La Petite Presse
[13 mai 1901]
[article également publié dans Le Constitutionnel, La Cocarde et Le Soleil]
[Anonyme]
La nouvelle
pièce du Nouveau-Théâtre, le Roi Candaule, est pour
moi une énigme que je n’arrive pas à déchiffrer. Je ne me rends pas
compte de ce que son auteur, M. André Gide a voulu nous suggérer dans
ces trois actes. Evidemment il a cru donner un sens à une
vieille légende ionique et nous la présenter comme un symbole
; mais il a oublié d'allumer sa lanterne ou de nous prêter sa clef. L'histoire est
connue. Le roi Gandaule est le plus riche, le plus généreux et le
plus grand des rois, « car ses courtisans le lui disent et ses
historiographes le lui prouvent ». Il nourrit à sa cour une foule
de parasites, avec lesquels il aime à philosopher en festoyant. Son
goût spécial consiste à broder des variations sur un des thèmes les
plus chers à la sagesse antique et moderne, le bonheur ! Qu'est-ce
que le bonheur ? Y a-t-il sur la terre un homme heureux ?
Vous vous rappelez, l'apologue oriental, et l'homme heureux « qui
n'avait pas de chemise ». Vous connaissez également, pour peu
vous ayez traduit le Selectae, la fameuse conversation
de Solon et de Crésus, avec sa conclusion réfrigérante : nul
homme, avant sa mort, n’a le droit de se proclamer heureux. Il semble que le Roi Candaule de M.
André Gide, s'en soit inspiré : il reste pessimiste, en dépit des
faveurs dont le destin l’a comblé. Un de ses convives
a trouvé un anneau dans le corps d'une dorade. Cet anneau merveilleux
a le don de rendre invisible celui qui le porte. On en fait naturellement
hommage à Candaule, pour son malheur ! Telles sont les voies
tortueuses de la fatalité antique ! Nous avions déjà l'anneau
de Polycrate. Voici maintenant l'anneau de Gygès. Le roi veut
absolument connaître l'homme qui a pêché le poisson et l'anneau. C'est
un pauvre diable, nommé Gygès, qui ne possède pour tout bien que sa
cabane, ses filets et sa femme. La femme étant la source de tous les
maux, celle de Gygés se « soûle » (on nous le dit
tout crânement) et, dans son ivresse, elle brûle cabane et filets.
Amené devant le roi, et raillé de sa misère par les courtisans, le
pêcheur tue, par bravade, pour leur prouver qu’elle lui appartient,
celle qui l'a ainsi ruiné, et il s’en irait mourir, au bord
d'un fossé, comme un chien galeux, si l'idée ne venait à Gandaule
d’en faire son ami, son hôte, son commensal, son frère — et quelque chose de plus, comme vous
l’allez voir. La reine Nyssia
est la plus
belle personne de l'univers, le roi en est éperdûment amoureux ; de
son côté, elle adore son époux et elle a juré de ne jamais paraître
sans voile devant un autre homme que lui. Voilà un vrai ménage royal
et il faut être fou comme Candaule pour y jeter à plaisir le trouble
et la discorde. Ne s’avise-t-il pas que son bonheur n'est pas complet,
parce qu'il est le seul à le connaître ? Et n’a-t-il pas la sottise
de vouloir le compléter en en révélant à Gygès les plus
intimes secrets ? Muni de l'anneau
mystérieux, Gygès pénètre, avec la complicité du roi, dans la chambre
à coucher de la reine et vous devinez ce qui en résulte. Au lendemain
d'une nuit vraiment nuptiale, la reine, qui d'abord n'avait point
soupçonné la supercherie, découvre que c’est Gygès et non Candaule
qui s’est glissé dans son lit, à la faveur des ténèbres. Elle
s'indigne de la trahison de Candaule et désormais elle ne pourra
plus aimer que Gygès. L’anneau qui l'a fait invisible les a rendus
inséparables. « Tue-le ! », dit-elle, et Gygès tue,
dans la personne de Gandaule, l'ami imprudent, le confident téméraire
qui l'a bêtement initié a son bonheur. Je cherche en vain une autre moralité à cette fable. Elle nous montre que ce roi Candaule est, avant tout, le roi des imbéciles, et c'est bien ainsi que le public, un peu gouailleur, l'a compris. Je parlais plus haut de deux Sganarelles imaginaires ; celui-ci est le type accompli du Sganarelle volontaire qui a cherché ce qui lui arrive et qui n'a pas le droit de se plaindre. Il a au moins un mérite dont je fais grand cas, il parle une bonne langue, ferme et forte, simple et franche, qui produirait son effet, s’il n'avait le tort de la psalmodier. Ses interlocuteurs en font autant, de sorte que M. de Max qui joue le rôle de Gygès et M. Lugné-Poe qui joue celui de Candaule ont bien l'air de deux chantres d'église qui s'escriment à l'envi sur une prose en plain-chant. Mlle Henriette Roggers est une Nyssia très chaste avant la substitution, très passionnée après. Le décor ne rappelle que de loin le tableau de Gérome. Le lit ouvragé, qui deviendra le théâtre du crime, s'est métamorphosé en une espèce de lit de camp, ce qui me serait bien égal si j'avais pu démêler le symbole qu’il cache. Est-ce une variante du mythe de Psyché, autrement dit l'amour condamné à s'évanouir et à disparaître lorsque l'humaine curiosité s’obstine à en approfondir le mystère ? Peul-être !
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