LÉON
PIERRE-QUINT
ANDRÉ GIDE
L'HOMME SA VIE — SON ŒUVRE ENTRETIENS AVEC GIDE ET SES CONTEMPORAINS 1952
LIBRAIRIE STOCK
DELAMAIN et BOUTELLEAU 6, rue Casimir Delavigne PARIS
LIVRE I
SA VIE – SON ŒUVRE 1869-1933
INTRODUCTION 1933
Entre l'œuvre
et la vie de Gide, les rapports sont plus étroits, plus dépendants que
chez d'autres essayistes. Les propositions de Gide sont éclairées constamment
par sa vie, l'auteur, par son évolution. Ses débats de conscience, par
les modalités de son caractère. Réciproquement l'établissement de sa
biographie, première partie de ce livre, m'a été facilité par les confessions
de Gide, le centre de son œuvre n'étant qu'une continuelle confession. La seconde
partie est consacrée à l'étude des traits caractéristiques de l'art
gidien. C'est-à-dire à l'examen de conscience. Comment, malgré le dédoublement
du moi, les « bonnes raisons » que chacun se donne, l'inconscient, repaire
du diable et tout un appareil intérieur de duperie, parvenir à voir
clair, à se saisir soi-même ? Le mot « sincérité » a-t-il même un sens
? Rien de moins systématique que
l'œuvre de Gide. Néanmoins ses livres : prose lyrique, romans, soties,
nouvelles et critiques proprement dites, qui sont tous des essais, tous
des prises de position, ne seraient-ils qu'interrogatifs ou de refus
devant certains problèmes, tracent, même brisée, une ligne de conduite,
forment un enseignement. Aussi ai-je essayé de dégager au centre de
cet essai, quelques aspects d'une morale. [1] Enfin, j'ai donné un développement
relativement important à la critique sociale qui peut être tirée de
cette œuvre et qui préoccupe aujourd'hui l'auteur et notre temps. (1)[2]
PREMIERE PARTIE : SA VIE
chapitre premier l'enfance
André Gide
descend par son père de paysans huguenots, par sa mère de fonctionnaires
de robe ; d'un côté, les âpres Cévennes ; de l'autre, l'épaisse et verte
Normandie. Ces origines géographiquement opposées seraient, selon Gide,
une des causes de ses contradictions de caractère. Cependant quand
un pasteur mit en rapport ses parents : Paul Gide, professeur de droit,
avec Juliette Rondeaux, riche héritière, ce mariage unissait, avant
tout, des traditions religieuses à des traditions bourgeoises. C'est
dans cette famille austère qu'André Gide naquit à Paris, le 22 novembre
1869.
A six ans,
nous raconte l'auteur, (2) il était encore un enfant sournois
; il « rapportait » aux bonnes ou piétinait les pâtés de sable de ses
camarades. On peut le voir, sur une photographie avec un visage pâle
et vieillot, et affublé par sa mère d'une lourde robe à carreaux. [3] A L'Ecole Alsacienne,
c'était un cancre. Bientôt il fut renvoyé du collège pour mauvaise conduite
: un précoce instinct sexuel s'était éveillé en lui, comme une force
de révolte. Dans l'ombre qui enveloppait ses premières années, il n'est
pas surprenant que ses démons aient pris naissance. Cependant,
à onze ans, quand son père meurt, il sort de son état de demi-sommeil.
Mais, à partir de ce moment, l'amour de sa mère se referme sur lui et
l'enveloppe d'une sollicitude à chaque instant pesante et importune.
Il grandit
au milieu de trois femmes tristes, que dominait la crainte de mal agir
ou de mal penser : c'est Anna Shackleton, une vieille fille recueillie
par la famille ; c'est sa tante Claire, obsédée par la peur de déchoir
: — Nous nous devons, répétait-elle, de ne jamais voyager qu'en première
classe ; au théâtre de ne pas aller ailleurs qu'au balcon... Nous
nous devons... Cette devise de l'esprit bourgeois devenait l'objet
de perpétuelles discussions. Enfin, figure symbolique du Devoir, voici,
auprès de lui, sa mère, toujours vêtue de noir. C'est une femme modeste,
pleine de bonne volonté, timide, austère et sévère. Entre elle
et son fils pointait déjà l'incompréhension. Ayant raconté un jour qu'un
de ses camarades s'est déclaré athée, le jeune André interroge : « Qu'est-ce
que cela veut dire : athée ? — Cela veut dire : un vilain sot ». Les
réponses de sa mère étaient définitives, sans issue, sans réplique possible.
Quand les questions de l'enfant se faisaient plus pressantes : « Tu
comprendras plus tard... » Peu à peu le
petit André était réduit au type familial. Son foyer lui paraissait
le centre du monde. Il n'imaginait plus rien au delà, sinon un univers
répétant indéfiniment des familles riches, bourgeoises et puritaines
semblables à la sienne. Il admirait, comme la forme de la beauté, l'appartement
qu'il habitait avec les siens, rue de Commaille, cet appartement aux
lustres en girandoles de cristal, au salon alourdi d'or, aux meubles
recouverts de housses. Plus tard, en face d'un camarade [4] pauvre,
il sera mal à l'aise et ne comprendra pas la misère.
Quand sa mère
voulut le faire retourner au lycée, il fut pris subitement de crises
nerveuses ; il tombe à terre, souffre, son corps tressaute et se contorsionne.
Il est vrai que son oncle Charles Gide, (3) passant un jour devant lui
sans prendre garde à ses mouvements, l'enfant se relève sans difficulté,
honteux et furieux. Crises simulées ? Peu importe : la simulation elle-même
est déjà le début d'une névrose. C'est ainsi
qu'il échappe à l'astreignante discipline du collège. Une « vie irrégulière...
désencadrée... rompue » s'ouvre dans son enfance sévère. Mme Gide le
mène à Lamalou, puis à Gérardmer pour le soigner. C'est pour lui la
joie de courir au milieu des falaises, des rochers, des cascades. Il
devient, pour son âge, un botaniste émérite ; il collectionne des papillons,
des insectes, des larves. Il observe les ébats des lapins, le vol des
hirondelles, ou simplement, les petits cercles que fait la pluie en
tombant dans un bassin. Au cours de
cette existence de vagabondage, ses précepteurs et ses professeurs de
piano se succèdent, grotesques fantoches, ignorants et bornés. L'un
lui raconte ses malheurs conjugaux ; l'autre cherche avec lui un appartement.
C'est miracle, pense-t-il plus tard, que, dans ces conditions, son instruction
n'ait pas été manquée. En hiver, il
est à Uzès, dans la famille de son père. Quand il va rendre visite à
un de ses cousins, qui est pasteur, on ne le laisse pas partir sans
le sermonner, le bénir, prier avec lui et pour lui. Dans chaque foyer,
une Bible est présente. Rien ne touche le jeune André davantage que
ces tableaux de famille où l'aïeul, entouré de ses enfants à genoux,
plein de sublime confiance en Dieu, récite des actions de grâce « sans
requêtes ». [5]
André
Gide a seize ans. Son expression, un peu énigmatique et concentrée,
fait penser à quelque Saint Jean-Baptiste adolescent. Ses yeux fuient
dans un rêve intérieur. D'épaisses lèvres sensuelles, ombrées par un
léger duvet, ajoutent à la ferveur de son sombre visage. Il porte une
cravate lavallière noire, qui abat ses pans flottants sur un gilet fermé
très haut. De brusques et excessifs mouvements d'amitié, suivis de retraits
ombrageux, trahissent en lui le drame de l'orgueil et de la timidité.
Déjà il se livre à des examens de conscience. Il a commencé à tenir
un « journal intime ». A l'âge de
la puberté, il traverse le monde, où sévit le péché originel, protégé
par une cuirasse d'innocence. Les revendications de la chair lui sont
des épouvantails. «... Il est préférable, dit- son cousin Albert à sa
mère devant lui, que ce grand garçon rentre avec vous le soir, quand
vous venez dîner ici... » Lorsqu'il apprend
qu'un de ses camarades traverse, pour regagner sa demeure, le passage
du Havre, repaire de damnation, il se précipite, tout secoué de sanglots,
à ses genoux : « Oh ! je t'en supplie... N'y va pas !... » Pourtant,
un soir de printemps, une de ces femmes « à voix de goule ou de sirène
» l'aborde : « Faut pas avoir peur comme ça, mon joli garçon ! » Aussitôt,
il rougit, ses tempes battent et il s'enfuit presque en larmes, avec
l'impression de l'avoir échappé belle : « Ah ! fi ! Si c'est ça la vie
qu'il faut vivre, écrit-il dans son « journal », j'aime mieux mon rêve...
mon rêve... les chimères plutôt que les réalités. » Ses lectures mêmes
sont surveillées. Il lit à haute voix, devant sa mère, les ouvrages
de la bibliothèque paternelle. L’Albertus de Théophile Gautier
les fait rougir tous les deux et ils en sautent des strophes. A partir
de ce jour, d'ailleurs, la surveillance se relâche. Alors c'est
une boulimie de lectures. Les poètes, tous les poètes, bons ou mauvais,
Victor Hugo, Baudelaire, Sully-Prudhomme, Heine, l'enivrent. Les plus
grands événements de sa vie, entre quinze et vingt ans, ce sont deux
lectures bien [6]
différentes : la Bible et les Mille et Une Nuits, qui
l'enthousiasment également.
