
de me montrer insincère, que cette grande œuvre ne me paraît pas présenter
le caractère d’égalité qui distingue tel autre chef-d’œuvre shakespearien,
serait-ce Jules César. « Antoine et Cléopâtre, écrivait
Louis Giliet, est un des ouvrages les plus merveilleux de Shakespeare,
et le plus somptueux peut-être de ses chefs-d’œuvre ; mais on
ne saurait dire qu’il soit très dramatique. Il tient moins de la tragédie
que de la nature du poème. C’est encore un de ces drames trop vastes
pour la scène, ses ailes sont trop à la gêne sur l’espace étroit du
plateau. » Ce n’est pas tout à fait cela, me semble-t-il ;
ce qui personnellement, m’arrête assez souvent dans la premiers partie
de l'œuvre, c’est le fait qu’elle épouse trop docilement les sinuosités
de la chronique. Certes, toutes les scènes entre les deux amante sont
d'une vie et d'une plénitude admirables ; mais il en est d'autres
qui se présentent comme de simples repères destinés à baliser le cours
de l'événement : et ces scènes, souvent très courtes, nous
donnent surtout l'occasion de sentir à quel point il nous dépasse et échappe à nos
prises, et combien sont approximatives et schématiques les images ou
les aperçus qui nous en sont proposés. En d'autres termes, Antoine
et Cléopâtre ne me paraît pas être une de ces œuvres exceptionnelles
où l'événement nous est vraiment rendu intérieur, en sorte que nous
parvenons à le maîtriser et à le comprendre : il reste ici objet
de référence. Tout change à partir du drame d'Actium.
Une unité se crée, non pas tant sur le plan de la logique pure que
dans un registre musical, celui du thème du chant funèbre. Il n'y a
peut-être rien dans tout Shakespeare qui dépasse la scène où Antoine
exhale sa douleur lorsqu'il découvre que Cléopâtre l'a trahi, ou s'apprête à le
trahir, comme aussi celle où, croyant sa maîtresse morte, il
demande à son serviteur Eros de le tuer, et, sur son refus, se transperce
de sa propre épée ; celle enfin où, découvrant trop tord son erreur,
il se réconcilie avec Cléopâtre au moment de mourir. Et, bien entendu,
l'extraordinaire finale dans le tombeau des Ptolémées ne le cède en
rien à ces scènes mémorables. On a parfois tenté un rapprochement entre
cette fin d’Antoine et Cléopâtre et celle de Tristan et Yseult. Il
n'y a rien là, me semble-t-il, que de très superficiel. En vérité,
la tonalité est toute différente. Rien ou presque rien dans l’œuvre
shakespearienne ne me paraît annoncer le lyrisme métaphysique essentiellement
nocturne dont Wagner s'enchantera à la suite du Novalis des Hymnes. Je
dirais pour mon compte que Shakespeare reste au fond essentiellement
humaniste. L'histoire, ici, reste histoire, c'est en tant qu'histoire
qu'elle accède à l'éternel, au lieu de se transmuer en mythologie ou
de se résorber dans le métaphysique. Me permettra-t-on d'observer en
passant que les événements inouïs auxquels nous assistons me paraissent
s'ordonner naturellement par rapport à une vision shakespearienne ? En
deçà du plan suprême où se déploierait quelque nouveau discours sur l’Histoire
Universelle, c'est vraiment le mode d'intuition shakespearien
qui se présente à nous comme le mieux accordé à la cadence grandiose
du drame qu'il nous a été donné de vivre — combien plus accordé, combien
plus fidèle que toutes les précaires constructions de ceux qui se réclament
imprudemment d'une science historique où l'on ne peut guère voir, en
définitive, qu'un vœu contradictoire de l'esprit.
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