LATINITÉ
REVUE DES PAYS
D’OCCIDENT
JANVIER - AVRIL 1931
TOME VII
ENQUÊTE SUR ANDRÉ GIDE
Le soixantième anniversaire de M. André Gide a été célébré avec ferveur dans plusieurs pays étrangers. M. Ernst-Robert
Curtius écrivait à cette occasion : « Comme Nietzsche, André Gide a
découvert un homme nouveau, une nouvelle région de l'âme. » M. W.-E. Suskind,
analysant cette notion de « l'homme nouveau », selon M. Gide et opposant
les cultures catholique et protestante, reconnaît la supériorité de
celle-là dans le passé.
« Cependant,
ajoute-t-il, si l'on évoque l'Européen de demain, il est certain qu'il
sera sur le modèle de l'homme protestant. Nous ne donnons pas
à ce mot un sens confessionnel, nous voulons simplement indiquer le
caractère nécessairement démocratique de cet homme nouveau et faire
voir où s'est réfugiée la puissance culturelle du protestantisme. Elle
ne s'est pas déversée dans les deux grands réservoirs de la [35] culture
catholique, les œuvres de la foi et la tradition populaire, mais dans un acte de protestation
continue, dans un domaine en dehors de l'église, qui a été ouvert par le protestantisme : la conscience
individuelle, le désir de bonheur terrestre, tout ce qui tient à la démocratie. Notre sport même n'est
pas païen, c'est
un culte du corps individualiste et protestant. »
Constatant
que les soixante ans de Gide provoquent de telles réactions chez des
écrivains étrangers, alors que les soixante ans d'écrivains notoires
tels que Maurras et Claudel, par exemple, jamais ne suscitèrent hors
de France un pareil intérêt, il y a lieu, semble-t-il, de rechercher
si la manifestation dont André Gide a été l'objet répond à l'influence
réelle qu'il exerce sur son temps. Dans ces conditions,
nous avons posé les questions suivantes : 1° En quoi
consiste, pour vous, la personnalité de Gide ? 2° Quelle influence
a-t-il exercée ? Éventuellement sur vous ? 3° En quoi
consiste le caractère universel, pour ne pas dire la catholicité, de
Gide, à l'heure actuelle ? 4° S'il est
constant que l'honnête homme, jusqu'à la Révolution, fut de formation
romaine, l'enseignement de Gide est-il de nature à former l'honnête
homme des temps nouveaux ?
Notre questionnaire
indique assez nettement les sujets qui nous préoccupent, pour que nous
nous [36] dispensions de le commenter. On connaît nos
positions. Mais comme il s'agit, ici, d'un documentaire, nous
nous défendrons d'interpréter les textes et nous adopterons cette impartialité,
ce « détachement » dont M. André Gide nous a si souvent prêché la vertu. Au reste l'enquête
porte moins sur la personne qu'est M. André Gide que sur l'influence
exercée par lui en Europe. Nous n'avons
obtenu que peu de réponses en comparaison du grand nombre d'écrivains
que notre questionnaire a certainement touchés. Telles quelles, ces
réponses reflètent assez bien l'opinion européenne. Il convient
toutefois de formuler quelques remarques. Le mot de « catholicité »
a suscité le rire de M. François Porché : « Les thuriféraires,
écrit-il à notre sujet, ont l'art de brouiller toutes les notions autour
de leurs idoles ». Remercions au passage M. Porché de ce brevet
de conformisme gidien. Mais qu'il sache que c'est sur d'autres autels
que nous brûlons notre encens. De même quelques écrivains italiens,
on le verra, se sont abstenus de nous répondre, par crainte de peiner
les disciples de M. André Gide qu'ils croyaient voir en nous. Mais on nous
assure d'autre part qu'en France une consigne a été donnée aux amis
de l'écrivain de ne pas répondre à une enquête qui pouvait porter atteinte
au crédit de l'auteur de Corydon et des Faux Monnayeurs. [37] Nous voici pleinement à l'aise entre
ces deux opinions contradictoires. Les Français d'ailleurs se sont déjà
prononcés fort copieusement sur M. André Gide. Et nul n'ignore qu'un
écrivain, quand il a parlé sur un sujet, ne manque pas de considérer
le problème comme résolu. Aussi donnerons-nous d'abord les réponses
des écrivains étrangers : allemands, tchèques, italiens, roumains, anglais.
Nos enquêteurs pour l'étranger, nos amis Eugène Bestaux et Lionello
Fiumi ont cru devoir accompagner leur texte d'un commentaire approprié.
Signalons, sans vouloir empiéter sur leurs domaines, avec quel sang-froid
et quelle maîtrise les écrivains latins ont répondu à nos questions
et du même coup avec quelle sympathie profonde ont déposé en faveur
de M. Gide la plupart des écrivains allemands. Nous ne tirons aucune conclusion du présent
travail. Ainsi pourrons-nous revendiquer la gloire assez grêle d'avoir
présenté au public la première enquête impartiale sur M. André Gide. Jacques-Victor de laprade, Jacques reynaud. [38]
M. ANDRÉ GIDE ET LES ÉCRIVAINS DE LANGUE ALLEMANDE
On peut diviser
en trois groupes les réponses allemandes qui nous sont parvenues : a) celles des écrivains qui déclarent ne pas
connaître l'œuvre de Gide suffisamment pour la juger; b) celles
des écrivains favorables à Gide ; c) celles enfin de ceux qui considèrent
son oeuvre comme malsaine et dangereuse. Une remarque
générale s'impose d'ailleurs à propos de tout ce qui nous a été écrit.
On semble s'être préoccupé assez peu de la question qui faisait l'objet
principal de cette enquête et des affirmations de Curtius et de Süskind.
On semble surtout n'avoir pas compris le sens du mot catholicité.
La plupart de ceux qui y font allusion le confondent tantôt avec
catholicisme, tantôt avec chrétienté. Bon nombre de nos
correspondants, surtout les plus jeunes, surtout ceux dont l'œuvre a
été jusqu'ici consacrée aux troubles de la vie sexuelle, ont saisi l'occasion
que leur fournissait notre enquête, pour rendre un hommage sentimental
— parfois même passionné — à celui qu'ils proclament leur maître et
leur modèle. Ils ont affirmé leur foi ; ils ne nous en ont pas donné
leurs raisons, que nous aurions été si désireux de connaître.
Ier groupe. — Ceux qui ne connaissent pas l'œuvre de Gide.
MM. Emil Ludwig,
Tucholsky, Döblin, Harich, Georg Hermann, tout en se déclarant incapables
de répondre aux questions posées, nous ont adressé des lettres qui ne
manquent pas d'intérêt et dont les lecteurs de Latinité goûteront
certainement la saveur. M. EMIL LUDWIG M. Emil Ludwig,
le célèbre auteur des biographies de Napoléon Ier, de Gœthe,
de Lincoln et de Jésus, dont [39] nous avons analysé l'œuvre dans cette
revue, à l'occasion de son passage à Paris, au mois d'avril dernier,
nous adresse la réponse suivante (en français) :
En admirant
Gide, je regrette infiniment de ne pouvoir pas écrir (sic) sur
vos demandes, parsque (sic) je ne le connais pas assez bien. Avec mes plus
haute considération. ludwig.
M. KURT TUCHOLSKY
M. Kurt Tucholsky,
aussi connu des lecteurs allemands sous ses pseudonymes assez significatifs
de Peter Panter (la panthère), Théobald Tiger (le tigre) et Ignaz Wrobel,
est, sans contredit, l'un des écrivains les plus spirituels, les plus
mordants et les plus sincères de l'Allemagne actuelle. La réponse qu'il
nous a fait parvenir témoigne nettement de cette sincérité et de cette
attitude d'esprit volontiers sarcastique et hautaine qui est la sienne
et qui donne d'autant plus de prix à tout ce qu'il écrit :
Je vous remercie
d'avoir bien voulu m'adresser votre enquête concernant Gide. Je ne considère
pas comme une chose honnête qu'un littérateur ait toujours prêt sous
la main un éditorial bien au point sur tous les sujets et distille de
la littérature, même quand en vérité il n'a rien à dire. Permettez-moi
donc de vous déclarer : Je n'ai jamais
lu jusqu'au bout un livre d'André Gide. Il n'a joué aucun rôle dans
ma vie. Je ne saurais dire quoi que ce soit sur lui. Cela n'implique
aucune espèce de critique. Je ne comprends rien non plus à la
chimie, rien aux habitants de la Terre de Feu et rien à Strawinsky.
Mais vivre signifie : choisir. Dans le Larousse il y a tout. Pas
en moi. [40] Je sais en
tout cas une chose, c'est que l'honnêteté intellectuelle de Gide est
absolument hors de doute. tucholsky.
LE Dr DÖBLIN
Le Dr
Döblin est l'auteur d'un livre qui a fait beaucoup de bruit : Berlin,
Alexanderplatz. Il y dépeint, avec une verve un peu lourde, mais
avec une bonne foi, une sympathie, une honnêteté qu'on ne peut qu'admirer,
le monde interlope qui grouille dans ce quartier mal fréquenté où il
exerce les fonctions de médecin. Un souffle épique traverse les pages
de ce livre, le premier peut-être qui fasse voir Berlin dans sa vie
profonde, animale et dangereuse. Je me demande
pourquoi le Dr Döblin qui pouvait, si notre enquête lui déplaisait,
s'abstenir d'y répondre, a éprouvé le besoin de nous dire des choses
désagréables. Je ne veux pas, loin de là, lui rendre la pareille. Je
tiens pourtant à l'assurer que je connaissais Weissenberg avant qu'il
ne m'en parlât. Je me demande d'ailleurs ce que peut signifier cette
comparaison. Weissenberg est un charlatan qui a réussi à exploiter la
crédulité pour ne pas dire la sottise de cent mille pauvres gens. Gide
est un écrivain, dont les idées sont discutables, mais qui s'adresse
à une élite. Si les Français se mettaient à la remorque du premier,
il serait tout à fait naturel que les Allemands leur demandassent pourquoi. Des Allemands
de grande valeur assignent à Gide un rôle qui nous surprend, il est
tout à fait logique que nous leur en demandions la raison. Cela dit, voici
le texte du Dr Döblin :
1. La personne
de Gide n'existe pas pour moi. Je ne connais de lui qu'un petit article
autobiographique qui m'a laissé froid. 2. Si Gide
a eu de l'influence sur d'autres, je l'ignore. Certes, les revues citent
souvent son nom ; on y trouve beaucoup [41] d'articles
sur lui ; mais cela signifie seulement que les gens doivent écrire sur
ce qui aujourd'hui peut-être est à la mode. Demain, ils écriront sur
autre chose et il y aura des enquêtes sur d'autres sujets. 3 et 4. — Je
regrette de devoir dire que ces deux questions me semblent comiques.
Puis-je vous demander à mon tour : En quoi consiste, à votre avis, le
« caractère d'universalité pour ne pas dire la catholicité »
de Joseph Weissenberger (sic)? Ah ! vous ne connaissez pas
Joseph Weissenberger ? (re-sic). Voyez-vous ! Il
est le chef d'une grande secte allemande, il a 100.000 partisans, une
revue à lui : la Montagne Blanche — et vous... vous ne le connaissez
pas ! Et quand vous me demandez, ainsi qu'à beaucoup d'autres,
si Gide (qui m'est inconnu ainsi qu'à des millions d'autres) forme ou
peut-être formera « l'honnête homme des temps nouveaux »,
je n'en ris pour ainsi dire pas. Nous autres, en Allemagne, n'avons
pas été jusqu'ici de « formation romaine », nous ne serons
certainement pas à l'avenir de « formation gidienne ». Car,
d'abord, nos soucis ne sont pas uniquement d'ordre intellectuel et spirituel
; de plus, j'ai lu justement dans cet essai autobiographique dont j'ai
parlé que Gide était homosexuel. Mais, puisque, d'après Nietzsche, la
sexualité monte jusqu'à la couronne de l'intellectuel, je considère
comme exclus que la masse des européens, l'honnête homme, — qui n'est
tout de même pas encore homosexuel, — puisse accepter la mentalité générale
de Gide. Avec tout cela,
je ne nie pas l'importance réelle qu'il peut avoir, mais bien — excusez
m'en — le sens de cette enquête. Dr DÖBLIN.
M. walther harich
M. Walther
Harich est l'auteur d'un roman très joliment écrit et d'une réelle tenue
littéraire : Die Drei um Edith. Voici la réponse aimable, simple
et spirituelle qu'il nous a adressée. Nous le prenons au mot :
Je me suis
malheureusement bien trop peu occupé du génie d'André Gide pour donner
à votre intéressante question une réponse de quelque valeur. Votre lettre
me servira [42]
néanmoins d'avertissement d'avoir à rattraper le temps perdu. Pour le 70e
anniversaire de votre grand compatriote, vos questions ne me mettront
plus dans l'embarras. walther harich.
M. georg hermann
M. Georg Hermann
(né en 1871) est l'auteur d'une Histoire de Jettchen Gebert, dont
une traduction a paru en français, livre charmant, d'un impressionnisme
délicat et sûr, où il a étudié avec un sens psychologique remarquable
la lutte entre les Juifs assimilés et ceux qui arrivent dans la grande
ville, tout droit de leur ghetto oriental. Ses autres livres sont restés
inconnus chez nous. L'un des plus intéressants et qui, en dehors de
ses qualités littéraires, vaut par son accent pathétique et son humanité
profonde, est intitulé : Les rêves d'Ellen Stein. Il y étudie
le triste sort des jeunes femmes qui ont été aimées et auxquelles la
guerre a ravi celui qui devait être leur mari. M. Hermann, après s'être
très aimablement excusé de n'être pas aussi au courant de l'œuvre de
Gide que de celle des autres grands écrivains français d'aujourd'hui,
nous envoie une agréable causerie où se retrouve une constatation que
bien des lecteurs de Gide ont faite et qui explique pourquoi son œuvre
plaît davantage aux jeunes qu'à ceux dont l'éducation littéraire s'est
faite entre 1890 et 1910:
Je connais
beaucoup trop peu de choses d'André Gide, pour me permettre le moindre
jugement sur l'ensemble de sa personnalité ou sur son œuvre si riche.
Il n'a donc eu aucune influence sur moi. En ce qui concerne la description
de ses années de jeunesse (Pour que le grain ne meure), parue
en allemand sous le titre : Stirb und werde ! (Meurs et deviens
!), emprunté à l'un des poèmes les plus profonds du Divan ouest-oriental
de Goethe, j'ai en définitive à faire contre lui les mêmes objections
que celles que Gide adresse à Roger Martin du Gard. Il y manque, à mon
sens, ce que — pour nous en tenir à Goethe — nous pourrions appeler
: chaleur intérieure, chaleur d'âme, centre. De même, ses [43] Faux-Monnayeurs n'ont
pas laissé en moi l'impression que je m'en étais promise. Peut-être
surtout, parce que l'on avait fait trop de bruit autour de ce livre.
Si j'avais pu le découvrir pour moi-même en toute tranquillité, comme
ç’a été le cas par exemple pour Les Thibault de Martin du Gard,
je crois que je serais entré plus intimement en contact avec cet ouvrage
de Gide, — sans pouvoir toutefois me dissimuler que nous ne sommes pas,
lui et moi, somme toute, domiciliés sur le même hémisphère et que nous
sommes, en art, aux antipodes l'un de l'autre. Une petite description
extraite de son livre sur le Congo — que je ne connais pas en entier
— où il est question de l'amitié et de la mort d'un petit singe, est,
en définitive, ce qui m'a le plus fortement révélé le génie spirituel
de Gide. Cependant,
il y a deux choses en lui que j'aime sans restriction. Ce sont deux
nouvelles lues il y a un quart de siècle. J'ai oublié le titre de la
première. Je sais seulement qu'elle se plaçait quelque part en Belgique
ou en Hollande ; il y était question d'une vieille armoire d'où sortait,
chaque nuit, une petite figure féminine qui, finalement, se trouvait
être la fille de la maison et devenait la femme du voyageur... C'était
certainement de Gide... Espérons qu'il ne m'arrivera pas cette fois
ce qui m'arrive avec un confrère allemand, auquel, tous les cinq ans,
lorsque je le rencontre, je dis mon enthousiasme pour une prestigieuse
nouvelle dont il est l'auteur et qu'il s'obstine âprement à renier.
Il doit évidemment le savoir ! En tout cas, dans mon souvenir, cette
petite chose précieuse, ce bijou de nouvelle un peu fantastique et romantique
est bien de Gide. Et je serais profondément attristé, si quelqu'un devait
me ravir cette illusion. En tout cas l'histoire du Prométhée mal
enchaîné est certainement de lui et je lui en serai reconnaissant
jusqu'à vingt ans après ma mort. C'est une des rares histoires où j'ai
appris quelque chose pour toute ma vie, — je la connais bien, elle aussi,
depuis un quart de siècle. Ce qui importe
le plus dans la vie de chaque homme, c'est d'avoir un aigle qui, chaque
jour, à nouveau lui déchire le foie. Pour cette
parole, ô André Gide, je vous serre la main. georg hermann [44]
IIe groupe. — Ceux qui proclament leur adhésion sans réserve
à l'œuvre d'André Gide.
Les écrivains
qui, sans répondre généralement de façon précise aux questions que nous
leur avions posées, ont exprimé sans restrictions leur adhésion à l'art
et à la pensée d'André Gide sont les suivants : MM. Fink, Ebermayer,
Brod, Leip, Lampel, Klemperer, Klaus Mann, Rychner, Betzner, Zarek,
Sternheim et Heinrich Mann.
M. georg
fink
Le premier
de ces écrivains, Georg Fink, est l'auteur d'un livre profondément émouvant
: Mich hungert (J'ai faim). Son histoire, simplement, loyalement,
joyeusement racontée. A sept ans, petit gamin des rues tandis que son
père se saoule, il gagne sa vie en ramassant des mégots, tandis que
sa mère se tue à travailler, que sa sœur descend au trottoir, son frère
à la prison. Il a eu faim. Un beau jour, il se met à le raconter, sans
phrases, comme nous le disons, quand l'heure est venue de nous asseoir
à la table accoutumée qui toujours nous attend. Son témoignage n'en
est que plus significatif :
1. Personnalité
de Gide? Il se distingue de tous les autres poètes de notre temps essentiellement
par le fait qu'au lieu de continuer simplement la tradition, il a donné
au poète un visage nouveau.
2. Son influence
sur moi? Mon premier livre : J'ai faim (Mich hungert) a été écrit
avant que je connusse le nom de Gide. Puis vint ma rencontre avec son
œuvre. Elle m'a révolutionné intérieurement, m'a libéré spirituellement
et m'a donné la force d'écrire mon deuxième livre : T'es-tu trompé
de chemin? (Hast Du Dich verlaufen?)
3 et 4. Je
ne puis répondre à ces questions. Je suis un [45] prolétaire
; mon instruction est pleine de lacunes. Je n'écris pas avec l'esprit,
mais avec le cœur. Au fond, je ne puis dire de Gide qu'une chose : je
l'aime. georg fink.
M. erich ebermayer
Eric Ebermayer
est un jeune, lui aussi, l'auteur du Docteur Angelo, de Gaspard
Hauser, de Nuit à Varsovie et de la Bataille autour de
la Montagne de Sainte-Odile. Lui aussi s'est appliqué à fouiller
l'âme des jeunes et c'est pourquoi l'œuvre de Gide l'a séduit :
J'ai vu André
Gide un soir, dans un théâtre de Berlin, sans savoir que c'était André
Gide. Ses yeux me fascinèrent, ainsi que son incomparable front. Je
demandai à des amis qui était ce spectateur dans la troisième rangée
: — André Gide. Il en alla
de même pour moi en ce qui regarde son œuvre. Quand je commençai à le
lire, il y a des années, je n'avais pas le moindre soupçon de son importance
pour la France, pour l'Europe et — last not least — pour l'Allemagne.
Je lisais tout simplement sans m'arrêter. Ses yeux me fascinaient, ces
yeux qui voient à travers le cœur de l'homme. Ce front qui sait, connaît
et comprend toutes choses : toutes les passions et tout ce qui fait
la joie des hommes. Le fait que
mon effort à moi : — deviner l'énigme de l'âme des jeunes gens et les
représenter, — s'est approché parfois de l'œuvre du maître français,
a été pour le débutant que j'étais une satisfaction particulière et
personnelle. Il est impossible
d'imaginer sans Gide la vie de la jeunesse européenne pendant la 3e
et la 4e décade de notre siècle. erich ebermayer.
M. max brod
M. Max Brod,
l'un des romanciers allemands dont l'œuvre a eu la plus profonde résonance
parmi la jeunesse d'hier, l'auteur de La Femme dont on rêve, du
Règne enchanté [46] de l'Amour, de Un amour de second
ordre, de Tycho-Brahé retourne à Dieu, de Reübeni, prince
d'Israël, ainsi que de plusieurs pièces de théâtre qui ont connu
le succès, nous adresse, de Prague où il est né et où il exerce le métier
de journaliste, une très intéressante réponse, dont voici la traduction
:
L'influence
énorme d'André Gide m'apparaît fondée sur deux éléments : sa sincérité
renversante et victorieuse — et son effort heureux pour dégager le roman
d'une sphère où n'existent que les événements et la psychologie conventionnelle
et le maintenir au niveau d'une confession vraiment spirituelle,
niveau correspondant à la grande tradition du roman français. Il
existe quelques auteurs peu nombreux qui, dans diverses langues et de
différents points de vue poursuivent le même effort. Ils forment ce
que le Chrétien appelle l'Ecclesia invisibilis, le Juif les trente-six
Zadikim (Justes). La force directrice
de l'esprit de Gide dans cette église incorporelle et, de là, sur le
monde de toutes les pensées, est d'une incommensurable grandeur. On
n'est pas nécessairement un utopiste parce qu'on croit à la possibilité
de voir ces forces se manifester visiblement dans l'espace européen
et, cela, dans un temps relativement restreint. max brod.
M. hans
leip
Je ne connais
de Hans Leip qu'un seul livre : Die Blondjäger (les Chasseurs
de blondes), lu dans le journal où il a paru en feuilleton. Un livre
amusant, profond, qui dévoile audacieusement certains coins peu décoratifs
de la très puritaine Amérique du Nord, où le Ku-Klux-Klan se mêle au
trafic des blanches, à la religion, à la prohibition et aux affaires.
Œuvre vivante, pleine de poésie et de saveur, œuvre de jeune. Son jugement
sur Gide, un peu hermétique, contient, on va le voir, des idées originales.
Leip cherche à expliquer pourquoi il place Gide si haut. Mais il semble
qu'il ne se [47] l'explique pas encore très nettement à soi-même.
En tout cas, son opinion est à retenir.
La personnalité
de Gide m'apparaît comme une pyramide de verre, dont la base est l'Europe
entière. Son influence
en Allemagne n'est pas encore sensible chez un grand nombre. Ce petit
nombre, il est vrai, s'accroît. Cela s'exprime par une pénétration nonchalante
de ce qui est aujourd'hui nécessaire, par un sentiment d'humanité compatissante
et qui n'a rien de politique, qui ne connaît aucune frontière de peuple,
mais seulement l'homme souffrant et qui aspire à la bonté et à la joie
intérieure. Pour moi-même
l'esprit de Gide représente une main grande, bienveillante, bonne conseillère,
qui doit m'aider à m'éloigner d'une certaine licence du style pour parvenir
à la clarté et à la profondeur. Je reconnais, avec quelque serrement
de cœur, que je me suis volontiers jusqu'ici tenu à distance de l'œuvre
de cet homme. Sa grandeur a des exigences ; elle est importune. Mais
elle est impérieuse. Je m'incline devant elle. Il me semble
très important que le protestantisme de notre temps, notre tendance
exagérée à « ce qui peut être pensé », à l'objectivité
réaliste, au sport, reçoive un choc, au sens le plus vrai de ce mot.
Sinon, sa prospérité s'évanouira sans porter de fruits. Depuis bien
longtemps, par contre-coup, la faim de nos âmes est grande, et nous
sommes en danger de la rassasier avec la pseudo-mystique à tout faire
des réunions occultistes du soir. Il va être temps que soit sauvé du
romantisme catholique ce qui peut nous être utile. Mais il n'est pas
sûr que Rome soit encore puissante au delà de toutes les frontières,
qu'elle soit assez apolitique pour cela. Ce que nous désirons? (Du moins,
ce que désirent quelques honnêtes gens en Europe, qui devraient avoir une influence
décisive) Que notre âme, ou ce qu'on voudrait appeler ainsi, ait le
droit de s'abandonner à l'extase catholique, tout en planant librement,
suivant, le mode protestant, au-dessus de tous les horizons. Ce nouveau
type d'âmes et d'esprit, Gide l'a entrevu. L'Amérique elle aussi devra
aller à son école. [48] Il me semble sentir, dans les livres de Gide,
que nos concepts de culture et d'honnêteté, notre alliage spirituel
romano-germano-oriental, ont déjà commencé à s'enrichir d'un nouvel
alliage psychique, décomposant les couches profondes, mais en même temps
les épurant et les métamorphosant. Cette alluvion est, d'après tous
les caractères atmosphériques, plus extrême-orientale que nous ne le
reconnaissons tout d'abord. Elle nous vient d'au delà de la Russie,
non arrêtée par les grillages durs de la volonté nouvelle qui s'y manifeste,
comme des ondes de T. S. F., rayonnement d'étoile, sainte mystique des
premiers âges. Elle s'unira aux acquisitions protestantes du monde,
comme s'insinue le vent dans un espace vide. Un de ses premiers
récepteurs, transformateurs et annonciateurs : tel est Gide. hans leip.
M. peter-martin
lampel
Les lecteurs
de Latinité connaissent quelque chose de l'œuvre de Peter-Martin
Lampel, auquel a été consacrée la majeure partie de notre chronique
des lettres allemandes dans le numéro de décembre. Un de ceux que l'injustice
révolte et qui libèrent leur âme à tout prix, même, au risque d'être
victimes :
J'ai eu, il
y a peu de temps, l'occasion de faire la connaissance personnelle d'André
Gide. J'ai la conviction
que nous avons, nous, les écrivains d'aujourd'hui, à façonner l'homme
des temps modernes et considère, à ce point de vue, M. André Gide comme
un très courageux et très vaillant pionnier pour qui j'éprouve un grand
respect. peter-martin lampel.
M. victor klemperer
M. Victor Klemperer,
professeur de littératures romanes à l'Université de Dresde a publié,
en 1926, les deux premiers volumes de son Histoire de la littérature
française de Napoléon [49] à aujourd'hui,
dont le IIIe volume est annoncé pour
cet hiver. Il est également l'auteur de deux anthologies très appréciées
: La Prose française moderne (1926) et la Poésie française
moderne (1929) ainsi que d'une monographie en deux volumes de Montesquieu.