Le plus souvent,
il partageait la joie de ses découvertes avec sa cousine Emmanuèle R...
Depuis l'âge de douze ans, il s'était attaché à elle de toute sa tendresse
passionnée. C'était une douce et grave jeune fille, qu'il jugeait de
vertu presque surnaturelle. Sa mère s'étant enfuie, elle avait envisagé
cet événement comme une honte quasi ineffaçable, et le jeune André lui
avait alors juré de l'abriter pour toujours « contre la peur, contre
le mal, contre la vie ». (4) Déjà la ferveur religieuse
se mêlait à leur amour d'enfant. Au temple, un dimanche, en écoutant
le sermon du pasteur, il se vit, en rêve, tenant sa cousine par la main
: « vêtus tous deux de ces vêtements blancs » dont parle l'Apocalypse,
ils avançaient par le chemin difficile de la « porte étroite » et regardaient
vers le ciel, éblouissement pur... Ainsi ils grandissaient ensemble
et se retrouvaient, chaque année, aux vacances, dans les propriétés
normandes de leurs parents.
A seize ans,
Gide prépare sa première communion : l'enseignement du pasteur lui paraît
si sec et si rébarbatif qu'il se demande tout à coup s'il a la vocation
d'un protestant. Ne serait-il pas un catholique qui s'ignore ? En fait,
aucun dogme ne le contente. Mais débarrassé de l'étude du catéchisme,
avec quelle joie il se tourne spontanément vers Dieu. C'est l'été suivant.
Ses cours sont finis. Il mène une véritable vie d'ascète, couche sur
une planche, se plonge dès l'aube dans l'eau glacée, se relève la nuit
pour la prière. A ces pieux élans, il mêle des travaux profanes. Il
reprend sa grammaire grecque, refait de l'algèbre, « recopie le quatrième
livre » de l'Ethique, « en négligeant les scolies, pour mieux saisir
dans son ensemble... la suite des propositions. » (5) Cette sorte d'état
séraphique se prolonge des mois durant... [7]
Le voici à
l'entrée de la vie, libre de tout souci d'argent, disposant à son gré
de ses journées, de ses années. O temps bienheureux d'avant-guerre où
l'oisiveté était permise, honorable ! Quoique sa mère le maintînt toujours
sous sa tutelle, elle ne décourageait pas, contrairement à tant de familles,
sa vocation d'homme de lettres. Dans son cahier de comptes, elle se
contentait d'inscrire, sous « frais de carrière d'André », les dépenses
que nécessitait l'impression des premiers ouvrages de son fils. Un projet de
livre l'habitait maintenant, où il voulait tout mettre : c'étaient les
Cahiers d'André Walter. L'ouvrage lui paraissait « si noble, si
pathétique, si péremptoire », qu'il ne doutait pas, après sa publication,
d'obtenir la main d'Emmanuèle. La vie, en effet, ne lui était « plus
de rien sans elle » et il la rêvait « partout l'accompagnant »... Tel
il s'engageait, confiant, dans un avenir qu'il voyait fait à sa volonté
: « Je ne changerai, s'écriait-il, [mon existence], contre aucune ».
Mais la vie n'avait pas encore ouvert devant lui ses faces les plus
réelles, qui allaient ébranler tout son fier équilibre intérieur... Pour écrire
son livre, il s'est enfermé, seul, près d'Annecy, dans un petit chalet
loué, avec un piano qu'il a fait venir. Là, de l'aube au soir, il écrit.
Il a arrêté sa pendule et sa montre. Mais, lorsque, pour se délasser,
il s'approche de la fenêtre — les marronniers sont en fleurs — c'en
est fini de sa quiétude. Les désirs insatisfaits de sa chair qu'il a
voulu négliger, avilir, surgissent dans une irrésistible poussée intérieure,
et prennent tous les détours pour se rappeler à lui. S'il se promène
dans le village, des visages d'enfants retiennent ses regards : c'est
ici un jeune vaurien qui plonge dans la rivière. Ah ! se baigner avec
lui ! Être une brute qui ne pense plus. Alors, il décide de ne plus
sortir que la nuit. Mais la nuit, la crainte du péché l'épouvante davantage.
Une obsession musicale le hante, [8] jusqu'au
détraquement nerveux. Une femme affreuse, au visage de poupée, surgit
et soulève sa robe. En disparaissant, elle ouvre une bouche noire comme
un trou : « Mon Dieu, s'écrie-t-il, préservez-moi de la folie ! » (6)
Mais c'est en vain qu'il crie à l'Eternel ! Sa foi chancelle. Ah ! ses
beaux rêves d'enfant, quand il se voyait, « en vêtements blancs », monter
avec Emmanuèle vers le bonheur. Il sait aujourd'hui ce qui s'agite dans
le cœur clos et dans la vie chaste de l'ascète. En vain cherche-t-il
à « se faire violence ». (7) Le diable est entré avec lui dans sa retraite. Rien dans son
éducation ne lui a fait prévoir cette lutte à mener. A peine s'est-elle
installée en lui qu'elle lui semble injustifiable. Il se demande s'il
n'interprète pas mal son devoir, ou si la morale qu'on lui a enseignée
est la bonne. Dieu ne peut pas vouloir que l'homme se déchire. Ne serait-il
pas préférable de céder au désir ? « Mais que faire ?... Je ne sais
rien, je suis ridiculement ignorant de cela. Alors où ? dans la rue,
une de ces femmes errantes... » Ah ! Un conseil, un maître, un guide
! Il pense qu'il ne peut pas être le seul sur terre à souffrir ainsi.
Il voudrait révéler ses tourments afin qu'ils puissent servir à d'autres
qui sans doute les éprouvent comme lui. Dès cette époque, il songe à
baisser le masque, à révéler publiquement son trouble intérieur. Mais à vingt
ans, — surpris, presque épouvanté de sentir chanceler en lui ses principes
moraux, sa ferveur religieuse, ses habitudes de vie, tout le retient
encore. Il résiste à son doute. Il résiste à ses sens. C'est le commencement
de la lutte épuisante qu'il va soutenir contre son enfance puritaine.
La lutte de
l'homme contre la chair formait le sujet même des Cahiers d'André
Walter, mais restait enveloppée d'un style musical, mystérieux,
vague et éthéré, conforme aux tendances symbolistes de l'époque. L'ouvrage
est achevé : c'est [9] un manuscrit composé de toutes petites
feuilles de papier à lettres, quadrillé, pauvre papier pelure, couvert
d'une écriture serrée, presque enfantine, et sans aucune rature. Avec
ce livre, Gide comptait répondre à l'inquiétude de toute sa génération. Son impatience
était grande. Les lettres qu'il recevait de la capitale lui apportaient
comme des souffles d'air enfiévrés. Il voyait, là-bas, ses camarades
s'entraîner, s'exciter ; c'était la ruée des ambitions : « J'arriverai
trop tard, s'écriait-il, et je n'en serai plus ! » Il rentre à Paris,
et sans même chercher un introuvable éditeur bénévole, fait tirer à
ses frais une édition ordinaire « pour satisfaire à l'appétit du public
» qu'il s'imaginait « devoir être considérable ». L'insuccès
de la vente fut total. Dépité, il mit cette édition au pilon. Seule
parut une édition de luxe, tirée à 190 exemplaires (8) S'il y en avait
eu trop, il y en aurait trop peu maintenant. Il en envoya cependant
quelques-uns, accompagnés de dédicaces ferventes jusqu'à l'emphase,
à des auteurs dont il n'avait pourtant pas lu une ligne. Quelques réponses
l'enchantèrent. Ce « triste
et merveilleux bréviaire des vierges », lui écrivait Maeterlinck, est,
« ... à certains moments, éternel, comme l'Imitation... ». «
Cela sort, écrivait Huysmans, des ... abominables vulgarités... »
; Henri de Régnier l'invitait à aller avec lui « chez M. de Heredia
» ; Mallarmé l'appelait « le Rare Intellectuel » et lui demandait de
venir rue de Rome « avant personne, mardi soir, dès à peine huit heures,
pour mieux se parler ». C'est ainsi que, curieux, tremblant et ravi,
il entra dans les « serres chaudes » du symbolisme...
1890 ! Moment émouvant pour un jeune homme qui cherchait [10] sa voie dans les lettres ! On sentait qu'il se passait quelque chose. La littérature s'était dédoublée. Entre le « boulevard » et « l'avant-garde », l'opposition était plus vive que jamais. Les symbolistes luttaient par le dédain, avec la volonté de rester obscurs, rares, isolés. Les naturalistes les accusaient de névrose ou de mystification et leur opposaient les tirages massifs de leurs propres romans. Les textes
symbolistes paraissent, au contraire, dans de toutes petites revues,
aussi rares qu'éphémères. Chaque coterie, pour s'imposer, avait la sienne.
