[Journal non
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1913
Jean-Marc Bernard
Ma faim qui d'aucuns fruits ici
ne se régale Trouve en leur docte manque une
saveur égale : Qu'un éclate de chair humain et
parfumant ! Le pied sur quelque guivre où notre
amour tisonne, Je pense plus longtemps peut-être éperdument A l'autre, au sein brûlé d'une antique
amazone. Stéphane Mallarmé
Indiquant ainsi, par ce titre et
par cette épigraphe, l’angle sous lequel j'examinerai, dans ces pages,
l’ensemble des livres de M. Gide, on ne manquera pas d'objecter immédiatement
que je suis encore un de ces critiques qui s'obstinent à mêler à la
littérature des questions étrangères. — « Que n’analysez-vous
cette œuvre au seul point de vue esthétique ? s'écriera-t-on.
Un roman est mauvais ou bon suivant des règles éternelles. S'il satisfait à la
fois votre cœur et votre intelligence, dites-le, sans émettre pompeusement
des considérations philosophiques, morales ou politiques qui gâteront
votre plaisir et feront bâiller vos lecteurs ! » J'aime un tel emportement bourru.
Je reconnais aussi qu'autrefois, au XVIIe siècle, il eût
semblé bizarre à Boileau d'entendre juger un roman autrement que sur
sa construction, la véracité des caractères, la conduite de son intrigue
et la pureté de son style. Mais aujourd'hui qui donc a commencé par
introduire dans l'art des préoccupations étrangères à l'art ?
Si l'écrivain lui-même place la morale au-dessus de l'esthétique, irai-je
en faire abstraction, moi, dans l'analyse de son œuvre ? Je risquerais
trop de fausser le jugement que je tiens à porter sur lui ! L'inquiétude, tous les critiques
ont reconnu en elle la caractéristique de la pensée d'André Gide. Les
uns ont vu dans cette indécision perpétuelle une marque de probité ;
les autres un témoignage d'impuissance intellectuelle. Avec Henri Clouard,
je conclurais bien plus volontiers : « Hésitation d'esprit,
peur d'avoir raison, orgueil de solitaire. » (2).
I
A lire les ouvrages d'André Gide,
on s'intéresse bientôt davantage à l'auteur. C'est aussi que, pour
lui, les variations de son « moi » furent toujours le spectacle auquel il assista avec l'attention la plus passionnée. En
somme, on l'a dit et je le répète, la plupart des écrivains français,
depuis Rousseau, ont écrit leurs confessions. Le mal n'est pas là ;
il réside tout entier en ceci : qu'ils ont écrit des romans auxquels
font défaut toutes les qualités du roman, qu'ils se sont efforcés à construire
des œuvres objectives simplement avec leurs sensations, leurs sentiments
et leurs aventures les plus personnelles. On comprend Sainte-Beuve
exigeant du critique la connaissance biographique et psychologique
assez approfondie des auteurs soumis à l'analyse. Cette méthode nécessaire
de nos jours si nous ne voulons point courir le risque de mal interpréter
les œuvres du XIXe siècle,
combien cependant elle nous paraît ridicule lorsque nous abordons les
livres de nos classiques. Leurs œuvres, indépendantes de leur vie,
nous retiennent par leur seule beauté ; et si nous nous plaisons à étudier
la vie d'un Molière, par exemple, ce n'est de notre part que curiosité fervente. Voyons d'abord l’Immoraliste de Gide. Son héros, Michel, après avoir failli mourir, revient peu à peu à la vie, dépouillé de ses vieilles habitudes et de ses sentiments anciens. Il se sent redevenir un homme primitif se plaisant auprès des enfants et de tous les êtres inférieurs que guide le seul instinct. Délivré, qu'il se croit, « de son instruction passée et de sa première morale », le voici qui se prend à jouir de tous les instincts les plus barbares : vol, mensonge, meurtre et viol ! Il retourne à la brute, autant, bien entendu, que le lui permettent les lois sociales. Alors il rêve : « d'une science de la parfaite utilisation de soi par une intelligente contrainte ». Il reste évident toutefois que cette intelligente contrainte il ne veut l'accepter que de lui seul ! Il aboutit ainsi à la culture raisonnée de l'égoïsme. Mais toutes ces forces qu'il amasse en lui, qu'en fera-t-il ! « Il souffre de cette liberté sans emploi ». Eh ! bien, ce Michel, si curieux,
si unique, parviendrions-nous à le comprendre si nous n'avions lu les
premiers livres d'André Gide ? L'Immoraliste est la conclusion
nécessaire de ces ouvrages étranges et attachants, qui ne sont pas
autre chose que de longs monologues philosophiques et lyriques, et
qui s'intitulent : le Voyage d'Urien, Paludes, les Nourritures
terrestres, le Prométhée mal enchaîné. Ce Michel est bien le frère d'Urien
et du héros de Paludes qui, tous deux, refusent, l'un par mysticisme,
l'autre par dégoût, leur participation à la vie sociale et quotidienne.