C'est assez dire l'importance de son opinion sur André Gide :
Pour moi, ce
qu'il y a de décisif et de vraiment grand et unique en Gide est exprimé
dans ce passage des Faux-Monnayeurs où, répondant à Claudel inquiet
pour le salut de son âme, il déclare : Je me suis complètement désintéressé
de mon âme et de son salut. Et dans le principe exposé au même endroit
: Pousser l'abnégation jusqu'à l'oubli de soi total (p. 87).
Avec un sérieux parfait, avec un sentiment profond et religieux de son
devoir, il poursuit tous les modes de penser et de sentir, toutes les
formes d'art. Il n'a rien en soi du joueur sceptique de Montaigne, rien
de la raideur dogmatique de Claudel. C'est là, à
mon sens, ce qui lui assure la particulière sympathie du lecteur allemand. Il n'est pas
cependant un rêveur romantique non plus qu'un « Européen »
internationaliste ou supernationaliste. Partout et toujours il se surveille
au moyen de son intelligence ordonnatrice, toujours il tend vers la
forme la plus claire, la plus tranquille, la plus française. Il n'est
jamais « l'enfant prodigue » qui revient cependant et, en
même temps, regrette ce repentir parce que c'est une faiblesse. Tout
au contraire, il porte en soi-même, toujours, dans tous ses errements,
le sentiment solide de son appartenance à la maison paternelle française,
— et d'ailleurs ses errements ne l'ont jamais conduit bien loin dans
l'étranger, hors de France. Avec tout cela,
il m'apparaît digne de servir de modèle aux Allemands, dans le calme
clair de sa mobilité, et aux Français, dans la persévérance et le courage
de cette même mobilité. victor klemperer. [50]
M. KLAUS MANN
Klaus Mann,
fils de l'auteur des Buddenbrooks et neveu de Heinrich Mann,
s'est déjà fait une réputation assez solide et due, sans conteste, à
son talent. Comme beaucoup de jeunes écrivains allemands il est préoccupé
des problèmes sexuels. Un drame de lui, joué par sa sœur Erika, et tiré
des Enfants terribles de Cocteau, vient d'être représenté à Munich
et fait l'objet, dans la presse allemande, de très vives discussions.
Il serait injuste pourtant d'expliquer uniquement par ces préoccupations
le jugement de Klaus Mann sur André Gide. Et c'est pourquoi ce jugement
ne manquera pas d'intéresser :
Lorsque, il
y a peu de temps, nous célébrâmes la fête de Knut Hamsun, nous parlâmes
de lui comme du plus grand homme vivant. Ce titre d'honneur est donc
déjà conféré. Quel autre titre revient à André Gide? Il est l'homme
que nous aimons le plus. (Je dis : « Nous », — et veux dire par là cette
partie peut-être pas très grande de la jeunesse allemande qui est animée
de sentiments européens, c'est-à-dire ni nationaliste, ni communiste).
— La vie intellectuelle de Gide est à nos yeux représentative pour tous
les Européens de bonne volonté ; ses efforts et ses tâtonnements, ses
expériences, ses hésitations et ses progrès inéluctables ont lieu en
notre nom à tous ; nous nous y reconnaissons. « Toute ma vie j'aurai
lutté pour une lumière un peu plus grande. » Ce mot héroïque et
modeste, qui se trouve dans un de ses livres devrait être la devise
de toutes nos entreprises. Nous avons
rendu grâce au septuagénaire Knut Hamsun, comme au Grand Pan, dont le
chant sauvage venu des forêts nous faisait tressaillir d'horreur et
de joie. Nous rendons grâce au sexagénaire Gide, comme à notre frère
le plus noble et le plus mûr. Sur ses premiers
livres planait encore une sorte de voile. La vie y est aimée, et même
adorée ; mais toujours de la perspective propre au malade, avec une
envieuse ardeur. [51] C'est ainsi que l'Immoraliste observe
et désire les petits Arabes ; c'est ainsi que le livre enchanteur des
marécages, Paludes, possède un regard nostalgique sur ce qui
est vivant. On y trouve encore ce « sentiment pour les choses fines
et grises », l'aristocratique mélancolie de la satiété, l'état
d'âme crépusculaire de la fin du siècle. Cet état d'âme disparaît peu
à peu. Dans Les Caves du Vatican la vie elle-même fait irruption
avec une merveilleuse puissance : Lafcadio, ce nouveau type d'homme,
cet aventurier aux lois morales secrètes, audacieuses et pourtant si
rigides. Lorsque, enfin,
presque sexagénaire, Gide écrivit son « premier roman » : les Faux-Monnayeurs,
il devint manifeste que c'était notre roman ; c'était presque effarant :
notre univers tout entier apparaissait en lui. Gide n'était pas resté
jeune, comme on l'assure poliment à d'autres sexagénaires en les
félicitant ; il était plutôt, juste maintenant, au point culminant de
son œuvre, devenu jeune, comme il ne l'avait jamais été : plus
que jamais l'un des nôtres. Être insatiable,
mais expliquer, confesser devant soi-même et devant Dieu toute excursion
faite dans l'étranger chéri : telle est l'essence de ce protestant inquiet.
Ainsi son œuvre est devenue ce monologue ininterrompu que nous aimons,
le monologue souvent discursif et sans bornes en apparence, et pourtant
précis, d'un voyageur qui contemple avec une curiosité affectueuse des
destinées et les tisse l'une avec l'autre; qui saisit les problèmes
pour les transformer en destinées ; qui désire avec la même sensualité
spirituelle paysages, corps et idées, et les fait siens. C'est ainsi
que Gide est devenu pour nous le poète incalculable, le plus européen
des poètes ! C'est ainsi que nous l'aimons le plus. klaus mann.
M. max
rychner
M. Max Rychner,
directeur d'une des revues allemandes les plus intelligentes qui soient
: la Neue Schweizer Rundschau, traducteur de Paul Valéry et de
Valéry Larbaud est, en même temps, un critique et un essayiste [52]
de haute classe. Ses études parues soit en volume, soit dans sa revue,
soit dans les plus grands périodiques allemands ou anglais, révèlent
une étude approfondie, patiente, amoureuse des sujets qu'elles traitent
: hommes, œuvres ou villes. La réponse qu'il nous envoie aux questions
de notre enquête est certainement digne d'être méditée. Elle fait honneur
à celui qui l'a écrite autant qu'à celui qui en est l'objet. L'admiration
que Rychner éprouve pour Gide, il en donne les raisons, avec sérieux,
précision, conviction. Nul ne pourrait imaginer, connaissant Max Rychner
et son œuvre, qu'il y ait à son jugement des motifs peu recommandables.
On voit tant de gens admirer Gide par snobisme ou par goût des sensations
ou des récits pervers, qu'il est du plus haut intérêt de lire pourquoi
un homme comme Rychner s'est attaché à lui :
La personnalité
d'André Gide est composée de presque tous les éléments essentiels que
notre temps connaisse. Ils sont mêlés en lui d'une façon très originale
: leurs états d'agrégation, leur composition chimique se modifient.
Ce qui était considéré comme science certaine, Gide le transforme en
question et, alors que nous nous interrogeons encore, lui, a déjà une
réponse contre laquelle il nous met en garde. Il a posé d'une façon
toute neuve la question de l'homme; il a opposé la psychologie à la
biologie, la civilisation à l'existence primitive, la foi élémentaire
à l'incroyance élémentaire (qui n'a pas le doute intellectuel comme
cause mais comme conséquence), la France à l'Europe et l'Europe à l'Afrique,
etc. Gide voit l'homme plus différencié, parce qu'il a un sens plus
fort de son unité ; les rapports entre l'âme, l'esprit et le corps lui
sont mieux connus qu'à la plupart dans leur détail et leur caractère
énigmatique. 2. L'influence
de Gide est grande, mais difficile à saisir, car elle n'a rien de dogmatique
et est en même temps d'essence atmosphérique. Gide possède cet « amour
du lointain » que Nietzsche oppose à l'amour du prochain et c'est
pourquoi l'homme de demain le moins gidien sera son légitime héritier. [53]
Grâce à Gide le concept de la vie a reçu un potentiel plus élevé (« Je
t'enseignerai la ferveur... »). Il a montré que l'on peut
devenir septuagénaire sans avoir vécu, parce qu'on y avait renoncé et
s'était accommodé à un schéma ou cliché social (Paludes). Il
faut vouloir le moment le plus intense de la vie, le χαίρου
c'est en lui que l'âme parvient à sa propre vie. Le cantique des cantiques
de cette pensée s'appelle : Les Nourritures terrestres. De plus Gide
a proclamé un nouveau pathétique de la liberté qui influe et influera
puissamment sur la jeunesse. La liberté à l'égard des conventions rigides
et l'affirmation de l'unicité de l'individu n'existe pas seulement
dans le spirituel, elle est aussi fondée en ce qui est vital. Gide a
réintroduit dans la littérature le corps humain et sa volonté de vivre
; il l'a restitué à l'âme à laquelle il appartient. On a reproché
à Gide son égotisme. Mais ses livres : Souvenirs de la Cour d'assises,
le Voyage au Congo, le Retour du Tchad, sont des documents de commisération
directe et humaine, de compassion et de volonté d'aider. Il a une haute
idée de la responsabilité, sociale aussi bien que spirituelle ; la preuve
en est la sublime didactique de son œuvre critique et éthique (Prétextes,
Nouveaux Prétextes, Dostoïevsky, Incidences, Un Esprit non prévenu). 3. L'universalité
de Gide est fondée sur sa vaste et profonde raison, sa maîtrise de la
forme, son sens de ce qui est vivant partout où cela se manifeste, et
sur son savoir étendu et merveilleusement assimilé. Nous qui ne
sommes pas Français estimons que Gide est éminemment français et éminemment
européen. Il n'est pas européen, parce que français, mais, par
lui, la France prend part aux entretiens des grands esprits d'Europe
; les antennes spirituelles de Gide sont plus sensibles et captent les
courants de plus loin que ce n'est le cas pour la plupart des gens.
Son livre sur Dostoïevski, sa traduction de Shakespeare, ses remarques
critiques sur Goethe, l'Art de la Fugue chez Bach, Nietzsche,
Wilde, etc., dévoilent combien Gide s'est assimilé de substances paneuropéennes
et les a fait entrer dans sa substance française. [54] Sa raison extraordinairement critique s'attaque
à toute chose, sans préjugé, et examine les choses comme si c'était
la première fois qu'on les examine. Ainsi, il découvre à tout des aspects
nouveaux, même lorsqu'il interprète une parole de la Bible, de même
qu'à sa vie il découvre de nouveaux aspects de vie. Il est uni à tout
ce qui vit, même à ce qui n'est pas né, par des systèmes secrets de
racines, et cela, qu'il nous parle de nègres congolais ou de Montaigne. Gide part toujours
de l'homme comme première et dernière donnée et non de doctrines religieuses
ou métaphysiques ; son anthropocentrisme a un caractère universel. Il
en est de même de son courage. 4. L'action
de Gide contribuera à former l'honnête homme des temps nouveaux, cet
état caché des esprits libres qui réclament d'eux-mêmes d'autant plus
de responsabilité et d'honnêteté intellectuelle qu'ils portent en soi
moins des illusions apaisantes d'hier sur les hommes et qu'ils sont
plus décidés à personnifier toujours à nouveau les plus hautes valeurs
humaines de notre continent, menacées du dehors, mais surtout du dedans.
Gide donne l'exemple de la plus grande indépendance intérieure, de la
véracité et des plus hautes exigences pour soi-même. D'ailleurs,
s'il est vrai qu'on naît honnête homme, la naissance n'est jamais un
hasard. max rychner.
M. anton
betzner
M. Anton Betzner,
né en 1895 à Cologne, n'a pas tardé à se séparer du catholicisme dans
lequel il avait été élevé. Ses maîtres littéraires sont : Stendhal (surtout),
Flaubert, Huysmans (important), Goethe (le prosateur), Nietzsche. Son
œuvre principale est Antäus (Antée) où il raconte sa jeunesse.
Ses sympathies politiques vont aux Soviets qui ont été, dit-il,
les premiers à tenter une forme de société où l'individu soit considéré
comme un être résultant uniquement des lois naturelles qui régissent
les forces en lutte l'une contre l'autre. [55] Voici ce qu'il
nous écrit à propos d'André Gide :
Ce n'est qu'assez
tard que j'ai fait la connaissance des œuvres de Gide. Je ne puis donc
pas parler d'une influence de cet écrivain sur mes travaux passés. Mais
les impressions que j'ai reçues de lui sont si fortes qu'elles influeront
certainement sur ma production. Surtout le courage que possède Gide
d'interpréter clairement, sans restrictions, d'une façon qui ne provient
jamais de la comparaison inféconde et simplement explicative, mais qui
est toujours pénétration, discussion vivante d'où disparaît réellement
tout ce qui doit être écarté et dans laquelle ce qui est destiné à être
conservé et développé est amené à des rapports nouveaux et vivants.
C'est en cela que m'apparaît la signification dominante de Gide ; c'est
là que je sens les forces qui continueront à travailler pour collaborer
à la formation de l'honnête homme de ce temps et de l'avenir,
dont Gide lui-même est un des prototypes les plus accusés. anton betzner.
M. otto zarek
Otto Zarek,
né à Berlin en 1898, s'est, très jeune, préoccupé des problèmes sexuels
et sociaux. Socialiste avancé, ami du poète et dramaturge révolutionnaire
Ernst Toller, il a pris part aux actions violentes qui, en 1918, ont
bouleversé l'Allemagne du Sud. Aujourd'hui, c'est le théâtre qui retient
son activité. Et, au début de 1930, il a publié un roman de 700 pages,
dont Latinité s'occupera dans une de ses chroniques. Ce roman
s'intitule Begierde (Concupiscence). Plein de défauts, il révèle
une puissance, de pensée et d'observation tout à fait supérieure. Otto Zarek
nous a envoyé comme réponse à notre enquête une étude assez longue dont
il nous a autorisés à extraire ce qui nous semble plus capable d'intéresser
nos lecteurs : [56]
André Gide
est presque inconnu en Allemagne. Seuls, les Faux-Monnayeurs ont,
dans la brillante traduction de Hardekopf, conquis notre public. Mais
le lecteur non préparé est resté un peu sur la réserve en face de cette
œuvre, dont les bizarreries voulues l'attiraient pour le repousser insatisfait. C'est un bon
témoignage en faveur de la France, d'avoir su accepter cet esprit difficile
sans se presser, avec une grande patience, et de l'avoir choisi comme
chef indiscuté dans la lutte pour une nouvelle prose. Gide lui-même
a été assez condescendant pour ne pas sous-estimer les difficultés qu'il
présente. La question n'est pas : « Comment réussir ? »
— mais, comment rester ? C'est la thèse des Faux-Monnayeurs, ce
petit livre si plein d'indications, si fouillé, qui indique le chemin
le plus rapide et le plus pénétrant pour entrer dans son œuvre... Nulle
part Gide n'a eu d'égards pour son lecteur, encore moins pour soi-même... On a souvent
comparé Gide à Proust ; on a même affirmé qu'il avait été influencé
par Proust. C'est là (dans l'Ecole des Femmes) que le
parallélisme se montre clairement. Il importe
de constater ce parallélisme comme manifestation indépendante. L'esprit
français au tournant du XXe siècle incline au scepticisme.
André Gide est l'apôtre le plus original, le plus indépendant de la
philosophie qui nie la vie dans le roman. Il n'est pas, ce faisant,
toujours sincère... Car son attitude protestante est mêlée, traversée
de tendances fortement catholiques... André Gide
est protestant. Mais c'est la France catholique qui l'a façonné. L'éternelle
antinomie, — que nous concevons objectivement comme l'opposition de
deux cultures, et subjectivement comme l'antinomie tragique de l'esprit,
— la contradiction irréductible de deux mondes, nous apparaît en lui
comme formant à elle seule l'œuvre d'art. otto zabek.
M. carl stehnheim
Cari Sternheim
est universellement connu, dans tous les milieux où il a passé, pour
l'âpreté de son rire et la force [57] irréductible de sa pensée. Romancier,
conteur, écrivain dramatique, partout et toujours il heurte, sans égards
pour personne, les conventions les plus respectées. Plusieurs œuvres
de lui ont été traduites en français. Berlin, ou le juste milieu,
en est sans doute la plus expressive. M. Sternheim
nous envoie les quelques lignes ci-après (en français) :
La personnalité
d'André Gide consiste, et cela prouve sa grande influence au delà de
celle de ses camarades littéraires français et au delà des frontières
de la France, dans sa pure manifestation de l'honnête homme à la façon
de celle de Thomas Mann en Allemagne par exemple ! Cependant il
reste la question la plus imminente d'aujourd'hui, si l'honnête homme,
même en pleine catholicité, suffit aux besoins d'une humanité, qui par
les actions d'un tas d'honnêtes hommes et de caractères universels se
trouve à l'abîme de chaque vraie spiritualité. carl sternheim.
heinrigh mann
Heinrich Mann,
à qui nous avons consacré ici-même une étude, dans le numéro de juin
de cette année, est l'un des écrivains les plus puissants et les plus
indépendants de l'Allemagne contemporaine. Il vient de faire paraître,
sous le titre : La grosse Affaire (Die grosse Sache), un roman
puissant dont nous n'avons pas eu encore l'occasion de rendre compte,
mais qui a déjà soulevé de très importantes discussions en Allemagne.
Il y démontre une fois de plus son souci de ne pas mettre au premier
plan de ses livres ses préoccupations personnelles et intimes, son moi,
mais d'y étudier les graves questions dignes d'intéresser la foule.
Il les traite avec un sérieux qui lui a mérité le respect et la sympathie
de tous ceux qui, en Allemagne, savent s'élever au-dessus des intérêts
de parti : [58]
C'est avec
plaisir que je réponds à vos questions au sujet de Gide ; mais je ne
comprends pas ce que doit signifier la formule : « découvrir un
homme nouveau ». Un romancier, —.c'est comme tel que je connais
surtout Gide, — découvre sans cesse des hommes nouveaux. Souvent, ils
sont vieux ou vieillis, comme Robert, le héros de son dernier livre,
mais sont rajeunis par le mérite de l'auteur. Pourquoi se réclamer de
ce qui n'a jamais existé? Nous n'avons pourtant, qui que nous soyons,
affaire qu'à l'humanité toujours vivante et qui se développe à travers
une époque déterminée. Réaliser ce qui est contemporain et en même temps
universellement valable, c'est la maîtrise ; c'est pourquoi j'apprécie
les Faux-Monnayeurs.
1. Le
plus caractéristique m'y semble être, quelle que soit la rigidité des
opinions, la poésie qui se contient, — ce qui équivaut à l'amour pour
toute créature. C'est à cela, en dernière analyse, qu'un poète doit
son rang. Il ne le doit également, quand il réussit à créer des figures
impérissables, qu'à la force de son amour.
2. Je ne puis
guère, à mon âge, être influencé par mes contemporains. Mais je puis
me sentir des affinités avec eux.
3. Créer notre
vie et la rendre plus claire et plus intelligible à un grand nombre,
est une action absolument universelle et qui n'est point liée à un lien
d'origine déterminé.
4. L'honnête
homme ou le type approprié à une époque est déterminé par des influences
de toute sorte ; mais celle qu'exercé Gide est une des meilleures. henhich mann.
Nous avons
également reçu de M. Dicter Bassermann, traducteur des Caves du Vatican,
un long et intéressant récit de ses relations personnelles avec
André Gide, en juillet 1914. Il ne nous a pas été possible, à notre
grand regret, d'en tenir compte ici, ce travail ne se rapportant en
rien aux questions que nous avions posées. [59]
IIIe groupe. — Ceux qui rejettent l'œuvre et l'influence d'André
Gide.
c) Enfin, cinq
écrivains de langue allemande : MM. Kerr, Bahr, Musil, Welter et Arnold
Zweig, prennent à l'égard d'André Gide une attitude nettement opposée,
les quatre premiers, pour des raisons tirées de l'œuvre même de Gide,
le dernier pour des motifs provenant de la désaffection générale qu'il
constate en Allemagne pour tout ce qui vient de France.
M. alfred
kerr
Alfred Kerr,
(né en 1867), est un des esprits les plus sûrs, une des intelligences
les plus souples et les plus averties que possède l'Allemagne. Il a
aussi une culture générale et cosmopolite qui lui a permis dé porter
sur les hommes et sur les choses des jugements qu'on n'a jamais pris
en défaut. Critique, poète, voyageur, il est, sans contredit, l'un des
écrivains les plus originaux de l'Allemagne d'aujourd'hui. Il est, surtout,
son critique le plus pénétrant. Voici la réponse
qu'il nous adresse — en un français dont il n'est que juste de souligner
la clarté, la force et l'élégance :
L'honnête homme
des temps nouveaux a été formé par Shaw (après Ibsen). Shaw et Ibsen
sont connus par les gloutons et par les délicats. Gide n'est
connu, en Allemagne, ni par les gloutons ni par les délicats ; seulement
par quelques délicats. Donc, son influence chez nous n'est pas grande. Je me heurte
contre son protestantisme latent — nous en avons assez en Allemagne.
En rencontrant Gide à Berlin j'ai cru voir un faux Français. Je l'aime
comme... écrivain. alfred KERR [60]
M. hermann bahr
Hermann Bahr
(né en 1863) a été en Allemagne le chef du mouvement naturaliste. Puis,
sous l'influence de Paul Bourget, il évolua vers la psychologie et l'impressionnisme.
Écrivain extrêmement fécond, critique prodigieusement averti, il a écrit
une centaine de volumes, dont les plus suggestifs sont ceux où il s'analyse
lui-même ! Membre de l'Académie prussienne de poésie, il publie régulièrement
un Tagebuch (Journal) où, avec une intelligence toujours en éveil
et un souci évident de ne négliger aucun esprit, aucune œuvre de valeur,
il disserte sur les événements politiques, littéraires ou sociaux, avec
une clairvoyance remarquable. Catholique,
il n'en garde pas moins une liberté de jugement parfaite qui lui a toujours
permis de rendre justice au talent, même quand il le rencontrait dans
le camp le plus opposé au sien. Il faut cependant tenir compte de cette
disposition religieuse pour bien comprendre le jugement que M. Hermann
Bahr a bien voulu nous adresser sur André Gide :
La France est
restée, même après 1789, la gardienne autorisée du grand style en Occident
; elle était de plus la Fille préférée de l'Église. Gide par contre
est calviniste et, en sa qualité de partisan fanatique de Tolstoï, il
est déjà sur la voie du bolchevisme. La confusion ne lui fait pas peur
; elle l'attire plutôt. Cela est très allemand : nous sommes toujours
attirés par la Coincidentia oppositorum de Nicolas de Cusa ;
nous ignorons l'art des démarcations; nous ne disons jamais : « L'un
ou l'autre », nous exigeons toujours : « L'un et
l'autre ». Cela ne s'accorde déjà point avec la passion française
de la clarté, parce que les tentatives d'associer les contraires se
résolvent toujours en fumée. Nous autres
Allemands resterons toujours reconnaissants à André Gide pour ce fait
seul qu'il a créé la Nouvelle Revue [61] française,
qui
nous sert de pont pour arriver à connaître l'esprit français : les « Réflexions »
d'Albert Thibaudet nous y dirigent à travers tous les méandres de l'actualité
en France. hermann bahr.
M. robert musil
M. Robert Musil
est un écrivain viennois. Son premier roman : Les Errements de l'élève
Törless, a paru en 1906 ; son dernier livre (une farce intitulée
: Vincent ou l'amie des hommes importants) en 1924, Depuis,
ç'avait été le silence. Enfin, ces jours-ci vient de sortir la Ire
partie d'un roman intitulé : L'Homme sans qualités (Der Mann
ohne Eigenschaften). Nous reparlerons, dans Latinité, de cette
œuvre très importante d'un esprit de haute valeur. Voici donc,
sans autres commentaires, la réponse de Robert Musil :
Je me permets
de répondre, en les résumant, à vos questions que je vénère Gide comme
un poète doué de grandes qualités, mais que je suis persuadé qu'on ne
lui rend pas un bon service quand on cherche en lui un rénovateur spirituel
et moral. Comme l'œuvre
de tout écrivain important, la sienne aussi renferme une abondance de
variations personnelles du problème moral pris dans son ensemble, et
l'expression que leur donne Gide est, en son genre, irremplaçable. Mais
le contenu de ces problèmes ne dépasse nulle part, ce me semble, les
bornes de la discussion européenne, inaugurée depuis le milieu du siècle
précédent, et la forme de ses solutions me semble plus personnelle qu'universelle.
Le calcul moral est chez Gide essentiellement défensif (en se servant
de termes religieux, on pourrait le nommer scrupuleux et protestant
plutôt que catholique). L'instinct offensif, comme il s'est exprimé
par exemple dans la formule nietzschéenne « revaluation de toutes
les valeurs » fait défaut parmi les passions de Gide, de même que,
parmi ses qualités littéraires, [62]
manque le goût pour les formules à large base et de grande envergure, sans
lesquelles on peut à peine imaginer un moraliste de vaste influence. robert musil.
M. nicolas
welter
M. Nicolas
Welter est un écrivain luxembourgeois de langue allemande dont Latinité
a parlé dans son numéro d'octobre et dont elle a dit la grande et
efficace activité en faveur de Mistral et du Félibrige. Il a d'autres
titres à l'estime des lettrés de chez nous. Poète, écrivain dramatique
préoccupé du sort des humbles, il a écrit un Précis de l'Histoire
de la Littérature française qui est considéré en Allemagne comme
le meilleur ouvrage de ce genre et qui constitue un hommage de sympathie
pour les hautes manifestations du génie français. Régionaliste,
comme Mistral, Aubanel et Roumanille, à qui il a consacré le meilleur
de son talent, il a écrit la première Histoire de la littérature
populaire du Grand-Duché. Enfin, Ministre
de l'Instruction Publique du Luxembourg pendant les années troubles
et agitées de 1918 à 1921, il a rendu à son pays, dont il a défendu
l'indépendance, le 29 mai 1919, devant le Conseil des Quatre, des services
dont ses compatriotes s'apprêtent, à l'occasion de son 60e
anniversaire, à lui exprimer toute leur gratitude. Avec beaucoup
de modestie, M. Welter a refusé de répondre à nos questions. Sa lettre
contient cependant (en français) des remarques que je lui demande la
permission de reproduire, car elles me semblent en valoir la peine :
J'ai lu les
principales œuvres de Gide ; je sais qu'il exerce la plus grande influence
sur la jeunesse protestante de Suisse et d'Allemagne ; je juge cette
influence très dangereuse, car je ne voudrais pas de lui comme directeur
de conscience. C'est un esprit complexe, froid, mais aigu, un amoraliste,
[63] s'il
est permis d'user de ce mot peu français, un amoraliste littéraire
et troublant. Voilà quant à mon impression générale. Mais pour vous
la formuler d'une façon précise et motivée, il me faudrait relire Gide,
dont les Faux-Monnayeurs m'ont laissé froid... nicolas welter.
