Le Gay Savoir
10 mars 1913Gaston Sauvebois
Si divers, si étrange, si compliqué qu'il paraisse — et
surtout selon la réputation qu'on lui a faite — André Gide est cependant
toujours resté le même. Je veux dire qu'il s'est trouvé dès ses premières œuvres,
que la Porte Étroite, porte la même signature que le Voyage
d'Urien, et que cet auteur admirable montre un exemple
de rare continuité, de rare unité qui est aussi une rare probité. Sans doute ne faut-il pas marchander
notre estime à ceux qui tâtonnent pour découvrir leur chemin et ne
le rencontrent qu'après beaucoup d'essais infructueux ; mais
on conviendra qu'il y a une grande preuve de valeur, et de je ne sais
quelle supériorité native, chez ceux-là qui, dès leurs premiers pas,
n'hésitent point sur leur destinée. Leur don, qui les agit si fortement,
a, de suite, toute sa sincérité, et l'œuvre d'André Gide, dont rien
n'est à retrancher, qui ne dissimule pas, maintenant, le regrettable « péché de
jeunesse » s'affirme comme une des plus belles, des plus riches,
des plus entières, de notre époque. D'un jugement unanime on a reconnu
les qualités du classicisme à la Porte Étroite, et l'on
sait que classicisme veut dire : ce qui dure. La Porte Étroite, ne
peut pas être extraite, seule, de l'œuvre d'André Gide, car bien des
parties en seraient diminuées de leur intime signification ;
c'est donc qu'aux volumes qui l'ont précédée on conférait en même
temps la même valeur. Il y a loin pourtant, semble-t-il,
du Voyage d'Urien à cette Porte Étroite qui s'ouvre
sur un haut et pur sommet. Même, aucune des œuvres d'André Gide n'en
rappelle une autre de cet auteur, et l'on peut se demander quelle
continue similitude nous y voyons. Semblables, certes, elles ne le
sont pas et voici déjà un grand motif de notre admiration que ce renouvellement
des formes dont est capable une constante pensée. Mais chaque œuvre,
que ce soit l'Immoraliste, les Nourritures terrestres, Paludes ou
les Cahiers d'André Walter, contient Gide tout entier, sa personnalité et
sa fonction. Gide qui s'est découvert dès son premier regard, et voilà ce
qui fait cette rare unité que nous cherchons si vainement dans les
ouvrages de beaucoup d'autres. André Gide n'a pas vécu autrement que dans ses livres, ou plutôt, il a fait ses livres avec sa vie. On peut lui appliquer, comme à quelques-uns de ses contemporains — c’est le temps du symbolisme — ce qu'il dit lui-même des compagnons d’Urien : « Ils demandèrent au roman de remplacer les grands mouvements qu’ils n’avaient point faits ; il lui demandèrent de satisfaire tant bien que mal le désir vague d’héroïsme que leur imagination gardait et que leur corps ne réalisait point. — Et peut-être qu’on nous donnera tort d’avoir cru la vie de la pensée plus réelle, et de l’avoir à toutes les autres préférées ». Entendons, par la pensée toute la
vie intérieure ; celle de l'esprit, celle du cœur, celle de la
sensibilité et nous connaîtrons la première position d'André Gide,
celle où il se trouve obligé par la nature et par les circonstances — sa
génération répugnant à l’action — celle d'où il part. Ses livres ne seront donc que les
exploits héroïques de son âme. Mais André Gide ne s’élance pas dans
le monde à l'aventure. Il ne veut point se perdre ni se gaspiller.