Urien, mystique éperdu, dédaigne de goûter aux joies du voyage, et
s'aperçoit bientôt que le renoncement conduit à l'immobilité totale, à l'impuissance
et à la mort. Est-il si différent de Michel qui ne se soucie que de
sa propre culture, mais ne veut pas employer ses forces en vue d'une
action sociale quelconque ? L'un et l'autre deviennent des êtres
néfastes pour leurs semblables et traînent partout avec eux un ennui
dont ils sont les premières victimes. Qui les a donc poussés à cette
attitude si figée ou si froidement exaltée ? Ici apparaît la doctrine de l'auteur.
II
André Gide se désespère de ce que
l'homme est obligé de recommencer tous les jours les mêmes petits actes
accomplis la veille. Il appelle la révolte de l'individu contre ce
retour monotone. Il sait bien que cela constitue la vie, et que le
fait de vivre en société réclame la soumission des parties à l'ensemble.
La liberté individuelle, il ne l'ignore pas, entraînerait avec elle
des abus autrement épouvantables. Paludes tout entier développe
amèrement la constatation de ces vérités. Et cependant devant la vie sociale,
fruit de la raison humaine à travers les siècles, le voici qui condamne
la réflexion et l'intelligence, pour mieux adorer avec piété le seul
Instinct tout-puissant. Écoutez-le s'écrier : « Savons-nous
quelles sont les choses importantes ? Quelle arrogance dans le
choix ! » Ainsi donc la faculté qui fait la dignité de l'homme,
la faculté de choisir, André Gide la rejette ! C'est bien exiger
de l'homme qu'il se confonde désormais avec la brute. Cette haine du
choix rapproche des œuvres différentes comme Paludes et l’Immoraliste ; elle constitue d'ailleurs
le fond de tous les livres de Gide. Cela ne lui empêche pas d'écrire : « Il
y a des gens qui sont dehors tout de suite... Pour nous, chaque fois
que nous avons bâti dans la peine quelque toit pour nous abriter, ce
toit nous a suivis, s'est placé toujours sur nos têtes ; nous
a préservés de la pluie, il est vrai, mais nous a caché le soleil. » (3)
En effet, toute action que l'on accomplit prend la place d'une autre
action que l'on ne pourra plus accomplir. Son Prométhée dira
de même : « Il faut porter jusqu'à la fin toutes les idées
qu'on soulève. » Comment Gide ne voit-il pas alors : qu'il
faut choisir ? Il touche du doigt l'inutilité de la révolte ;
mais devant la nécessité de la résignation, il ne se révolte pas moins !