M. arnold zweig
Arnold Zweig
(qu'il ne faut pas confondre avec Stefan Zweig), est l'auteur d'un des
livres de guerre les plus poignants et les plus poétiques qui soient
: Streit um den Sergeanten Grischa (traduit en français, chez
Albin Michel : Le cas du Sergent Grischa). On affirme que c'est la seconde
partie d'un triptyque qui représentera la guerre tout entière. Il est
permis d'espérer que ce sera, si Arnold Zweig la mène à bonne fin, l'œuvre
littéraire la plus belle dont la guerre ait fourni le sujet. Ce que
nous en connaissons révèle en tout cas un esprit profondément humain. La réponse
de M. Arnold Zweig nous a paru tout particulièrement intéressante, non
pas tant pour ce qu'il dit de Gide, que pour ce qu'il affirme des progrès
faits par la Russie et les États-Unis en Allemagne au détriment des
œuvres françaises. Il y a là une indication qui vaut d'être retenue
:
Je me hâte
de répondre à vos questions en vous priant de considérer que, pour un
auteur qui a fait ses premières expériences littéraires avant la guerre,
la France reste représentée par la grande trinité : Stendhal, Flaubert,
Zola, tandis que la France moderne l'est par l'esprit enchanteur et
profond d'Anatole France et la tendresse de Romain Rolland qui représentaient
alors l'influence de la France sur un homme grandissant. Passons à vos
questions : 1. Pour moi,
André Gide est un romancier hautement doué, le poète des Faux-Monnayeurs. 2. Il n'a eu
sur moi aucune influence et ne peut en avoir pour des motifs qu'il serait
trop long de donner en détail. [64] A-t-il influé sur d'autres contemporains
et sur le public allemand ? Je suis hors d'état de le dire avec
précision, étant donné qu'à l'heure actuelle la littérature française
est refoulée énergiquement par les littératures allemande, anglaise
et russe et que, pour autant que je voie, la littérature française n'a
pas le tiers de la résonance qu'elle avait avant la guerre. 3. Par suite,
je ne puis ni affirmer ni nier le caractère d'universalité et de catholicité
d'André Gide. 4. Je suis
incapable de comprendre, sous ces formules, quoi que ce soit de précis
et estime qu'on ne peut pas faire grand'chose de formules telles que
l'honnête homme en un temps dominé par Freud et Marx. Le potentiel
de réalité de l'univers est devenu plus grand ; les écrivains auront
de la peine, et André Gide autant que les autres, à se rapprocher dans
leurs œuvres de ce qu'on exige en sang, fer et esprit au cours des luttes
de la vie réelle entre les groupes sociaux et entre l'individu et la
société. Je n'ai rien
de plus à dire sur les points de votre enquête. Votre très dévoué. arnold zweig.
CONCLUSION
Comme nous
nous y attendions et comme le laissaient supposer les textes de Curtius
et de Süskind que nous avions proposés aux méditations de la plupart
des écrivains allemands de valeur, la majorité de ceux — trop rares
! — qui ont répondu à notre enquête sont des admirateurs convaincus
de l'œuvre et de la pensée d'André Gide. Cela s'explique-t-il par la
parenté qui unit l'âme gidienne et l'âme allemande, cette parenté si
nettement proclamée par Hermann Bahr et Alfred Kerr? Ou bien, faut-il
aller plus loin et rechercher entre l'écrivain de Si le grain ne
meurt et la majorité de ceux qui nous ont répondu des affinités
plus lointaines et que seule l'étymologie de son nom pourrait expliquer ?
Faut-il enfin expliquer le silence de certains de ceux que nous avions
interrogés [65] comme une rétractation? Curtius aurait déclaré
à un écrivain français, il y a trois mois, qu'il ne voulait plus rien
dire sur Gide ? Masaryk, si enthousiaste, il y a deux ans, quand
il s'est agi de célébrer Romain Rolland et qui parle si volontiers de
littérature française, son silence n'est-il pas une condamnation ?
Ou bien le respect humain a-t-il fermé la bouche à ceux que nous appelions
à témoigner ? Ce sont là
des questions auxquelles nous ne saurions répondre. Ce qu'on nous
a écrit ne manque certes pas d'intérêt. Il semble pourtant regrettable
qu'on ait, dans la plupart des cas, évité de répondre nettement à ce
que nous demandions. Nous désirions savoir pourquoi, de tant d'écrivains
français du même âge que Gide et d'une valeur intellectuelle incontestable,
ce soit à Gide précisément et non pas à un autre que soit allée la sympathie
de la jeunesse allemande. Nous ne le savons pas, même après les réponses
des jeunes écrivains allemands qui nous ont fait l'honneur de nous écrire. Nous pourrions,
certes, faire des suppositions, mais rien de positif ne nous autorise
à soutenir l'une ou l'autre des hypothèses qui nous sont venues à l'esprit. L'enquêteur
pour l'Allemagne, eugÈne bestaux.
hommage d'une
femme a andré gide
Comment l'idée
d'écrire à André Gide m'est-elle venue ? Ayant déjà lu
« Paludes », les « Caves du Vatican », je tombai
sur « l'Immoraliste », mais ce ne fut qu'en le relisant un
an après que je fus frappée de la grandeur démoniaque de ce livre, dont
Charles du Bos parle dans son « Dialogue avec André Gide »
comme d'un chef-d'œuvre de la cruauté lumineuse. Pourtant ce ne fut
pas « l’Immoraliste », mais « Amyntas » qui décida
de mon sort. Il fallait vaincre
mes scrupules ou mourir. Il me semblait
que Gide avait écrit ce petit livre pour moi, que je lui devais de la
reconnaissance, et n'ayant plus le courage de me taire j'eus celui de
lui écrire cette lettre : [66]
Monsieur, Il me semble
que vous ignorez le nombre d'admirateurs que vous avez en Allemagne ?
Je me flatte d'en être l'un des plus zélés, c'est-à-dire votre plus
fidèle admiratrice depuis quelques années. Un jour que
vous étiez à Berlin pour assister à la représentation de l'Enfant
Prodigue, j'eus le bonheur de vous entrevoir au-dessus de moi dans
une loge. Vous teniez entre vos doigts, délicatement, une petite branche
fleurie. Qu'était-ce? Ah ! si vous me l'aviez jetée ! Vous dites dans
« Amyntas » : « Je relis aujourd'hui
mes notes de voyage. Pour qui les publier ? — Elles seront comme
ces sécrétions résineuses qui ne consentent à livrer leur parfum qu'échauffées
par la main qui les tient. » André Gide c'est
pour moi, peut-être, que vous avez écrit « Amyntas » ce qui me donnerait
le droit de me considérer un peu votre amie. A côté des «
Fleurs du Mal », vos œuvres parfument la solitude de ma chambre. J'entends le
gramophone jouer des inepties sentimentales ou des Negertänze qui me
font rêver un instant aux pays où votre âme nomade écoutait sous un
ciel démesuré ces rythmes étranges. Seules vos œuvres,
après celles de Rilke et de Proust m'ont apporté du nouveau. Mais alors
pourquoi vouloir la banalité ? Est-ce possible ? est-ce
sincère ? vous dont l'originalité est si profondément naturelle ?
Pourquoi ce masque qui déroberait à la longue votre admirable et vrai
visage ? Comment vous comprendre ? J'avoue qu'en
lisant pour la première fois « l'Immoraliste » je l'ai mis
de côté avec un sentiment hostile, mais en le relisant cette année,
j'ai trouvé à ce livre vibrant de vie une grandeur unique, éclatante. Je sais que
vous n'aimez pas à être compris trop vite. Mais si j'aime
beaucoup « Paludes », les « Caves du Vatican »,
les « Nourritures terrestres », « l'Enfant Prodigue »,
« Si le Grain ne meurt » c'est « Amyntas » qui m'enchante
démesurément. Un jour, quand je voudrai en finir avec la vie c'est «
Amyntas » qui me guérira. Combien je vous
remercie, André Gide, d'avoir écrit : « Il me semble qu'un organisme
débile soit pour l'accueil des sensations plus poreux, plus transparent,
plus tendre, d'une réceptivité plus parfaite ». Et ceci : « Ah !
Pouvoir à la fois demeurer ici, fuir ailleurs, et qu'un souffle d'azur
où je serais dissous voyageât. » « Les cailloux
sont beaux sur le sol. J'ai pris un de ces cailloux dans ma main, mais
sitôt quitté le sol, il perdit son éclat, sa beauté. » Le bonheur,
André Gide, est comme votre petite flûte de dix sous, que vous avez
violemment désirée. De ses trous mal percés ne sortirent que des sons
discords quand vous avez voulu en jouer. Ceux qui ont
peut-être le mieux compris « Amyntas » n'en auront pas comme
moi la gourmandise. Monsieur, vous
ayant déjà importuné, il ne me reste plus que l'audace de vous demander
votre photographie, mais vous allez me trouver peut-être trop sentimentale
et trop « femme »? Veuillez encore
agréer l'assurance de ma plus profonde admiration.
Et voilà pourquoi
j'eus le bonheur incomparable de recevoir chez [67] moi,
le 19 mai 1930, André Gide ! La Nouvelle Revue Française lui avait
renvoyé ici ma lettre. Il a voulu m'apporter lui-même sa photographie
et il va m'envoyer l'Immoraliste « en souvenir ». Ah ! André Gide
! ! ! Il ne pèse pas
sur vous, il se fait presque invisible, diaphane, mais on en est tout
imprégné. En lui tout est mesure, tact et grâce, on voudrait lui demander
pardon de respirer le même air que lui, comme d'une indélicatesse. Je
conçois l'adoration perpétuelle qu'il inspire à tous ceux qui ont le
bonheur de le connaître. Il accepte toutes les contradictions, par cela
même il se dérobe. Une seule fois je l'ai entendu protester contre un
reproche, peut-être injuste, que je me permis de lui faire à propos
de son beau livre sur Dostoïevsky. Il a sans doute raison de croire
qu'il est le seul parmi les Français à comprendre cet extraordinaire
Génie en profondeur. Mais peut-on en dire jamais assez sur Dostoïevsky ?
Nous autres Russes nous avons toujours le soupçon que Dostoïevsky est
un monde miragineux pour les Européens. Ils se demandent trop : « Est-ce
que cela existe? » Avouant mon
manque d'enthousiasme pour « les Faux-Monnayeurs », je l'entends dire
: « Oui, c'est un livre terriblement sec ». Il a demandé
à voir mes peintures, il les regarde longuement. « J'aime à penser
que celle qui m'a écrit cette lettre a peint ces choses »... Sa simplicité
est exquise. Il a les traits réguliers d'une noblesse harmonieuse, sa
bouche est comme « la coupe suprême de son esprit ». Il me rappelle
certains portraits de Baudelaire... Quand il se
leva pour partir, je ne pus le remercier. Il était déjà « coloré d'absence
». Mais : « Son souvenir
en moi luit comme un ostensoir ». jeugenia von kap-herr.
M. ANDRÉ GIDE ET LES ÉCRIVAINS TCHÉCOSLOVAQUES
Les écrivains
tchécoslovaques semblent s'intéresser beaucoup moins que leurs confrères
allemands à l'œuvre et à la personnalité d'André Gide. Nous n'avons
en effet reçu que deux réponses, très intéressantes, il est vrai, et
qui semblent résumer assez exactement : l'une ce qu'on pensait avant
guerre dans le groupe très important des écrivains de la Moderni
Revue, — l'autre l'influence que Gide a eue ou est peut-être appelé
à avoir sur les littérateurs dont les débuts ont eu lieu dans ces dernières
années. Le président de la République tchécoslovaque,
M. Thomas-Garrigue Masaryk, dont on connaît l'intérêt [68] pour toutes
les œuvres littéraires qui soulèvent, en même temps que des problèmes
intellectuels, des discussions d'ordre éthique, nous a fait exprimer
par la Légation tchécoslovaque à Paris « tous ses regrets de n'avoir
pu participer à l'enquête relative au 60a anniversaire d'André
Gide ». « D'autre part,
M. Otakar Fischer, brillant écrivain qui s'est essayé dans tous les
genres et y a réussi, nous a répondu qu'il ne pourrait nous donner un
commentaire sérieux de nos questions qu’à la condition d'étudier en
détail l'œuvre d'André Gide, ce qui, pour le moment, ne lui est pas
possible. Deux ou trois
autres écrivains avaient annoncé leur réponse. Seuls, MM. Krecar et
Raffel nous ont fait parvenir la leur, que l'on trouvera ci-après.
M. jarmil krecar
M. Jarmil Krecar,
critique littéraire de la Moderni Revue de Prague, est un des
meilleurs connaisseurs tchèques de la littérature française contemporaine.
Poète, essayiste, traducteur de Baudelaire, de Verlaine, de Théophile
Gautier, de Balzac, de Gérard de Nerval, de Jean Lorrain, de Colette,
de Rémy de Gourmont, d'Hugues Rebell, il a vécu de longues années dans
la familiarité du premier traducteur tchèque d'André Gide, Ernest Procházka.
Auteur de poèmes symbolistes : Le Couple, La Vierge et la Licorne,
il s'est fait une place remarquable dans les lettres de son pays
par des livres de critique : Les Masques déposés, Gloses sur les
Livres d'autrui, Compte de la Croyance et des doutes, Le Métier et l'Art
dans le Livre. Il a, dans ces livres, témoigné d'une prédilection
très intelligente et très nette pour la civilisation française. Voici ce qu'il
nous écrit au sujet de notre enquête :
« Il faut être
sans lois pour écouter la loi nouvelle » — cette devise de l'auteur
des Nourritures terrestres dévoile la raison [69] cachée pour
laquelle son tempérament artistique, sa personnalité ont suscité de
bonne heure de l'intérêt et de la sympathie dans notre pays, le pays
des Hussites, aussi bien que dans le mouvement du groupe littéraire
de la Moderni Revue, groupe analogue à celui du Mercure de
France. Ce fut, il est vrai, Rémy de Gourmont qui exerça la plus
grande influence sur notre pensée, la dissociation des idées ayant été
notre plus vive préoccupation aussi bien au point de vue artistique
qu'au point de vue moral. André Gide,
bien qu'il ne vînt pour nous qu'au second rang, fut, lui aussi, un « dissociateur »
qui dirigea le goût que nous avions pour le métier de critiques et de
traducteurs. Ses deux livres de Prétextes, d'une intelligence
si pénétrante, d'un sentiment si délicat, d'une si subtile analyse,
nous aidèrent à former notre manière de voir, tandis que ses œuvres
traduites en tchèque : La Porte étroite, Le Prométhée mal enchaîné,
Le Roi Candaule, Les Caves du Vatican contribuaient à enrichir notre
sensibilité. Il nous a aidés à délivrer notre individualité des convenances
qui faussent la vie, et à rechercher des voies spirituelles tendant
vers une morale plus clairvoyante. L'honnête homme
des temps nouveaux, sain, clair et fervent, ne trouvera
la forme de sa civilisation, les lois de sa conscience que dans la dissociation
continue des conceptions fixées, reçues de la vie des morts, et non
conçues de la vie des vivants. Dieu même, le principe de la clarté,
du mouvement et du changement, aime à voir rénover son image et s'identifie
avec toutes les valeurs de la vie nouvelle. jarmil krecar.
M. vladimir
raffel
M. Vladimir
Raffel est un jeune. Étudiant en médecine à l'Université de Montpellier,
il a publié des Contes électriques, des Contes corporels,
des Contes pathétiques, des Contes dansants, un roman
: Le Marchand de sympathies. Des traductions de ses œuvres ont
paru dans des revues françaises. A l'heure présente il prépare un recueil
de Contes sentimentaux — en français. Nous reviendrons sur [70]
lui, avec plus
de détails, lorsque paraîtra sa prochaine œuvre. Les quelques mots qui
précèdent suffiront sans doute à montrer que Vladimir Raffel est un
esprit très pénétrant et actif, un de ceux qui sans aucun doute laisseront
une trace.
Voici la réponse
de M. Vladimir Raffel :
1. En quoi
consiste la personnalité de Gide? En la géniale
coordination de ses diverses facultés intellectuelles, en sa probité
et sa hardiesse intellectuelles, en son esprit d'entreprise intellectuelle
et sentimentale qui pourrait à bon droit porter la devise : Intelligence
oblige. Pour l'art spécialement, dans le fait que Gide parvient,
par sa netteté, sa simplicité et sa pénétration, au rôle de classique
moderne. 2. Quelle
influence a-t-il exercée?... Gide enseigne
aux Européens contemporains à cultiver leurs facultés individuelles
et, en même temps, essentielles. J'ai lu, il
y a longtemps, La Porte étroite. A cette époque, Gide se confondait
pour moi avec la doctrine de Nietzsche. Plus tard,... j'ai lu les principaux
livres de Gide,... j'y ai trouvé une sanction géniale de quelques-unes
de mes tendances les plus chères. Je trouve que Gide est un des chefs
culturels de la modernité, que son influence est aussi vaste que délicate
et que c'est une influence civilisatrice par excellence. S'il y a quelqu'un
qui représente un humanisme vraiment humain dans l'élite occidentale
actuelle, c'est certainement l'auteur de Congo. Si je devais
à ce propos citer un autre maître français à qui je trouve une humanité
aussi intense bien que discrète, c'est M. Valéry Larbaud que je nommerais.
La personnalité de Gide me semble, il est vrai, plus âpre que celle
de M. Valéry Larbaud, mais elle doit aussi comprendre intégralement
l'eterna voluttà. Je dirais des deux que leur influence est d'autant
plus réelle et féconde qu'elle est volontairement discrète. 3. En quoi
consiste le caractère universel, pour ne pas dire la catholicité, de
Gide? Je ne me crois
pas compétent pour répondre. En étudiant [71] la
psychanalyse, j'ai perdu le peu de compréhension religieuse que je possédais.
(Quand j'ai lu Congo, j'ai regretté que Gide n'ait pas prêté
son attention et sa pénétration aux doctrines psychanalystes concernant
le totémisme et le tabou). Je ne sais pas bien employer le mot catholicité,
pour indiquer une chose, — qui, je l'avoue, m'échappe. Dans le sens
primordial et large de ce mot, je trouve que Gide est très catholique. Peut-être d'ailleurs
ce qui suit aura-t-il quelque intérêt. Dans un article sur M. Jean Cocteau
j'ai fait les remarques suivantes : « Pourquoi
cet homme qui a distillé une grande force en un drame très classique,
très pur et très objectif (Orphée), pourquoi y a-t-il ainsi renfermé
sa personnalité ? Dans Orphée, on ne retrouve pas la force
d'Eschyle, cette force qui va d'elle-même et qui déborde (comme celle
de Shakespeare), mais cependant beaucoup de force parfaitement utilisée,
utilisée sans restes, si l'on peut dire. Le résultat d'un tel effort
ne saurait être que beau, au point de vue artistique. Sur un autre plan,
un pareil effort peut être considéré comme un effort de sécurité : rassembler
et fusionner toutes ses forces, faire quelque chose d'aussi impersonnel
que possible et qui tienne par soi-même, quelque chose d'extériorisé
sur quoi on puisse s'appuyer. S'est-il converti parce qu'il était mystique
de naissance? En vérité ce ne sont pas les raisons mystiques qui font
chercher l'organisation, même quand on est mystique. On la cherche comme
quelque chose de solide, comme une protection contre un sentiment d'insécurité
personnelle et cosmique. Cocteau n'a pas cherché le mysticisme ». Il
y a des êtres très sensitifs et très fins qui ne sauraient se contenter
d'une organisation fondée uniquement sur des dispositifs humains, sociaux,
organisation qui leur apparaît vague et insuffisante. Dieu, on peut
y croire, l'aimer et l'invoquer en son particulier ; l'Église, c'est
surtout l'organisation. Il y a des catholiques très éclairés, très humains,
de bonne foi, intellectuels, charitables, honnêtes... Mais je ne peux
trouver en la religion un chiliasme, une solution aux problèmes sociaux.
Abstraction faite des dogmes, quelle morale découle de la [72] loi ?
La morale est personnelle. Est-ce « protestant » ? Où
donc chercher la sécurité, quand on n'est pas mystique ou religieux ?
Il reste le « moi ». Que lisent les masses de l'Europe centrale?
Les journaux. On y parle des miracles qu'on peut prouver, toucher :
ceux de la science; voilà la sécurité. Le large courant de la foi commence
à changer de direction, la masse adore le médecin, le constructeur,
le champion. Elle n'a pas tout à fait tort. Elle croit en eux. Elle
n'a pas tout à fait tort.
Cette organisation,
même autoritaire, me semble donc être l'essentiel. Non le « protestantisme »,
non le « catholicisme », — cela étant une question personnelle,
une question de foi individuelle : on croit, ou on ne croit pas, la
morale restant toujours chose personnelle, elle aussi. L'organisation,
si. Est-elle protestante, lorsqu'elle n'est pas catholique? Elle est
: organisation. On cherche l'organisation. On cherche la sécurité. Laquelle?
Question de foi personnelle. On est toujours ecclésiastique dans cette
recherche d'organisation. Doit-elle être fondée sur des dogmes, sur
les propriétés que les dogmes attribuent à Dieu ; doit-elle reposer
sur la science ? C'est la question,... question de foi des masses.
Libre pensée, libéralisme éthique, recherche des plaisirs d'ici-bas,
développement de l'individu, charité chrétienne, élans mystiques, ardeur
de la foi, tout cela se rattache à la statistique, aux partis politiques,
aux élections, aux séditions, aux révolutions, — ou bien c'est une question
personnelle. Dieu suprême, salut éternel, péché : question de foi. Chimie,
chirurgie, économie, technique, espoirs aussi, en partie certitudes
simples : question de foi, de même, à la rigueur, si on veut. Mais ce
qui importe, c'est l'organisation. On la veut toujours, pour avoir une
sécurité plus ou moins sensible. Est-elle mystique, métaphysique, civile?
Elle est : l'organisation. Autorité, hiérarchie, on la veut, on la refait
toujours ; son caractère dépend de l'époque. Or, si M. Suskind dit « protestantisme »
et « catholicisme », je trouve, moi, qu'il y a une seule différence
fondamentale : on croit à Dieu ou à autre chose. Donc, l'honnête homme
sera-t-il protestant ou catholique ? Tous les deux peuvent être
d'honnêtes hommes, la morale étant chose personnelle, la foi
elle-même ne comportant [73] pas
la morale. Mais quelle sera l'organisation ? C'est là la question,
je pense. Lorsqu'un honnête
homme se sent déçu par les espoirs purement humains, ce qui arrive parfois,
pour diverses raisons, il cherche la sécurité au sein de l'Église organisée,
il accepte son mode d'organisation. Il était honnête homme, il ne cesse
pas de l'être. Voilà mon opinion. Ces réflexions
sur l'organisation me rappellent le Grand Inquisiteur de Dostoïevski
qui, croyant en Dieu, ou à la science, ou à rien, toujours croit à l'organisation,
dont il se fait le chef, le père et la mère... Tous les Grands Inquisiteurs
ne sont pas aussi saints que celui de Dostoïevski. Mais qu'y faire?
On peut ou ne peut pas supporter une certaine dose de l'incertitude
que j'appellerai scientifique. Dans le premier
cas, on cherche une direction ou bien, simplement, on cultive son jardin.
Dans le deuxième cas, on est profondément malheureux, surtout si l'on
n'est pas très égoïste, mais lorsqu'on croit en Dieu, on trouve naturellement
du réconfort dans l'Église. Je crains,
Monsieur, que vous ne trouviez pas mes idées très conformes aux vôtres.
Mais je me crois « honnête homme » et vous trouverez peut-être quelque
intérêt à ce que je vous ai écrit. D'ailleurs,
je crois que, tout de même, c'est toujours d'André Gide que je vous
ai parlé. vladimir raffel.
CONCLUSION
Ainsi donc,
les écrivains tchécoslovaques qui ont cru pouvoir répondre à notre enquête
sont, plus encore que leurs confrères d'Allemagne, admirateurs déclarés
d'André Gide. On est en droit d'estimer, en effet, que ceux à qui nous
avions posé les mêmes questions, et qui, — soit par pudeur, soit par
ignorance, soit par mauvaise volonté, — n'ont pas cru pouvoir y répondre,
auraient, à peu de choses près, répondu de même. Certes..., deux
hirondelles ne font pas le printemps..., mais on peut, a priori,
déclarer que tous les écrivains de langues allemande, slave, ou
[74] même Scandinave, ont été séduits par ce qui, précisément, nous
choque dans l'œuvre d'André Gide. Pour tous ceux
qui ont subi et adopté les strictes et sévères disciplines latines,
l'écrivain, tout en mettant dans son œuvre une part de son « moi »,
celle que, dans la vie quotidienne, il s'applique à cacher le mieux
à ceux qui l'entourent, s'impose néanmoins des limites très précises.
Il ne dit que ce qu'on peut dire en « bonne compagnie », quand
on aspire au titre d'honnête homme. Le reste..., on le garde
par devers soi, ou bien on le confie à l'oreille du prêtre. André Gide
est de ceux qui ont tout dit et qui ont habitué les lecteurs
à tout lire. Ce manque de retenue, cette Hemmungslosigkeit,
comme disent les Allemands, semble précisément ce qui a attiré vers
lui les écrivains les plus jeunes et ceux qui ont subi moins que nous
l'empreinte romaine, ou, si l'on préfère, — pour ne pas laisser croire,
comme l'ont fait la plupart, que nous parlions de religion, — latine.
L'Enquêteur
pour la Tchécoslovaquie, eugène bestaux.
M. ANDRÉ GIDE ET LES ÉCRIVAINS ITALIENS
LORENZO GIGLI
Directeur de
l'Illustrazione del Popolo de Turin, critique littéraire
depuis des années au grand et ancien journal La Gazzetta del Popolo,
exégète passionné de l'œuvre de Gobineau dont il est, certes, le
meilleur connaisseur en Italie, auteur enfin d'un livre fort apprécié
sur le Roman italien, Lorenzo Gigli peut parler de la littérature
française comme quelqu'un pour qui elle n'a pas de secrets. Son
avis, fondé sur un subtil et prudent distinguo, est donc particulièrement
intéressant et nous semble donner le ton de presque toutes les réponses
italiennes. [75]
Avant de répondre
au questionnaire de Latinité, j'ai relu, dans les « Morceaux
choisis » de Gide la « Conversation avec un Allemand ».