Nous jouons notre vie, minute par minute, contre l'éternité, et la
prudence doit nous guider. Le meilleur, le mieux, seul nous convient ;
ne nous laissons donc pas tomber au médiocre, encore moins à l'inutile
et au vain. D'ailleurs l'âme porte en soi quelques principes, quelques
commandements inéluctables, dont prennent aussitôt conscience ceux
qui lui demandent la direction de leur vie. Ils savent bientôt le
prix inestimable, fabuleux de l'existence, et ils ne veulent rien
laisser perdre des trésors qu'elle met entre leurs mains. Ils entendent
vivre toute leur vie, et alors doit commencer la recherche de ce qu'est
la vie qu'il leur faut vivre, ou plutôt, pour chacun, de ce qu'est
la vie propre qu'il inaugure. Car il n'y a point deux êtres qui se
ressemblent, car chacun est unique. Il s'agit donc de connaître son « moi »,
ses facultés, de se distinguer des autres créatures, de s'arracher
aux influences étrangères et surtout de mesurer le monde pour évaluer
la puissance que l'on possède sur lui. On n’apprend point tout cela par
subite révélation. De longues et subtiles expériences en établissent
seules les données. Le Voyage d’Urien et Paludes, nous
racontent ces expériences auxquelles André Gide dut se livrer. Ces deux œuvres, au sens un peu ésotérique,
d'abord par le sujet, et ensuite dans la forme, par l'effet du symbolisme
qui s'épanouissait au moment où elles furent écrites, aboutissent
aux mêmes constatations. Urien ne se laisse tenter ni par les apparences
de la resplendissante nature, ni par le chant des sirènes, ni par
la volupté. Vainqueur des séductions qui perdent l'âme avec le corps,
il éprouve un grand et juste orgueil de sa force. Il veut davantage
encore. Que le monde s'abaisse devant lui pour le laisser parvenir
jusqu'à Dieu, suprême jouissance de l'être. Son navire cingle vers
le pôle où s'anéantit toute la nature, où l'âme déjà se voit seule.
Mais au-delà du pôle ne se révèle point la divinité espérée. Le froid et le vide
s’étendent infiniment et Urien comprend que jamais ne se brisera le
cercle de solitude qui entoure son être, et qu'il ne peut concevoir vraiment quelque chose de supérieur à lui-même. Le héros de Paludes redouble
cette expérience, non plus sur le monde cette fois, mais sur les hommes
même, et tout aussi vainement, du moins quant à l'espoir d'une intime
communion des âmes. « Seigneur ! Seigneur !
nous sommes terriblement enfermés ! » s'écrie-t-il, et cette
conclusion, s'ajoutant à la précédente, trace les limites de la vie
dont s'était mis en quête André Gide. Une fois pour toutes, et il
n'essaiera plus d'en sortir. Visibles ou invisibles, montrées
ou non, ces limites cerneront désormais ses œuvres et il ne fondera
plus rien qu'en deçà. Combien d'autres, partis pour le même voyage et se heurtant aux mêmes barrières infranchissables en sont revenus désabusés, atteints au cœur d'une incurable désolation, et proclamant l'inutilité de vivre ! Le mérite d'André Gide, et peut-être son originalité, c'est de n'avoir désespéré ni de lui-même, ni de la vie. Vraiment, il commence à compter beaucoup, il monte au premier plan des maîtres à penser lorsqu'au retour de son exploration aux régions glacées et stériles de la métaphysique transcendantale, il rapporte cette loi de la vie qu'il nous proposera désormais. Elle ferme le Voyage d'Urien et sert en quelque sorte de préface aux Nourritures terrestres. « Si nous avions su d'abord que c'était cela (le pôle glacé et vide, la frontière du monde) que nous étions venus voir, peut-être ne nous serions-nous pas mis en route ; aussi nous avons remercié Dieu de nous avoir caché le but, et de l'avoir à ce point reculé que les efforts faits pour l'atteindre nous donnassent déjà quelque joie, seule sûre ; et nous avons remercié Dieu de ce que les souffrances si grandes nous faisaient croire à la fin plus splendide. Nous eussions bien voulu inventer à nouveau quelque frêle et plus pieuse espérance ; — ayant satisfait notre orgueil et sentant que de nous ne dépendait plus l'accomplissement des destinées, nous attendions maintenant que les choses autour, nous devinssent un peu plus fidèles ». La joie de vivre dans l'effort,
voilà quelle sera, dès maintenant, la doctrine avouée par André Gide,
si l'on peut appeler doctrine le mouvement même de la vie. Les Nourritures
terrestres nous montreront les choses devenues plus fidèles. Le
héros de ce livre s'en enivrera, car il veut vivre une existence pathétique,
et épuiser toutes les vertus qu'il possède. « J'ai peur que tout
désir, s'écrie-t-il, toute puissance que je n'aurai pas satisfaits
durant ma vie, pour leur survie, ne me tourmentent. J'espère après
avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait en moi — satisfait, — mourir
complètement désespéré ». Quelle ferveur !
alors que tant d'autres avaient honteusement renoncé à eux mêmes.
