La Phalange
1913[Anonyme ?]
Remy de Gourmont et André Gide
On a posé la candidature de M. Remy
de Gourmont à l'Académie Concourt et je pense à l'article d'André Gide,
qui a fait du bruit. L'auteur de l’Esthétique de la Langue Française n'a
pas répondu. Sans doute a-t-il estimé que les critiques de Gide ne
le touchaient pas ou trop peu. Quelqu'un a écrit, à propos de ce « débat »,
que derrière M. André Gide il y avait toute la jeunesse française,
tandis que derrière M. Remy de Gourmont il n'y avait que les admirateurs
de M. Remy de Gourmont. La première partie de ce jugement tout au
moins est contestable. Je connais trois jeunes hommes qui se sont
nourris jadis des Nourritures terrestres et que l'Immoraliste a
convenablement démoralisés : le geste d'André Gide
les a surpris. Ils avaient seize ans en 1899 — époque de leur grand
enthousiasme pour Gide — mais ils ne le séparaient nullement alors
de Remy de Gourmont. Dans leur ingénuité ils jugeaient que Paludes et
le Voyage d'Urien étaient des essais de critique assez semblables à Prétextes et
ils voyaient dans les Nourritures terrestres le plan concerté de l'Immoraliste. Je
ne crois pas que la Porte Étroite les ait fait complètement
changer d'opinion. Pourtant le génie d'André Gide c'est
sa sensibilité, extrême et disciplinée. C'est elle qui lui donne ce
don de s'émouvoir des idées mêmes. Peut-être n'a-t-il pas toujours
jugé les poètes avec un égal bonheur, mais ses jugements ne cessent
pas d'être forts. Oscar Wilde dit à André Gide : « Faites-moi
une promesse, Gide. Promettez-moi de ne plus jamais dire : Je dans
vos livres. » Mais comment le pourriez-vous, André Gide, si vous
ne savez comprendre et sentir l'Univers qu'à la première personne
et s'il n'y a pour vous qu'un beau drame, celui dont vous êtes l'acteur
et le spectateur uniques ? C'est cette sincérité qui arma Gide
contre Gourmont, irritée de certains propos qu'échangeaient parfois, le 16 et le 1er du
mois, deux bonshommes, morts depuis. A vrai dire ces bonshommes furent
quelquefois agaçants et leur persiflage déplacé en maintes occurrences.
Il est certains sujets graves à l'abri de la moquerie intellectuelle
et faute de distinguer toujours les plans sur lesquels se doivent
projeter les idées, la verve et l'ingéniosité risquent de se montrer
simplistes. Mais Remy de Gourmont en conviendrait
volontiers lui-même. Il s'amuse au « beau jeu » des idées.
Quand il joue à l'analyse et à la synthèse, regardant ses « objets » avec
des yeux d'amant il devient irrespectueux pour tout le reste, fait
table rase de ses préventions les plus nobles et de toutes ses autres
amours. Or n'est-ce pas ainsi qu'il faut être pour exceller dans un
jeu objectif ? L'abnégation me semble la vertu de l'intelligence.
Il y a, au contraire, dans la conviction roide beaucoup d'avarice
intellectuelle. L'auteur des Épilogues, tout
entier à son jeu du moment, est à chaque fois subtilement sincère,
ingénieusement convaincu. Il regarde vivre les idées. Mais
les idées ne sont pas entre elles dans un ordre immuable : aussi
Remy de Gourmont ne s'enchaîne à aucune d'elles. La complexité des
rapports aperçus entre ce que Descartes appelait à tort des natures
simples paraît grandir à mesure qu'on avance dans l'analyse et
les drames de l'intelligible nous découvrent sans cesse des perspectives
nouvelles. Celui qui dirait volontiers : « mes chères idées ! » éprouve
une grande joie passionnelle, mais ne ressent pas de gravité. Lorsque
Remy de Gourmont est narquois, son divertissement l'y entraîne :
C'est une danse que ce jeu et l'on peut dire de l'idéologue parfait
qu'il est un auteur comique. Peut-être trouverait-on l'essence du
risible dans cette altitude contradictoire de l'esprit obligé d'affirmer
et de nier en même temps une même chose et l'on expliquerait ainsi
toutes les espèces du comique. Les idées se contredisent et s'unissent
souvent en même temps et sous le même angle. Elles affectent l'esprit
un peu comme le cinématographe impressionne la vue. Si donc Remy de Gourmont oublie
parfois d'être grave, sa sincérité lui mérite le pardon, son ingéniosité l'admiration
et sa passion la gloire. C'est un artiste objectif. Le subjectif tout au contraire
est de tempérament pénétré. André Gide sourit quelquefois, il n'est
jamais comique. Les idées ne lui parviennent que par les touches du
sentiment qui est la nature profonde du moi subconscient. Lorsqu'une
idée frappe la sensibilité d'André Gide, elle vibre si profondément