Oui, il avoue son erreur, puisqu'il conclut : « Paludes c'est
l'histoire de qui ne comprit pas la vie ; de qui s'inquiète et
s'agite pour avoir vu plus d'une chose nécessaire ». Plus tard
encore il dira bien : « Ah ! que ce qu'on appelle bonheur
est chose peu étrangère à l'âme et que les éléments qui semblent le
composer du dehors importent peu ! » (4) Pourtant il conseillera
bientôt au frère puîné (Le Retour de l’Enfant prodigue) de
partir pour rechercher le bonheur en dehors de son âme. Cette haine qu'il éprouve devant
la nécessité de choisir, d'où provient-elle ? Ce n'est pas tant
la peur de se tromper qui l'empêche de choisir, que le regret de laisser échapper
quelque chose. Cependant, appartenant à tout ce qui l'impressionne,
l'homme n'appartient à rien et rien ne lui appartient. L'individu ne
se gouverne plus : il s'éparpille et se dissout, et devient une
espèce de mécanique qui enregistre. Gide le sait bien d'ailleurs que
c'est abdiquer bientôt, que se laisser conduire par l'instinct. Une
seule ressource demeure alors. Nous le trouvons dans Saül : « Avec
quoi l'homme se consolera-t-il de sa déchéance, — sinon avec ce qui
l'a déchu ? » Est-il une conclusion plus honteuse et plus
répugnante ? Ce désir incessant de tout étreindre,
si humain au fond et très intéressant au premier abord, devient bientôt
d'une rare monotonie. Tant des pages se ressemblent, ou ne se différencient
les unes des autres que par des nuances trop subtiles ! Gide reconnaîtra
bien, comme nous : « C'est en vain que maintenant reposé,
je tâche de compter ma fortune ; je n'en ai point » ;
mais il n'aura toutefois des regrets que pour les fruits qu'il n'a
pu détacher de leur branche. Et ceux, trop nombreux, qu'il a cueillis,
il n'a pas su les conserver ! En son cœur s'amassent d'anciens écœurements
et de nouveaux désirs. Il croira pourtant avoir vécu, puisqu'il s'écriera : « Je
me suis interminablement éduqué ! » Mais quelle éducation égoïste
que celle qui place sa fin en elle-même, alors qu'elle ne devrait être
qu'un moyen. Comme son héros de Paludes, il
s'amuse à détruire le lendemain ce qu'il a édifié la veille. Gide nous éblouit par une perpétuelle
jonglerie de symboles et d'idées. Mais sa jonglerie est sans repos.
Il n'ose plus suspendre le mouvement de ses mains de peur de laisser
l'un ou l'autre objet s'en échapper ; aussi n'en retient-il jamais
aucun bien longuement et n'en connaît-il aucun. Le soir, le jeu fini,
les boules rangées, il se désespère du vide de ses mains !
III
L'inquiétude de Gide provient donc
de sa peur de choisir, d'abord ; ensuite de la nécessité de choisir
où la vie le contraint, car il sait trop que l'abstention conduit insensiblement à la
mort. Cette insatisfaction, cette inquiétude
pourraient être évidemment les témoignages d'un haut esprit moral.
L'inquiétude, qui détourne les mystiques des préoccupations quotidiennes
pour les attacher à Dieu seul, est essentiellement divine. Elle nous
fait mépriser tout ce qui peut nous arracher à la contemplation de
la Divinité ; elle accroît ainsi notre être moral et nous procure
un apaisement ineffable. Mais, l'inquiétude d'un Gide, qu'est-elle,
sinon l'inquiétude humaine, toute fiévreuse du mécontentement de soi ?
Elle ne désire un objet quelconque que pour le rejeter aussitôt et
courir vers un autre. Elle s'appelle le désordre. Cette inquiétude-là provient de
la diversité des buts que se fixe tour à tour André Gide, et du désespoir
encore qui l'étreint à la pensée qu'il lui faudra mourir avant d'avoir
pu épuiser, et même tenter, toutes les possibilités d'ici-bas !