C'est le credo d'homme et d'artiste de cet écrivain. Je n'ai
pas besoin d'en appeler à Massis pour conclure que les causes toujours
défendues par Gide la visière levée sont les plus malsaines et les plus
funestes. Grand écrivain, certainement ; inséré dans la glorieuse tradition
française ; disons le mot : classique. Mais j'ai toujours jugé erroné
et nuisible son apostolat pour la liberté de pensée de l'artiste, poussée
aux conséquences extrêmes, par le truchement de l'art. J'admire Gide,
intellect puissamment organisé, dialecticien lucide, styliste à grandes
ressources ; mais son corydonisme me répugne. Si la position paradoxale
dans laquelle il met son rigorisme calviniste de defensor intransigeant
et orthodoxe de thèses hétérodoxissimes est susceptible de m'intéresser,
personne ne pourra m'ôter le soupçon que Gide se met de parti pris dans
les situations les plus équivoques pour faire parler de lui, de même
qu'Alcibiade coupant la queue à son chien. J'admire Gide, mais je n'admire
pas le gidisme ; j'estime dangereuse l'influence de Gide sur certains
champions de la nouvelle génération littéraire, dilettantes de l'équivoque
et de la perversité, qui peuplent leurs livres de cyniques « immoralistes »,
de déracinés, d'épaves, représentés non pas avec l'humaine pitié de
l'artiste véritable, mais seulement par une curiosité morbide du mal.
Je vois en somme Gide comme le coryphée d'une mode qui passera ; je
ne le vois pas comme chef d'école. On ne peut pas être un maître sans
avoir une foi.
LUIGI TONELLI
Nous avons
déjà présenté Luigi Tonelli aux lecteurs de Latinité, à
propos de son récent et admirable ouvrage sur Pétrarque (voir
n° 4, avril 1930). Il est utile de rappeler que ce fécond critique,
auquel on doit plusieurs livres très remarquables, est l'auteur d'une
étude sur L'esprit français contemporain. Son jugement, qui est
en même temps celui d'un romancier sobre et puissant, est donc tout
à fait autorisé.
1. Je crois
que la personnalité de Gide consiste, surtout, en un égocentrisme
exaspéré, au delà du bien et du mal (du [76] moins au delà
du bien et du mal traditionnels, c'est-à-dire romains, classiques,
catholiques.) II. Je
pense qu'il a exercé une certaine influence seulement dans quelques
élites françaises et internationales ; mais aucune — pour autant que
je sache — en Italie. III. A mon
modeste avis, l'art et la pensée de Gide concluent, peut-être, une ère
(ou plutôt : une période littéraire : la période romantique), mais ils
n'en ouvrent pas une autre. Leur « universalité » présumée
me semble, par conséquent, temporellement, très relative. IV. Je ne le
crois pas, ni ne le souhaite non plus. En tant qu'Italien, j'ai confiance
dans les valeurs traditionnelles : celles du vir probus et du
chrétien sincère.
alberto consiglio
Figure prééminente
dans ce groupe de critiques italiens de l’après-guerre qui affrontent
les problèmes nouveaux avec la préparation la plus sérieuse, Alberto
Consiglio appartient aussi au nombre de ceux qui sont à même de parler
de la littérature française de la façon la plus subtile. Sur Gide, notamment,
il a écrit, maintes fois, des pages d'analyse aiguë et sereine. Aussi
était-il très opportun de pouvoir présenter au public français la réponse
de Consiglio qui ne pèche, comme l'on verra, par aucun parti pris et
qui donne un avis sur Gide après avoir brassé de vastes problèmes philosophiques.
Les deux propositions
— celle d'Ernst-Robert Curtius, selon laquelle André Gide aurait découvert
un homme nouveau, une nouvelle région de l'âme, et celle de W.-E. Susskind,
selon laquelle Gide contribuerait par son œuvre à la formation de l'homme
de demain, protestant, en prépondérance — ces deux propositions
me semblent tendancieuses, quoique basées sur un fond de vérité. Cependant,
ces deux jugements sont caractéristiques de la culture allemande de
l'après-guerre, marquée par un pessimisme apocalyptique (voir : Keyserling
et Spengler) qui, tout en conférant aux œuvres, parfois, une certaine
suggestion, laisse croire qu'elles ne peuvent pas avoir une valeur quelconque,
au-dessus de la valeur strictement documentaire. Nietzsche n'a
pas été le découvreur ni le créateur d'un [77] homme
nouveau. Ce n'est pas la morale titanique, ni la volonté de puissance,
que nous pouvons opposer à la morale kantienne, au monisme hégélien,
à la morale catholique. Si nous devions considérer Nietzsche comme un
créateur, nous ne pourrions que le repousser (j'entends par là, naturellement,
le Nietzsche qui a engendré l’Immoraliste, l'impérialisme allemand,
le pire D'Annunzio). La fonction créatrice de Nietzsche est autre :
elle vient de sa force dissolvante, de la force corrosive et fascinante
qui lui fit détruire les derniers épigones de la métaphysique et les
dégénérations de l'idéalisme. Dans la voie du milieu entre la métaphysique
et l'égotisme absolu d'un Corrado Brando et d'un Micael est la restauration
de l'humanité, du sens humain. La fonction
de Gide semble analogue à celle de Nietzsche. Elle est particulièrement
importante par le fait qu'elle n'agit pas dans une sphère spécialement
philosophique, mais sur un plan humain et empirique, où l'esprit peut
se servir des expériences les plus négligeables. Gide n'est pas le créateur
d'un homme nouveau, mais le liquidateur de tout un monde, le préparateur
d'une plate-forme sur laquelle s'élèveront les constructions futures.
Fonction, naturellement, créatrice aussi : voire essentielle et fondamentale.
Le soixantième
anniversaire d'un Claudel ou d'un Maurras ne peut pas provoquer chez
des étrangers l'écho et les discussions soulevées par celui de Gide.
Pour comprendre cette différence, il faut réfléchir que l'œuvre de Maurras
est développée entièrement selon une rigide logique traditionnelle.
Bien qu'auteur de romans, il déploie toute son activité vers un but
bien précis, qui non seulement préexistait à la guerre et à ses conséquences,
mais fait abstraction d’elles ou les interprète à son profit. Ce but
de Maurras, l'idée monarchique, idée foncièrement différente du catholicisme
romain, n'exerce pas beaucoup de suggestion sur la masse des intellectuels
étrangers de l'après-guerre. Il faut penser que la phalange la plus
nombreuse des intellectuels, celle qui s'agite le plus, en politique
aussi bien qu'en littérature, est la phalange pour laquelle le monde
[78] spirituel commence en 1914. Ce sont des
gens qui gardent l'habitude et, oserais-je dire, le goût pour le cataclysme
matériel et moral. Or, l'homme qui possède un esprit sain et un réel
équilibre moral c'est seulement celui qui évalue la guerre et ses conséquences,
l'immense crise de ces dernières années — toute grave et singulière
qu'elle puisse être — comme un moment de l'évolution humaine, une maladie
ne pouvant pas accabler entièrement — bien que longue et angoissante
— l'unité et la souveraineté de l'esprit. Mais les fils
de cette crise, incapables de voir au-delà d'elle, ne rêvent que de
sanglants crépuscules d'empires et de cultures, de décadences totales
de races, de commencements d'ères nouvelles et inconcevables. Quel est
le peuple discutant avec le plus d'intérêt l'œuvre d'André Gide, admirant
en elle surtout la casuistique morale, le déchaînement total de toute
limite éthique, la sincérité exaspérée, hallucinée de Si le
grain ne meurt et de Corydon? Le peuple allemand. Phénomène
caractéristique. Peut-être cet intérêt des Allemands est-il plus tendancieux
que celui des Français, bien supérieur à l'intérêt anglais, tandis que
l'intérêt italien est presque absent. Il y a dans la littérature européenne
un cas analogue, dans des limites plus restreintes, le cas de Pirandello
: de l'œuvre de cet écrivain, les publics anglais, allemand, américain,
chérissent le théâtre, c'est-à-dire cette partie qui a une valeur plus
sociale qu'artistique — critique de la morale bourgeoise et critique
de l'absolu — tandis que la partie de véritable et très haute valeur
artistique — les contes — demeure inconnue au public européen. De même,
l'œuvre de Gide prête à une commode et facile interprétation, de la
part de ceux qui sont inexorablement imprégnés de cupio dissolvi.
A ceux-là, le monde des Faux-Monnayeurs peut sembler l'aurore
d'une nouvelle phase de l'humanité. Comment pourraient-ils goûter l'art
d'un Claudel, chez lequel le but social et éducatif ne dépasse pas les
limites de l'art ? Ce qui frappe surtout dans l'œuvre de Gide c'est
la volonté constante et intense d'influencer. Ces longues
prémisses nous permettront de répondre avec plus de clarté aux quatre
questions de l'enquête. [79] 1. La personnalité
de Gide consiste dans son mysticisme. Dans son mysticisme spécial et
très exaspéré on reconnaît à la fois les caractères du Latin et du Germanique,
profondément contrastants. Mais ce contraste est l'essence même de l'esprit
français, le levain qui depuis le XVIIIe siècle donne le
ton et la vigueur à la culture française. En réalité,
bien avant la Révolution de 89, bien avant le naturisme de Rousseau,
un type spécial d'homme s'opposait au concept de Catholicisme. Dans le domaine
de l'esprit la prise de la Bastille est une date secondaire comparée
au brûlement de Giordano Bruno, aux premières hérésies basées sur l'idée
de la grâce nécessaire. Mais ces réflexions ne nous entraîneront pas
à restaurer un dualisme, la conception d'un homme protestant opposée
à la conception d'homme catholique. Que signifie-t-elle, cette
distinction ? Quel monde est plus riche en préjugés limités que
le protestantisme contemporain? quel organisme est au contraire plus
ductile, plus tolérant, que l'Église catholique? Nous reconnaîtrons
toutefois une opposition lorsque nous aurons découvert qu'en face de
l'Église catholique se dresse le monde des individus. C'est-à-dire :
d'un côté, la conception d'un organisme dans lequel les hommes sont
subordonnés à une fonction d'ensemble, inconcevables en tant qu'individus
(conception romaine, par laquelle l'homme se reconnaît dans l'État,
et conception catholique du monde par laquelle l'homme se reconnaît
dans la continuité) ; de l’autre côté, la conception individualiste,
mystico-romantique, par laquelle l'homme se reconnaît universel en tant
qu'individu, capable de communiquer, par un élan direct et immédiat,
avec la divinité ; conception s'affirmant d'abord par les hérésies chrétiennes,
exercices d'individualisme et de libre examen. Comme Hegel
l'a dit, toute l'histoire est histoire sacrée. Le sens de notre civilisation
est tout dans ce contraste entre l'exaltation mystique des individus
cherchant Dieu, le reconnaissant et l'adorant dans les manières les
plus différentes, et l'organisation catholique-romaine imposant une
médiation entre Dieu et les hommes, médiation qu'on appelle Église ou
État. L'acmé de ce contraste est marqué [80]
par les guerres de religion de la Renaissance, mais il n'est pas fini
avec elles; même avant et après le choc sanglant, les œuvres humaines
les meilleures sont son résultat, sa synthèse. La France est
fidèle à Rome, mais, religieusement, elle est gallicane (presque hérétique)
; elle possède de grands écrivains religieux, mais avec combien de tolérance,
de réserve, d'amendements, sont-ils définis orthodoxes ! Ce travail
religieux qui de Pascal arrive jusqu'à la déesse Raison et aux attitudes
hiératiques de Comte forme la vivante personnalité de la France. La
personnalité de Gide est donnée par la douloureuse conscience des innombrables
expériences religieuses formant la tradition française. Aujourd'hui
un écrivain adorant le Dieu de Calvin, ce dieu cruel et exigeant, qui
a infusé dans les hommes la moderne civilisation capitaliste, montre
non seulement d'avoir perdu la foi en Dieu, mais tourne toute son activité
spirituelle vers une minutieuse recherche de soi-même. C'est la sincérité
d'un fils de notre temps, qui montre ses plaies à nu et se propose,
comme but extrême, la reconquête du sens humain, très humain
lui-même dans cet amour et cet intérêt pour le fonctionnement élémentaire
de l'homme. Il est inutile
d'appuyer ces assertions par des exemples. Qu'il suffise de rappeler
Corydon, les Faux-Monnayeurs, Si le grain ne meurt, l'Ecole des femmes,
Ne jugez pas. Le libre penseur qui avait conçu un domaine supérieur
confondant le bien et le mal sans les opposer rigidement et les faisant
contribuer à l'évolution fatale, comme les deux termes d'un contraste
destiné à se résoudre, découvre, soudain, que ce domaine n'est que le
plan inférieur des anciens hérétiques qui adoraient le principe du mal
comme nécessaire et intégrant du principe divin. 2. J'ai déjà
fait allusion à la nature des influences exercées par Gide : disparates
et involontaires. Le signataire de ces lignes espère avoir donné une
interprétation exacte de la personnalité gidienne par ce fait qu'il
l'a étudiée d'un milieu très lointain de celui qui se trouve représenté
dans l'œuvre de cet écrivain. La tradition italienne est en effet très
pauvre d'expériences religieuses ; toutes ses crises spirituelles [81] ramènent le
peuple italien à son unique réalité fondamentale, qui est catholique-romaine.
Quel exemple plus frappant que celui de Giovanni Papini ? L'Italie
n'eut jamais — peut-être — un libre penseur aussi acharné, expérimentateur,
à la fois, de sentiments religieux. Eh bien ! Le bilan de cette activité
mystico-romantique a pour résultat : Les Ouvriers de la Vigne, ouvrage
magnifique d'apologétique mystico-romantique. 3. L'œuvre
de Gide acquiert sa valeur universelle par l'intensité de sa valeur
humaine. Si nous voulons considérer que Gide a ramené l'homme des orgueils
du dernier siècle à une mortification humiliée, au sens de l'humanité
fallacieuse et précaire, nous pouvons aussi penser que l'auteur de l'Immoraliste
est en passe de réciter publiquement le Credo du Concile
de Trente. Dans ce cas nous pourrions accepter de parler de la catholicité
de Gide. 4. L'honnête
homme est un seulement, toujours le même depuis le temps de Protagoras
jusqu'au temps de Sénèque, depuis le temps de Saint Augustin jusqu'à
celui de Luther, depuis le temps de Calvin jusqu'à celui de Gide et
de l'homme futur. Je serais tenté de dire que l'honnête homme est
encore celui qui fait ce qu'il doit, quoi qu'il arrive, et celui
dont les actions peuvent s'élever à une règle universelle. Mais
je dirai que l'honnête homme est, tout simplement, celui qui sert son
Dieu avec pureté de cœur.
corrado pavolini
Corrado Pavolini
représente ici la nouvelle génération, nourrie de solides études classiques
et, en même temps, curieuse des arts et des littératures étrangères,
notamment de la française. Poète doué d'une sensibilité à la fois classique
et moderne (Odeur de terre), auteur d'un livre sur le Cubisme, le
Futurisme et l'Expressionnisme, Pavolini a à son actif plusieurs versions
du français qui, par éclectisme (Chamfort, Molière), témoignent de sa
grande souplesse d'esprit.
Parfois artiste,
jamais poète, Gide a donné une œuvre d'une signification polémique,
mais non créatrice, qui intéresse par conséquent très médiocrement ceux
qui croient [82] en une fonction encore vivante de l'esprit méditerranéen
et catholique dans le monde contemporain. Je ne puis
pas isoler les mérites strictement littéraires de Gide de sa personnalité
ambiguë, pour les juger en eux-mêmes : de semblables procédés sont la
triste prérogative d’une mentalité étrangement impartiale, à laquelle
je ne saurais souscrire. Je ne crois qu'à l'instinct lyrique et au sacrifice
religieux ; le reste est erreur : même si c'est, comme chez Gide,
une très brillante erreur. Ne serait-il
pas opportun, encore, de réexaminer le concept actuel d'intelligence?
On verrait peut-être alors que la véritable intelligence a un caractère
d'universalité humaine ; et non pas de retordement intellectualistique
(comme chez Gide) contre les valeurs éternelles de la poésie et de l'héroïsme. I. Je ne vois
pas une véritable originalité en Gide ; je le reconnais comme un des
porte-drapeau les plus importants de cette anti-originalité de substance
qui dérive de la forma mentis protestante et démocratique. II. L'influence
exercée par lui, si réellement elle existe en dehors de clans restreints,
ne peut être que négative et stérile. III. L'unique
caractère universel de Gide, laissant de côté le catholicisme qui est
autre chose, consiste en l'élément autocritique de sa psychologie. IV. L'honnête
homme peut naître seulement de l'exemple de viriles vertus civiques.
Affirmation ingénue ? La seule, cependant, que puisse donner, quand
on lui parle de la formation de « l'honnête homme des temps nouveaux
», un Italien des temps nouveaux.
guido stacchini
Guido Stacchini
est un conteur et un humoriste. Il a voyagé beaucoup, il connaît beaucoup
de littératures, la française y comprise. Tandis que le jugement d'un
Pavolini est celui d'un écrivain extrêmement raffiné, s'adressant à
une élite, le jugement de Stacchini est celui d'un écrivain qui vise
surtout au grand public.
Toutes les
questions que vous avez posées peuvent, il me semble, se résumer en
une seule réponse. [83] Il faut s'entendre
sur ce que signifie le mot « influence » lorsque, par ce mot,
on veut indiquer l'action exercée par un écrivain sur ses contemporains
et sur la postérité. Alessandro Manzoni et Ferdinando Martini, qui sont
des as du XIXe siècle, ont appris à bien écrire aux Italiens
qui écrivent bien. Ils n'ont toutefois aucunement modifié l'habitus
mentis de leur génération, ni de celles qui ont suivi. Seul, un
penseur doublé d'un novateur peut modifier une époque : quelquefois
il suffit qu'il soit un penseur original, quelquefois il suffit même
qu'il soit un artiste d'un génie puissamment adhérent à la sensibilité
de son temps : il ne suffit presque jamais qu'il soit seulement un novateur.
Exemples : Freud et Einstein qui dominent la pensée de notre génération
et domineront probablement celle de la suivante ; Victor Hugo qui a
plané sur un demi-siècle ; Luigi Pirandello, qui a connu tous les succès,
et qui n'aura pas de suite. André Gide
est, pour moi, un grand écrivain qui sait pénétrer et frapper au vif
l'âme humaine, moins lyrique que Gabriele d'Annunzio, plus profond qu'Oscar
Wilde; il est surtout, comme eux, un styliste de l'idée et de la forme
: un écrivain universel comme tous les artistes purs, et pour cela influent,
à travers son art impeccable, du cercle duquel, toutefois, son influence
ne peut pas sortir. Cela constitue sa personnalité qui suscite mon admiration. Quant à l'honnête
homme des temps nouveaux, hélas, il est encore à naître — en Europe
du moins — malgré les apparences : et pour cela il faut une éducation
des nouvelles générations des deux sexes dont personne n'a encore eu
l'idée, même de loin. Pour cette éducation il faut un verbe absolument
nouveau, afin qu'elle se concrétise dans les réalisations qui nous pressent.
Ce verbe attend son Messie, n'en déplaise à feu M. Lénine.
guido manacorda
On a appelé
Manacorda le chef de ce mouvement néo-mystique qui a exercé et exerce encore une influence
remarquable sur la jeunesse d'après-guerre, en Italie. Ses livres, Vers
une nouvelle Mystique,
Mystique mineure ont été salués comme les exposés théoriques d'un apôtre et d'un maître.
Mais les problèmes d'art [84] ne lui sont
pas étrangers et il s'est essayé au drame sacré dans son Paul
de Tarse. Son style est d'ailleurs coloré et imagé, comme on en peut
juger par sa réponse à notre enquête.
Beaucoup de
choses me gênent et me choquent dans les mœurs, dans l'art, dans la
pensée de plusieurs écrivains de mon temps. Par exemple : qu'ils n'écrivent
que devant la glace et avec toutes les ressources de la « retouche »
féminine ; qu'ils se croient indispensables à un tas de gens auxquels
ils concèdent seulement le peu admis par leur propre suffisance ; qu'ils
n'entrent pas dans le jardin le plus familier, sans décrire, Linné et
ses successeurs à la main, chaque calice ou pétale ou pistil ou racine
ou fibre ; ni dans l'appartement le plus modeste, sans étaler toute
la science topographique dont un géomètre gérant d'immeubles peut être
farci ; qu'ils prétendent avoir été les premiers à voir et à comprendre
et se croient au-dessus des pauvres confessions chrétiennes, et qu'ils
écrivent des romans vaticans entre la Rome de Zola et les historiettes
à un sou autour de la papesse Jeanne ; que, tout en ayant voyagé longtemps
en Italie, et étalant une connaissance plus que moyenne de son art et
de sa littérature, ils se la représentent encore et seulement comme
un pays de punaises, de puces, de moustiques, de brigands des Abruzzes,
de médicastres idiots et de pharmaciens pansant les blessures avec du
taffetas diligemment léché ; et qu'ils ne citent pas une seule phrase
de conversation, ni un seul titre de livre, sans l'étoiler de coquilles...
Et je pourrais continuer.
Mais deux figures
sont pour moi absolument intolérables, chacune en soi-même, et, naturellement,
plus encore quand elles sont réunies : celle du phtisique libidineux
qui brode, pour l'édification de ses lecteurs, sur la qualité de ses
luxures et sur la couleur et la saveur de ses crachats ; celle du «
puritain » qui, parvenu à la pédérastie — pédérastie romantique à décors
de lune désertique et de brouillards de lac de Côme —, proclame solennellement
à qui s'en moque qu'il a rééduqué « son propre instinct » et retrouvé,
l'âme et la chair finalement allégées, « sa propre normalité ».
J'ai nommé
: André Gide. [85]
PlETRO MlGNOSI
II est extrêmement
intéressant de mettre en regard de l'âpre éreintement de Manacorda l'analyse
calme et raisonnée que, de l'œuvre gidienne, donne un autre catholique,
le professeur Mignosi de l'Université de Palerme. De vingt ans plus
jeune que Manacorda, Mignosi est le directeur d'une revue, la
Tradizione, à tendances de philosophie catholique, autour de laquelle
se groupent plusieurs jeunes pleins de talent et de foi. Il est également
l'auteur de livres qui ont soulevé beaucoup d'intérêt et dont le dernier
(Polémique catholique) fera objet d'une de nos chroniques.
1. et
3. La personnalité de Gide est marquée par son besoin perpétuel de changer,
devant le même groupe de phénomènes, son point de vue ; et donc, de
voyager pour donner un contenu et une signification à cette fièvre métaphysique.
La Métaphysique du risque, qui semblerait chez lui — au premier abord
— d'origine nietzschéenne, est la conséquence pratique d'une exigence
foncière de contraste, dont les termes sont, surtout dans ses premiers
livres, très explicites : le pays et le monde. La tragédie
de l'Universel (le monde) et le ver rongeur du Particulier (le
pays), plutôt que de s'enraidir dans la fixité des formules philosophiques,
se concrétise dans l'usage d'une tradition esthétique. Wilde représente
l'estuaire formé par les deux grands fleuves de son éducation : Gœthe
et Nietzsche. L'universalisme français de Gide, celui qu'on peut appeler
aussi sa catholicité, est fondé sur le dégagement de l'un et
de l'autre. Les autres
aspects universels, catholiques (dans ce seul sens), de l'œuvre
de Gide peuvent être résumés, par souci d'être bref, dans les formules
ci-après : a) Problème
de la modestie-classicisme. Usage du classique dans la signification
du transcendantal. Profonde immodestie de cette conception anti-individualiste
et anti-psychologique ; b) Problème
du pan-esthétisme. Ou l'art est tout ou l'art n'est rien. En
pensant à la formule de Gautier, l'art pour l'art, Gide s'étonne
qu'on ait pu réduire l'art à exprimer si peu; c) Religiosité
de la forme, de la recherche. Voilà sa profonde [86] analyse
des motifs fondamentaux de la poésie de Baudelaire. Qu'est-ce qu'il
aime de France? L'inquiétude. Notre Nietzsche. Pour le comprendre,
il faut être un peu jansénistes et un peu protestants. Cela veut dire
qu'il faut vivre de foi, et même seulement de foi. Foi, savoir
absolu, folie sont, au fond, la même chose. d) Équivalence
du mysticisme et de l'intelligence pure. Dans les processus les plus
complexes du rationalisme Gide sait découvrir le démon mystique : il
raccourcit, ainsi, la voie entre rationalisme et immanentisme. Voilà les grands
centres interprétatifs de l'esprit gidien, de son système oserais-je
dire, si ce mot ne sonnait étrangement quand on parle de lui, de même
qu'il pourrait avoir un son équivoque en parlant de Platon. A l'instar
de Platon, Gide a traduit en poésie, en paysage sans nature, en raccourci,
en dialogue, en fable, ce problème de l'Unité et de la Multiplicité,
du sens et de l'intelligence. Au delà du blasphème et de l'hétérodoxie
qui fait ressortir le ton ascétique, rituel, biblique de son langage,
il reste l'aspect imposant de la méthode essentiellement platonique,
platonique même quand elle s'est modernisée dans la mythologie gœthienne. Paradis perdu,
enfant prodigue : s'il y a une impuissance personnelle à la Rédemption,
elle ne peut pas avoir une autre signification : raisonnable signifie
coupable ; rédemption est raison pratique, loi pratique, impératif.
Le nouveau héros sans rédemption, sans paradis, sans maison paternelle,
l’immoraliste, dis-je, sera celui
qui pourra puiser seulement de l'eau qui coule. « Chaque
joie est semblable à la manne du désert qui se corrompt d'un jour à
l'autre » (L'Immoraliste). Allons au noyau.
Il y a chez Gide une profonde incapacité d'arriver à l'action ; incapacité
de traduire en acte, d'entrer dans le royaume du bien, du mal. « J'ai
peur de me compromettre — dit-il au voleur allemand qui, sorti de la
prison, vient à Paris pour le connaître. J'aime faire agir plutôt qu'agir.