Voilà bien la parole forte qui devait retentir pour nous délivrer
du doute et du scepticisme que déjà nous léguait la faible génération
d'après la guerre ; la parole qui germe aujourd'hui dans les
jeunes esprits, et fait éclore cet ardent amour de la vie dont témoignent
avant tout les essais des nouveaux écrivains. Cette présence des
choses qu'ils s'efforcent de tant sentir et de tant goûter avec des
sens ingénus, André Gide, bien avant eux, en avait éprouvé la pathétique
et puissante impression. Déjà il proposait la méthode que ces poètes,
naïvement, croient peut-être avoir inventée : « Je voudrais être
né dans un temps où n'avoir à chanter, poète, que, simplement en les
dénombrant, toutes les choses. Mon admiration se serait posée successivement
sur chacune et sa louange l'eût démontrée ; c'en eut été la raison
suffisante ». Ainsi, par les Nourritures terrestres qui
marquent la première grande étape de ses réalisations, André Gide
s'impose comme un initiateur, comme un de ces chefs de direction qui
découvrent une route que nul n'apercevait avant eux et dont cependant
tout le monde attendait qu'elle fût indiquée. Après le symbolisme
qui renonçait au réel pour le rêve et qui maintenait une génération
dans la métaphysique des sensations, dans le trouble de la conscience
inquiète d'une destinée impossible, il fallait bien revenir à la vie
et au monde. André Gide en trouva le chemin par l'exercice de sa seule
pensée, en comprenant que toute la réalité qu'on cherchait ailleurs était
dans l'être, et que l'effort, seule joie, seule certitude que nous
puissions avoir, suffisait à légitimer la vie. Mais les Nourritures terrestres, partant
de cette pensée, la développaient complètement, et l'enrichissaient
de dépendances nouvelles. Ce livre est encore une sorte d'expérience. « Crois-tu
donc, écrit André Gide s'adressant à Nathanaël, que je ne suis qu'un
rendez-vous de sensations ? — Ma vie c'est toujours : cela, plus
moi-même ». Ainsi, André Gide se garde bien de verser
dans le facile panthéisme où l'âme s'abolit pour devenir les choses,
sous prétexte qu'elles réalisent la divinité. Il ne crie pas non plus
au miracle de les posséder, car il ne veut être victime d'aucune illusion,
même littéraire, et l'expérience le guidant toujours, il se rend compte
que le bonheur n'est pas dans la possession : « Car, je
te le dis, en vérité, Nathanaël, chaque désir m'a plus enrichi que
la possession toujours fausse de l'objet même de mon désir. » — Et
encore, ceci, qui nous révèle mieux la vérité de l'âme : « J'ai
porté hardiment ma main sur chaque chose et me suis cru des droits
sur chaque objet de mes désirs. Et d'ailleurs, ce que nous souhaitons,
Nathanaël, ce n'est point tant la possession que l'amour. Devant moi,
ah ! que toute chose s'irise ; que toute beauté se revête,
se diapre de mon amour. » Nous le savons, maintenant,
cette âme ne sera satisfaite que d'aimer pour aimer. Elle a trouvé le sens suprême de la vie. Alissa de la Porte Étroite en sera
la plus parfaite illustration. Combien André Gide a raison de fonder la vie sur l'amour ! Voila le sentiment perpétuel. De la naissance à la mort, l'âme n'en peut jamais manquer, et il ne saurait être si nombreuses choses qu'elle ne puisse toutes les favoriser, une à une et ensemble de sa passion. Aussi, le héros des Nourritures terrestres ne veut-il point choisir. « La nécessité de l'option, dit-il, me fut toujours intolérable ; choisir m'apparaissait non tant élire que repousser ce que je n'élisais pas ». Mais là encore l'expérience lui enseigne le chemin. A vouloir tout désirer, on reste à ne désirer rien et voici où la raison, comme l'amour même, commande d'en venir : « J'ai compris maintenant que toutes les gouttes de cette grande source divine s'équivalent, que la moindre suffit à notre ivresse et nous révèle la plénitude et la totalité de Dieu ». Ainsi, s'accomplit « la bonne formule » : « Assumer le plus possible d'humanité ». Au sortir des Nourritures terrestres, on
comparerait utilement André Gide à Maurice Barrès qui, parti du même égotisme
et poursuivant les mêmes fins, aboutit, non sans nous étonner, à la
doctrine de la terre et des morts. Tous deux, à ce moment, et aujourd'hui
encore, s'opposent diamétralement. Comme Maurice Barrès, André Gide
met à l'origine de la connaissance la sensation : « Il ne
me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux, écrit
ce dernier; je veux que mes pieds nus le sentent. Toute connaissance