que les ondes peuvent s'atténuer, mais ne meurent jamais, et la claire
intelligence de cet artiste, sa volonté, l'inclinent à faire effort
pour éviter la cacophonie, et réaliser l'harmonie. Un tel esprit est
religieux. Il a horreur des impertinences du raisonnement. Mais André Gide, tout sentiment
et rigide, est pourtant tourmenté. Albert Thibaudet a dit de sa psychologie
(La Phalange, 30 octobre 1909) : « C'est la
psychologie de l'attente. » Il s'ouvre au monde dans une soif
ardente de s'y fondre, lui qui est le prisonnier de lui-même. De la
contradiction entre sa nature et son désir naît cette sensibilité lyrique
qui donne à tout ce qu'il écrit son accent. Aussi, les Nourritures
terrestres sont un drame poignant : Gide s'y efforce perpétuellement
de s'immoler, mais dans l'impuissance où il est d'être touché autrement
que par des reflets de lui-même, si riche que soit l'univers dont
il s'exalte, cet univers à tout juste la capacité d'un moi supérieur. Je trouve ainsi un profond disparate et une réelle parenté entre Gide et Gourmont. Remy de Gourmont, en sortant incessamment de lui-même, renouvelle perpétuellement son champ intellectuel ; et Gide s'enrichit continûment d'émotions émanées de son plus intime fonds. Ils poussent jusqu'au scrupule la subtilité et s'ils ont le don, si rare, de l'expression, c'est qu'ils réussissent en regardant à la loupe, à nommer, celui-ci le pur subjectif, celui-là le fin objectif ; même ils tâchent à s'évader de l’« analogie » et à s'exprimer directement, comprenant toutefois la nécessité de tellement travailler leur langue pour l'incliner à un usage personnel et de se former un style par un choix d'heureux procédés, car ce qu'on nomme un prosateur n'a besoin que d'une langue riche et précise, mais l’artiste doit forger son style. Certes André Gide, en relevant quelques
assertions téméraires d'un personnage supposé, n'a pas atteint dans
son intégrité un artiste considérable. Car Remy de Gourmont a des principes
et des convictions qui ne s'accordent pas toujours avec sa philosophie
héraclitéenne. Dans un récent article du Temps, il avouait
son culte pour trois poètes qu'il place au-dessus de tous les autres :
Baudelaire, Villiers de l'Isle Adam et Mallarmé. « En notre jeunesse,
a-t-il confessé encore, nous n'aurions pas laissé passer sans le réprouver,
l'article si injuste qu'Émile Faguet vient d'écrire sur Baudelaire ».
Il est fâcheux pour la jeunesse littéraire qu'elle ne soit
pas, en effet, révoltée tout entière contre l'audace d'un professeur
vieilli et qu'on ne lui ait pas crié de tous les côtés : « Ne
sutor... » Remy de Gourmont considère la poésie comme
le seul art littéraire, et vénère les poètes. C'est un hommage que
lui rend justement Georges Le Cardonnel (Paris-Journal du 18 octobre) dans
un article où se trouvent heureusement formulés les principes esthétiques
de l'auteur du livre des Masques.
« ... Il est toujours dangereux
pour un écrivain de proclamer que la littérature sans la pensée n'est
rien ; que déprécier « l’écriture » c'est une
précaution prise de temps en temps par les écrivains nuls, car ils
la croient bonne ; que les romans bien écrits sont presque toujours
l'œuvre d'un poète avoué ou caché ; qu'il y a un seul genre de
littérature, le poème ; que même un bon article de journal est
d'une certaine manière une sorte de poème. Un écrivain qui professe
comme M. Remy de Gourmont d'aussi excellentes idées littéraires, se
mêle de défendre l'esthétique de la langue française, déclare volontiers
qu'il n'y a aucun rapport entre l'intelligence et l'instruction et
qu'après vingt ou trente ans d'études acharnées, un imbécile reste
un imbécile, sa bêtise est seulement mieux armée, un tel écrivain
risque d'avoir contre lui tous ceux dont la bêtise est formidablement
armée, et ils sont légion ; à eux se joignent les polygraphes
qui ignorent même la possibilité du désintéressement et de la fierté de
l'artiste, ceux qui écrivent sans avoir jamais pensé quoi que ce soit
et assurent pour se tranquilliser que bien ou mal écrire n'a aucune
sorte d'importance. »
S'exprimer ainsi, c'est constater
qu'André Gide et Remy de Gourmont ont les mêmes admirateurs et les mêmes adversaires. .Nous
aurions le même plaisir à voir Remy de Gourmont succéder à Jules Renard
que nous en aurions à voir André Gide lui-même entrer dans une académie
composée exclusivement d'écrivains et où se rencontrent plusieurs
artistes.
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