» Voilà l'idée pure, le moteur immobile, l'Ens perfectissimum
que les philosophes n'ont pas su construire parce [87] qu'ils
étaient trop amis du mouvement, mais que les poètes surent mieux tracer
: Racine, Mallarmé, Valéry. André Gide
est l'évangéliste du classicisme français. 2. L'influence
exercée par Gide sur la jeune littérature italienne est très peu visible,
car les néo-classiques italiens connaissent fort peu tous les problèmes
s'agitant autour de la personnalité de Gide. 4. Viendra-t-il,
l'homo novus de l'œuvre gidienne? Cela se peut. Mais il sera
nécessaire, d'abord, que l'Ens perfectissimum s'incarne, que
la catholicité de Gide reste non plus une religion simplement transcendantale,
mais une foi de notre terre.
CONCLUSION
Les réponses
que nous venons de publier semblent bien démontrer que les intellectuels
italiens, tout en admirant Gide en tant qu'écrivain, le repoussent en
tant que « mauvais berger ». Il nous manque, il est vrai,
les avis de plusieurs critiques et lettrés qui auraient été à même d'en
donner, comme nous le savons par leurs écrits précédents. Ils ont été
par nous scrupuleusement invités, mais ils n'ont pas cru bon de répondre.
Faut-il en déduire que l'intérêt autour de Gide va fléchissant en Italie?
Il serait imprudent de l'affirmer. Nous croyons tenir la clé de cet
abstentionnisme dans quelques lettres symptomatiques que nous avons
reçues : des écrivains imaginant que Latinité voulait faire,
sur Gide, non pas une enquête objective et impartiale, mais une apologie,
n'osèrent pas répondre, de peur de devoir renoncer à leurs réserves...
Quoi qu'il en soit, si les réponses ne sont pas nombreuses, elles ont
l'avantage d'émaner de représentants de mentalités et de groupes très
différents. Elles sondent des couches de l'esprit italien variées, souvent
antithétiques, par leur âge, par leur formation, par leurs instinctives
convictions. Or, les avis sont partagés surtout dans les nuances. Sur
deux points il y a accord presque unanime : sur la question morale, [88]
qui trouve les Italiens résolument hostiles à Gide ; sur la question
« influence», que personne ne saurait voir en Italie, où pourtant
l'auteur de l'Immoraliste est très connu. L'enquêteur
pour l'Italie, Lionello fiumi.
M. ANDRÉ GIDE JUGÉ PAR UN ÉCRIVAIN ROUMAIN
M. pamphile
seicaru.
M. Pamphile Seicaru, qui est député au Parlement
roumain, dirige le grand quotidien politique Curentul.
Essayiste et critique d'une culture européenne, mais de formation
plus spécialement française et mistralienne, il est le plus redouté
des polémistes, à tel point qu'on l'appelle volontiers le Léon Daudet
roumain.
Comme toutes
les nouveautés, l'homme nouveau dont M. E.-R. Curtius attribue
la découverte à André Gide, est aussi vieux que le monde ; il
est même antérieur à la civilisation humaine, dont les efforts et les
réussites n'ont eu d'autre but que d'éliminer de l'âme humaine les résidus
et les miasmes dont se nourrit ce nouvel humanisme, qui tire
sa sève fétide des nappes marécageuses, encore mal ensevelies au fond
de notre être. Ces abîmes pestilentiels, jadis étouffés par la salubre
cuirasse des disciplines romaines, aujourd'hui dominés par la force
lucide des contraintes catholiques, ont trouvé dans l'œuvre de M. André
Gide une complaisance échappée vers la vie et vers la voix. Si la démocratie
a eu des raisons de se réjouir, la véritable civilisation n'a rien gagné
à ces explorations malsaines, visant surtout à offrir aux âmes liquéfiées
un catéchisme capable de justifier leurs nostalgies de révolte, leur
soif d'anomalie et leur faim de dépravation. Par là, l'action de M.
André Gide se définit comme essentiellement démocratique, ainsi que
le reconnaît M. W.-E. Suskind. Quant aux vertus civilisatrices de l'œuvre
gidienne, il nous sera [89] permis de hausser tristement les épaules
: la civilisation, il ne faut jamais l'oublier, suppose la perfection
d'un certain équilibre moral, fondé sur une sereine adhésion aux lois
éternelles de la Cité. Dans « Civilisation », il y a « civilis »,
dans « civilisation » il y a surtout « Civitas ».
C'est dire que l'ascension d'une race vers les régions suprêmes de la
civilisation ne saurait être assurée par le bréviaire d'insoumission
qui résume la tradition du protestantisme, et moins encore par la frénésie
de désagrégation dont s'alimentent toutes les créations de M. André
Gide.
Gidisme, protestantisme
et démocratisme, sur le terrain littéraire, religieux ou politique,
voilà certes des hérésies sœurs, puisant leur suc dans le même canton
trouble et corrompu de l'âme humaine. Simple aboutissement de l'esprit
protestant dans la vie sociale, la Révolution (qu'on appelle française,
bien qu'elle ait été un fait plutôt gaulois, en tout cas
un événement particulier et strictement local) a fait
passer par la flamme dévastatrice de son criticisme excessif toutes
les traditions accumulées, sans que de la cendre des dogmes vérifiés
par l'expérience des siècles aucune nouvelle discipline morale ressuscitât.
Dans la vie de tous les jours, le nihilisme métaphysique s'allie au
dilettantisme sceptique, générateur du nouvel esprit d'insurrection
permanente contre tout principe d'ordre et de stabilité. Dans une société
secouée dans ses assises séculaires, l'âme de l'individu dut se résigner
à pleurer son ancien équilibre, cet auguste établissement issu d'une
élaboration millénaire. Le principe de la Liberté absolue, — proclamé
par le protestantisme au profit de la conscience individuelle, et canonisé
par la Révolution qui l’étendait à la « conscience » collective — après
avoir brisé les cadres de permanence dans le domaine religieux et politique,
contamina la technique des lettrés : en commençant par l'idéalisme nébuleux
des Romantiques, à travers le naturalisme, en passant par le symbolisme,
cet accident tertiaire du mal romantique, la littérature de tout un
siècle s'est acharnée à exhumer ce qu'il y avait de plus anormal et
de plus livide au fond de l'homme, prenant pour des « conquêtes
de nouveaux territoires psychologiques », ce qui n'était au fond
qu'un exercice [90] de titubante
oscillation, l'orgueilleuse volupté d'une curiosité pervertie.
La perfection
d'une œuvre littéraire est le résultat d'un travail de contrainte, de
renoncements et d'éliminations ; l'achèvement d'un destin, national
ou individuel, impose un labeur identique, la même adhésion aux fécondes
lois de la contrainte et de l'acceptation. C'est par l'entrave que l'homme
acquiert ses souveraines aises. Le protestantisme, en répudiant ces
nécessaires exigences et ces indispensables coercitions, a acclamé au
sommet de ses hiérarchies l'esprit de fronde chronique, cette méthodique
et épuisante insatisfaction promue au rang de vertu essentielle de l'homme
moderne. Son horreur d'universel et d'éternel, passée de la métaphysique
dans la physique sociale et individuelle, a abouti à cette fuligineuse
apologie du sentiment tragique de la vie, justifiant les plus
lamentables pratiques au service de la réalisation de l'individu.
La nouvelle bible, si dédaigneuse pour les sentiments éternels de l'homme,
pleine de mépris pour l'esprit d'héroïsme et de sacrifice, devait finalement
fournir leurs diplômes et licences à tous les confesseurs du fumier
et de la vase, promus au rang de directeurs de conscience par
quelque clan de réfractaires ou de désaxés. Il est juste de reconnaître
M. André Gide comme principal responsable de cette nouvelle École d'irresponsabilité,
où la sincérité est une hypocrisie à rebours, et dont tout l'art n'est
que la plus servile flatterie des émanations inavouables de l'homme.
Réponse à la
première question :
1. En quoi
consiste, pour nous, la personnalité de Gide? La personnalité
de Gide consiste dans le permanent effort de n'en pas avoir une. Avec
des moyens supérieurs, et une savante tactique d'insinuation, c'est
le plus complet technicien du drame d'Oscar Wilde. Il fait, avec préméditation
et ostentation, ce que maints autres « démoniaques » font en cachette.
Dans les alluvions des autres, il ne ramasse que ce qui peut nourrir
ce triste prosélytisme, et ce genre de maléfice assez sommaire et primitif,
au fond... Il glane de préférence [91] dans la boue : ses nourritures sont, donc, plutôt terrestres... Quand il a
essayé de se dépasser, quittant le parc des confessions personnelles,
si fraternellement accueillies par les damnés de la tératologie érotique,
il nous a offert l'image piteusement restreinte et fausse d'un Dostoïevsky,
disciple de Blake et de Gide. Pour nous, Roumains, Latins des marches
d'Orient, témoins émus du grand drame slave, et capables de sentir bien
plus profondément que les gens d'Occident l'inquiétude de ce génial
interprète du mysticisme russe que fut Dostoïevsky, tout en restant
fidèles au lucide réalisme de l'esprit méditerranéen, rien n'a paru
plus consternant que cette magistrale imperméabilité d'André Gide, l'opacité
intellectuelle et l'hermétisme d'une sensibilité que certains croient
douée d'une réceptivité œcuménique, et qui s'avoue si pauvre dans son
essence. Le « payen »
qui fait son métier de Narcisse en ressassant l'implacable désir de
multiplier ses possibilités, et que la volupté de disponibilité
maintient dans le désert des plus mornes ravissements, a été incapable
de comprendre quelque chose à la pathétique confession du chrétien Dostoïevsky.
Réponse à la
seconde question :
Quelle a été
l'influence de Gide? En limitant
notre réponse aux frontières de notre race roumaine, il n'est pas excessif
d'affirmer que, chez nous, l'influence d'André Gide reste nulle.
Un feuilleton élogieux, dans telle revue confidentielle, une apologie
échevelée, dans telle discussion clandestine, n'y changent rien. Je
ne connais aucune œuvre, je dis aucune œuvre, et non pas aucune
œuvre « de valeur », dans la littérature roumaine, qui soit
en quelque sorte redevable à l'influence de Gide. Quand il nous arrive
de lire dans les revues officielles des chapelles littéraires parisiennes
que Gide est reconnu pour maître spirituel par les nouvelles générations
françaises, nous nous contentons d'échanger des regards d'amusement
et de surprise. Quand, dans les mêmes recueils de psaumes, nous lisons
que le même Gide est le principal ambassadeur de la culture française
à l'étranger, nous nous permettons de nous [92]
ébrouer vigoureusement. Lors du séjour de M. Henri Barbusse à Bucarest, il
m'est arrivé de voir de mes propres yeux, d'entendre de mes propres
oreilles, dans la rue noire de la foule des manifestants, quelques milliers
d'étudiants criant : Vive Maurras! par volonté de représailles
contre l'agitateur humanitaire : je ne crois pas que l'on pourrait réunir
une centaine de personnes pour protester contre une mesure qui mettrait
en péril la personne de M. André Gide, contre sa condamnation à mort,
par exemple... Il se peut
que le prestige de l'auteur de l’Immoraliste soit plus sensible
dans les souterrains du sodomisme sélect, que je m'excuse de n'avoir
jamais fréquenté. Seulement, comme les autonomistes de la Libido
sont en Roumanie infiniment moins nombreux qu'ailleurs, manquant
par ailleurs de cette agressive solidarité corporative qu'on leur voit
en Allemagne, par exemple, quand même ils proclameraient M. Gide pour
père spirituel, cela ne saurait encore signifier grand chose. Je doute
cependant que cela soit, convaincu d'ailleurs qu'ils s'entraînent à
leurs petits jeux sans sentir le besoin de recourir aux absolutions
de M. André Gide...
Réponse à la
troisième question :
En quoi consiste
l'universalité d'André Gide, à l'heure actuelle? J'avoue humblement
ne pas très bien comprendre cette question... Le caractère
universel d'André Gide ?... Sa catholicité ?... Si l'on se
contente de prendre le terme de catholique dans son sens purement
étymologique, qui fait de lui un synonyme du mot universel, on
pourrait reconnaître la catholicité d'André Gide dans le domaine
des inquiétudes et des hésitations : nul, en effet, n'a mieux su faire
de son œuvre un vaste et complet répertoire des effusions informes et
des velléités équivoques de l'homme. C'est là, à n'en pas douter, un
dictionnaire dont on ne peut contester l'universalité... Si l'idéal
d'une civilisation mondiale est celui d'une uniformisation par en bas,
si le type unique du nouvel humanisme doit être réalisé
par la mise en commun des effervescences [93] inavouables
et des instincts anarchiques, c'est à Gide qu'il faut demander le standard
du bonheur terrestre. Si, au contraire, on espère atteindre la plénitude
du destin humain en fortifiant ce qui, depuis des siècles, constitue
la noblesse de l'homme, nul n'est moins qualifié que Gide pour aspirer
au rôle de directeur de conscience. Un écrivain n'est universel, mondial
et éternel, que par son aptitude géniale à définir les régions supérieures
de l'homme, par une vision synthétique du destin humain, fruit de l'expérience
d'une vie normale et complète. La vie de Gide est l'image la plus parfaite
de l'existence anormale, et de la personnalité incomplète. Je n'ai pas
encore découvert l'idée que M. André Gide se fait du but que notre espèce
se propose sur la terre.
Réponse à la
quatrième question : Si l'enseignement
de Gide est de nature à former l'honnête homme des temps nouveaux?... Il faudrait
d'abord consentir à croire que l'écrivain qui, par sa complaisance pour
l'acte gratuit, a tant contribué à disqualifier l'homme honnête,
serait le mieux qualifié pour nous fournir le catéchisme du parfait
honnête homme. Puisque les caprices d'une mystérieuse Evolution
semblent nous imposer d'abjurer sur le champ la conception traditionnelle
de l'honnête homme, dont quelque vingt siècles de civilisation
et de progrès s'étaient pourtant assez bien accommodés, puisque la nouvelle
religion du changement à tout prix et du saut dans le vide paraît nous
contraindre à remettre notre sensibilité en chantier, en vue d'une hypothétique
refonte de l'homme, voyons en quoi l'homme de Gide correspond
aux nécessités des temps nouveaux, pour examiner ensuite en quoi il
peut répondre à la définition de l'honnête homme. Même en acceptant
la nouvelle théologie internationaliste, qui nous assure (sans nulle
preuve, d'ailleurs) qu'il y a un parfait parallélisme entre les aspirations
de l'Européen de demain et celles du démocrate d'aujourd'hui
; même en dédaignant d'insister sur les contradictions entre le dogme
de l'harmonie universelle et les tendances de division intérieure du
gouvernement populaire, il est plus que certain que [94] l'homme de Gide correspond moins que tout autre
aux temps nouveaux. Ces temps, encore plus que par les aspirations fédératrices,
sont caractérisés par un surcroît de concurrence entre les individus,
devenus plus rapprochés à mesure que la vitesse et les progrès scientifiques
ont quasi supprimé les anciennes distances. Jamais le combat n'a été
plus dur, entre les Nations et les individus acharnés à assurer leur
existence ; jamais la persévérance dans l'effort et l'énergie dans le
labeur n'ont été plus nécessaires. C'est dire qu'il faut s'obstiner
à travailler en profondeur, en reniant tout besoin superflu et tout
dilettantisme de Dimanche. Or, l'homme de Gide n'a d'autre but que celui
de se développer en surface, pour savourer ses sensations de luxe et
pour étaler ses attitudes esthétiques. C'est un individu qui ne peut
durer que dans les époques d'extrême abondance et de vie facile : c'est
un animal de consommation, qui doit forcément se sentir à son aise dans
ce régime de consommation qui s'appelle la démocratie. S'il n'est
pas l'homme des temps nouveaux, en est-il l'honnête homme, cet homme
de Gide auquel on prédit un sort si splendide ?... Au sens que
l'expression avait au XVIIe siècle, l'homme de Gide n'est
certainement pas un honnête homme; il s'en trouverait amoindri...
L'est-il au sens contemporain du terme, renferme-t-il cette moyenne
de disciplines sociales (nous n'osons ajouter : et morales) capables
de faire de lui une cellule viable et nécessaire de l'agrégat collectif?
Viable, il l'est encore plus que prolifique, car son aversion pour le
sexe d'en face fait de lui un fin de race, dégustant sa stérilité
avec la triste joie de celui qui voit en soi l'aboutissement final de
toute une lignée d'ancêtres, dont il est la dernière et la moins filiale
des voix. Nécessaire, il ne l'est aucunement, son égoïsme exaspéré le
contraignant à une perpétuelle mésestime de ce qui n'est pas lui-même,
de ce qui ne provient pas de ses propres gisements de sensibilité, jalousement
défendus de toute pollution étrangère. Infécond et
viager, isolé et imperméable, cet homme de Gide reste-t-il au moins
supportable, dans une société assoiffée de perfectionnement moral ?
A la longue, c'est assez douteux ; [95] généralisé, et servi en dose massive,
l'idéal de Gide est un idéal de déclin et de mort. Dans une époque d'écroulements
et de trépidation, le principe de renaissance et de vie reste confié
aux hommes de discipline et d'ordre, seuls capables de définir la technique
des nouvelles restaurations. Par son refus d'affirmer, par son horreur
d'éternité et de définitif, par son acharnement à maintenir non agglomérées
les multiples nuances de sa personnalité intermittente, l'homme de Gide
est un être vidé de conscience et privé de toute unité, une pauvre âme
dynamitée, traînant les lambeaux de ses nostalgies divergentes. Une
collection d'individus pulvérisés ne saurait être comparée qu'à un amas
de grains de sable : un être qui refuse de se composer ne pourrait être
pris pour modèle d'architecture par une société qui aspire à atteindre
la pleine conscience de son humanité. Pamphile seicaru.
M. ANDRÉ GIDE ET LES ÉCRIVAINS DE LANGUE ANGLAISE
Nous avons
reçu deux réponses d'Angleterre. L'une est de M. Bernard Shaw. L'autre
de M. Francis Hackett.
Réponse de
M.
bernard shaw :
— Hélas !
Je n'ai jamais lu une ligne de l'œuvre de M. Gide. Mais je m'aperçois
que je dois le faire en hâte, vieux comme je suis. bernard shaw.
Réponse de
M.
francis hackett :
lre
Question : Zéro, nuance Oscar Wilde ; 2e
Question : Je demeure hétérosexuel ; 3e
Question : Sa catholicité est très néo...... ; 4e
Question : Gide formerait grec plutôt que romain ; P.-S. — Ma
langue familière est inexprimable. francis hackett. [96]
M. ANDRÉ GIDE ET LES ÉCRIVAINS FRANÇAIS
Mme delarue-mardrus
1° En quoi
consiste pour moi la personnalité de Gide ?
Gide, à mes
yeux, est un lyrique refréné, un prisonnier des fils barbelés du protestantisme,
le type même du refoulé freudien. Or, de par
la loi physique qu'on appelle « les effets utiles d'une force-génie
», de même que le vent gonfle la voile (cet obstacle), de même que la
vapeur enfermée fait avancer la locomotive, les énergies captives d'André
Gide font de son œuvre une puissance qui, elle aussi, projette en avant
la barque — ou la machine — soit une certaine jeunesse pensante.
2° L'influence
qu'il a exercée sur moi ? Aucune. Je suis trop extérieure, ou,
(servons-nous de votre mot), trop « catholique » pour subir l'emprise
calviniste — ou luthérienne (je suis mal au courant de ces nuances)
d'André Gide. Cela ne m'empêche pas de l'admirer, au contraire; car
on n'a pas forcément de penchant pour ce qui vous ressemble. Maintenant
:
3° En quoi
consiste le caractère universel, pour ne pas dire la catholicité de
Gide à l'heure actuelle? 4° S'il est
constant que l'honnête homme, jusqu'à la Révolution, fut de formation
romaine, l'enseignement de Gide est-il de nature à former l'honnête
homme des temps nouveaux ?
Avec ces deux
dernières questions, nous voici dans l'extravagant. Si je les comprends
bien, vous mettez sous l'égide de Gide (pardon! ce n'est pas de ma faute!)
une sorte de nouvelle Eglise appelée à se dresser en face de Rome et
à inaugurer une ère toute neuve. C'est peut-être
aller un peu fort, comme on dit. Près de deux
mille ans de ligne droite (au sens géométrique du mot) ne sauraient
s'inquiéter de soixante ans de [97] méandres gidiens. En ne restant que
dans ce domaine mathématique, sans parler du reste, nous apprenons un
peu de modestie. Je ne crois pas, malgré toute mon admiration, que,
dans 1930 ans, tel passage de Corydon remplacera partout le Je crois
en Dieu de l'humanité catholique. Laissons la littérature où elle
est, et ne confondons pas les écrivains avec les dieux. Nous griser
de si grands mots, d'ailleurs, est parfaitement contraire à l'esprit
de Gide lui-même, qui vaut avant tout par sa magnifique sobriété.
Lucie delarue-mardrus, que vous appelez monsieur dans votre
enquête (confusion compréhensible étant donné votre objet), mais je
tiens à affirmer qu'il y a erreur. Et prière de
m'envoyer un numéro de votre revue quand l'enquête y paraîtra. 16 avril 1930.
Mme rachilde
Paris, le 14 avril 1930.
Messieurs et
chers confrères, J'ai l'habitude
de me servir de la langue très vulgaire de France qu'on appelle le
gaulois! Je vous répondrai donc brutalement comme une gauloise,
que la personnalité de Gide est celle d'un bon écrivain qui devenu
ivre de lui-même, ou de ses disciples, me paraît sombrer dans une certaine
sentimentalité dont on ne peut pas prononcer le nom. Mais
comme il s'en vante je ne pense pas l'offenser en déclarant que sa personnalité
en est un peu obscurcie. NON, l'enseignement
de Gide n'est pas de nature à former l'honnête homme des temps nouveaux
ou alors cet étrange personnage serait l'épouvantail de l'humanité
puisqu'il en annoncerait la fin. Les mœurs des
écrivains, leur vie privée, ne regardent pas le public? OUI à la condition
que ces écrivains ne deviennent pas des exhibitionnistes, car,
logiquement il serait alors du devoir des honnêtes gens (des temps anciens)
de les faire enfermer...
Cordialement, rachilde. [98]
M. ANDRÉ BILLY
Messieurs, J'admire beaucoup
l'art et la psychologie de M. Gide mais je ne puis voir en lui un penseur
original. Sa doctrine vient de Nietzsche et de Wilde, filtrée par le
génie français. Dans le domaine
de la forme, il est allé, comme Moréas, du symbolique au classicisme
en subissant les influences que tout le monde a ressenties alors plus
ou moins, notamment celle de France et de Barrès. L'honnête homme
des temps nouveaux formé par M. Gide? Ces mots me font l'effet d'une
immense plaisanterie. Sans fortune,
M. Gide se serait sans doute destiné à l'enseignement. Il serait devenu
notre premier critique littéraire. On exprime généralement le même regret
à propos de M. Bourget. Votre bien
dévoué confrère,
ANDRÉ BILLY
M. jacques-emile
blanche
Messieurs, Je voudrais
pouvoir répondre à vos questions d'une façon digne des hauts problèmes
que vous semblez proposer à la méditation de la Jeunesse; mais je suis
un trop vieil ami de Gide pour m'y risquer. Dans « Si le grain ne
meurt », une phrase qui me concerne, où mon nom est imprimé, je
la signerais volontiers, en l'adressant à Gide. D'autre part,
vous avouerai-je que votre question n° 2 : « Quelle influence a-t-il
exercée? » comporte une réponse si claire (comme la question n° 3) que
je craindrais, si je la formulais, d'être bien banal. L'homme des temps
nouveaux, « l'honnête homme » ou l'inculte? N'est-ce point
M. Malraux qu'il conviendrait mieux d'interroger sur ce chapitre, lui
qui reçoit en ce moment les confidences de Gide ? Il me paraît,
quant à moi, qu'en tous les temps (qui sont, à un certain moment, tous
« nouveaux ») l'homme est identique à lui-même. L'honnête
homme serait un être à part, une sorte de pièce-de-maîtrise, un
objet de luxe — d'influence très limitée dans la Société qu'on nous
prépare. Jacques-Em.
blanche. [99]
M. jean-richard bloch
La Mérigote, Poitiers, le 6 mai 1930.
Monsieur, La demande
que vous me faites l'honneur de m'envoyer est de celles qui ne peuvent
laisser indifférent. La personnalité d'André Gide, à elle seule, justifierait
l'intérêt d'une pareille revision de valeurs. La manière dont vous nous
y invitez, en mettant l'accent sur certains problèmes, comme le protestantisme,
sur certains noms, comme ceux de Claudel, de Maurras, rend votre question
plus incisive encore. Je suis loin de vous en faire un reproche. Je
n'aime pas les potions édulcorées. Je vous aurais
suivi bien volontiers sur le terrain où vous nous attirez. Mais une
pareille réponse ne peut pas être faite à la légère. La contribution
que vous attendez n'est pas moins qu'un examen d'ensemble des positions
du monde moderne et de son capital spirituel. Par malheur,
je me trouve engagé personnellement dans une tâche de création littéraire
qui ne souffre guère de répit. J'ai délaissé Paris précisément pour
m'y consacrer tout entier. J'ai dû me résoudre à repousser les plus
tentantes sollicitations. Je n'y aurai jamais eu plus de mérite qu'aujourd'hui. Avec mes regrets,
veuillez croire, Messieurs, à ma parfaite considération. jean-richard bloch.
M. gabriel
boissy
Première question
: Il se préfère
à la société. Aussi, au fond, est-il stérile. Ou sa doctrine la pousserait
aux conquêtes pour un seul. Deuxième question,
premier point : Il a exercé
une influence profonde en apportant des justifications à ceux qui croient
que, moralement, socialement de même que religieusement, on a le droit
de s'isoler des autres hommes, et qu'on découvre quelque chose en s'étudiant
seul. [100] Deuxième question,
deuxième point : Aucune. Troisième question
: Sa « catholicité
», puisque vous lui attribuez ce grand mot, repose sur la vertu qu'il
a de stimuler la désintégration partout commencée des religions et des
civismes. Quatrième question
: L’« honnête
homme » reposait inconsciemment sur la notion d'un type d'homme
toujours supérieur à l'homme moyen, sur la notion du « héros » soit
mondain, soit civique. Il ne peut
exister de notion de l’« honnête homme » qui ne se compare
à rien d'autre qu'à soi, et qui se cherche non dans le rapport avec
autrui, mais en seule fonction de ses plaisirs orgueilleux. Rien de
l'homme ne peut être de l'individu. gabriel boissy.
M. jean
cassou
La personnalité
de Gide est la plus forte de ce temps, parce que notre temps est tout
adonné aux mythes, aux impostures et aux superstitions et que Gide représente
cet esprit de liberté qui fut l'honneur du dix-huitième siècle.