Gide s'occupa de plusieurs d'entre elles avec son premier et grand ami
: Pierre Louys.
Les deux jeunes
gens s'étaient connus à l'Ecole Alsacienne. « Tu aimes donc les vers
? » lui disait un jour Louys, en le voyant lire du Heine. Peu de temps
après, ils étaient liés. Enfant grandi
trop vite, flexible et délicat, mais plein d'un irrésistible bouillonnement,
d'une juvénilité exubérante, Louys se donnait à la vie, en attendant
« les femmes et le génie ». (9) Il essayait en vain d'entraîner avec
lui le pauvre Gide, perclus de scrupules et de réticences, mais pourtant
intérieurement aussi passionné que lui.
Dès le lycée,
les deux amis créèrent, avec Franc-Nohain, Michel Arnauld, (10) Maurice
Quillot, la Potache-Revue, au nom dérisoire. Puis, ce fut la
Conque, petit tract bien modeste encore, de huit pages, au prix
de 10 francs-or. Le vieux Parnasse y patronnait le symbolisme. Leconte
de Lisle et Heredia voisinaient avec Henry Bérenger, le futur « commissaire
aux essences » pendant la guerre, et Léon Blum. Cependant le Centaure,
qui succéda à la Conque, fut enfin un recueil de luxe, avec
des estampes originales en couleurs signées : Jacques-Emile Blanche,
Puvis de Chavannes, Odilon Redon... Mais Louys
était seul directeur en nom : Gide se réservait, [11] car il sentait que le symbolisme n'était
pas son mouvement. Sans doute,
pendant quatre ou cinq ans, il traversa ces milieux, dont il était devenu,
très rapidement, « un des plus lumineux lévites ». (11) Ainsi
entouré de Quillard, Hérold, Viélé-Griffin, Henri de Régnier, Mockel,
Bernard Lazare, il se laissait porter par le mouvement des cénacles. On discutait,
sans fin, Wagner, Hegel, les lakistes et les préraphaélites. Le vers
libre venait d'être introduit. Les manifestes se suivaient. Tous
les littérateurs étaient poètes... Au milieu de
cette floraison surabondante de groupes, Gide sut déjà reconnaître quelques
rares écrivains, qui devaient s'imposer plus tard. Mallarmé devint son
maître vénéré : convié à ses « mardis », il écoutait religieusement,
ému parfois jusqu'aux larmes, ce petit bourgeois modeste qui, devant
ses disciples, poursuivait son insaisissable chimère : l'Idée pure surgie
du Verbe. C'est à la
même époque qu'il découvrit, par l'intermédiaire de Louys, Paul Valéry
: avec eux, il forma, au sein des petits clans symbolistes, un trio
plus inspiré, plus tendu que les autres groupes. Valéry était un tout
jeune homme, au regard extraordinaire, d'une conversation éblouissante,
absorbé, lui aussi, par les problèmes d'idées les plus pures « que l'on
puisse jamais se proposer ». (12) Il sera l'homme le plus
important de sa génération, prédisait Gide. Les trois amis
consacraient leur temps à toutes sortes d'exercices prosodiques : acrostiches,
etc. (13). Entre Gide et Louys, se poursuivait une correspondance
assidue, passionnée, avec des discussions byzantines infinies. On eût
dit de deux théologiens traitant de l'essence divine. Les lettres de
Louys [12] étaient toujours composées en caractères
gothiques, et même en « onciale », comme il disait, avec de l'encre
violette à reflets mordorés, parfois sur un magnifique vélin, comme
des enluminures moyenâgeuses. Déjà hanté par sa manie de paléographe,
Louys, tout en calligraphiant avec une prestesse surprenante, passait
des nuits à les confectionner.
Tout absorbé
qu'il était par le « culte » de l'art, Gide ne mena pas moins, au cours
de ces années, une vie pénible de sombre et superficielle agitation.
C'était alors un grand jeune homme mince, chaste, grave et maniéré,
aux yeux pâles, aux cheveux abondamment bouclés de poète, avec une barbe
folichonne et presque noire. Il parlait peu, les dents serrées, une
langue rare. Sous un vaste chapeau de feutre noir, il se drapait déjà
romantiquement de la cape brune et mystérieuse, qu'il a toujours portée
depuis. Parfois il tenait dans la main ou enfouissait dans la poche
une Bible, que, dans son enfance, il ne quittait point, qu'il sortait
à tout instant et « en présence de gens précisément dont [il avait]...
à redouter la moquerie ». Dans les salons
littéraires, où il se laisse entraîner, malade de timidité, il ne fait
guère que « quelques apparitions épouvantées... » Mais dans le « monde
où l'on s'ennuie », on attire volontiers toute figure nouvelle. Chez
les Beignères, il entrevoit le jeune et gentil Marcel Proust, qui paraissait
le protégé d'Anatole France. Gide représente l'avant-garde. — Alors,
c'est vrai, lui dit-on, que vous comprenez Mallarmé ? On lui présente
le sonnet qui commence par : « M'introduire dans ton histoire...
» et qui prête à tous les fous-rires des dames... — Expliquez-nous...
Soudain, point de mire de tout le salon, ragaillardi par l'ironie générale,
il retrouve son courage. Mais un autre jour, où il s'est mis au piano,
il s'arrête brusquement, les pieds sur les pédales, les mains inertes
sur le clavier, incapable de continuer, pris de panique... C'est à cette
époque qu'il rencontra Wilde, élégant, adulé, le regard triomphant :
« Je n'aime pas vos lèvres, lui confiait Wilde, elles sont droites [13] comme
celles de quelqu'un qui n'a jamais menti. » Puis il éclatait de rire
et Gide restait tout décontenancé. Les rapports
humains lui étaient devenus malaisés. Même au milieu de ses camarades,
incapable de naturel, il cherchait, comme un comédien, des artifices,
prenait des poses ; inquiètement soucieux de ses gestes, il les avait
étudiés chez lui devant la glace. Sa présence glaçait : on n'osait plus
se livrer à des propos trop libres, ce qui augmentait la gêne du malheureux
puritain malgré lui. Henri de Régnier avait composé cette laconique
épitaphe : « Ci-Gide ». Louys lui envoyait, le jour anniversaire de
la Saint-Barthélémy, ce télégramme : « Ils t'ont oublié... » Pierre Louys,
en qui se réveillaient parfois des instincts de gauloiserie, avait juré
de « dégourdir » son ami. Il avait une sorte de plaisir sadique à choquer
sa pudeur. Malgré son insistance, il n'était pas parvenu à ce que Gide
entrât dans sa garçonnière de la rue Rembrandt. Il lui fit alors envoyer
un télégramme par Mauclair lui annonçant son suicide, mais Gide, craignant
quelque stratagème, se fit accompagner par Hérold pour se rendre au
domicile de son ami et le fit passer le premier. Louys, en pyjama, ouvrit
la porte et gueula : — On ne peut donc pas me laisser faire l'amour
tranquillement ! Mais la plaisanterie engendrait de graves brouilles
quand Louys envoyait, par exemple, à deux heures du matin, les pensionnaires
d'une « maison » sonner à la porte de l'appartement où Gide habitait
avec sa mère.
Ainsi se prolongeait
sa jeunesse inutile, sa chasteté sans issue. « Commandements de Dieu,
s'écrie-t-il, jusqu'où rétrécirez-vous vos limites ? » (14) Et voici que
soudain tout cède en lui, les règles lâchent. C'est la révolte. Son
passé, sa famille, jusqu'à son appartement de la rue de Commaille, tout
lui apparaît d'une insupportable laideur. Ah ! s'échapper ! Partir !
Partir ! [14] Son
ami Paul-Albert Laurens a décidé de s'embarquer pour la Tunisie. Ils
s'y rendront ensemble. Aussi timide et chaste que lui (quoique dépourvu
de scrupules religieux), Laurens est également résolu à tenter l'aventure.
