Le Figaro 25 février 1945,
pp. 1-2 André Gide Justice ou Charité Dimanche-Lundi 25-26 février
1945 Il est déplorablement
difficile à Alger de prendre connaissance des journaux de Paris. Je
n'ai donc pu contrôler l'exactitude de ce que j'entends dire: un article
de moi sur « le dernier livre de Benda » aurait paru dans le
vaillant Combat sous un titre non choisi par moi, où voisinent,
pour plus d'actualité, les mots Justice et Charité, amenés
par une phrase de Malebranche citée par Benda et que reproduisait mon
article. Ceci m'invite à préciser, sur ce point délicat, ma pensée. Pour avoir été juré
aux Assises, je ne crois plus beaucoup à la justice. (Je parle de la
justice humaine, car, pour la divine, il faut attendre une autre vie
sans doute pour la rencontrer.) La disproportion entre le délit et
la peine, quant aux crimes que l'on est appelé à juger aujourd'hui,
reste si flagrante qu'on en vient à comprendre la Loi de Lynch et le
supplice de la Brinvilliers. « Œil pour œil; dent pour dent ». Mais
quels millions d'yeux et de dents ne faudrait-il pas à Hitler pour y
suffire?.. Sans aller si loin,
quel rapport, quelle proportion entre le fait d'avoir empoisonné durant
tant d'années l'opinion publique dans L'Action Française, Je Suis
Partout ou Gringoire, et la détention, fût-elle perpétuelle,
ou la mort? Et surtout est-il équitable que l'empoisonneur ne paie pas
plus que tels empoisonnés, que ceux dont le seul crime sera de n'avoir
pas, par la suite, pensé « comme il fallait» (car c'est à cela que se
réduit souvent l'inculpation de ce commerce avec l'ennemi) , lorsque
l'on n'a pas tiré profit honteux de ce commerce ? Justice et Charité,
il importe de s'en convaincre, font bien plus que seulement différer:
elles s'opposent. Et toute cote, qui cherche à concilier les deux, mal
taillée, travestit à la fois l'une et l'autre. Cette opposition
m'apparut brusquement certain soir. Le petit incident qui me la révéla
vaut bien que je le raconte. Il me faut remonter à loin: Je venais de me
marier et, au cours d'un voyage de noces, m'arrêtai deux jours, aux
environs de Saint-Raphaël, dans la grande villa de Mme Lepel-Cointet.
Mme Brandon-Salvador l'occupait alors et nous avait invités à l'y rejoindre.
J'étais heureux de présenter ma femme à cette ancienne amie de ma mère.
En ce temps l'affaire Dreyfus divisait la France et précipitait dans
un même camp la presque totalité des juifs et grand nombre de protestants
(de catholiques aussi, il va sans dire). Dans les salons de Mme Brandon
et de sa sœur, Mme Alphen, rue Le Tasse, ils venaient, les uns et les
autres, conjuguer leurs plus ardentes passions. L'atmosphère y était
si chargée qu'elle me serait devenue vite irrespirable et, d'avoir assisté
à quelqu'une de ces réunions, m'eût rendu antidreyfusard, si je n'avais
su m'en ressuyer bien vite. Cette abondance dans un seul et même sens
avait de quoi terrifier. Je me souviens de
cette courte promenade que nous fîmes, à la tombée du jour, Mme Brandon
et moi, sur ces hauteurs rocheuses qui dominent Saint-Raphaël. Nous
parlions nécessairement de l'Affaire, car on y revenait toujours. Le
soleil emplissait le ciel d'une mourante gloire. Soudain Mme Brandon
s'arrêta et, posant sa main sèche sur mon avant-bras : - Non, André, me
dit-elle d'une voix sibylline, pas la charité : la justice. Et je compris, je
sentis que cette pure descendante des anciens juifs portugais, admirable
représentante de sa race, exprimait ici, non plus seulement sa conviction
personnelle, mais celle de tout un peuple opprimé. Ils signifiaient,
ces quelques mots: « Nous n'avons que faire de votre charité. Gardez
pour vous ces beaux sentiments chrétiens. Nous demandons seulement la
justice; rien de plus et nous serons satisfaits. » Oui, c'est depuis
ce jour que je compris l'opposition de ces deux éthiques et qu'en ces
deux mots: Justice et Charité, s'affirmaient, s'affrontaient l'idéal
juif et l'idéal chrétien. Il n'est pas question
de Justice, à proprement parler, à travers l'Evangile. Les chrétiens
ne le remarquent pas assez. Nombre d'entre eux s'étonneraient et protesteraient
s'ils entendaient dire que c'est par là surtout que se distingue de
toutes les autres religions la chrétienne et à cause de cela qu'il est
vain de chercher, comme l'on fit parfois, entre celle-ci et celles-là,
un terrain d'entente et d'accord. Au fond, disent-ils alors, nous cherchons
tous la même chose, n'est-ce pas, chrétiens catholiques ou protestants,
musulmans, juifs, disciples de Confucius ou de Bouddha: l'amour et la
paix parmi les hommes, la réduction des sentiments personnels, le triomphe
de l'altruisme, etc. C'est méconnaître assurément la singulière vertu
de l'enseignement du Christ, jamais plus admirable que par où il diffère
de tous les autres enseignements. La notion de la justice reste humaine.
L'enseignement de celui qui nous a dit: « Ne jugez point» déborde surhumainement
(et les croyants diront: divinement) la justice. Quoi de plus révoltant,
au regard de la justice, que la paie de l'ouvrier de la dernière heure
égale à celle du travailleur assidu? Que la sollicitude pour l'unique
brebis égarée l'emportant sur l'attention portée à tout le reste du
troupeau? Que cette préférence de l'individu à la masse? Que ce déconcertant
conseil de ne pas arracher l'ivraie, mais de la laisser croître en même
temps que l'herbe à bon grain? Que ce passe-droit accordé au pécheur
repenti, sur ceux qui pratiquèrent toute leur vie les bonnes œuvres?
Que cet arrachement par l'amour, à tous les autres engagements considérés
d'abord comme sacrés? N'est-ce point là
ce qui fit du christianisme cette extraordinaire école d'individualisme,
et par quoi il féconda le monde? L'on a déjà remarqué combien favorables
aux révolutions se montraient les terrains préalablement labourés par
le christianisme, ce levain propre à faire lever la pâte épaisse. Méconnaître
ou nier cette particularité, n'est-ce pas enlever au christianisme
sa plus singulière vertu, enlever au
sel sa saveur? L'idéal chrétien
défie toute prudence humaine. Aussi bien ne paraît-il guère de mise
en un temps où, tendre la joue gauche après soufflet reçu sur la droite,
procédé contraire à la discipline des armées et à ce que nous appelons
l'honneur, risquerait d'entraîner la perte affreuse de la partie, de
la patrie et de tout ce qui nous y attache. On reparlera de tout cela
demain, par-delà la victoire et en paix. Mais c'est bien aussi ce qui
met certaines consciences chrétiennes à si rude épreuve lorsqu'il s'agit
aujourd'hui de sanctions, d'épuration, et de donner le pas, pour un
temps qui se pourrait long, à l'idéal tout humain et approximatif de
la justice, sur celui si évidemment supérieur, mais ruineux, de la charité. ANDRÉ GIDE (texte reproduit dans Feuillets
d’Automne)
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