Par l'effort constant qui marque sa carrière, en vue de se débarrasser
des préjugés dont fut opprimée son enfance, par sa critique du conformisme,
par son avidité à découvrir de nouveaux paysages moraux, par le caractère
d'exemplarité, d'universalité de chacune de ses expériences,
Gide accomplit dans l'histoire de l'homme une révolution semblable à
celle qu'accomplirent tour à tour un Montaigne, un Jean-Jacques, un
Rimbaud et un Nietzsche. C'est surtout à ces deux derniers, à leur lyrisme
éperdu, à la violence de leur inquiétude que me fait penser le passage
suivant de l'Immoraliste, assurément l'un de ceux où Gide est
allé le plus loin dans le sentiment comme dans l'expression : « Il me
semblait alors que j'étais né pour une sorte inconnue de trouvailles;
et je me passionnais étrangement dans ma recherche ténébreuse, pour
laquelle je sais que le chercheur devait abjurer et repousser de lui
culture, décence et morale. J'en venais à ne goûter plus en autrui que
les manifestations [101] les plus sauvages, à déplorer qu'une
contrainte quelconque les réprimât. Pour un peu je n'eusse vu dans l'honnêteté
que restrictions, conventions, ou peur. Il m'aurait plu de la chérir
comme une difficulté rare; nos mœurs en avaient fait la forme mutuelle
et banale d'un contrat... » J'ajoute que
Gide est servi par un art et une ironie qui prêtent à son langage une
perfection et une clarté extraordinaires et en assurent la portée et
la durée. De sorte que non seulement il est le plus hardi, le plus large
et le plus européen des écrivains français d'aujourd'hui : il en est
aussi le plus classique et le plus français. A ce sujet
je crois sentir dans l'esprit des enquêteurs un certain étonnement.
Peut-être s'inquiètent-il du succès fait à l'étranger à l'œuvre de Gide.
Je crois que nous saisissons mal ici ce qui fait vraiment le rayonnement
de la pensée française à l'étranger et que dans notre appréciation des
valeurs françaises nous commettons des erreurs, distinguant mal celles
qui ont une force d'expansion et concourent à la formation d'un humanisme
et d'un classicisme européen, sinon universel, et celles qui n'ont qu'un
intérêt local et de polémique intérieure. Je crois que
c'est justement resserrer la question que de considérer l’honnête
homme comme le fruit exclusif de la « formation romaine ». La formation
espagnole y fut tout aussi opérante, et même l'influence du complexe
celto-lusitanien (1). Et il y a beaucoup plus de continuité qu'on ne
pense entre le français du moyen âge gothique et l'honnête homme classique. De même, si
l'on sort des frontières de la France, on découvre une résonance diverse
aux valeurs catholicisme protestantisme. En pays germanique, l'idée
de protestantisme garde cette force de protestation de la conscience
[102] individuelle, dont parle la citation de
Suskind, protestation à laquelle s'accorde le message de Gide et sans
doute, de beaucoup d'écrivains latins (aussi bien Voltaire et les Encyclopédistes
que, de nos jours, l'espagnol Unamuno). Au contraire le protestantisme
français évoque des idées de rigorisme et de secte qui sont justement
les principes qu'a combattus Gide. De même, c'est en dehors de la France
romaine et classique que le catholicisme, pendant le XVIIe
et le XVIIIe siècle, a créé une valeur esthétique formidable,
d'un rayonnement inouï, complètement inconnue chez nous : l'art baroque,
cette puissante explosion des forces spirituelles de l'homme, cet élan
religieux qui a été l'expression plastique de la Contre-Réforme, qui
a dominé l'Italie et l'Europe Centrale et que l'Espagne a porté jusque
dans ses Amériques. Il ne faudrait
donc pas imaginer que l’honnête homme c'est-à-dire le type humain
porté à son plus haut degré d'excellence et d'exemplarité universelle
soit le monopole de la culture française. Il existe, dans chaque nation
européenne, un courant qui concourt à la création de cet honnête
homme, de ce type où se reconnaît chaque époque comme dans son miroir
le plus clair et le plus pur. La civilisation française, représentée
par un complexe où l'on retrouve harmonieusement mêlées les vertus du
génie gothique et du génie méditerranéen, a concouru pour une part énorme
à la formation constamment renouvelée de cet honnête homme. Et elle
concourt une fois de plus à son renouvellement lorsque, avec un André
Gide, héritier des plus solides traditions françaises, elle s'efforce
à l'affranchissement des rigorismes caducs et à la découverte d'une
sagesse plus fraîche et plus, audacieuse. Car en face
de cet humanisme français que les étrangers savent si clairement distinguer,
il existe une France sombre, étroite, sans gaîté, repliée avarement
sur elle-même et inaccessible aux étrangers, parce que terne, sans éclat.
C'est celle qui, de la revendication du Protestantisme, n'a su retenir
que Calvin et le jansénisme et qui, par contre, a à ce point épuisé
et desséché le Catholicisme qu'elle n'a su le suivre jusque dans le
grand élan de son art baroque. Étroitesse
[103] d'un
côté, pusillanimité de l'autre. C'est aussi, sous un autre déguisement,
la France jacobine du Comité de Salut public. On la retrouve partout
où il y a hargne, dogmatisme, moralisme, fanatisme et esprit de secte.
C'est contre cette France-là que, reprenant la tradition de la France
vivace et vivifiante, Gide a édifié une œuvre humaine et capable de
rayonnement.
Jean cassou.
(1) C'est à
ce complexe qu'il faut faire remonter en effet les origines de la pastorale
et du roman de chevalerie, c'est-à-dire les deux bréviaires de l'honnête
homme français et même européen du XVIIe siècle. En outre,
il ne faut pas oublier la part des Arabes dans la formation du génie
méditerranéen. Il serait bon d'élargir notre notion de latinité et
de ne pas la confiner exclusivement dans la « constance » de la. « formation
romaine ».
M. drieu
la rochelle.
Gide n'a jamais
renié aucune partie de lui-même ; il n'a jamais eu l'idée d'imposer
à ses tendances un ordre alphabétique, ce qui lui a permis de n'en sacrifier
aucune : ce n'est pas un idéologue. Mais ce n'est
pas non plus un artiste de l'espèce impressionniste qui se livre à une
description ingénue de ses divers paysages intérieurs. C'est un homme
qui a souhaité être tout, jusqu'aux limites de son univers propre et
qui patiemment a attendu de devenir lui-même tandis que passaient et
repassaient ses trois ou quatre aspects. Je ne connais
pas de Gide païen. Mais ni Nietzsche ni Goethe ne sont non plus des
païens, et d'ailleurs il faudrait qu'on m'explique ce que c'est que
d'être païen. Y a-t-il un philosophe de l'antiquité qui n'ait éprouvé
le besoin d'une limitation et d'une transposition de la vie des sens ?
Les Nourritures terrestres, pour moi, ce sont des exercices spirituels,
un peu embarbouillés d'un lyrisme assez inadéquat et de ce pittoresque
symboliste auquel il a succombé dans sa jeunesse (le Voyage d'Urien,
hum !), dont il s'est tout à fait débarrassé depuis, aussi
bien que Barrès, Valéry, Claudel. Mais s'il est chrétien, et il ne l'est
guère plus que tout Européen est obligé de l'être, Gide est un Européen
qui met tous ses soins à préciser sa réalité devant ce double jeu de
glaces inventé par lui-même : l'âme individuelle, le Dieu transcendant. Gide est un
immoraliste, et donc un moraliste, ou inversement. [104] Demandez s'il peut en être autrement
à Montaigne, au Pascal des Pensées, réaliste qui pose d'abord les faits,
avant d'en tirer des conclusions religieuses, au Diderot du Neveu
de Rameau et de Jacques le Fataliste, au Rousseau des Confessions,
à Constant, à Vigny, au Barrès du Culte du Moi. Gide est
un moraliste immoral, parce que c'est un homme raisonnable. Je ne connais
rien de plus raisonnable que Si le grain ne meurt... et
à la fin du compte, le roman des Faux-Monnayeurs paraîtra une
peinture prudente des passions et une analyse aussi sobre que celles
que multiplie Valéry des méandres tour à tour aventureux et circonspects
de l'inspiration.
II
Gide a exercé
sur son temps une influence raisonnable ! Ce temps n'est pas fou,
mais il aspire faiblement à la folie. Pourtant les meilleurs jeunes
hommes de ce temps, ceux qui sont assez abondants, pour se montrer d'abord
capables d'excès, et aussi ceux qui sont susceptibles de métamorphoses,
se sont tournés vers Gide. J'y vois la preuve de l'attraction raisonnable
qu'exerce Gide ; car ils lui ont demandé une méthode pour raisonner
leurs déraisons, ce qu'ils ne pouvaient plus demander à Barrès. Gide, étant
raisonnable, n'a pas beaucoup parlé de raison ; il a agi, il a vécu.
Et maintenant nous voyons sa vie comme une édification, comme un exemple.
C'est un philosophe au sens socratique du mot, ou un honnête homme,
si vous voulez. L'honnête homme, c'est celui qui croit que le plus important,
c'est de vivre et qui use de toutes choses — de l'écriture par exemple
— avec mesure, en vue de cet achèvement. Oui, pendant
que les autres s'agitaient, il a agi ; pendant que les autres rêvaient,
il a vécu. Sans doute, en cela l'exemple de Valéry est voisin du sien
: Valéry aussi a vécu, M. Teste, pendant vingt ans, ne s'est pas tant
préoccupé d'écrire que d'exister. Je vois dans M. Teste comme dans l’Immoraliste
des hommes qui secouent, chacun de son côté, le joug de l'idéalisme
immobile de la fin du XIXe siècle. Et ces rébellions nous
touchent plus et sont plus efficaces, parce qu'elles sont plus intérieures
que celles de Maurras et de Barrès. Quant à Claudel, ma foi, je suis
persuadé qu'il sort [105] de son œuvre une semblable leçon de réalisme.
Mais en face de Gide, il souffre, comme Valéry, encore plus que Valéry,
du caractère hautement poétique, violemment transposé de ses créations.
Il est explicable qu'en France, on préfère un prosateur, un moraliste
à des poètes, théologiens ou philosophes. Ceci, d'ailleurs, est un avantage
dont Gide ne songerait pas à se vanter.
III
Mais, par ailleurs,
il doit paraître évident qu'une œuvre qui est seulement humaine et humaniste
est plus transmissible à tous les hommes qu'une œuvre qui relève d'une
confession particulière comme celle de Claudel ou des particularités
d'une culture comme celles de Barrès ou de Maurras. Ce qu'il y a de
commun entre les hommes, c'est l'homme. Les admirateurs du classicisme
devraient bien se le rappeler et rendre sur ce point à Gide l'hommage
qu'il est en droit d'attendre d'eux. A notre époque,
l'Homme se sent menacé, mais tandis que Maurras, Barrès, Claudel couraient
renforcer ses positions aux lointaines et incertaines frontières de
la politique ou de la théodicée, Gide demeurait sur place et choisissait
le sage parti de maintenir en fait cet Homme. A la fin de la journée,
les guerriers prodigues reviendront à la maison et trouveront que le
civil a choisi la bonne part : il ne s'est occupé que de lui-même, il
a entretenu la flamme essentielle. Certes, je
simplifie à outrance ; ayant peu ressenti personnellement l'influence
de Gide, j'en juge par le dehors. Il ne m'en paraît pas moins certain
qu'on peut dire ce qu'on voudra de la morale de Gide, la trouver démoniaque
comme Massis ou au contraire visiblement inoffensive comme Aragon, il
n'en reste pas moins qu'il est le seul qui de nos jours nous offre une
règle pratique, expérimentale de morale individuelle. Or, la plupart
des Européens ne sont pas encore gagnés par les morales grégaires qui
semblent devoir être suscitées par les économies à l'américaine ou à
la russe dont ils sont envahis aujourd'hui. Ils ne sont pas encore gagnés,
mais ils se sentent approchés. Ils se tournent d'autant plus volontiers
[106] vers Gide dont l'œuvre peut amorcer un
sursaut ou une renaissance de l'humanisme, de la culture de l'individu
par lui-même. C'est ainsi
que Gide qui a toujours eu le souci du particulier rejoint l'universel.
Les hommes de nos jours, qui ont été roulés par les mêmes tourmentes,
lui savent gré de sa longue dérobade, de sa longue patience. Songez
à toutes les averses qui ont glissé sur ce bon crâne poli : socialisme
ou anarchisme des années 90, nationalisme des années 1900, affaire Dreyfus
et Grande Guerre, nietzschéisme, bergsonisme, thomisme, relativisme
et communisme. Vous me direz
: eh bien oui ! il n'a pas bougé, c'est un bourgeois français.
Bourgeois? Ce bourgeois est la plus authentique bête noire des bourgeois.
Français ? C'est parce qu'il est plus discrètement, plus profondément,
plus raisonnablement français que nos francophiles de France, qu'il
se trouve intéresser mieux que tout autre les étrangers. Et avec lui
Claudel et Valéry, plus que Maurras ou Barrès. A la délectation
des Allemands, je vois une raison particulière. Gide a été curieux de
toutes les latitudes de l'esprit, mais s'il a beaucoup hanté l'Angleterre
et la Russie, il me semble pourtant que le commerce le plus heureux
qu'il ait poursuivi, ç'a été avec l'Allemagne. J'imagine qu'il n'a connu
principalement que Goethe et Nietzsche et parce que ceux-ci nourris
de la France étaient mieux assimilables il est naturel que les Allemands
reprennent à leur tour dans Gide quelque chose de ces intercesseurs.
IV
Votre quatrième
question est trop anti-gidienne pour que j'y réponde aujourd'hui.
drieu la rochelle.
M. Louis dumur
Il n'est pas
question de sous-estimer le talent de M. Gide, car c'est son talent
même qui le rend dangereux. Gide est le type du Graeculus qui corrompait
Rome ou du Byzantin qui sophistiquait sur un point de théologie ou de
morale, [107] alors que le Turc (que ce soit l'Allemagne,
l'Amérique ou le bolchevisme) était aux portes. J'ai pu admirer, non
sans quelque secret dégoût, sa subtilité de pensée et son adresse d'expression.
Il n'a jamais eu la moindre influence sur moi. Il m'est trop étranger.
Aucun des problèmes qu'il aborde ne m'intéresse, ni ne me paraît capital
pour d'autres que pour lui. Iris noirs et orchidées du jardin de la
psychologie. « Si le grain de blé qui est tombé en terre ne
meurt, il reste seul ; mais, s'il meurt, il porte beaucoup de fruits.
» Gide a tué en lui le grain de son passé, de son éducation, de son
protestantisme, de ses scrupules, de sa conscience. Mais la moisson
qui a levé sur son sol et dont il nous propose la nourriture terrestre
est pleine d'ivraie.
Louis dumur.
M. joseph
jolinon
Mes chers confrères,
Ma première
pensée, à la lecture de votre enquête sur André Gide et sa découverte
d'une région nouvelle de l'âme sinon d'un homme nouveau, fut tout simplement
de vous envoyer, comme on dit, courir. Pourquoi cela ?
Parce que... Vous figurez-vous qu'il est humainement possible d'y répondre
avec décence, pertinence, mesure, sans se creuser le casaquin une semaine
jour et nuit. Or voilà le printemps, qui fout son homme dehors où le
paganisme règne, où la personnalité devient, heureusement, végétative,
où je vous défie bien de vous occuper de savoir s'il est constant que
l'honnête homme jusqu'à la Révolution fut de formation romaine et si
l'enseignement de Gide élabore l'honnête homme des temps nouveaux. Et puis, lisant
Votre P.-S. : « prière de vouloir bien répondre dans la langue qui vous
est la plus familière », j'éprouvais le besoin de vous dire un
mot gentil.
Or, ma mère
malade m'appela en Charollais depuis ce temps... Il me reste
à vous remercier de votre demande flatteuse. Avec plus d'incompétence
que jamais, En toute cordialité,
J. jolinon. [108]
M. camille
mauclair
Mon cher confrère, Je crois bien
avoir été le premier à saluer le talent naissant de M. Gide par un article
sur les Cahiers d'André Walter à la Revue Indépendante en
1891. Je l'ai connu : j'ai aimé ses premiers livres. Puis ses directives
m'ont déçu, inquiété. Et enfin j'ai eu horreur de son âme. Il n'est pas
étonnant que M. Gide soit très goûté par les gens d'Europe centrale
qui chérissent le freudisme, le nudisme et l'homosexualité. Les déclarations
que vous citez proviennent bien de cette haine, sournoise ou avouée,
qui coalise contre la Latinité les forces germano-judéo-slaves, et cherche
depuis 1918 la revanche de la Kultur contre l'esprit méditerranéen.
Le succès de M. Gide est beaucoup plus grand en Europe centrale qu'en
France. Ce succès d'un homme qui n'est plus guère Français que par son
style est l'indice même de notre nécessaire défense morale, pour l'amour
et le salut de ce que signifie le titre de votre revue. Le pathos de
M. W. E. S. Suskind est risible, et l'allégation de M. Curtius est désobligeante
pour Nietzsche, qui était fou, mais resta jusqu'au bout noble et altier,
et dont la lecture est exaltante et saine. Je laisse à
d'autres le difficile exercice consistant à définir la personnalité
indécise, captieuse, retorse et protéiforme de M. Gide. Je me bornerai
à dire que je le tiens pour le plus « mauvais maître » de
ce temps de chute morale, pour un agent de corruption d'autant plus
dangereux qu'il a un très grand talent littéraire et une langue très
pure. C'est même tout ce qu'il y a de pur dans son œuvre vénéneuse,
doucereuse, prêcheuse, qui enrobe les pires toxines dans le sucre de
la dévotion. Ne parlons pas de catholicisme ou de protestantisme, mais
d'une espèce de démonialité insinuante, qui répond « universellement »,
comme vous dites, à tout ce qui se sait bas et voudrait que cette bassesse
fût officiellement tenue pour vertu nouvelle, de par ce chambardement
général des valeurs auquel nous assistons. Il n'y a pas
très longtemps qu'un livre tel que Corydon eût suffi à disqualifier
pour jamais son auteur. L'homosexualité [109] avouée
de M. Gide n'eût concerné que lui. Ce qu'on eût pu juger répugnant,
monstrueux, fût demeuré clandestin, et la critique n'eût point eu à
s'en occuper. Mais il en a fait une religion. Il a accompli avec une
triste habileté l'union du piétisme et de la sensualité dépravée. Il
a ainsi réussi ce qu'avait esquissé le lamentable Wilde, qui influa
tant sur lui. Il a contribué, avec une froide et tenace préméditation,
à pourrir beaucoup d'âmes de jeunes gens. On peut vraiment le définir
par le titre d'un des ouvrages de feu Guillaume Apollinaire, autre porteur
de bacilles intellectuels : « L'Enchanteur pourrissant ».
Et l'apostolat de Corydon est encore moins grave que la sorte
de malaise stérilisant que M. Gide a répandu partout. Je ne sais
ce que sera l'homme, honnête ou non, des temps nouveaux. Et je crois
l'homme à peu près immuable. Et je crois que « l'enseignement »
de M. Gide n'est qu'un sophisme voué au prompt oubli. En attendant,
si la Mittel-Europa s'en délecte, il inspire à bien des Français une
juste méfiance, une compassion dont son orgueil ne veut point, mais
que cause le regret d'un si grand don littéraire mis au service d'intentions
troubles et misérables. Je me demande ce que sera l'état de conscience
d'un tel homme à l'heure de mourir. Il aura bien besoin qu'on prie pour
lui.
camille mauclair.
pierre mille
Tunis, le 24 avril 1930. Mon cher confrère, Dans le chapitre
sur André Gide d'un petit ouvrage que je publierai bientôt, en Amérique,
puis en France, sur le Roman Français, on trouvera des aperçus
qui se rapprochent tellement des appréciations, citées par vous, de
M. W. E. Suskind, que je ne saurais rien ajouter, ni à ce qu'il dit,
ni à ce que j'ai écrit. Mais je suis heureux de me rencontrer avec M.
Suskind. Croyez à mes
sentiments distingués.
pierre mille. [110]
M. alfred
mortier
Paris, 12 avril 1930. Mon cher confrère,
Excusez-moi,
et dispensez-moi de répondre à votre enquête sur Gide, pour bien des
raisons. Vous demandez,
sans rire, si l'enseignement de l'apôtre du gidonisme est de nature
à former l'honnête homme des temps modernes. On peut dire que vous n'avez
pas peur. A part ça Gide
est un homme d'une rare intelligence et un grand littérateur. Mais à
mes yeux la littérature est une très petite chose, comparée à la vie.
J'admire beaucoup plus la vie pure et inconnue d'une humble sœur de
charité, qu'une pile de vingt volumes d'idées philosophiques. Je trouve
que l'exemple d'un saint François d'Assise est plus frappant, plus digne
d'enseigner l'honnêteté, même intellectuelle, que tout ce qu'on peut
écrire de plus intelligent sur une feuille de papier. Dans ces conditions
vous voyez combien je suis peu qualifié pour répondre à une enquête
du genre de la vôtre. Excusez-moi
donc derechef, et croyez-moi bien sympathiquement vôtre. alfred mortier.
M. edmond pilon
Son « génie
» n'a pas l'ampleur de celui de Rousseau. Ainsi que l'auteur des Confessions,
Gide n'a pas eu à souffrir de la maladie, de la pauvreté, des persécutions
et des cabales de ses rivaux ; surtout, il ne possède pas le frais talent
descriptif qu'avait Rousseau ; il n'a pas ses élans de l'âme. Gide cependant
comme Rousseau — et par l'esprit du moins — nous vient de Genève. C'est
à Genève qu'il doit, lui aussi, cette sorte d'hédonisme calviniste,
assez sournois et affligeant, dont ses livres sont imprégnés. Il est
fou de penser (ainsi que le précisent les termes de votre questionnaire)
qu'une philosophie religieuse peut être établie sur des données aussi
suspectes. L'influence de Gide? Tant qu'on a dix-huit ans, on peut l'éprouver.
Plus tard, lorsqu'on acquiert plus de discernement, on s'en éloigne
; et tout est bien ainsi. Si [111] on
ne s'en éloignait pas, on resterait avec le venin dans la plaie ; alors
on s'exposerait à la risée (je ne dis pas à la pitié, Gide n'a pas de
pitié) de cet homme si intelligent, qui n'est le disciple de personne
et qui ne peut que mépriser les disciples. edmond pilon.
paul reboux
Paris, le 12 avril 1930.
Mon cher confrère,
Les œuvres
d'André Gide m'inspirent toujours de l'intérêt, en raison de la contradiction
qu'offrent leur inspiration un peu trouble et l'admirable limpidité
de leur forme. Son style de
cristal et ce qui flotte d'inaccoutumé et de déréglé parmi certaines
de ses idées excellentes me donnent le même ordre d'agrément que l'opposition
entre la sensualité perverse de Pierre Louys et la perfection de son
langage. André Gide
n'a jamais exercé sur moi d'influence. Son exemple m'a seulement stimulé
à écrire d'une manière aussi dépouillée que possible. Je ne m'explique
pas du tout qu'André Gide ait obtenu tant de gloire à l'étranger, alors
que, pour la grosse masse du public français, il est inconnu. Un écrivain
de sa race devrait avoir la situation, dans notre pays, d'Anatole France. Sympathiquement
à vous. paul reboux.
M. ANDRÉ ROUVEYRE Barbizon, 18 avril 1930. Messieurs,
Que les soixante
ans de M. André Gide aient été fêtés, cela n'a qu'un intérêt de circonstance
qui le rapproche simplement, entre autres, de Sarah Bernhardt. On n'a pas
attendu ici les suffrages de MM. Ernest-Robert Curtius et W.-E. Suskind
pour estimer André Gide comme il faut, et sans avoir recours à l'enflure
de la phraséologie confessionnelle et démagogique que montrent les échantillons
que vous nous donnez de leurs textes. [112] En ce qui concerne
vos questions, en vérité, je n'ai rien à ajouter à mon étude sur Gide
parue, en quelques feuilletons (Le contemporain capital) de mes
Lettres dans l'Epoque, aux Nouvelles Littéraires, au cours
de 1924, et recueillis dans mon livre Le reclus et le retors. Pourtant,
avec le meilleur sentiment de cordiale sympathie, voici mon avis succinct
à votre questionnaire : 1. La personnalité
de Gide a ses assises, pour moi, dans sa tendance irrésistible à l'isolement
et au repli. 2. L'influence
qu'il a exercée n'a été pour lui que le fait d'un jeu : Il fait grouiller
les gens pour se bien convaincre qu'il ne fait point partie de leur
agglomération. 3. Tout ce
qui chez lui a un caractère universel lui est inférieur, accessoire
et vain. 4. Il ne « contribue »
à rien, sinon par mascarade. Il est un exemple : Ne suivre, ne rechercher
que soi. En cela il se rattache à la meilleure éducation et culture
classique française du XVIIe siècle. Je vous prie
d'agréer, Messieurs, mes salutations et mes sentiments bien cordiaux. M. ANDRÉ ROUVEYRE
M. hector
talvart
Une personnalité
moins forte qu'un grand talent, une belle intelligence,
une curieuse figure. Toute personnalité digne de ce nom suppose
un fort tempérament moral, soit pour agir en libérant les esprits, soit
pour les déterminer à l'action. Gide, tout analyse, tout inquiétude,
tout scrupule, ne peut représenter ni un maître de pensée, ni un suscitateur
d'idées, ni même un initiateur de voluptés. Tout au plus apparaît-il
comme un pécheur contraint, un maître d'asepsie intellectuelle et une
âme qui ne cesse de se fragmenter dans la subtilité de l'accidentel.
Il court trop après ses morceaux pour aimanter vers une unité qu'il
ne parvient pas à réaliser toutes les intelligences, tous les cœurs
qui lui font crédit et qu'il charme.
Je ne crois
pas qu'André Gide exerce une grande influence chez nous ni autre part,
parce qu'il est très intelligent, mais [113] d'une intelligence
sans chair, ni sève et je me réjouis que cette influence soit en fait
très restreinte, car elle serait fort pernicieuse à beaucoup.
Et puis il
ne faut pas oublier que les livres de Gide, écrits en partie pour se
comprendre, en partie pour se justifier, étapes d'une marche indécise
vers la vérité ou la beauté ne sont pas susceptibles de créer une esthétique,
une éthique, ou même de pénétrer fortement, car ils n'ont pas la rigidité
de leur rectitude.