Gide partait, intrépide comme les chevaliers de la légende, à la conquête
de sa personnalité, décidé à vaincre son ignorance, sa peur des êtres
et de l'inconnu. En même temps, il se sépara de sa Bible : ce livre
dont il s'était continuellement nourri, il ne l'emporte pas avec lui
quand il s'embarque, en octobre 1893, pour les oasis du désert saharien. Sur le bateau,
au milieu de la mer qui l'éloigne véritablement pour la première fois
de son enfance, il sent qu'il ira désormais, sans reculer, jusqu'au
bout de ses désirs, aussi difficiles, déroutants, dangereux qu'ils puissent
être... « Tout doit être manifesté, même les plus funestes choses. Malheur
à celui par qui le scandale arrive, mais il faut que le scandale
arrive. » [15]
CHAPITRE II
LA RÉVÉLATION
DU DÉSERT
C'est en Algérie
que Gide fut pris d'un goût de la vie sans égal, d'un fiévreux besoin
d'être, de jouir, d'aimer. Le soleil, la nature, l'ardeur des plantes,
les jeunes créatures, la simplicité de l'amour, le libérèrent
enfin de l'étreinte puritaine. « Nathanaël, je ne crois plus au péché
! » Non, la terre n'est pas maudite ! Gloire au corps humain ! Aucun
remords ne ternit ici la beauté des enfants du désert. Dans cette âpre
contrée brûlante, loin de toute civilisation, le plaisir, n'importe
quel plaisir, est naturel : il se prend ; il se donne, et le soleil
purifie tout. Gide a la révélation de lui-même et de la véritable nature
de son désir. Il resta deux
ans d'une manière presque ininterrompue dans cet orient de Mille
et une Nuits. Ce fut sa période de lyrisme. Et pourtant il ne fut
jamais aussi malade que pendant ces deux années. Il se crut tuberculeux,
et se vit mourir comme son père. Il interrompit la marche, épuisante
pour lui, qu'il avait projetée vers le sud de l'Algérie, et fut contraint
d'hiverner à Biskra. C'est là que
commença sa lente et merveilleuse convalescence. Biskra, oasis aux blanches
terrasses, avec ses « séghias », petites rigoles d'eau si précieuses,
et son « lagmi », vin de palme, sève naturelle qu'il suffit de recueillir.
Rejetant la [16]
condamnation du médecin, il se cabra contre le sort. Retrouver la santé
devint son premier devoir. « Vivre ! s'écria-t-il, je veux vivre !. »
(15) Il s'entoure des enfants indigènes de Biskra et le spectacle de
leur santé, de leurs mouvements, de leur grâce l'aide à surmonter une
maladie, qui est surtout nerveuse. Quand sa mère, de Paris, accourt
pour le soigner, elle est bientôt forcée de repartir : c'est seul et
sans aide qu'il veut guérir. Il a quitté ses vêtements sombres. Il fait
couper sa barbe, et dès lors, un peu effrayé, il lui semble que son
visage, comme démasqué, laisse voir à nu sa résolution nouvelle.
Au cours de
son second voyage en Algérie, ayant rencontré Oscar Wilde, il fut entraîné
par lui à de nouveaux dérèglements. Fébrile, tendu, forcené, entouré
d'une bande extraordinaire de maraudeurs, Wilde, à la veille de son
procès, se laissait mener par une sorte de fatalité. Gide se donna,
comme lui, à tous les plaisirs. Un matin, après avoir serré toute la
nuit dans ses bras « un parfait petit corps sauvage, ardent, lascif
et ténébreux », il court, seul, comme un fou, dans la campagne, léger,
flottant, délivré, laissant éclater sa formidable joie. Pourquoi toutes
ses nuits désormais ne seraient-elles pas aussi belles ? Il imagine
un monde redressé, sans contrainte et sans règle, une ère nouvelle dans
sa vie... C'est dans
cette exaltation qu'il écrivit les Nourritures Terrestres. Brûlons
nos livres inutiles, détruisons nos souvenirs, brisons les attaches
du passé : l'âme, peu à peu vidée, communiera avec la nature entière
dans un panthéisme charnel et mystique. Gide cherchait à prolonger le plus longtemps
possible son séjour en Algérie. Il avait même acheté un terrain, en
vue de s'installer définitivement sur cette terre élue. Un jeune boy
arabe lui servait de domestique : c'était Athman. Athman a quatorze
ans, le teint très noir, il porte une chemise de soie [17] rouge pour plaire à son nouveau maître. Gide l'initie aux
mystères de la prosodie française ; ils sortent ensemble et jouent comme
deux enfants. Athman s'était tellement attaché à lui que Gide l'aurait
volontiers amené à Paris, si sa mère, à l'annonce de ce projet, n'avait
répondu par de grands cris de protestation. Mme Gide est d'ailleurs
effrayée par l'excessif enthousiasme que trahissent les lettres de son
fils. A sa mère, à Emmanuèle, à Pierre Louys, il ne peut s'empêcher
de faire part de sa métamorphose. Il voudrait; confier à tout l'univers
le secret qui l'habite...
Quand il rentra
à Paris, sa déception fut si cruelle qu'il songea un moment au suicide.
Quoi ! Rien n'avait changé ! C'étaient les mêmes cafés, les mêmes écrivains
symbolistes, perdus dans les mêmes châteaux forts. Autour de lui « chacun
s'affairait », comme s'il n'était pas de retour, comme s'il n'avait
pas un important message à révéler. Il échappe alors à l'accablement
en se réfugiant dans l'humour : « Moi, cela m'est égal, parce que j'écris
Paludes ! » Soudain il
est rappelé à La Roque, où sa mère est mourante. Agenouillé devant le
corps immobile, qu'il est seul à veiller avec une vieille servante,
voici qu'il retrouve les prières et les gestes de sa pieuse enfance.
En rouvrant les livres saints, il pleure éperdument. C'est presque
aussitôt après ce deuil qu'il épouse sa cousine, Emmanuèle R... La jeune
fille avait toujours la même foi en sa mission : elle entrevoyait pour
lui une vie magnifique, austère, exemplaire, qu'elle craignait même
d'entraver. Lui, fidèle au vœu de son enfance, voulut se dévouer pour
elle, la protéger et l'entraîner vers un bonheur qu'il se figurait,
témérairement, respirable pour elle comme pour lui. Il ne se rendait
pas compte que le bonheur ne se donne pas ; il s'échange : on ne peut
rendre un être heureux que si, réciproquement, il vous rend heureux. Mais Gide espérait
alors concilier en lui tous les contraires, la possession et le renoncement,
la joie païenne et l'amour [18] mystique, la
griserie des Mille et une Nuits et l'ascétisme de la Bible.
Dans sa jeunesse intrépide qui croyait tout possible, il crut possible,
malgré sa découverte toute fraîche du plaisir, une extraordinaire aventure,
une aventure sublime qui, tous deux, devait les conduire, par delà le
bonheur, à quelque chose de plus... à la « sainteté ». (16)
Ainsi le mariage de Gide est au centre de sa vie ; il explique tout
; il commande tout. Pour le comprendre, il faut imaginer le dénouement
de la Porte étroite, modifié : à la fin de l'ouvrage, Alissa,
au lieu de fuir, épouse Jérôme. La cérémonie,
simple et discrète, fut célébrée le 8 octobre 1895, dans le petit temple
d'Etretat.
Mais à peine
a-t-elle eu lieu que Gide se sent enfermé dans un devoir qui n'est plus
le sien. Toute sa tendresse va vers cette femme, mais tout son esprit
est orienté ailleurs, et tout son désir. Il s'aperçoit qu'elle a une
vie propre, et il se découvre une responsabilité nouvelle. La pensée
de l'irréparable l'effraie. Tout se heurte dans son esprit... En cette année
même, il achève les Nourritures terrestres, où il accueille toutes
les satisfactions. L'année suivante, il écrit l'histoire de Saül,
qu'il voit vaincu et asservi par ses désirs. Puis, il fait paraître
L'Immoraliste, qui exalte son ancienne audace. Cependant, s'il
étouffe auprès des dévots, la révolte lui paraît vaine, et la liberté
impie. Le doute l'a repris comme à l'époque de son adolescence. Et de
nouveau se pose à lui, mais plus réelle, plus pressante que jamais,
l'interrogation de toute sa vie : « Tu veux servir à quelque chose.