Aussi, au lieu de se maintenir dans une direction unique afin d'atteindre à la
plus grande perfection dans un sens, il préfère se diriger successivement dans
tous les sens. En somme, toujours mécontent, il se propose tant
de buts opposés ou divers, simplement parce qu'il manque d'une base
solide. Il a négligé de subordonner tout son développement moral à une
grande vérité (« Axiome, religion ou prince des hommes »)
(5). S'il l'avait fait, sans doute aurait-il pu constater que tout
ce qu'il avait pris jusqu'à ce jour pour des buts étaient en réalité les étapes
successives, qui conduisent au but unique. Toujours il a erré, revenant
sans cesse sur ses pas, pour s'élancer à nouveau. Que n'a-t-il fixé tout
d'abord son itinéraire ! Ces étapes il les lui fallait subordonner
les unes aux autres pour les pouvoir parcourir dans la seule direction
utile. Toutes choses sont vraies peut-être : mais la vérité réside
dans la sage hiérarchie des vérités particulières. Toutes les vérités
mises à leur place respective constituent peut-être la vérité, qui
ne serait autre alors que l'ordre ou la mesure. On comprend maintenant l'admiration de Gide pour Dostoïewsky. Ce qui le ravit dans les déclarations sociales, morales et religieuses du grand écrivain russe, ce sont les contradictions perpétuelles. Il désire tant pouvoir tout embrasser d'un regard ou d'une étreinte qu'il prend facilement pour une synthèse ce qui n'est qu'un confus amas de doctrines hétérogènes. Gide, je viens de le dire, voit en toutes choses une vérité. Cette vérité nouvelle, il l'égale à celle qu'il a découverte hier, à celle qu'il découvrira demain. Il nous apparaît donc un peu comme un délicat amateur, disposant agréablement dans son intelligence les belles idées qui le charment et qui, successivement, le captivent. Mais il se garde bien d'analyser la qualité de leur beauté ! Il redoute trop de devoir leur fixer un rang dans son amour. Il ne chérit de la sorte Dostoïewsky que parce qu'il se retrouve en lui : « Conservateur, mais non traditionaliste ; tsariste, mais démocrate ; chrétien, mais non catholique romain ; libéral, mais non « progressiste ». Mais si Gide se sent tout cela à la
fois, ne le doit-il pas à la culture générale de son esprit ?
Avec M. Eugène Montfort, je suis bien obligé de me rappeler que l'auteur
de la Porte Étroite, qu'il le veuille ou non, est essentiellement
protestant. La caractéristique de l'esprit
protestant, nous la trouverons dans l'allure générale
de chacun de ses livres. M. Gide se présente à nous, presque toujours
comme un docteur, comme un directeur de conscience. Mais directeur étrange,
et scrupuleusement respectueux du libre-arbitre de chacun ! Il
demande à ses disciples, une fois son enseignement exposé, de bien
vouloir l'abandonner, et il les engage à suivre leur seul instinct.
Il suppose donc que tous les hommes sont capables d'être leurs propres
maîtres, et qu'ils n'ont de devoirs qu'envers eux-mêmes. Sans remords,
il les déracine, et ne s'inquiète pas de les voir devenir des bohèmes
et des déclassés. Ne pouvant comprendre un devoir
social qui soit humble, il refuse de demeurer à la même place et méprise
ceux qui savent se contenter d'une heureuse médiocrité. « Au moment
de la mort qu'auront-ils fait ? Ils auront rempli leur place. — Je
crois bien ! Ils l'ont prise aussi petite qu'eux. » Cependant cette acceptation, c'est
la vraie sagesse sociale, la seule qui permette la vie en commun des
hommes. Le développement individuel au contraire, que préconise M.
Gide, ne peut s'effectuer qu'aux dépens de la société. Mécontent de
la passivité de ceux qui se résignent, il éprouve une joie solitaire à semer
l'insatisfaction, sûr ferment de révolte. Tout le protestantisme se
résume en une telle attitude. Le libre examen conduit directement à l'anarchie, à l'athéisme.
M. Gide l'a reconnu lui-même : « Était-ce donc là que devait
aboutir le protestantisme ? — Je le crois — et voilà pourquoi
je l'admire — à la plus grande libération. »
IV
Pour me résumer, je pourrais dire
que la plupart des livres de cet écrivain sont en quelque sorte des
traités d'éducation individuelle, des manuels de perfection morale.
Mais quelle autorité religieuse donna donc à l'auteur l’imprimatur indispensable ?
Nous sommes en présence d'un moraliste religieux, mais sans mandat
régulier. Voilà bien le danger. La sainteté ne peut pas être l'état
général de la société. Certes chacun de nous, dans son privé, doit
s'y efforcer. Mais, lorsque nous nous adressons à l'ensemble des hommes,
de quelle prudence ne devons-nous pas envelopper nos conseils les meilleurs !
Nous risquons trop, chaque fois, de perdre beaucoup, pour ne pas gagner
grand'chose. Jamais nous ne pourrons être bons en transgressant les
lois morales et sociales d'un pays normalement gouverné ; vouloir
le tenter, c'est troubler l'ordre et devenir, à peu près certainement,
la victime du trouble que l'on cause. (Cf. Candaule.) Je sais, je sais ! André Gide
va me rappeler la parabole du Bon Pasteur qui n'hésite pas à abandonner
tout son troupeau pour se mettre à la recherche d'une seule brebis égarée.