Il y aurait
beaucoup à dire sur l'accord étroit qu'on veut établir entre le protestantisme
et la démocratie. A peine de périr, le protestantisme doit prendre la
forme intellectuelle qui le légitimera après avoir eu la forme
morale, économique qui l'a imposé et toute forme intellectuelle,
par la liberté de sa démarche critique s'écarte de la démocratie, où
tout de même les pieds trop souvent, parce qu'ils sont deux, l'emportent
sur la tête qui n'est qu'une.
Je ne dois
à Gide que d'agréables moments de lecture, quelques émotions vives de
l'intelligence en face d'une partie aiguë, juste, neuve, alerte, honnête,
peut-être aussi une disposition plus grande à haïr l'amphigouri, l'emphase,
le passionnel public et domestique, mais je ne lui dois rien de ce que
je considère comme l'amélioration, la libération, l'élévation de la
pensée auxquelles je tends. Ceci, je le dois à Joseph de Maistre, à
Maurras, à Remy de Gourmont, à Joubert, à Barbey d'Aurevilly, à quelques
mâles enfin qui vous font des enfants ou vous causent du vrai plaisir.
Il y a dans
le protestantisme une tare d'impuissance à l'origine. Ce sont toujours
des esprits femelles et un peu [114] bréhaignes
que
les grands esprits protestants. Les plus intelligents, les plus savants,
les plus artistes ne se sont jamais élevés jusqu'à là création de l'esprit,
semblables en ceci aux Jésuites, et Amiel représente à merveille le
type de l’intellectualité protestante en son plein épanouissement de
fleur qui ne sera jamais fruit. Gide est dans ce cas.
Je ne crois
pas que l'enseignement de Gide, ni nul enseignement d'une haute et claire
intelligence puisse être propre à former « l'honnête homme »
des temps nouveaux, car ces temps ne peuvent plus connaître « l'honnête
homme » au sens et de la manière qu'une société reposant d'abord
sur la culture de l'esprit et du goût, puisse l'admettre.
S'il fallait
expliquer la « catholicité » de Gide par quelque chose qui
ne s'écartât pas trop de la vérité, l'on pourrait dire qu'un lien s'établit
de son inquiétude à l'inquiétude universelle, de son regret du paradis
perdu au regret que la plupart des hommes en ont, et que la « nostalgie
de Dieu » couve sous la cendre de toutes ces âmes grises, de tous
ces juifs errants du bonheur tranquille, appliqués à dorer leur misère
incurable. hector talvart. Le 15 avril
1930.
gonzague truc 15 avril 1930. Cher Monsieur, Je ne puis
à propos de votre enquête sur les 60 ans de M. Gide que vous résumer en deux mots ce que j'ai trop dit
: Il s'élève
— de siècle en siècle — des écrivains en qui semble s'incarner l'esprit de désordre
et de dissolution,
doués
d'ailleurs parfois de talent ou de génie et d'autant plus néfastes qu'ils en ont davantage.
Ainsi J.-J. Rousseau
et,
plus proche mais de même espèce, M. André Gide. Il suffirait déjà je crois, pour les condamner
l'un et l'autre, de cet autre rapprochement. Bien cordialement à vous, gonzague truc. [115]
M. noël vesper Lourmarin, 12 avril 1930. M. André Gide
me paraît surtout artifice. On reviendra toujours à l'art et à la nature,
dont le mariage seul fait les maîtres. La lecture
d'André Gide ne m'entraîne pas, il faut que je m'y contraigne. Je déplore
cet aveu s'il est à déplorer ! Le protestantisme
fondamental n'est pas tant une protestation qu'un témoignage formel
(testis) et, comme le christianisme des premiers siècles, je
dirais : un martyre, ce qui est la même chose toujours, mais
en grec (martus). Cette simple remarque donne au jugement de
M. W.-E. Suskind une certaine relativité. Une seconde
remarque, quant à l'opinion de ce critique, c'est que la démocratie
est une antiphysie, et voilà sans doute en quoi André Gide a son angle
d'incidence avec elle, mais voilà aussi en quoi il diverge de son protestantisme
originel qui est essentiellement patricien et même patriarcal. Je ne sais
ce que sera l'Européen de demain. Il sera ce
qu'il pourra, mais s'il se trouve au sein d'une artificialité croissante,
vulgarisée, il est à présumer que l'équilibre, l'aristocratie et l'élite,
le surhumain, se porteront alors plus que jamais du côté de la
nature. noël vesper.
Quelques auteurs ont jugé bon de répondre
à notre enquête par la voie de la presse. Nous reproduisons leurs articles.
andré gide, les
bœufs, les pies et la laitière par maurice
bedel
Il n'est plus
de vacances pour l'homme des temps modernes. Je m'en étais allé aux
champs, ces jours derniers, pour épuceronner les rosiers de mon jardin,
tailler mes treilles, donner du sécateur dans l'élan printanier des
rejets, surgeons et gourmands des arbres de mon verger. L'existence
m'était douce et je n'avais d'autre souci que la santé de mes jeunes
cantaloups, menacés dès leur naissance par la limace et l'escargot,
quand, un matin, dans mon courrier, j'ouvris une lettre qui m'ôta pour
toute la journée la paix de l'esprit. [116] « Que pensez-vous
de Gide? m'y demandait-on. Quelle influence a-t-il exercée sur vous ? » C'est effrayant
d'être questionné sur Gide à l'heure où, sous un ciel sans nuage, tout
vous paraît simple et harmonieux, où les lilas s'épanouissent, où les
loriots chantent dans les bosquets, parce qu'il est dans l'ordre de
la nature que les lilas s'ouvrent en avril et que les loriots se sentent
en humeur de chanter quand les lilas sont en fleurs. « Que pensez-vous
de Gide? » Je m'assis sous
une tonnelle et j'entrepris de réfléchir. Malheureusement, mes yeux
tombèrent sur un pinson qui faisait toutes sortes de manières autour
d'une pinsonne : il gonflait ses plumes, sautait sur place, jetait sa
tête en arrière dans une sorte de pâmoison. Il était assez ridicule
; aussi la dame n'y prêtait-elle aucune attention. Enfin, elle s'envola
et il s'élança derrière elle. « Gide,
me dis-je, est très différent de ce pinson. Mais ce n'est pas une réponse
à faire à une enquête. » Je poursuivis
ma méditation. A cause des chants d'oiseaux, des bourdonnements d'insectes,
elle s'éloignait de moi à grands pas et je dus me lever pour courir
après elle. Elle m'entraîna vers le potager. Le soleil frappait les
espaliers, dardait sur les fleurs des pêchers des rayons si ardents,
si directs qu'elles semblaient s'abandonner et mourir de plaisir entre
leurs pétales défaillants. Un peu plus loin, de jeunes cerisiers attiraient
à eux, par l'éclat de leurs bouquets et la douceur de leur parfum d'amande,
une multitude d'abeilles : elles allaient, et venaient de fleur en fleur,
les antennes et les pattes chargées de pollen, accomplissant avec frénésie
leur mission fécondante, unissant de force ou de consentement les étamines
mâles aux pistils femelles et préparant à nos soifs de l'été de lourdes
cerises juteuses. Gide?... Gide?... Mais la réponse n'était ni dans
les pêchers, ni dans les cerisiers. Je m'en retournai
au jardin, je gagnai une allée de tilleuls. Rien n'est favorable à la
méditation comme une allée de tilleuls : l'alignement des arbres, le
plafonnement de leurs branches ordonnées disciplinent la pensée, la
maintiennent dans la raison. C'est l'allée du bréviaire, c'est un déambulatoire
aux vivantes colonnes ; les messieurs de Port-Royal y mettaient certainement
en jeu le mécanisme de leurs austères spéculations. Aussi comptais-je
bien y trouver la réponse que je cherchais. Hélas ! l'écorce des
tilleuls attire une espèce de joli insecte, habillé de rouge et de noir,
qu'on appelle communément le « suisse », ou le « bœuf »,
ou le « sergent », et qui pullule au printemps. Ces charmantes
bêtes sont naturellement portées à de persévérantes amours qui les tiennent
unies deux à deux pendant de longues journées. Cet état en quelque sorte
siamois ne les empêche point de vaquer à leurs occupations, d'aller
et de venir sur leurs six paires de pattes et de courir sur le sable
d'un rond de soleil à l'autre. J'admirais ces mouvantes unions et qu'on
pût demeurer enlacés tout en menant le train quotidien de l'existence,
en cherchant sa nourriture, en allant à la promenade, en se visitant
entre voisins. Ces « bœufs », ces « sergents » étaient dans la norme
de la vie ; ils se soumettaient avec un [117]
plaisir non douteux aux lois de l'espèce. Il faut dire que, dans leur cas,
ces lois-là ne manquaient pas d'agrément. Ainsi j'allais
songeant entre les tilleuls de cette allée sableuse. De Gide, il n'était
plus question. Il fallait pourtant
bien que j'arrivasse à me faire une opinion sur lui, car je n'ai pas
pour habitude de laisser une lettre sans réponse. Je quittai mon déambulatoire
et ses spectacles biologiques et je me rendis dans un petit bois de
pins, proche de ma maison, où tout semblait m'inviter à relire en moi-même,
parmi la sérénité des fûts mauves et l'odeur essentielle des résines
coulantes, la leçon de bonheur des Nourritures terrestres. Je
m'étendis sur la mousse, les mains à la nuque, un brin de bruyère entre
les dents, comme un berger de bucolique. « Voyons,
me disais-je, l'enseignement de Gide conduit l'individu à se chercher
dans une solitude de l'âme que viennent seuls visiter les éléments dissociés
de la personnalité. » Quoique la formule
fût assez lourde et manquât de clarté, j'étais soulagé de l'avoir proposée
à ma songerie et je m'en fusse contenté, si une pie, passant dans mon
ciel et s'arrêtant à la cime qui me donnait de l'ombre, n'avait poussé,
juste à ce moment, je ne sais quel éclat de rire qui me sembla avoir
l'accent de la moquerie. Elle fut bientôt rejointe par une compagne,
qui pouvait bien être un compagnon, car il m'apparut qu'à elles deux
elles bâtissaient un nid. « Voilà
un oiseau, me dis-je, qui ne pratique point les joies de la solitude
de l'âme. Il choisit une compagne ; il échange avec elles des propos
qui, pour bruyants qu'ils soient, n'en sont peut-être pas moins de galants
propos. A eux deux ils font un nid ; ils trouvent leur bonheur dans
la fondation d'une famille. Tandis qu'André Gide... Mais aussi André
Gide n'est pas une pie. » Chassé par le
vacarme de ces intempestifs, je transportai ailleurs le chantier de
ma méditation. Je sortis du bois ; je pris la route du village. Elle
s'allonge au flanc d'un coteau issu d'une plaine couverte de vigne et
d'un vallon planté de peupliers. Elle est sinueuse ; elle traverse un
champ de seigle, passe entre deux murs, aborde un boqueteau qu'elle
contourne à l'instant où l'on espérait y trouver quelque fraîcheur ;
en somme, assez semblable en ses façons à l'homme des Nourritures,
lui-même plein de détours, tantôt jouant le franc-jeu, tantôt emmurant
sa pensée, à la vérité aussi attirant que décevant. Je comptais la suivre
jusqu'à l'endroit où elle pique soudain du nez pour franchir le ruisseau
de la Font ; c'est un lieu solitaire, envahi par les roseaux, les prêles
et le bel iris jaune des marais. J'étais bien sûr d'y mener à bonne
fin la délibération dont ce pinson, ces abeilles, ces « bœufs » et ces
pies étaient venus interrompre le développement avec un à-propos qui
tenait de la conspiration. Et déjà je renouais ma pensée au thème gidien
de la solitude égoïstique, quand j'aperçus une voiture à bâche verte
arrêtée là entre deux saules et que je reconnus pour celle de la fille
Percineau. La fille Percineau fait chaque matin le ramassage du lait
dans les fermes d'alentour; elle le livre ensuite à la laiterie coopérative.
[118] « Elle est sur
la fin de sa tournée, pensai-je. Elle va reprendre sa route. » Je ne la vis
pourtant point sur le siège, où elle se tient d'habitude en lisant des
romans d'amour à 0 fr. 60, pendant que son cheval la mène de ferme en
ferme sans besoin d'être guidé. Mais j'entendis sous la bâche verte
un bruit de rires étouffés. Je m'arrêtai à quelque distance de la voiture,
pensant bien qu'il s'y passait des choses très différentes de celles
sur lesquelles, depuis le matin, ma pensée tentait vainement de se fixer.
En effet, aux chuchotements que je perçus quand les rires se calmèrent,
il s'y passait, sans aucun doute, qu'un jeune homme et une jeune fille
étaient près de céder aux conseils de la nature. Or, on sait que sur
la fin d'avril la nature conseille aux pinsons de faire des manières
autour des pinsonnes, aux « bœufs » de marcher sur douze pattes au lieu
de six, aux pies de bâtir des nids et aux laitières de n'être point
cruelles à ceux qui leur viennent prendre un baiser sous la bâche verte
de leur carriole. « Que pensez-vous
de Gide? » Que penser de
Gide par ce matin de printemps où les êtres rencontrés ne vivaient que
deux par deux alors que lui vit en impair, — j'entends dans le sens
où le cœur, le cerveau sont impairs? — Que penser de celui qui a écrit
: Ne t'attache en toi qu'à ce que tu sens, qui n'est nulle part ailleurs
qu'en toi-même, alors que la nature guidait les êtres qui m'entouraient
vers le plaisir partagé, alors que la fille Percineau, entre ses jattes
de lait, combattait la solitude de son âme en faisant à un autre le
don de ses lèvres? Je pensai qu'il
valait mieux remettre ma réponse à plus tard, attendre pour la méditer
que je fusse rentré à Paris, que j'eusse repris contact avec le microcosme
littéraire où les idées l'emportent sur les faits, où l'enseignement
d'André Gide n'est point contredit par les leçons de la nature, et,
laissant la laitière à ses ébats, je poussai jusqu'au village pour y
boire un verre de vin blanc avec mon ami, le forgeron-poète.
maurice bedel.
PROPOS DE L'ENFANT TERRIBLE raisons d'un
prestige
J'ai beaucoup
de répugnance pour les enquêtes. Cela tient sans doute à ce que la question
posée entraîne une réponse sans surprise. Peu de consultés ont le courage
d'affronter l'opinion générale. Il préfèrent la contresigner... Mais
je dois faire une exception pour l'enquête de Latinité. A propos des
soixante ans d'André Gide... Entre parenthèses,
je n'aime pas du tout qu'on insiste ainsi sur l'âge des gens. Surtout
quand il s'agit d'hommes tels que celui-ci. André Gide sera toujours
pour moi, et pour bien d'autres, le révélateur des Nourritures Terrestres
et de Paludes, c'est-à-dire quelqu'un d'affranchi, par définition,
de toute atteinte des années. Le théoricien du renouvellement perpétuel
ne peut être que jeune. [119] Mais la question
est autre. Elle a été soulevée par la remarque de M. W.-E. Suskind au
sujet du protestantisme de Gide : dans lequel il voit la raison de son
universelle influence. Eh bien ! ceci
est une idée entièrement nouvelle. On ne l'avait encore jamais dite.
Et, faute de l'avoir trouvée, personne n'était arrivé à donner une explication
valable de cet ascendant exercé par Gide sur les hommes d'aujourd'hui.
S'il est vrai que le domaine ouvert par le protestantisme soit : « la
conscience individuelle, le désir du bonheur terrestre, tout ce qui
tient à la démocratie », on comprend, non seulement l'œuvre, la
pensée et la carrière de Gide, mais encore leur affinité avec les besoins
de l'homme moderne. Il ne s'agit pas ici de profession de foi religieuse.
Mais d'un état d'esprit, de cette protestation de l'âme contre tout
ce qui veut, au nom d'un idéal extérieur, restreindre la liberté de
la conscience et disqualifier l'indestructible désir du bonheur terrestre. Accorder ces
deux choses (cette conscience et ce désir), d'abord entre elles, puis
avec l'inquiétude morale, héritage des vieilles disciplines ascétiques,
cela peut demander une vie entière. Et c'est ce qu'a fait André Gide.
Et comme c'était le problème qui hantait toute l'époque, on conçoit
quelle autorité lui a valu le fait de s'être consacré à le résoudre.
Sa gloire est, de toute autre manière, inexplicable.
francis de miomandre.
andré gide « Défenseur de l'Occident »? par FRANÇOIS PORCHÉ
L'automne dernier,
quelques admirateurs d'André Gide ont pris l'initiative de célébrer
son soixantième anniversaire. J'ignore si ce Prince de la Jeunesse fut
à part soi très joyeux d'une rumeur qui clamait son âge à tous les échos.
Mais il faut dire que la plupart de ceux qui fêtèrent l'écrivain à cette
occasion étaient des étrangers. Passons. Certains
hommages adressés à Gide n'en sont pas moins à retenir. C'est ainsi
que M. Ernst-Robert Curtius écrit : « Comme Nietzsche, André Gide a
découvert un homme nouveau, une nouvelle région de l'âme. » Et M. W.
E. Suskind ajoute que cet « homme nouveau » selon Gide, l'Européen
de demain, « sera sur le modèle de l'homme protestant ». Aïe ! quelle
grimace dut faire André Gide à la lecture de cette prophétie ! Ayez
donc des disciples pour que, dans leur fureur à vous couronner, ils
vous ramènent, pieds et poings liés, au Temple dont vous avez mis tant
d'application à vous détacher ! Mais passons
encore. Puisque la gaffe est commise, puisqu'il est maintenant déclaré
que le Maître ami des jeunes gens accède à la période mélancolique des
consécrations et des jubilés, des Français, cette fois, directeurs,
d'une publication qui s'intitule Latinité, revue des Pays d'Occident,
ont pensé qu'il y aurait intérêt à instituer une [120] enquête auprès des écrivains de tous les
pays, aux fins de savoir : 1° En quoi consiste la personnalité
de Gide ; 2° Quelle influence il a exercée ; 3° En quoi consiste le
caractère universel, pour ne pas dire la catholicité de Gide à l'heure
actuelle, etc. Évidemment,
le terme « catholicité » doit être pris ici au sens étymologique d’« universalité
». Tout de même, j'imagine, pour le coup, le haut-le-corps d'un Maritain,
d'un Massis, quand ils ont lu ces mots, ou plutôt ce jeu de mots : « La
catholicité de Gide ! » C'est que, en
vérité, les thuriféraires ont l'art de brouiller toutes les notions
autour de leurs idoles. Nous qui professons pour le talent d'André Gide
une admiration d'autant plus ferme et motivée que nous avons, par ailleurs,
blâmé ouvertement la propagande développée par l'écrivain, depuis quelques
années, dans un domaine spécial, soufflons sur ces vapeurs d'encens,
essayons un peu d'y voir clair. D'abord, quand
MM. Curtius et Suskind nous parlent sans rire de « l’homme nouveau »
qu'aurait découvert André Gide, il est permis de se demander si,
dans la notion de cet « homme nouveau », le non-conformisme sexuel
est implicitement, tacitement contenu. Je suis désolé de revenir sur
cette question. Mais on m'y oblige. Il faut être franc. Gide, tout le
premier, n'a-t-il pas horreur de l'hypocrisie, de ce qu'il nomme « le
camouflage » ? Ou bien MM.
Curtius et Suskind, dans leur conception de l'homme gidien, ne tiennent
aucun compte de l'anomalie particulière à André Gide, et, dans ce cas,
l'omission est grave, car (toujours selon Gide lui-même) c'est la sensibilité
tout entière de l'être qui est affectée par la forme que prend le désir
en chaque individu. Ou bien nos deux docteurs admettent, sans toutefois
oser le dire, que « l'homme nouveau » créé par Gide est, sous tous les
rapports, à l'image de Gide. Et alors, quand ils proposent cet homme-là
pour modèle à toute l'Europe, ils abusent. Je ne viens
pas ici pousser le cri de la pudeur outragée. Je soutiens seulement
que, lorsqu'on veut nous prôner le type futur de l'Européen, donc un
certain type humain général, représentatif de l'Occident, il est inadmissible,
il est ridicule de prétendre nous amener à le concevoir sous les traits
d'un homme pour lequel le corps féminin n'est qu'un objet de répulsion,
ou, du moins, pour lequel l'idée de la femme n'est jamais liée aux plaisirs
de l'amour. Cette réserve
importante une fois formulée, qu'il y ait dans la personnalité de Gide
plus d'un caractère qui, sur le terrain intellectuel, font de lui l'un
des parangons de la civilisation occidentale, cela, non seulement je
ne le nie point, mais au risque de contrister mon ami Massis, j'inclinerai
volontiers à le croire. Certes, Gide
a toujours cherché des évasions vers l'Orient ou vers le Sud, bref vers
les pays du soleil. En dehors des facilités qu'il a pu trouver, sous
ces climats, au cours de ses voyages, ou rêver qu'il y trouverait, son
esprit même a maintes fois subi la fascination de l'Asie ou de l'Afrique.
Mais, à vrai dire, Gide est curieux de tout. La curiosité, dans tous
les ordres, jusqu'aux plus élevés, est même [121] sa passion dominante. Il a donc traduit
Tagore, comme il a traduit Conrad, ou William Blake, ou Whitman, ou
Shakespeare. D'ailleurs,
il est à remarquer que Tagore est, à l'opposé d'un Gandhi, un Oriental
qui prêche la conciliation entre l'Asie et l'Europe. Cependant, que
l'on compare un instant au poète hindou son traducteur français, et
l'on s'apercevra aussitôt de l'énorme différence qui les sépare. Il y aurait
un parallèle amusant à établir entre l'atmosphère qui règne à Santinikétan,
le lieu de retraite choisi par le père de Tagore, où le poète,
à son tour, a fondé son école, et la pensée qui préside aux réunions
de l'Abbaye de Pontigny, dont Gide est, comme on sait, l'un des animateurs
les plus zélés. Dans l'Inde, le but visé est d'atteindre, par l'étude
en commun, à une fusion des âmes. Dans l'Yonne, le programme de l'institution
est un rapprochement des esprits par une confrontation des thèses. Là-bas,
sous les vérandas, à l'ombre des manguiers, connaissance et méditation,
science et prière s'entremêlent ; la ferveur de s'instruire est une
ferveur religieuse. Ici, sous le cloître ogival, dans l'humide fraîcheur
des hêtres, on argumente, on ratiocine. Esprit de libre
examen, volonté de tout remettre sans cesse en question, de tout réformer,
voilà précisément en quoi Gide est, peut-être, l'un des tenants
les plus précieux de l’occidentalisme. Les auteurs qui pieusement s'en
remettent au principe d'autorité du soin de nous sauver, sont portés
à ne voir dans l'œuvre gidienne qu'une entreprise perverse de démolition
sociale. Les magies mêmes du style, chez Gide, leur apparaissent comme
autant d'artifices du Malin. Sans doute, Gide s'est trop souvent complu
à bafouer des choses saintes, et cela est affreux ; mais ce fut, je
crois, par son acharnement à railler ce qu'il peut entrer de conventions
dans les sentiments les plus vénérables qu'il était entraîné aux irrévérences
à l'égard de ces sentiments mêmes. Les rapports de famille, par exemple,
Gide les a sapés, au grand scandale des gens bien pensants. Nous réprouvons,
quant à nous, le vif plaisir, satanique en effet, qu'il a paru prendre
à ce jeu. Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de songer que, sous
le couvert du respect dont, habituellement, l'on entoure les images
du foyer, bien des situations immorales, voire parfois monstrueuses,
peuvent trouver un abri. En Occident,
comme ailleurs, il y a deux grandes classes différentes d'esprits :
d'une part, ceux qui, soucieux avant tout de préserver l'ordre établi
(quand ils ne veulent pas nous ramener vers un ordre antérieur), se
font un devoir d'accepter sans discussion tous les préjugés confondus
dans la masse des traditions ; d'autre part, ceux qui prétendent reviser
constamment la table des valeurs morales. Il est clair que Gide appartient
à la seconde catégorie. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne lui soit pas
arrivé de se tromper dans ses propres revisions jusqu'à déployer de
grandes ressources dialectiques pour nous faire partager ses erreurs.
Mais ce qu'il m'importe ici de noter, ce n'est point la rectitude, souvent
en défaut, de ses jugements personnels, c'est son penchant à ne jamais
admettre que quoi que ce [122] soit au monde puisse échapper à ses enquêtes,
c'est le ferme propos, la rage, si l'on veut, qu'il a de faire à toute
chose son procès. M. Suskind n'a
donc pas tout à fait tort, quand, n'en déplaise à Gide lui-même, il
rattache l'idéal gidien de l'homme au protestantisme. Sur le plan intellectuel,
tout au moins, l'observation reste juste. En ce qui me
concerne, élevé que je fus dans la religion catholique, je demeure fidèle,
par le cœur sinon par la pratique, à la confession de mes parents. Mais
j'ai aussi le culte exigeant de la simple vérité terrestre. C'est pourquoi,
lorsque parut Défense de l'Occident, je ne pus, tout en louant
les mérites de l'œuvre, me retenir de dire, d'écrire que, selon moi,
le point faible de la thèse soutenue par Massis, c'était que l'auteur,
dans son ardent appel à tout ce qui pouvait opposer des barrières au
flot montant de l'Asie, eût oublié le protestantisme européen. Comment
expliquer une aussi formidable lacune autrement que par la passion du
catholique militant, lequel continue à ne voir dans la religion prétendue
réformée que le côté destructeur, le schisme, la cassure de l'antique
unité ? Du point de
vue conservateur, lui-même, le protestantisme, en Europe, n'a-t-il donc
rien édifié? Gide qui, durant toute sa vie, a lutté, qui lutte peut-être,
qui lutte sûrement encore, pour renverser en soi les digues morales,
les barrages de scrupule, élevés par son éducation, Gide, je suppose,
doit sourire amèrement lorsqu'il voit nos néo-catholiques confondre
le protestantisme tout entier avec l’esprit de rébellion. Au vrai, le
protestantisme offre deux aspects opposés : l'un, pratique, et qui est
la Règle, une montagne de règles, tout un système de défenses que
Massis, objectivement, étant donné son dessein, n'avait pas le droit
d'ignorer ; l'autre, purement intellectuel, pour ainsi dire de principe,
et qui est l'esprit critique. C'est évidemment cet esprit-là que Gide
représente : l'individualisme protestant, perpétuellement en travail
de tout examiner et, par conséquent, de tout dissocier. Mais, une tendance
pareille, est-ce que l'Europe, en cas de danger, ne pourrait pas la
tourner, elle aussi, à son avantage, l'utiliser pour sa défense ?