Il importe de savoir à quoi. » Pendant plus
de vingt ans, il va tourner et retourner le problème sous toutes les
faces. Il n'est pas durant cette période, de position morale qu'il n'adopte,
ne pousse à bout dans un [19] livre,
puis ne rejette. La critique déconcertée ne peut le suivre. Francis
Jammes interrompt un article sur lui, parce qu'il ne parvient pas à
cerner sa personnalité. Lui-même avoue : « Je ne suis jamais que
ce que je crois que je suis, et cela varie sans cesse. »
Il s'égare... jusqu'à ce qu'enfin, après un long effort, il affirme
n'être pas loin d'être heureux, vouloir l'être de plus en plus — et
le devenir. C'est dans
cette montée que nous allons le suivre, dans cette lutte d'un homme
marchant à la connaissance et à la possession de lui-même. [20]
CHAPITRE III
« QUE CHACUN
SUIVE SA PENTE... MAIS EN MONTANT »
Dès le lendemain
de son mariage, Gide retourna, avec sa femme, en cette Algérie, dont
il gardait une inconsolable nostalgie. Mais quelle déception pour lui
! C'est l'hiver, et le pays, sans chaleur, est méconnaissable. Les enfants
charmants de Biskra et de Blidah, dont la présence l'avait guéri il
y a quatre ou cinq ans, étaient devenus des hommes, vulgaires, déformés
par leur métier, happés par le gain. Gide croyait que c'était sa propre
jeunesse qui était morte. « J'ai décidément passé l'âge, écrivait-il,
où le voyage est un enrichissement heureux. » (17) Un à un, comme
des morceaux de peau morte, se détachaient de lui les espoirs de sa
vie d'écrivain. Le trio qu'il avait formé avec Valéry et Louys s'était
dispersé. Valéry, sentant en Rimbaud et en Mallarmé, sous deux formes
différentes, la perfection absolue, l'extrême limite de la poésie, des
points d'aboutissement indépassables, s'était enfermé dans une retraite
silencieuse dont il ne devait plus sortir jusqu'à la guerre. Avec Louys,
Gide s'était brouillé. « Etre unique, lui écrivait-il encore d'Algérie,
viens, viens ! » Mais dès que Louys l'eut rejoint, sa personnalité fantasque,
envahissante, tyrannique lui parut plus insupportable que jamais : l'un
voulait aller au [21] soleil, l'autre à l'ombre ; l'un parler,
l'autre se taire. Ils ne devaient plus se revoir. (18) Tandis que Louys,
avec Aphrodite, allait conquérir le grand public, Gide rentrait
dans l'obscurité. Ses anciens
camarades de cénacle l'avaient quitté. Il s'était également fâché avec
un des plus notoires d'entre eux : Henri de Régnier. (19) On concédait
dans les chapelles symbolistes qu'il avait donné des espérances avec
ses petites plaquettes un peu ésotériques (la Tentative amoureuse,
le Voyage d'Urien), mais on le considérait désormais comme perdu. — Gide ne fera
jamais rien, déclarait Heredia peu de temps avant sa mort. Quand parut
L'Immoraliste, la déception fut complète dans l'avant-garde :
L'Immoraliste était un « roman » ! Si les écrits de Gide étaient
plus ouverts, le grand public pourtant les ignorait. Il avait la réputation,
qui nous surprend aujourd'hui, d'être un auteur difficile. La critique
officielle se moquait de ses tirages restreints. Mais lorsqu'on n'a
que cent ou deux cents lecteurs, on fait tirer l'ouvrage en conséquence.
Il fallut des années pour épuiser les premiers cinq cents exemplaires
des Nourritures terrestres. Dans la presse, personne ne signala
ce livre, pourtant si nouveau. (20) Saül ne sortit pas des tiroirs
de l'auteur ; Antoine qui s'était d'abord intéressé à la pièce, la refusa
en déclarant que les premiers actes étaient du Shakespeare, mais les
derniers... du Maeterlinck. Après avoir
été une sorte de « grand homme » dans le symbolisme, rien ne paraissait
à Gide plus pénible que cette [22] injustice. L'horizon se fermait devant lui : il avait
l’impression de parler dans le désert.
Gide est au
plus bas de la courbe de sa vie. Il sent que quelque chose est fini
en lui, et que quelque chose n'a pas encore commencé. Une sorte de vide
s'ouvre dans sa vie, un long vide, comme on en trouve dans l'existence
de beaucoup d'écrivains. Aucun événement important d'aucune sorte ne
marqua cette période, où le désir le tenait sans qu'il parvînt à la
vraie satisfaction. « Je ne fais
rien, avouait-il ; je ne lis rien ; je n'écris rien. Tout ce printemps,
j'ai attendu l'été, et tout l'été, j'ai attendu l'automne ». (21) Entre
1902 et 1908, c'est-à-dire entre L'Immoraliste et la Porte
étroite, Gide cessa presque complètement de travailler, sinon à
de courts articles de critique. Il ne pouvait fixer sa pensée. Il piétinait
: « Je sens, à n'en douter pas un instant, que j'ai déjà passé trente
ans et que pour être qui je suis, je n'ai plus un instant à perdre
». (22) Mais il était arrêté par des troubles nerveux
qui rappelaient ceux de son enfance. D'irréductibles insomnies le laissaient
pantelant de fatigue. Il essayait tous les traitements. C'était tantôt
le poumon, tantôt le foie qu'on déclarait atteints : la médecine préfère
soigner des organes plutôt que la conscience. Il retourna
à Champel, où il fit une vraie « saison en enfer ». Ou bien il allait
soudain, seul, se réfugier dans un petit village perdu au fond de la
campagne : « Si vous saviez, écrivait-il à Ducoté, dans quel état j'ai
vécu ces trois nuits blanches, vous m'approuveriez de partir, plantant
tout là, devoirs, rendez-vous, occupations sérieuses et plaisirs...».
(23) La Roque était son port d'attache. Au premier contact, la vie de
famille le calmait. Mais le répit était bref. A Paris, il ne faisait
que de courts séjours. Vers 1904, il se fit construire à Auteuil, en
vue d'y recevoir des parents et des amis, une villa trop vaste, dans
le [23] style torturé de l'époque, avec coins et recoins, de manière
à ce que chacun y pût travailler en toute tranquillité. Mais il ne prit
pas la peine d'en achever l'installation intérieure qui resta toujours
incommode ; l'architecte n'avait pas encore terminé ses travaux que
déjà Gide repartait... Il traversait
l'Allemagne, l'Autriche, errait de préférence dans le bassin méditerranéen,
en Espagne, en Italie, en Afrique du Nord, où il revint cinq ou six
fois encore dans l'espace de dix ans ; plus tard il poussa même jusqu'en
Grèce, en Turquie, en Asie Mineure. Pendant toute sa vie, Gide n'a cessé
de vagabonder sans jamais rester plus de quelques semaines à la même
place. Mais à cette époque de sa jeunesse, il donnait l'impression d'un
voyageur « traqué ». Il a dépeint, à la fin de L'Immoraliste, cet
état d'instabilité : le soir, harassé de fatigue, le voyageur arrive
dans une ville inconnue, but de l'étape ; le lendemain, sans avoir la
patience de rien visiter, comme poursuivi par on ne sait quel démon,
il quitte tout pour aller... ailleurs, toujours plus loin. C'est que l'inquiétude
était entrée dans sa vie. Malgré des périodes de gaieté où, avec des
parents, des amis ou leurs enfants, il retrouvait son naturel amusé
(celui qui apparaît dans ses « soties »), l'inquiétude le hantait fréquemment.
Elle contorsionnait sa pensée. Il se croyait obligé de se disculper,
de se justifier devant lui-même : c'était un interminable dialogue intérieur. En tête à tête
avec un visiteur, il demandait souvent : — Etes-vous inquiet ? Vous
? à voix un peu basse, penché vers l'autre et cela signifiait : — Craignez-vous
Dieu ? Félix Bertaux
raconte qu'un jour, le visage concentré dans l'interrogation : — Que
représente pour vous, lui dit Gide, la communion des Saints ? et comme
Bertaux garda le silence, Gide lui aurait déclaré plus tard : — Vous
ne savez pas ce que cela a été pour moi... Il y avait
sans doute dans ses attitudes torturées, de l'affectation. Gide vivait
alors en partie contrefait. Une question fondamentale le dominait :
de tout son être il aspirait à être [24] vrai et tout l'obligeait à mentir. C'est
que la nature particulière de sa sexualité l'avait mis en opposition
avec son éducation et son milieu, avec la religion et la société : le
drame de sa vie était là. Il ne s'inquiétait du problème de Dieu que
dans la mesure où celui-ci était inscrit dans sa chair. Il ne se résignait
pas à être coupable. — Est-ce ma
faute, pensait-il, si je ressens tels désirs ? Serait-ce pas une lâcheté,
puisque Dieu m'a doué du don de parler, de penser, que de ne pas exprimer
ce qui est en moi ? Mais dès qu'il
se laissait aller à son penchant, il reculait, car, pour le dogme, il
n'y a pas de fatalité physiologique : chacun est responsable de son
âme et peut la diriger dans le sens où il veut, incliner ses désirs
et leur résister. — « Que peut
un homme ? » se demandait Gide. Où est la vérité ? L'insaisissable vérité
? Alors il reprenait,
avec un soulagement de joie, les Évangiles : peu à peu, le livre s'illuminait.
Non, il n'y a pas d'interdiction dans les paroles du Christ. « Heureux
ceux qui... répète Jésus, heureux... » Ce sont les dévots qui rétrécissent
l'image du Christ ; c'est la religion qui a fini par le crucifier une
seconde fois. Mais il entendait soudain comme une moquerie diabolique
: — Peut-on être
chrétien aussi longtemps qu'on est tenté par le plaisir ? Peut-on allier
à l'amour de Dieu le désir des créatures ? Peut-on concilier « le ciel
et l'enfer » ? — Ah ! J'ai
peur de blasphémer... avouait-il. Plus tard, un jour où Gide m'expliquait
que le Christ n'a jamais annoncé que joie et bonheur : — Sur terre,
demandai-je ? — Oui. Le Royaume
de Dieu, c'est la joie éternelle dans l'instant, dès à présent, ici-bas.
Lisez Num Quid et tu. — Mais
pourquoi laissez-vous subsister, dans votre livre, la croyance à l'autre
vie, à l'après-vie ? — J'ai eu
peur... Il parlait comme un voyageur revenu de loin. Il voulait
dire : —J'ai eu peur... d'aller jusqu'au bout de ma pensée, et cependant
je ne peux vivre dans le compromis. [25] On imagine
difficilement, il est vrai, la force d'oppression des préjugés sexuels
avant 1914. A cette époque déjà si lointaine, l'adultère était l'unique
licence tolérée par la société, (et de ce fait, chérie par les psychologues).