Combien donc ne dois-je pas remercier le Ciel qui m'a fait, par le
baptême, le fils d'une religion organisée et sociale ! J'aurais
si souvent la tentation d'expliquer moi-même ces images et ces symboles évangéliques,
malgré que je connaisse les maux occasionnés par trop de docteurs laïques ! André Gide pourra me dire encore : — Mais
l'essence même de ce catholicisme que vous vénérez, ce n'est pas autre
chose que le christianisme ! — D'accord. Toutefois ce christianisme,
(qui n'est au fond que l'essor religieux de nos instincts et de nos
désirs de bonté, de justice et de vérité) mon catholicisme le tempère
et le dirige. Mon catholicisme conduit toutes mes aspirations confuses
vers Dieu seul, mais ne manque jamais de me rappeler, à moi, homme,
mes devoirs sociaux. Le protestantisme au contraire laisse librement
toutes nos aspirations se répandre pêle-mêle et lentement déshumaniser
les individus. Que l'on veuille bien excuser l'allure
de prêche de ces derniers paragraphes. Toujours, avec Gide, lorsqu'on
approfondit ses pages — qu'il s'agisse de littérature ou de politique — on
retombe dans des préoccupations morales et religieuses. Chez lui, en
définitive, on découvre au fond de sa pensée cet axiome : Morale
d'abord. Souvent d'ailleurs ces préoccupations sont déposées dans
son œuvre à l'insu même de l'écrivain. N'importe ; il suffit de
gratter un peu le vernis littéraire ou social pour les y découvrir
aussitôt. Sa doctrine même du refus de choisir nous paraît maintenant
comme essentiellement morale : « Tout choix est effrayant,
quand on y songe ; effrayante une liberté que ne guide plus un
devoir. » Mais, encore une fois, ce devoir, pourquoi le repousse-t-il ? — Parce
qu'il refuse de le choisir ! Et le voici condamné désormais à tourner,
dans ce cercle vicieux, une meule inutile, en chantant cette complainte :
« Nous avons bâti sur le sable Des cathédrales périssables! »
Le scepticisme n'a rien à voir dans
l'œuvre d'André Gide. Ce qui l'anime toute, cette œuvre, c'est une
croyance sans cesse renouvelée, un enthousiasme toujours neuf pour
des objets à chaque minute différents. Mais au point de vue du résultat
social, le scepticisme ou l'inquiétude se valent à peu près. Le sceptique
n'agit pas, parce qu'il ne trouve jamais de motif suffisant pour agir.
L'inquiet agit, mais changeant les buts de son action, il n'accomplit
rien de durable ni d'utile. André Gide illustre en somme le vieux proverbe : « Qui
trop embrasse mal étreint », proverbe qu'il interprète ainsi : « Toute
préférence me semblait une injustice ; voulant rester à tous,
je ne me donnais pas à quelqu'un. » Certes l'auteur des Nourritures
terrestres sait goûter une pensée qu'il étudie ou se délecter à la
vue d'une pure beauté ; mais en ce même instant il se surprend à regretter
les pensées ou les beautés que la contemplation actuelle l'empêche
de savourer. Devant ce qu'il possède, il se meurt d'angoisse pour
ce dont il ne peut jouir. Caressant d'une main fébrile la plénitude
d'un beau sein,
II pense plus longtemps peut-être éperdumentA l’autre, au sein brûlé d'une
antique amazone !
Une telle attitude fut bien celle de toute une époque
tourmentée. L'œuvre d'André Gide, grâce à sa perfection littéraire,
en restera le témoignage sans doute éternel. Et cela seul importe au
point de vue artistique.
(1) A propos du Retour de l'Enfant prodigue, précédé de cinq autres traités, par André Gide (Paris, Nouvelle Revue française). (2) Mercure de France, 1-8-1911. (3) Paludes, pp. 258-259. (4) La Porte Étroite, p. 143. (5) Maurice Barrès : Sous l'Œil des
Barbares.
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