Au crible de l'esprit huguenot il faudrait bien que l'Asie elle-même
passât. On va répétant
que le communisme russe est le fourrier de la barbarie orientale ?
Eh ! bien, imagine-t-on une telle dictature implantée en pays protestant ?
Et, puisqu'il est ici question d'André Gide, est-il possible de concevoir
cet écrivain acceptant de plier son jugement, son art, de subordonner
son goût, ses créations littéraires aux directives d'un parti? Ne soyons pas
aveugles, et, surtout s'il s'agit, un jour, de recenser toutes nos forces,
ne prononçons pas d'exclusion, encore moins d'anathèmes. L'individualisme
irréductible d'André Gide, son indépendance intellectuelle sont des
valeurs positives, considérables en Occident. françois porchÉ
andré gide par jean
tenant
Nous lirons
avec intérêt le numéro de Latinité qui publiera les réponses
à l'enquête. Nous rendra-t-il compte fidèlement de l'état des esprits,
touchant André Gide, son œuvre, son influence et, si l'on peut dire,
son enseignement? On en doute. M. Francis de
Miomandre écrit que « peu de consultés ont le courage d'affronter l'opinion
générale ». Nous dirons, nous, au contraire, que peu de consultés auront
le courage, au sujet de M. Gide, de se ranger à l'opinion générale qui,
en la circonstance, est l'opinion la plus sage et la plus juste. L'un
voudra nuancer sa critique jusqu'à la rendre indistincte. L'autre y
apportera des correctifs et des atténuations, en insistant sur l'art
de l'écrivain, le charme de son style, la perfection de sa langue. Il
y en aura peu qui exprimeront nettement, sans ambiguïté, un jugement
fondé sur des idées, des principes, des doctrines. En y réfléchissant,
c'est à ce signe, peut-être, que l'on reconnaîtra le mieux « l'influence »
d'un homme, devant l'œuvre duquel trop d'esprits se trouvent, sinon
désarmés, intimidés, hésitants. Ils craignent, dirait-on, de paraître
brutaux dans leurs affirmations, en face d'un écrivain dont chaque page
vise à décrier la certitude. Nous disons
ce que nous craignons, mais nous nous réjouirons si l'événement nous
apporte un démenti. Il est possible, il n'est pas certain que les premiers
articles provoqués par Latinité agissent sur quelques-uns à la
manière d'un réactif. Tels les articles de M. Francis de Miomandre et
de M. François Porché dans les Nouvelles littéraires du 26 avril. Dans ce numéro
des Nouvelles littéraires, il n'y en a, d'ailleurs, que pour
André Gide ! Outre les deux articles ci-dessus visés, on lit celui
de M. Robert Kemp sur Dostoïevski, où Gide est trois fois cité. Pure
coïncidence? C'est possible. La chose n'en est pas moins digne de remarque. Voyons les articles
de MM. de Miomandre et François Porché. La remarque
de M. Suskind « au sujet du protestantisme de Gide, dans lequel il voit
la raison de son universelle influence » est, selon M. de Miomandre,
« une idée entièrement nouvelle ». Citons : «... Faute de
l'avoir trouvée, personne n'était arrivé à donner une explication valable
de cet ascendant exercé par Gide sur les hommes d'aujourd'hui. S'il
est vrai que le domaine ouvert par le protestantisme soit : la conscience
individuelle, le désir du bonheur terrestre, tout ce qui tient à la
démocratie, on comprend, non seulement l'œuvre, la pensée et la
carrière de Gide, mais encore leur affinité avec les besoins de l'homme
moderne. Il ne s'agit pas ici de profession de foi religieuse, mais
d'un état d'esprit, de cette protestation de l'âme contre tout ce qui
veut, au nom d'un idéal extérieur, restreindre la liberté de la conscience
et disqualifier l'indestructible désir du bonheur terrestre... » [124] On ne saurait
plus nettement parler. Et la déclaration de M. de Miomandre ne laissera
subsister de doute que dans les esprits fermés à l'évidence. Le « réactif »
de M. de Miomandre donnera-t-il les résultats que l'on en peut attendre?
Les écrivains qui se réclament de la morale catholique et traditionnelle
auront-ils tous le courage de se porter à la défense de ce que
l'on attaque ainsi ? Nous verrons bien. En attendant, et dans le
trouble actuel des esprits, où les meilleurs hésitent et se laissent
glisser, nous ne sommes pas sans crainte sur la réponse que nous apporteront
les faits. Cette enquête
vient à son heure et ceux qui l'ont provoquée doivent être loués de leur initiative. Elle nous
permettra de « faire le point ». L'article de
M. de Miomandre était imprimé à la deuxième page des Nouvelles littéraires.
Celui de M. François Porché avait les honneurs de la première page.
Il s'y étale sur deux colonnes, — les deux premières ! M. François
Porché a écrit quelques bons poèmes. Ses vers sont éloquents. Il en
eut de beaux sur la guerre. Il est l'auteur d'une pièce médiocre — en
vers — sur Jeanne d'Arc : La Vierge au grand cœur. Le sujet n'était
guère à sa portée. Il faut une âme de feu, un cœur dévoré d'amour pour
porter à la scène la mission, la vie et la mort de la Grande Inspirée.
Était-il qualifié pour apporter à l'Enquête sur Gide une réponse catholique ?
Il nous dit : « ... Elevé
que je fus dans la religion catholique, je demeure fidèle, par le cœur,
sinon par la pratique, à la confession de mes parents ». Il est
certain que les souvenirs d'une bonne éducation catholique suffisent
pour opposer, aux sortilèges gidiens, d'assez fortes défenses. Mais
M. François Porché, dans le frottement de la vie parisienne, a pris
de mauvaises habitudes d'esprit, et tout le positif de sa « réponse »
— par endroits très ferme et très pertinente — est gâté par le désir
de se montrer traitable et libéral : « Nous
qui professons, écrit-il, pour le talent d'André Gide, une admiration
d'autant plus ferme et motivée que nous avons, par ailleurs, blâmé ouvertement
la propagande développée par l'écrivain, depuis quelques années, dans
un domaine spécial, soufflons sur ces vapeurs d'encens, essayons un
peu d'y voir clair... » M. François
Porché n'y verra pas clair, c'est trop évident. Il n'est pas question,
dans l'Enquête, — explicitement, du moins — de la « propagande spéciale »
de Gide. M. Porché a très éloquemment réfuté les sophismes du « maître »
sur ce point spécial. Mais il ne s'agit pas de cela. Les quarante
lignes de protestation qu'il consacre à cette partie du gidisme, sont
inutiles, voire même dangereuses, précisément parce qu'elles ne sont
qu'une feinte. Il demande,
en effet, à MM. Curtius et Suskind, « si l'homme nouveau »
qu'ils font à Gide l'honneur d'avoir découvert, ou plutôt inventé, et
qu'ils prôneraient comme le « type futur de l'Européen » est «
sous tous les rapports à l'image de Gide » et si certaine anomalie bien
connue — on me permettra de ne pas préciser autrement — doit compter au nombre de ses avantages. Puis
il tourne court et, après [125] avoir observé
que « c'est la sensibilité tout entière de l'être qui est affectée par
la forme que prend le désir en chaque individu », il croît pouvoir
« enchaîner » — comme disent les gens de théâtre — tout naturellement
: « Cette
réserve importante une fois formulée, qu'il y ait dans la personnalité
de Gide plus d'un caractère qui, sur le terrain intellectuel, font de
lui l'un des parangons de la civilisation occidentale, cela, non seulement
je ne le nie point, mais au risque de contrister mon ami Massis, j'inclinerais
volontiers à le croire... » Nous ne savons
si « notre ami » Massis sera contristé de cette trouvaille.
A sa place, c'est de la stupéfaction plutôt que la tristesse que nous
éprouverions.
Après la curieuse
volte-face que nous avons signalée, M. François Porché — dont l'article
est intitulé interrogativement : André Gide, défenseur de l'Occident ?
— nous montre l'écrivain attiré vers l'Orient, dans l'une de ces « évasions
» qui sont, pour lui comme pour la plupart de ses disciples, une nécessité
tyrannique, une tentation constante, sans que, d'ailleurs, au bout de
leur course, ils puissent rencontrer d'autre personnage que le leur...
M. Porché trouve aussitôt l'explication du fait dans la curiosité universelle
de Gide : « La curiosité,
dans tous les ordres, jusqu'aux plus élevés, est même sa passion dominante.
Il a donc traduit Tagore, comme il a traduit Conrad, ou William Blake,
ou Whitman, ou Shakespeare. « D'ailleurs,
il est à remarquer que Tagore est, à l'opposé d'un Gandhi, un Oriental
qui prêche la conciliation entre l'Asie et l'Europe. Cependant, que
l'on compare un instant au poète hindou son traducteur français, et
l'on s'apercevra aussitôt de l'énorme différence qui les sépare. » Suit l'amorce
d'un parallèle, très arbitraire, entre la retraite de Tagore à Santinikétan
et les réunions de l'Abbaye de Pontigny, « dont Gide est, comme on sait,
l'un des animateurs les plus zélés ». Dans l'Inde, on recherche, la
« fusion des âmes ». A Pontigny on vise au rapprochement des
esprits, par une confrontation des thèses... on argumente, on ratiocine. Il convient
d'insister sur la puérilité de ce rapprochement artificiel pour marquer
le peu de sérieux d'une « réponse » qui, par la place qu'elle occupe
dans un grand journal littéraire, serait capable de faire illusion.
Quelle est, je vous le demande, la réunion d'intellectuels où l'on n'argumente,
où l'on ne ratiocine, où l'on ne confronte des thèses ? Le parallèle
entre Santinikétan et Pontigny est de même qualité que ce qui va suivre. En effet, cet
écrivain, ce poète, qui se flatte, quelques lignes plus [126] bas,
d'être demeuré fidèle, « par le cœur, sinon par la pratique, à la confession
de ses parents », écrit sans trembler : « Esprit
de libre examen, volonté de tout remettre sans cesse en question, de
tout réformer, voilà précisément en quoi Gide est, peut-être,
l'un des tenants les plus précieux de l'occidentalisme. » Quel témoignage
de fidélité à là confession catholique ! Mais il y a
beaucoup mieux... On me pardonnera de m'attarder à éplucher ce texte,
mais il n'est pas inutile de montrer ainsi, preuves en main, comment
les idées — les idées qui paraît-il, mènent le monde — sont traitées
par des gens qui, devant les badauds, prennent des attitudes de penseurs. Voici, pour
commencer, une petite insolence, dont la niaiserie passe tout : « Les auteurs
qui pieusement s'en remettent au principe d'autorité du soin de nous
sauver, sont portés à ne voir dans l’œuvre gidienne qu'une entreprise
perverse de démolition sociale. Les magies même du style, chez Gide,
leur apparaissent comme autant d'artifices du Malin. » Cela, c'est
pour vous, Henri Massis. Mais on attend que le bon Porché prouve que
Gide n'est point satanique, et que son œuvre est saine. On attendra
longtemps ! Un escamotage, assez maladroit d'ailleurs, va permettre
à notre « critique » de dire blanc ce qui est noir. Voici : « Sans
doute, Gide s'est trop souvent complu à bafouer les choses saintes
et cela est affreux ; (ah ! ah !) mais ce fut, je crois,
par son acharnement à railler ce qu'il peut entrer de convention dans
les sentiments les plus vénérables, qu'il était entraîné aux
irrévérences à l'égard de ces sentiments mêmes... [Mensonge pur et simple
: Gide s'est attaqué à la nature même des choses saintes et aux
sentiments eux-mêmes, non à « ce qu'il entre de convention »
en eux]. Les rapports de famille, par exemple, Gide les a sapés, au
grand scandale des gens bien pensants (?). Nous réprouvons, quant
à nous (allons, bon ! comme les gens bien pensants !) le vif
plaisir, satanique en effet (alors que signifie l'ironie du début ?)
qu'il a paru prendre à ce jeu. Cependant, nous ne pouvons nous
empêcher de songer que, sous le couvert du respect dont, habituellement,
l'on entoure les images du foyer, bien des situations immorales, voire
parfois monstrueuses, peuvent trouver un abri... » Nous croyons
qu'il est impossible d'aller plus loin dans l'insanité et de montrer
plus de mépris pour le benoît lecteur. Bafouer la famille, y prendre
un plaisir que l'on qualifie satanique, est digne de réprobation, selon
M. Porché ; mais il y a, dans les familles, des situations parfois
immorales, — donc M. Gide doit être loué, il doit être proclamé
« l'un des tenants les plus précieux de l'occidentalisme », et les défenseurs
du principe d'autorité, les bien-pensants, sont à diriger sur
les Petites-Maisons. Tout le reste
de l'article est à l'avenant. Le catholique Porché, fidèle « par
le cœur » (et l'esprit, qu'en faites-vous, ô homme de [127] lettres !)
peut ensuite tenter, au moyen d'un nouveau tour de passe-passe, d'incorporer
Gide à la « Défense de l'Occident», en faisant honte à Massis de
son rigorisme, cela n'a plus aucune importance. Il est bon,
néanmoins, d'expliquer comment, selon M. Porché, « l'individualisme
protestant, perpétuellement en travail de tout examiner et, par conséquent,
de tout dissocier » est utilisable, en fin de compte, contre les
menaces du communisme. Vous croyiez,
peut-être, qu'aux idées subversives, un système éprouvé d'idées constructives
et traditionnelles — faisant appel à la raison pour la défense des biens acquis — avait plus
de chance d'assurer la victoire de la civilisation occidentale que l'individualisme
et l'esprit de dissociation? Erreur ! M. Porché, catholique de
cœur — sinon
de pratique — va vous donner la bonne formule : « ...Une tendance
pareille, est-ce que l'Europe, en cas de danger, ne pourrait pas la
tourner, elle aussi, à son avantage, l'utiliser pour sa défense? Au
crible de l'esprit huguenot il faudrait bien que l’Asie elle-même
passât. » Pour cribler
l'apport asiatique, pour défendre la raison contre la barbarie nouvelle,
rien ne vaut l'esprit huguenot ! M. Porché a
oublié son catéchisme. Les lecteurs des Nouvelles littéraires, quelle
que soit l'ignorance de la plupart d'entre eux, s'en apercevront certainement.
La théologie catholique — non pas même la « Somme » de saint Thomas
d'Acquint, mais le plus humble des résumés — passait jusqu'à présent
pour une assez bonne défense intellectuelle et morale contre toutes
les barbaries. Des générations de penseurs y avaient vu l'une des plus
solides barrières de la civilisation. Erreur, je vous dis ! L'individualisme
huguenot, l'esprit de critique, la raillerie gidienne, voilà qui, en
nous dissociant, dissociera aussi la barbarie. Civilisation, barbarie,
— orientalisme, occidentalisme, — Européens, Asiatiques, nous serons
tous logés à la même enseigne: « On va répétant
que le communisme russe est le fourrier de la barbarie orientale ?
Eh ! bien, imagine-t-on une telle dictature implantée en pays protestant ?
Et, puisqu'il est ici question d'André Gide, est-il possible de concevoir
cet écrivain acceptant de plier son jugement, son art, de subordonner
son goût, ses créations littéraires aux directives d'un parti? » Il importe peu
de savoir si Gide accepterait de plier. Ce qui plierait, c'est la civilisation que son œuvre aurait
affaiblie et troublée. Et voici la
conclusion de M. Porché, à laquelle nous décernerons volontiers la coupe
de la sottise : « Ne soyons
pas aveugles, et, surtout s'il s'agit un jour, de recenser toutes nos
forces, ne prononçons pas d'exclusion, encore moins d'anathèmes. L'individualisme
irréductible d'André Gide, son indépendance intellectuelle sont des
valeurs positives considérables en Occident. » Ce morceau de
bravoure n'a aucun rapport avec la question posée [128] par
Latinité. On s'y est attardé pour montrer le degré d'insignifiance
et de misère intellectuelle où est tombée, chez nous, la presse qui
tient lieu, pour le « grand public », d'éducatrice et d' « éclaireuse
». Nous opposerons à ces balbutiements les fermes critiques que la pensée catholique et la raison traditionnelle ont su dresser
devant les monstres
de la pensée gidienne.
La plus redoutable
critique qu'ait subie l'œuvre de M. André Gide est celle d'Henri Massis. Elle compose
la moitié du second volume
des
Jugements (1). Depuis que ces pages vigoureuses ont été réunies par leur auteur, qui les avait publiées
par fragments dans les revues, entre 1921 et 1923, on peut dire que, si l'influence de
Gide n'a pas été complètement
mise en échec, elle a cessé de gagner en profondeur. L'auteur des Faux Monnayeurs et
de Si le Grain ne meurt peut avoir encore des succès de librairie — qui tendent de plus en
plus à n'être que
des succès de scandale, ce qui est la fin de toute influence, — il ne semble plus devoir faire de nouvelles
dupes dans la jeunesse intellectuelle. D'ailleurs,
combien de nouveaux « maîtres », combien de « sous-Gide» ont surgi,
ces dernières années, dont la vogue a duré l'espace de quelques saisons ? Gide a été frappé
par Massis, sinon mortellement, de façon cruelle et décisive, et il
n'a pu s'empêcher d'en marquer sa surprise et sa colère. Chaque fois
qu'un critique s'occupe de Gide, les amis de Gide et Gide lui-même se
réfèrent à Massis pour l'appréciation des jugements du nouveau venu.
Récemment, M. Poucel ayant écrit sur Gide, celui-ci répondit en disant,
à peu près : « Vous n'avez pas été aussi injuste que Massis, mais...
» Pourquoi la
critique de Massis a-t-elle porté de tels coups à l'œuvre du « Maître » ?
D'abord, parce que Massis, conformément à la méthode classique, a pris
soin de définir nettement son sujet. Or l'œuvre de Gide devait une grande
part de son prestige et de son influence à l'équivoque puritaine. Citons
Massis : « Ce mélange
de moralisme et d'anarchie, de rigueur protestante et d'ivresse nietzschéenne,
donne à l'œuvre où M. Gide se raconte sur un ton modéré de confessionnal,
le plus étrange aspect. Sa direction naturelle, — celle que prend
sa pensée quand elle s'abandonne à son penchant — et il n'arrive pas
à se persuader que ce ne soit la meilleure, l'incline vers l'anarchie,
vers cette force désagrégeante par quoi l'individu tend à se dissocier,
à se risquer, à se jouer, à se perdre. Il ne la ramène vers l'ordre
que par l'effort de la raison pour en faire œuvre d'art. Et c'est à
cela que nous devons cet anarchisme guindé, contraint, ce puritanisme
esthétique jeté sur un fond inavouable. » [129] En
quelques lignes, tout un résumé de critique « anti-gidienne ».
L'art gidien et son prestige de faux-classicisme ont certainement fait
plus pour la propagande de la pensée de Gide que la force de cette dernière.
Cela se voit distinctement à l'examen des œuvres des disciples. Seuls
« l'anarchisme guindé »et le « puritanisme esthétique » s'y retrouvent
à l'état pur, avec la marque originelle. La démarche intellectuelle
y est moins assurée. La sensibilité, l'esprit, le raisonnement ont pu
subir la corruption de l'initiateur ; c'est vainement, celui-ci, avec
un rire méprisant, refuse de se reconnaître dans le miroir que lui tendent
les fils de sa pensée. Il est le «
spectateur pur », tel que nous en avons vu le modèle dans le dernier
livre de M. Duhamel. (Le Club des Lyonnais.) Encore ne faut-il
pas que le spectacle lui soit présenté comme étant son œuvre. Certes,
il a écrit : « J'aime mieux faire agir que d'agir », mais le simple
regard de connivence du disciple qui vient d'agir dans ce qu'il croit
être le droit fil de son enseignement, lui est importun. Approuver,
encourager, c'est, de la part d'un maître, collaborer, donc se donner.
Or, écrit précisément Massis : « André Gide
est essentiellement l'homme qui se refuse. Toute affirmation
le gêne, le brutalise en ce qu'elle oblige à prendre parti, ce qui est
encore se livrer. » L'immoralisme
d'André Gide consiste en ceci : Tenter le cœur, l'âme et l'intelligence,
en leur montrant l'infinité des voies offertes hors les lignes tracées,
connues, éprouvées, permises, en disant à l'homme : « Ton plein
épanouissement est au prix de cette aventure exaltante et périlleuse.
» C'est le conseil du Malin au premier couple : « Vous serez comme des
dieux », Henri Massis, le premier, l'aura dit : « Il n'y a qu'un
mot pour définir un tel homme, mot réservé et dont l'usage est rare,
car la conscience dans le mal, la volonté de perdition ne nous sont
pas si communes : c'est celui de démoniaque. Et il ne s'agit pas ici
de ce satanisme verbal, littéraire, de cette affectation de vice qui
fut de mode il y a quelque trente ans, mais d'une âme affreusement lucide
dont tout l'art s'applique à corrompre. » Se soumettre,
choisir, se limiter, se contraindre, autant d'entraves, autant de barrières
que rejette ou écarte l'esthétique gidienne. Il n'y a pas de bonnes
ni de mauvaises impulsions en nous ; il n'y a que des « possibilités
» qu'il nous appartient de réaliser en actes, en faits, harmonieusement.
Ce que certaines passent pour avoir d'exceptionnel, d'anormal, cessera
de l'être à partir du moment où nous l'aurons annexé aux mœurs. Henri Massis
a bien vu, et surtout parfaitement dénoncé l'origine de cette théorie
: le déséquilibre profond, le trouble fondamental de son auteur, en
faveur desquels celui-ci travaille pour leur susciter des répondants
et des complices : « Il construit
à son usage et à l'usage de ceux qui lui ressemblent, une cité close,
un état spirituel fermé, où tous ceux qui souffrent de ce déséquilibre,
de cette anomalie dont il a fait le principe de sa réforme, sont conviés
à vivre selon l'institution nouvelle. » [130] Jean-Jacques
Rousseau, au début de ses Confessions, mettait au défi son lecteur
de se dire meilleur que lui-même, après avoir pris connaissance de ses
aveux, de ses souffrances et de ses misères. Gide répugne à ce plaidoyer.
Il revendique, pour ce que Rousseau reconnaissait être le péché, le
droit à la vie, au respect, à la considération sociale, à l'admission
au « cercle de famille ». Car tout ce qui est en nous, tout ce qui est
de nous aspire à la vie. Le gentil, le pur Alain Fournier, l'auteur
du Grand Meaulnes avait stigmatisé, en 1914, cette prétention
exorbitante. Il écrivait à Henri Massis : « Que nous veulent
ces gens qui mettent leur vertu à tout chérir en eux? Il n'y a d'homme
que celui qui choisit, qui décide de son choix, fût-ce arbitrairement,
fût-ce injustement. On ne fait quelque chose de valable et de bon qu'à
ce prix, en traçant brutalement au besoin une allée bien droite dans
le jardin des hésitations. » Mais l'acte
délibéré, mené à son terme, entraîne une satisfaction de l'esprit, une
paix de la conscience qui, précisément, s'opposent à l'inquiète curiosité
et à l'instabilité gidiennes. L'immoralisme gidien exclut tout repos
dans la certitude : « J'en veux
mortellement à toute théorie qui ne m'enseigne pas un emploi suffisant
de ma force et de ma vertu... Je languis dans les contrées sans risques
et je reconnais les Hespérides, d'abord en entendant rugir le Dragon...
Toute théorie n'est bonne que si elle permet, non le repos, mais le
plus grand travail. » C'est bien de
l'audace. Et il y a bien du ridicule à moquer les contrées sans risques
de la morale traditionnelle. Henri Massis lui répond très pertinemment
: « Que M. Gide
se rassure : un chrétien, un homme, digne du nom d'homme, ne se sent
jamais pris dans une morale admise et d'usage courant. Il n'y a pas-de
sainteté toute faite, disait saint François de Sales ; il n'y a
pas davantage d'humanité toute faite. Il a fallu des siècles à l'homme
pour élaborer l'homme, et bien que le modèle soit connu, quel long effort
chaque humain ne doit-il pas accomplir pour tenter de le réaliser en
lui-même ? Il n'y faut rien de moins que sa vie personnelle tout
entière, et n'est-ce pas plutôt parce qu'il est difficile d'y atteindre
qu'on en voit tant se détourner vers ce qui ne leur laisse rien qu'une
ample liberté de mourir ? » On ne saurait
mieux montrer le vice essentiel de l'immoralisme gidien : une hypocrisie
audacieuse, au service de la plus grande lâcheté et d'un insatiable
appétit de jouissance. Une citation
encore, qui met en lumière l'un des aspects du gidisme : « Il invite
au voyage, au vagabondage, à la découverte, mais tout débouche sur son
étroite prison dont il voudrait nous convaincre qu'elle est à l'image
de l'univers. La route qu'il prétend ouvrir sur la vie est une route
barrée qui ne mène qu'à lui-même. » Après cet exposé,
on comprendra qu'ayant reçu, comme la plupart de nos confrères, le questionnaire
de Latinité, nous hésitions à y répondre. Que dirions-nous de
plus qu'Henri Massis ? [131] C'est peut-être
l’« invitation au vagabondage » qui nous a le plus frappé dans l'œuvre
d'André Gide. Mais l'aventure nous a, dès l'abord, repoussé par son
manque de poésie et sa médiocrité. Si nous avions
répondu à l'enquête, nous eussions réduit l’« invitation au voyage »
aux proportions d'une « invitation au déménagement. » Gide, c'est
le mauvais camarade qui n'entre chez vous que pour critiquer votre installation.
Il vous pousse à vendre vos meubles, pour en acheter d'autres ; il revient
peu après : c'est l'emplacement des meubles qui ne lui convient pas
; ensuite, il vous propose de changer la disposition des pièces : le
salon à la place de la salle à manger, la chambre à coucher à la place
du cabinet de travail... Enfin, lorsque vous avez tout bouleversé, il
vous dit avec un sourire : « Vous n'allez pas, je pense, vous éterniser
dans cet immeuble? » Gide, esprit
curieux, je le veux bien. Mais c'est à la façon des bandar-log, du
peuple-singe de Kipling : « Jouons
à l'homme, est-ce bien important ? Frère, regarde ta queue qui
pend ! Le peuple singe est étonnant. » Je n'ai pas
insisté sur... l'anomalie gidienne. Sur ce point-là, aucun sophisme,
aucune théorie ne saurait retenir un seul instant ma pensée. L'animal
qui, paraît-il, sommeille au cœur de tout homme, ne saurait changer
de nom pour complaire à M. Gide et à ses « disciples ». Et Corydon,
en dépit des notes et références, est un livre dégoûtant. jean tenant. [132] (1) Un volume.
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