Le Siècle
[mai 1901]
Camille Le Senne
NOUVEAU-THEATRE,
Le Roi Candaule, pièce en trois actes d'André Gide.
M. Lugné-Poe,
M, de Max et plusieurs autres artistes de conviction communicative
viennent de représenter au Nouveau-Théâtre une pièce en trois actes
de M. André Gide, déjà publié par la Revue Blanche qui combat
avec tant de vaillance, tant d'allègre et sympathique fièvre juvénile,
le bon combat du renouveau littéraire. Le patronage est excellent ;
l'œuvre se recommande aussi d'une préface vraiment remarquable par
la sobriété du ton, comme par l'acuité de la psychologie. En voici
le passage décisif : Ce drame est
né, peut-êre, simplement à la lecture d'Hérodote ; peut-être
aussi pourtant un peu de la lecture d'un article où, plaidant « pour
la liberté morale », un auteur de talent en venait à blâmer les
détenteurs de l'art, de la beauté, de la richesse, les « classes
dirigeantes » en deux mots, de ne savoir tenter l'éducation du
peuple en instituant pour lui certaines exhibitions de beauté. L'auteur
ne disait point, et se gardait de dire, si le peuple aurait droit
de toucher. Je pense que, trop intelligent pour méconnaître
que que là seulement l’intérêt de la question commençait, il savait
préférer l’éluder, en sentant trop graves les suites, et craignant
de ne pouvoir plus les montrer. De là naquit peut-être mon Candaule. Et donc, au
bout de peu de temps, ce drame naissant grandit et s’évada. D'autres
questions unissaient de la première, comme ses corollaires exactement.
Si Candaule, trop grand, trop généreux et se poussant lui-même à bout,
permet que l'ignorant Gygès voie d'abord, puis touche et partage ce
qu'il apprend trop lentement et trop vite à goûter — jusqu'à quoi,
jusqu'à qui pourra s'étendre ce communisme ? — Qu'est-ce qu'en
va penser Nyssia ? et Candaule lui-même, après coup ?...
et Gygès ?... Mais ici j'interromps les commentaires : c’est
à la pièce de parler. En cette tragique
histoire de Candaule, peut-être sied-il de ne voir, avec l'historien
grec, que l’avènement du premier des Mermnades sur le trône de Lydie. Mais peut-être pourtant
n'est-il pas impossible d'y voir aussi la défaite, le suicide presque
d’une aristocratie que ses trop nobles qualités vont démanteler à
souhait, puis empêcher de se défendre... N'importe ! qu’on n'aille
pas voir ici de « symboles », mais simplement une invite
à la généralisation. Et que le choix d’un tel sujet,
du caractère exceptionnel de Candaule, trouve ici son explication,
son excuse. Ce caractère
exceptionnel de Candaule, M. André Gide l'a analysé, fouillé, détaillé
avec un visible intérêt, et mis en valeur dans un curieux développement ;
trois actes de vers libres qui sont, en réalité, de la prose nette
et claire, sans surcharge de préciosité. Le premier tableau a pour
décor une salle de fêtes chez le roi Candaule. Entouré de flatteurs
ou pour mieux dire de parasites, Candaule s'ennuie. « Malgré
tous ses trésors, déclare Phèdre, le philosophe de la bande, il sait
encore le prix de l’amitié; il sait qu’elle ne s’achète pas avec de
l'or, et pour cela fait peu de cas de celle que prétendent avoir pour
lui les flatteurs. Il estime à leur prix leurs paroles et, s’il les
paie, c’est sans les croire. Bien plus, je ne l’ai vu s'irriter que
contre eux. » En même temps, il sent le besoin impérieux de diffuser,
de répandre son bonheur : « Mon bonheur semble puiser sa
force et sa violence en autrui; il me semble parfois qu'il n'existe
que dans la connaissance qu'en ont les autres et que je ne possède
que lorsqu'on me sait posséder... il m'importerait peu du posséder
toute la terre, s'il me fallait par là rester seul sur la terre, ou
si on ne le savait pas. » Cette disposition
d'esprit, cette espèce de prodigalité impulsive lui a fait conduire
au banquet la reine Nyssia, la seule femme qu'il ait jamais aimée
et qui pour la première fois montrera sa royale beauté : Grave imprudence,
car Nyssia sent déjà une offense dans le caprice de son époux. Les
avertissements ne manquent pas à Candaule. Dans le ventre d'une dorade
vendue au cuisinier par le pêcheur Gygès, il vient de trouver une
bague de saphir dont l'anneau d'or porte cette inscription :
« Je cache le bonheur. » Et Nyssia vient de murmurer : « Il
est certains bonheurs que l’on tue plutôt que de les pouvoir partager. »
Mais Candaule s'obstine à inviter l'univers au festin de ses félicités.
Il convie même l'humble Gygès et celui-ci, à la vue de la reine, ressent
un tel émoi que que dans un accès de jalousie, sur un simple soupçon,
il tue sa compagne Trydo. Nyssia ne serait
pas femme si elle n’admirait un geste tragique — fut-il meurtrier;
et elle n'oubliera plus Gygès. Quant à Candaule nous le retrouvons,
au second tableau, cruellement victime ; par cette impulsion
physiologico-psychologique qui l'incite à faire partager son bonheur.
La hantise ne fait que s'aggraver; l'obsession devient impérieuse ;
il veut l'amitié de Gygès, une amitié faite d'une reconnaissance qui
ne soit pas banale. Et — ceci non plus n'est pas banal, mais nous
sommes en plein symbolisme, en pleine mythologie ! — pour conquérir
cette amitié, il fait au pêcheur le royal présent de la reine elle-même. Il lui prête l'anneau de saphir, l'anneau
qui rend invisible, pour l'aider à prendre sa place dans le gynécée.
Gygès, affolé, cède à la tentation, mais, au réveil, il ne veut pas
avoir été l’amant anonyme de Nyssia; il lui révèle la supercherie,
et la femme outragée lui tend un poignard : « Tue Candaule,
tue-le. C'est lui qui m'a trahie... L'un de vous deux doit mourir. »
Il résiste en vain; Nyssia le traîne pour ainsi dire au crime. « Il
faut pourtant que l'un de vous deux soit jaloux... Tu le frapperas
Gygès, oh ! tu le frapperas ! » Rendu invisible par
l'anneau le meurtrier s'approche et frappe. Candaule meurt. Gygès
sera roi. Ce finale ne
manque ni de puissance ni de pathétique. Et tout le troisième acte
s'affirme résolument scénique. C'est le seul, à parler franc, qui
soit vraiment du théâtre. Le reste demeure plus enveloppé, plus enguirlandé
si l'on préfère, de symbolisme et de psychologie. Mais il serait puérilement
injuste d'appliquer la norme habituelle de la critique à une œuvre
d'exception. J'aime mieux saluer avec une sympathie très vive un généreux
effort vaillamment secondé par les interprètes dont le bon vouloir
égale le désintéressement : Lugné-Poe (Candaule); de Max (Gygès);
Seullard, Ed. Bauer et Mlle Henriette Roggers, une suggestive Nyssia.
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