que n'a pas précédée une sensation m'est inutile ». Pourquoi,
alors, divergent-ils aussitôt, l'un retournant en arrière et se nourrissant
du passé, l'autre poursuivant son extension et ne demandant qu'à accueillir
le présent dans une âme constamment neuve ? Sans doute plusieurs raisons, et
non toutes idéologiques ou littéraires, ont-elles décidé de ces deux
destins qui pouvaient s'étendre parallèlement sans se gêner. Nous
n'avons pas à les examiner ici, mais à constater seulement. Le certain,
c'est qu'à retourner en arrière, Maurice Barrès a trouvé tôt des limites
et des contradictions. On sait, en effet, que sur plusieurs points
essentiels de son nationalisme, lui-même a refusé d'aller jusqu'au
bout de conséquences que les barrésistes tiennent pour nécessaires.
Sollicité, puisque sa doctrine littéraire rejoint la politique, de
conclure à la monarchie, aboutissement logique du nationalisme intégral,
Maurice Barrès s'y est toujours refusé. D'autre part, ne le sent-on
point actuellement tourmenté par cette autre conséquence du nationalisme :
que le sentiment catholique de ses ancêtres doit être aussi le sien ?
Protégeant les vieilles églises contre les Vandales, Maurice Barrès
n'y veut point, cependant, entrer en pénitent. Et ces deux équivoques,
la politique et la religieuse où se démêle malgré Barrès lui-même,
la résistance d'une certaine nouveauté de l'âme moderne, ne sont pas
pour justifier la théorie de la terre et des morts, de nos pas remis
dans les pas de nos aïeux. Est-ce à dire que l'attitude d'André Gide
nous apparaisse meilleure ? Nous ne saurions honnêtement l'affirmer
puisqu'elle ne se prolonge ni sur le terrain politique ni sur le terrain
religieux et qu'on ne peut comparer que des choses de même nature
et de même ordre. Du moins elle permet des espérances que s'est interdites
Maurice Barrès. Pour celui-ci le monde se borne réellement à si Lorraine.
Même l'Acropole, il ne la contemple que du haut de la colline de Vaudémont.
Sans doute, cette thèse est-elle soutenable par les moyens dont dispose
la littérature et dont Maurice Barrès use lui aussi avec un art vraiment
admirable. Nous nous demandons pourtant si, chez cet écrivain, c'est
la sincérité qui entraîne la littérature ou la littérature qui entraîne
la sincérité. Comment peut-il aussi concilier sa sensibilité toute
provinciale, avec la doctrine classique dont il se réclame et qui
est toute d'universalité ? Au moins, nous n'avons pas à douter
de la sincérité d'André Gide, dont l’Immoraliste avoue des
sentiments plutôt osés et indépendants, et s'il prétend au classicisme,
nous ne saurions relever aucune contradiction dans sa pensée ni dans
ses paroles. Mais visiblement, dans la comparaison, l'avantage de
la situation lui demeure acquis. Nous ne pouvons croire, en effet,
que le monde, la nature et l'homme soient arrivés à leur suprême épanouissement,
et que ne doive plus se former une nouvelle manière de sentir, plus
large et plus profonde que celle de nos aïeux. Tous les mouvements
sociaux aujourd'hui en pleine activité, ne tendent-ils pas à la constitution
d'une nouvelle humanité, qui sera à la présente, ce que la nation
est aux provinces ? Certes, il ne faut point parler trop haut
contre le nationalisme qui reste, politiquement, une sauvegarde nécessaire à la
France. Pourtant, sa mission ne saurait être que temporaire. Il doit
nous permettre d'attendre que les autres grands esprits européens,
le germanique et le slave aient rattrapé l'avance qu'a sur eux l'esprit
français qui tendit toujours à l'universel. Il n'en est pas moins
vrai que déjà la plus haute vertu humaine soutient ce nouvel esprit,
ce classicisme européen que prépare la connaissance du monde telle
que l'établit un André Gide et auquel tendent avec lui, ses collaborateurs
de la Nouvelle Revue française. Philoctète, Le Prométhée
mal enchaîné, Le Roi Candaule, Saül, permettent à André Gide de délimiter certaines contrées de
la morale encore indécises et de fixer l'étendue du royaume terrestre. Amyntas, nous
montrera que l'âme peut trouver de la richesse partout, là même où il semble
ne plus y en avoir, dans le désert. Enfin voici l’Immoraliste, qui
commence la série des romans et par lequel André Gide entreprend
en quelque sorte un second renouvellement de son œuvre. L'Immoraliste sort tout vivant des Nourritures
terrestres. « Ne t'attache en toi qu'à ce que tu ne sens
qu'en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah !
le plus irremplaçable des êtres. » Voilà la dernière phrase
de ce livre. Elle dessine déjà la figure de Michel. Être soi, tout à fait
et complètement, même en sacrifiant les convenances, le monde, la
richesse, l'amitié, et jusqu'à une existence humaine, telle est
la vie que se propose le héros et que nous lui voyons peu à peu
réaliser avec une joie implacable. N'est ce pas le même désir qui,
dans l'admirable Porte Étroite, pousse Jérôme et surtout
Alissa à préférer la pure idée qu'ils se font de l'amour, à l'amour
vécu quotidiennement dans le mariage, et devenant fait extérieur ?
Et, dans ce deuxième roman, ne retrouvons-nous pas encore le même
Gide des Nourritures terrestres, qui déclarait : « J'avais
la prétention de n'aimer point quelqu'un, homme ou femme, mais bien
l'amitié, l'affection ou l'amour. » Ainsi d'œuvre en œuvre,
depuis le Voyage d'Urien et les Cahiers d'André Walter qui
contenaient déjà le sujet de la Porte Étroite, se
continue et se développe dans une unité parfaite, une âme éprise
d'un unique objet, le plus sacré auquel on puisse toucher, la vie. Certains critiques ont fait grief à André Gide, à propos
de la Porte Étroite, de verser dans le mysticisme. C'est
en effet une parole de prêtre, ou plutôt une parole de l'Évangile,
qui décide de l'amour d'Alissa : « Efforcez-vous d'entrer
par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la
perdition, et nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite
est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la vie, et il en
est peu qui les trouvent. » Que n'a-t-on vu que cette parole
ne fait cependant que révéler à Alissa sa vérité intérieure, toute
naturelle, et dont André Gide avait dans ses œuvres précédentes proposé une
explication simplement spirituelle, indépendante de tout dogme religieux ?