Toute autre liberté dans l'amour était bannie. Il y avait de quoi reculer
: à un certain ordre bourgeois, alors tout-puissant, l'inversion paraissait
aussi menaçante que l'anarchisme. L'inverti était marqué d'infamie,
ou plus exactement, il n'y avait pas d'inverti, car tous, semblablement
atterrés, se camouflaient plus ou moins habilement. Un Jean Lorrain,
un Pierre Loti devaient, pour faire accepter leurs livres, transposer
le sexe de leurs personnages. Vingt ans après son drame avec Verlaine,
Rimbaud restait encore exclu de la presse.(24) Wilde était cloué au
pilori de l'Angleterre déchaînée. Sorti de prison, l'ancien triomphateur
de la vie, devenu une lamentable épave, livré à la crapuleuse débauche,
déambulait sur le boulevard de Paris et ses anciens amis cherchaient
à l'éviter. Lorsque Gide le rencontre, il s'assied avec lui à la terrasse
du Napolitain, mais en prenant soin, a-t-il avoué, de tourner le dos
au public des passants. Les défenseurs
de Wilde, même en France, étaient très rares à cette époque : cependant
sa Salomé fut jouée à l'Œuvre, à titre de protestation contre
sa condamnation et quelques-uns n'hésitèrent pas à faire à la pièce
un succès symbolique. Gide et Edouard Ducoté organisèrent un dîner qui
réunit, avec Wilde, quelques-uns de leurs amis. Dans L'Immoraliste,
Michel embrasse avec ostentation, au milieu d'un salon, Ménalque,
un autre réprouvé. La tragédie
de Wilde avait stimulé chez Gide son besoin d'affranchissement. Il admirait
l'auréole du grand paria. Il ambitionnait pour lui-même, non son sort
de victime, mais le martyre. Le martyre de Wilde lui apparaissait comme
un faux martyre, puisqu'il n'avait pas eu le courage d'un aveu et de
[26] revendiquer publiquement ce qu'il était.
Lui, il sentait obscurément, mais avec certitude, qu'un jour viendrait
où, dans des confessions, il mettrait en pleine lumière le secret de
sa vie, le drame de sa pensée. Il savait qu'il n'échapperait à l'impasse
que par une logique toute puritaine, quelles que pussent être les conséquences. — Tout cela
doit éclater, et éclatera... Ce moment serait
celui de sa libération et mettrait fin à son angoisse. Mais ce dévoilement
lui paraissait si ondoyant encore, si effarant, si scandaleux qu'il
en reculait l'approche. Pouvait-il avoir seul raison contre tous ? Et puis, il
s'effrayait non seulement de sa pensée, « mais de la peur que certains
amis en avaient ». L'écrivain le plus audacieux craint plus ses proches
que le public. — Il faut bien
que je le confesse, dira-t-il plus tard, un amour aussi (son amour pour
Emmanuèle) détourne beaucoup de soi-même... Mais c'est une question
dont je n'ai pas le droit de parler... Ainsi des scrupules
et des sympathies ruineuses l'inclinaient aux accommodements qu'il haïssait.
Ses dérobades, ses fuites, ses détours n'avaient pas d'autre cause ;
il voulait forcer ses contradictions intérieures. Cependant il
sentait la vie qui palpitait sur terre, là, à la portée de sa main,
et la crainte de ne pas en jouir pleinement était pour lui l'objet d'un
autre déséquilibre : « J'ai peur, disait-il, que tout désir,
toute puissance que je n'aurai pas satisfaits durant ma vie, pour leur
survie ne me tourmentent. » Une insatiable
curiosité le poussait, aussi forte que son inquiétude. Un jour, dans
une petite ville d'Algérie, ayant rencontré l'étrange cortège d'un mariage
arabe, il le suivit pas à pas jusque dans la cour de la maison nuptiale,
où de fanatiques musulmans déjà le menaçaient. Ce n'est que lorsqu'un
ami le tira par le bras qu'il revint à lui. Absorbé par le spectacle,
il avait perdu toute prudence. Sa curiosité était une sorte d' « avidité
de l'esprit et des sens » : il pensait que sa curiosité impliquait
le risque.. [27] Dans les ports,
elle atteignait au paroxysme. Quand il passait à Marseille pour se rendre
en Algérie, la bruyante ville, son énorme commerce, ses étrangers de
passage, la prostitution dans ses vieilles ruelles exaltaient son ardeur,
sa soif, son besoin de tirer parti de toutes les satisfactions. Ayant
considérablement impressionné le lieutenant Dupouey et obtenu son amitié,
pour rester à la hauteur où il pensait que celui-ci l'avait placé : — Si je ne
deviens pas, disait-il en souriant, le héros d'une aventure, ou si je
ne me tue pas dans six mois, que pensera de moi Dupouey ? (C'était d'ailleurs
le ton d'un certain dandysme alors en vogue.) Sous l'influence
des Nourritures terrestres, il y avait, entre ses amis et lui,
une sorte d'émulation dans le goût de l'« expérience » : une entrée
dans un bar, une conversation avec un marin, une promenade dans le port,
ce que Nietzsche appelle « les mauvaises fréquentations », de telles
démarches leur semblaient le point de départ de toutes espèces de tentatives. Mais, au milieu
de ses audaces, Gide hésitait, louvoyait : c'était alors un être papillonnant.
Il paraissait atteint d'une maladie de l'attention. Sa mobilité était
devenue légendaire. Il était toujours dehors. On ne le voyait jamais
moins que lorsqu'on habitait chez lui à Paris. Parfois on l'attendait
toute une soirée. Un jour, à l'hôtel de Noailles de Marseille, où il
était descendu, Edmond Jaloux le demanda, et comme il était absent,
le portier expliqua : — Oh ! M. Gide
ne fait toujours qu'entrer et sortir. Ne pouvant
se laisser aller au plaisir sans remords, Gide renchérissait. Il parlait
du désir avec la même frayeur que des choses sacrées, en mots susurrés,
avec délectation, avec concupiscence. La volupté lui paraissait quelque
chose d'immense, d'émouvant et de dangereux. Cependant devant les spectacles
qui s'offraient à lui, comme s'il les voyait pour la première fois,
il avait des étonnements ingénus, des airs mystérieux, des sourires
entendus, des aveux soudains suivis de brusques réticences. [28] Il avait fait
la connaissance d'Henri Ghéon qui devint, jusqu'à la guerre, (25) son
plus intime confident et qui l'accompagna dans la plupart de ses voyages.
Ghéon travaillait comme médecin à Bray-sur-Seine et faisait vivre sa
mère. Retenu toute la journée par sa profession, le soir, il venait
à Paris dans une petite automobile, originalité à l'époque, et ne s'en
retournait parfois qu'au matin, ramenant avec lui des camarades. Ensemble, les
deux compagnons menèrent une vie libre et agitée. Ils s'amusaient à
se cacher et à provoquer à la fois... — Il faut vivre
dangereusement... Avec Ghéon,
il se plaisait à toutes sortes d'extravagances. Ils avaient fait venir
d'Algérie l'ancien petit guide de Gide : Athman, et sortirent à Paris,
pendant quelque temps, accompagnés de ce jeune négrillon. Athman assistait
aux rencontres littéraires du groupe. Il était même passé du rang de
domestique au rang de poète. On espérait des publications prochaines
de lui. 1900 : L'Exposition
universelle était reine. Ghéon, Gide et Athman venaient flâner devant
des souks tunisiens reconstitués, près des attractions, des carrousels
et des marchands. C'est un de ces petits cafés arabes qui servit de
décor à Jacques-Emile Blanche quand il fit les portraits de ses amis.
On peut voir sur son tableau (26) un mince jeune homme aux moustaches
tombantes à la Vercingétorix, en vêtements mi-voyage, mi-artiste. Ce
personnage a l'air grave, frileux et comme accablé. Son regard vague
cherche à se fixer : c'est Gide. Auprès de lui, Ghéon, assis sur un
tapis oriental : il a une tête de satyre barbu, pleine de bonhomie,
de vivacité acerbe, de jubilation, un rire égrillard et rabelaisien.
Dans le fond, Eugène Rouart et Chanvin. Au centre, dans un somptueux
costume indigène, un peu ahuri : Athman Ben Sala. Après quelques
semaines, le jeune Arabe, devenu plein de prétentions littéraires, et
sentant qu'on ne savait plus que faire [29] de lui, se fit héberger par divers amis
de Gide successivement. Bientôt rapatrié en Algérie, il y devint un
grand marabout lyrique, composa des poèmes échevelés, tout en se livrant
au hachisch. Il avait réconcilié, à sa façon, le ciel et l'enfer.
Les années
passent. Anticipons les événements : en 1907, Gide s'est remis à un
travail plus suivi. Il a fait paraître le Retour de l'Enfant prodigue.
Plusieurs projets de livres se précisent dans son esprit. Il rédige
la Porte étroite. Pas à pas,
il avance mais sans geste imprudent. Dans la Porte étroite, sa
pensée reste encore presque impénétrable. Cette évocation de son ascétique
enfance est si fervente que le lecteur peut se tromper sur son véritable
sens, qui n'apparaît que dans les dernières lignes du livre. Alissa,
qui a renoncé à Jérôme pour Dieu, découvre, au moment de mourir seulement,
un ciel vide : c'est « l'éclaircissement brusque et désenchanté
» de sa vie. Va-t-elle blasphémer quand elle comprend qu'elle a lâché
la proie pour l'ombre, l'amour pour une fausse morale, et qu'elle va
mourir seule, sans Dieu et sans Jérôme ? Gide, qui n'a
cessé de résister à lui-même, se demande alors pourquoi il s'est condamné
à rouler comme Sisyphe continuellement sa pierre. Ne serait-il pas plus
naturel de la laisser au creux de la vallée et de s'asseoir dessus
? Oui, à la fin, on se fatigue de lutter en vain ; on se demande pourquoi
cet obscur et pénible labeur sans cesse renaissant ? Pourquoi ces sacrifices
inutiles ? Pourquoi ce raidissement de l'âme ? Pourquoi ? Gide venait
de franchir une étape. Sa période de vide prenait fin. La lutte continuera
cependant contre les dévots qui feront pression sur lui. Mais il voit
maintenant le chemin : « Que chacun suive sa pente... mais en montant
».
Tandis qu'il
se débattait seul avec lui-même, l'influence morale et littéraire de
ses petits livres s'étendait lentement autour de lui. Il bénéficiait
encore de la notoriété des chapelles [30] symbolistes : avoir été connu
de dix écrivains d'avant-garde permettait alors à un nouveau venu, même
ignoré du public, d'être admiré par la jeunesse. Il arrivait
effectivement, de temps à autre, que telle plaquette de Gide indifférente
à la critique et presque introuvable, allât toucher, par des voies mystérieuses,
un adolescent isolé dans sa province et que cette lecture bouleversait.
De différents coins de France, des lecteurs nouveaux prenaient contact
avec l'écrivain. Quelques-uns de ces lointains amis — les plus authentiques
— se rapprochèrent de Gide et formèrent un groupe autour de lui. Le plus souvent,
il entrait en rapport avec eux en cherchant à connaître l'auteur de
tel article qui avait paru sur lui. Ghéon, chargé de faire un « papier.
» sur les Nourritures Terrestres pour le Mercure de France,
lui avait écrit et était allé le voir. Avec des quantités
de réserves, Gide lui avait confié les épreuves de l'ouvrage encore
inédit. Alors la lecture avait été pour Ghéon une révélation, une source
d'enthousiasme, d'où naquit leur amitié. C'est en des
circonstances analogues que Gide dénicha Jacques Copeau, qui venait
de lire L'Immoraliste avec des transports d'admiration. Dans
son « journal intime », il interpellait l'auteur, le tutoyait, l'attendait.
Copeau avait publié, dans une petite revue d'art dramatique, une notule
sur ce livre, puis était parti au Danemark pour se marier. C'est à Copenhague
qu'il reçut, écrit en jolie ronde appliquée, un mot de Gide, un mot
très bref, un peu mystérieux comme Gide sait les rédiger, incitant,
appelant une réponse... Et Copeau répondit avec quelle joie ! Quand
il revint en France, Gide s'attendit à trouver quelque adolescent pathétique
: ce fut un garçon de trente ans, robuste, assuré, avec une grande barbe
noire, qui entra, ce qui ne les empêcha pas de devenir amis. Parfois Gide
se plaisait à étonner. Il avait découvert à Marseille une petite plaquette
de vers symbolistes, Une Ame d'Automne, qui lui était dédiée
: elle était signée Edmond Jaloux, qui avait alors dix-huit ans. Jaloux
rentre chez lui, trouve son [31] ami Miomandre avec un inconnu : un grand jeune
homme, qui se lève, se nomme : — Je suis André Gide. Sensation. Son influence
personnelle sur ses amis était plus directe encore que celle de ses
livres. Il avait la passion d'enseigner : — Je vous lirai la plume à
la main, déclarait-il, quand on lui apportait un manuscrit. Il le rendait
avec des annotations en marge ; il supprimait surtout les mots inutiles.
Si son ascendant, son exigence d'écrivain transformaient parfois les
faibles en impuissants, quel profit les esprits créateurs ne tiraient-ils
pas de sa discipline. — A vingt ans,
raconte Ghéon, j'écrivais à tort et à travers avec facilité et abondance...
: poèmes, drames, critiques... J'ai rencontré Gide ; j'ai compris ce
qu'était l'effort, la difficulté, l'art. Pendant des années, je me suis
abstenu à peu près complètement de créer. A présent, j'écris au courant
de la plume : mon instrument est formé. — Quand j'ai
présenté à Gide mon premier ouvrage, un mauvais roman de tout jeune
homme, explique Jean Schlumberger, je ne connaissais rien en littérature.
J'avais lu Loti, d'Annunzio et, au hasard, quelques romanciers à la
mode. C'est Gide qui me remit dans la bonne voie, qui m'ouvrit de nouveaux
horizons... Ce rôle d'éclaireur,
Gide le joua également pour la génération suivante : — Je venais
de faire paraître la Danse de Sophocle, déclare Jean Cocteau,
quand j'ai connu Gide. Avec Ghéon, il s'était amusé à écrire dans la
N. R. F. un article très dur, mais qui faisait preuve, au fond,
de sympathie. Si je répondais je comprenais. J'ai répondu, en remerciant.
Dorchain, Rostand m'avaient fait des articles d'éloges dithyrambiques.
Cela ne signifiait rien. Gide et Ghéon vinrent chez moi, rue d'Anjou.
J'étais ignorant de tout. C'est Gide qui m'a appris ce qu'est le monde
moderne et l'art ; qui m'a fait découvrir Rimbaud et le style. Que ne
dois-je pas à Gide... Combien de
« jeunes » éprouvaient alors ce sentiment de [32] gratitude.
C'était Jacques Rivière, qui, ayant économisé pour acheter l'une après
l'autre les plaquettes de Gide, dévoré d'un feu intérieur, écrivait
à son ami Alain-Fournier : « Fais-toi disciple d'André Gide... » C'était
Edmond Jaloux qui, après la lecture des récits de Ménalque dans L'Ermitage,
découvrait le goût de l'aventure et de la disponibilité : — Que n'ai-je
appris, dit-il, au cours de nos promenades répétées à Marseille...!
Dès le premier
contact, Gide impressionnait. Son accueil était un mélange de brusquerie,
de hauteur, de ferveur contenue. Une conversation en tête à tête chez
lui, laissait au visiteur un souvenir inoubliable. On allait le
voir le plus souvent à Auteuil, dans sa « villa » de l'avenue des Sycomores,
bâtisse baroque, en style 1900, avec des fenêtres hublots étagées le
long de la façade. Une vieille
bonne, un peu infirme, que Gide gardait par bonté, ouvrait la porte.
On attendait dans un hall nu, en pierre, d'où partait un escalier de
bois avec une rampe rouge. Dans l'ombre une très vaste composition de
Maurice Denis : Hommage à Cézanne, dont Gide a fait don tout
récemment au Luxembourg. Un claquement
de pupitre mettait fin à un morceau de piano. Des portes se fermaient.
Dans le lointain, on entendait la voix perçante de Gide. Il apparaissait,
avec un tricot dont les manches « dépassaient » et des mitaines aux
mains : — Je vous attendais,
disait-il... On avait aussitôt
l'impression qu'il se réjouissait de vous retrouver, que son temps était
à vous ; et la conversation s'engageait sur un ton familier et charmant. La « villa
» était si vaste qu'il fallait, pour se chauffer, s'approcher d'une
grande cheminée sans trappe. Tout le reste de la pièce était sombre,
triste, presque noir. Sur une petite [33] table, une
lampe de bureau, seule clarté. On se réfugiait avec Gide dans ce coin
de chaleur et de lumière. Assis de biais, tournant presque le dos à
l'interlocuteur, il se penchait en avant sur lui-même, ou se balançait,
le genou dans ses mains. De temps à autre, il ajoutait une bûche et
tisonnait le feu avec des pincettes. — Parlez, je
vous prie, je vous suis avec une pleine attention... Gide avait
l'art d'interroger. Bientôt on en arrivait aux grandes questions. Un long silence
lourd. Puis, pathétique : — Il faut bien
que je vous parle de moi, quoique cela me soit difficile... Le regard concentré
sur un point invisible de la pièce, il parlait sans regarder son ami
pour lui enlever toute gêne, pour donner à leur pensée plus de liberté. L'entretien
durait des heures... Les confidences devenaient réciproques... Si son
corps maladroit et contourné le trahissait, il savait par contre, apprêter
ses idées, les mettre véritablement en scène. De ses faiblesses mêmes
comme de ses dons, il tirait un parti remarquable. Quand il faisait
la lecture à haute voix, c'était un comédien presque génial. Le voici qui
va chercher un livre au premier étage. Il revient par un petit escalier
en colimaçon, dont il ressort comme d'une trappe. Assis devant une table,
avec l'ouvrage ouvert devant lui, il s'anime : sa voix — voix de tête
et voix de basse — monte, s'infléchit, redescend, achève la phrase sur
des tons de gravité extraordinaire. En même temps, il se livre à un
jeu de lunettes qu'il enlève des yeux, pose sur la table, reprend, avec
quelle savante lenteur ! Tout concourt à l'effet : le cadre, l'atmosphère,
le geste, l'émotion. Dans les intervalles de silence, il suit sur le
visage de l'interlocuteur le mouvement de sa parole. Gide désire séduire,
conquérir, agir. On sent dans son amitié le besoin d'une possession
intellectuelle. Remué, bouleversé,
le nouveau venu s'en retournait chez lui. Il entrevoyait déjà, avec
le maître, dans des rencontres [34] futures,
une intimité, qui ne serait qu'une exploration sans fin dans le domaine
de la vie intérieure.