Les tourments de l'héroïne ne lui viennent pas tant de sa foi chrétienne
que du désir de perfection qui est dans l'âme humaine, que la religion
a exploité et développé, peut-être, au long des hérédités, mais qui
est pourtant né avec la créature et sans lequel ne serait possible
aucun progrès moral. Alissa le sent bien elle-même, lorsqu'elle confesse
dans son journal : « Si bienheureux qu'il soit, je ne puis
souhaiter un état sans progrès... et si je ne craignais de jouer sur
un mot, je dirais que je ferais fi d'une joie qui ne serait pas progressive. » Le
Dieu dont parle André Gide, dans ce roman, n'est-ce pas le même Dieu,
tout métaphysique qu'Urien s'acharnait à découvrir ? Avec Isabelle, André Gide
entreprend de se renouveler une troisième fois. Le sujet du roman
n'est plus, comme pour le précédent, un devenir, quelque lente ascension
du héros à un idéal, à un bonheur défini par avance, et qui ne dépend
que de sa volonté. Cette fois l'épisode résulte d'un conflit de personnages,
conflit bien ténu il est vrai, et très psychologique, mais qui n'en
existe pas moins par lui-même, et d'une façon assez indépendante de
l'auteur. D'ailleurs celui-ci accuse plus nettement les êtres qu'il
fait mouvoir, en accuse le relief, et leur donne à chacun une vie
propre. Malgré la forme narrative, ce n'est plus un récit, mais un
vrai roman selon le genre. On pouvait d'ailleurs prévoir cette
transformation, qui ne vient point briser l'unité d'une œuvre déjà importante
et harmonieuse entre les plus harmonieuses. Les Nourritures terrestres, qui
semblent bien une sorte de concentration préparatoire de toute la
pensée d'André Gide, se terminaient par cette phrase dont nous commençons à comprendre
l'entière signification : « Sanglots ; lèvres serrées ;
convictions trop grandes ; angoisses de sa pensée...Que dirais-je ? choses
véritables. — Autrui — importance de sa vie ;
lui parler... » Le plus individualiste des hommes doit bien reconnaître
qu'il n'est pas seul à vivre intensément, et que les autres vies valent
la sienne. C'est la vie des autres que va maintenant nous décrire
André Gide, et les conflits qui surgissent entre les diverses sensibilités,
les diverses âmes, les divers programmes du monde. Mais, ici, nous
devons nous arrêter. Nous savons seulement que nous attendons de belles œuvres. Quelle que fût la vigueur de sa
personnalité, André Gide ne pouvait pas, à ses débuts, échapper à l'influence
du symbolisme qui sévissait alors. Ses premiers ouvrages en portent
la marque. Bien qu'écrits en prose, ils sont de véritables poèmes,
avec l'affectation des précieuses pensées qui passait alors pour le
dernier mot du bien écrire. Nombreuses y sont les phrases qui brillent
d'un éclat solitaire, intérieurement organisées en vers magnifiques
et chantants. Même, à ce moment, André Gide est peut-être le plus
profond et le plus curieux des poètes symbolistes. Bien peu ont soutenu
l'effort d'un poème aussi long, aussi nourri d'idées que le Voyage
d’Urien, et, en un certain sens, que les Nourritures
terrestres, hymne d'un lyrisme ardent et concentré. Déjà, pourtant, il s'affirmait classique
par son souci constant de claire et précise écriture et par un sens
immédiat des réalités extérieures. Ses idées, en prenant l'apparence
du symbole, ne devenaient jamais obscures. Tout ce qu'il se permit à cette époque
de dévergondage de la langue, ce fut une certaine liberté de syntaxe,
mais une liberté qui, loin de dégénérer en licence, resserrait encore, à force
de précision verbale, le vêtement de l'expression sur le corps de
la pensée nue. Cette phrase amorphe, strictement régulière qui sert à tout
le monde et doit exprimer tous les sentiments, toutes les passions,
toutes les sensations, cette phrase type et commune, André Gide en
fit l'objet d'un métier plus difficile. La syntaxe en dut passer par
là, heureuse sans doute, d'être violentée par une main si forte. C'est
ainsi que l'écrivain devint le maître d'une
des plus belles et des plus sûres écritures françaises qui s'énoncent
aujourd'hui. Assurément, nous ne voulons pas
détruire la légende qui fait d'André Gide, un auteur subtil et compliqué.
Nous croyons qu'il l'est beaucoup moins qu'il ne le paraît. Il faut
savoir le lire et peut-être s’y accoutumer, comme à tous les auteurs
de sens profond. Subtilité et complication sont plutôt chez lui délicatesse
infinie du sentiment et richesse de nuances de la sensibilité. Notons
aussi combien il est difficile de parvenir à soi-même. Non seulement
le monde extérieur nous détourne de nos vérités internes, mais en
notre âme, bien des influences étrangères se sont glissées, durant
sa formation, alors que nous ne pouvions pas y prendre garde et les
repousser. S'en débarrasser exige parfois de fins détours. Voilà sans
doute ce qui rend difficile cet auteur, et aussi que nous ne sommes
pas familiers, avec les délicates opérations de la psychologie vivante.
La pensée de Gide n'a cependant rien de tortueux, et on ne saurait
non plus lui contester une extrême franchise. Quel héros est allé plus
loin que l'osé Michel de l’Immoraliste ? L'intelligence demeure la qualité maîtresse
d'André Gide. Si vive et si riche que soit sa sensibilité, elle ne
lui impose pas, d'abord, l'ordre des sensations. Toujours, il les
domine, et ne les appelle à le servir que lorsque l'esprit en a décidé.
Il n'a point cueilli tout de suite les fruits de la terre. Son premier
acte fut d'interroger Dieu, la raison, le but du monde et de la vie,
et c'est seulement parce qu'il a compris que Dieu nous restait caché,
qu'il s'est tourné vers les réalités extérieures et en a commencé la
découverte. Comprendre, toujours comprendre,
voilà son désir essentiel. Il n'a point accepté de vivre une vie qu'il
ne comprenait pas, c'est-à-dire dont il n'apercevait pas les relations
qui la lient, non pas à Dieu, mais à lui-même et au monde. D'où ces
nombreuses explorations des premières œuvres, toujours intellectuelles
et qui ressemblent tant à des analyses de cas de conscience embarrassants.
On reconnaîtra que cette volonté de comprendre comporte une grande
honnêteté. Souvent, lorsqu'il a trouvé la réponse
qu'il cherchait, André Gide procède ensuite à la contre-épreuve, par
l'absurde, comme dans le Roi Saül, parodie des Nourritures terrestres, comme
dans Paludes, satire du Voyage d'Urien. Au centre du monde délimité par ses investigations, au sein de ce qu'on pourrait appeler le Royaume de l’Homme, André Gide nous offre le spectacle d'un être digne de sa royauté et digne du monde magnifique dont il jouit. Sans doute, ne frémit-il pas d'une énorme et flamboyante passion. Les romantiques ne nous émeuvent plus. Ils déformaient trop les objets. André Gide laisse le monde en son intégrité et ne veut le voir que pur et vrai. Il le respecte infiniment, sachant bien que les affabulations, les plus somptueuses ne valent pas la couleur, la densité et le son d'un simple grain de sable cueilli nu sur la plage. Lui-même, par toutes ses analyses, ne s'est-il pas efforcé de se retrouver dans l'état de sincérité, d'ingénuité primitive ? Souvent il accuse la culture de corrompre l'âme. Michel, le héros de la Porte Étroite, s'en est peu à peu dépouillé. Ne doutons pas que par une incessante surveillance André Gide y soit parvenu lui-même. Voilà pourquoi il dispose si allègrement de ses sens purifiés. Son intelligence les a décrassés, si l'on peut dire, débarrassés d'habitudes et de façons qui les émoussaient et les empêchaient de réagir sincèrement. Ils répondent aujourd'hui à tout contact, à toutes les plus fines variations de la plus délicate atmosphère. Ainsi, portent-ils jusqu'à son âme l'inépuisable et nombreuse richesse des choses. Ainsi vit-il dans un monde sûr, rempli de certitude, sous un ciel que n'altère aucune hésitation ni aucune inquiétude. Chaque sensation, en s'entourant
de la confiance intellectuelle que lui dispense l'esprit, prend donc
la forme du bonheur — de ce bonheur que nous ne croyions possible
qu'en présence de Dieu, lorsque nous pensions que notre vie terrestre
ne valait pas la peine d'être vécue. Maintenant, restituée dans sa
valeur absolue, elle peut s'offrir à tout l'amour infini de notre
cœur. André Gide a donc accompli cette
action immense de rétablir la vérité de l'âme et de la vie, et de
retrouver, en même temps, le sens veritable de la beauté du monde. Idéaliste et réaliste à la fois, il justifie
la noblesse de la créature qui se croyait déchue et pétrie d'impur
limon. « Si notre âme a valu quelque chose, c'est qu'elle a brûlé plus
ardemment que quelques autres », déclare-t-il dans les Nourritures
terrestres. Il ne faut point vouloir une autre vie. On voudra bien croire que l'œuvre
d'André Gide était nécessaire. Déjà, l'on peut apercevoir qu'elle
inspire maints jeunes hommes. On a honoré Maurice Barrès en professeur
d'énergie. Honorons en André Gide, un admirable professeur de vie.
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