Mais il avait
trop vite escompté l'avenir. C'est au moment où l'on croyait le tenir
que Gide échappait. Dès sa première rencontre avec Copeau, Gide lui
proposa, malgré une longue soirée passée avec lui, de faire encore quelques
pas dans la rue. Il était minuit. Copeau, transporté par cette sympathie,
ne comprit pas tout de suite qu'il est plus facile d' « abandonner quelqu'un
sous un réverbère que de le pousser jusqu'à l'escalier ». — Je crois,
lui dit Gide en le quittant, que nous ne gagnerons rien à poursuivre
aujourd'hui... Dès qu'un être
l'intéressait, Gide pouvait se passionner pour lui, tout faire pour
le conquérir. Soudain il se fatigue, sa curiosité retombe. C'est un
autre homme. Il est devenu indifférent. Il est ailleurs. Rien ne peut
le retenir... L'appréhension
d'une fuite rend une présence plus précieuse. Gide était parvenu à transformer
ses brusques disparitions en surprises. Le croyait-on à Biskra, il arrivait
à Paris ; devait-il revenir tel jour, il était rentré la veille, et,
tandis que ses amis l'attendaient sur un quai, il se présentait ailleurs
devant eux, à l'improviste... Alors il jouissait de l'étonnement causé
avec un sourire malicieux et plein de bienveillante indulgence. Il aimait à
donner le change ; il approuvait d'un hochement de tête, écoutait longuement,
puis d'un mot décontenançait : — Permettez-moi
« de ne pas m'exclamer ! » (27) C'était sa manière d'inquiéter et d'éveiller
un esprit. — Je ne déteste
pas décevoir, avouait-il... Lui demandait-on
une faveur, un de ses livres, une dédicace, aussitôt il se dérobait,
contrarié. Mais quand le service sollicité paraissait oublié, il revenait
spontanément au demandeur et lui faisait don d'un magnifique « grand
papier » d'une de ses œuvres, d'un rarissime exemplaire, que ne possédaient
[35] même pas ses intimes, ou bien, marque de confiance qui paraissait
unique, il lisait à un nouveau venu des extraits de son « journal ».
Il tenait à faire à chacun un plaisir inégalable, à exercer sur chacun
une influence particulière. Mais il fallait que son geste vînt à l'heure
choisie par lui, au moment où il répondait au second mouvement. Il tenait
par-dessus tout à sauvegarder son indépendance. Lorsqu'il crut
qu'un de ses admirateurs allemands était venu à Paris pour le « taper »,
(28) d'avance il avait apprêté sa réponse : « Si je vous aidais,
vous ne m'intéresseriez plus ». Mais si Gide refusait ouvertement, il
donnait parfois en secret. C'est par un tiers, ou anonymement, qu'il
cherchait à porter aide. Aussi, malgré de multiples détours, il restait
fidèle à ses sentiments.
Après ces sortes
d'épreuves, être invité par Gide dans l'une ou l'autre des propriétés
normandes qu'il tenait de sa famille, était la consécration. On découvrait
un être différent, familier et charmant : Gide ne gardait presque plus
rien de pathétique. Au contact de la terre, il tendait au naturel. C'est à bicyclette
qu'il allait chercher l'invité à la gare. Il fallait descendre, selon
le lieu du séjour, à Lisieux ou à Criquetot. Aussitôt on partait à la
découverte du pays. Au printemps, la campagne était délicieusement feuillue
et mouillée. Entre celle de La Roque et celle de Cuverville, on apercevait
la différence qui sépare ces deux Normandies : le Calvados de la Seine-Inférieure,
l'une riante, l'autre venteuse ; l'une tout en pâturages ; l'autre presque
tout en cultures, avec des fermes mystérieusement cachées derrière leurs
hêtraies. Les deux propriétés
de Gide ne se ressemblaient guère non plus : La Roque-Baignard, celle
qui lui venait de sa mère, était un château Louis XIII, avec fossé plein
d'eau, poterne, pigeonnier, tour d'angle intérieur, où Francis Jammes
prétendait avoir trouvé, un matin, un hibou dans son soulier. Cuverville, [36] dont sa femme avait hérité, était une maison à façade unie
et sévère, trouée de fenêtres régulières. Si Gide a décrit La Roque
dans L'Immoraliste, il a fait de Cuverville le cadre de la
Porte étroite. Ses amis y reconnaissaient le mur, avec la porte
secrète d'Alissa. Chaque partie du jardin portait encore un nom : c'était
l’Allée Noire, l'Allée aux Fleurs ; dans les environs
immédiats, la Vallée de la Misère... A quelques kilomètres de
La Roque, on pouvait voir un autre château, abandonné aux herbes folles
: celui d'Isabelle. (29) En été, les
amis mariés venaient à Cuverville avec leur femme. Chaque couple disposait
d'un appartement. Madame Gide se montrait pleine d'attentions. Les visiteurs
étaient si nombreux qu'il était parfois difficile de leur fixer une
date : « Frère, beau-frère, sœur, tante, cousine et neveu nous retiennent...
», écrivait Gide à Ducoté. Dans une autre lettre : « Nous espérons...
garder [les Drouin] jusqu'à la rentrée. Les Jean Schlumberger ont passé
quinze jours ici. Nous attendons Copeau ce soir, Ghéon dans quatre jours...
» Au milieu des
siens, Gide était le chef de famille. C'est là qu'on apprenait à le
connaître. Il arrivait que des parents venaient le trouver de leur province
et lui demandaient conseil au sujet d'un divorce, de l'éducation d'un
enfant difficile, d'une question religieuse. On se confessait volontiers
à lui : il était considéré comme le grand conducteur, le grand pasteur.
Il éprouvait une sorte de chagrin s'il ne pouvait intervenir. Dans ces
familles protestantes, tout accroc aux règles traditionnelles devenait
un dramatique problème. Gide cherchait à concilier ce qui semblait inconciliable.
Il se montrait soucieux [37] de stricte probité et ne supportait pas
de voir auprès de lui ses neveux ou ses nièces tricher au jeu. La tricherie
lui a toujours paru le signe le plus indiscutable, le plus inadmissible
du mal. Les enfants
cependant l'aimaient. Ils formaient autour de lui, à Cuverville, des
bandes nombreuses, qui faisaient sa joie. Gide les faisait jouer et
jouait avec eux au furet, à colin-maillard. Souvent des jeunes gens,
des jeunes filles se joignaient à eux. Avec toute sa troupe, il se livrait
à des parties de pêche dans les rochers et les flaques d'eau. Il admirait
ceux qui savaient capturer des seiches, des poulpes, crever leur poche
pleine d'encre, les retourner. On coupait un de leurs longs bras, qu'on
accrochait aux filets et qui faisait accourir les rapaces crevettes.
On riait. Gide racontait des histoires de poissons, de plantes... Auprès de ses
compagnons de lettres, il manifestait le même entrain : — Tu ne peux
savoir, écrivait Jacques Rivière à sa mère, « dans quel paradis nous
vivons en ce moment... Gide [est] exquis... Nous faisons des blagues
toute la journée. Hier [il] faisait le petit vieux ; il jouait le Père
Ubu : ... Monsieur... nous allons vous « tuder » !...
» Il n'est pas d'esprit libre qui n'ait le sens de l'humour... La journée
se passait en partie en promenades et en jeux. Le soir après dîner,
Gide traduisait parfois à haute voix des poèmes de Keats ou de
Whitman, le Torquato Tasso de Gœthe, ou les œuvres de Novalis.
Quand la conversation devenait générale, il aimait la faire porter sur
quelque point de morale ou de littérature. Et tout en se dépensant,
il trouvait le moyen de travailler et d'encourager ses amis à leur travail. C'est ainsi
qu'il créait peu à peu un groupe autour de lui. Ce n'était pas une école.
Pas de « manifestes » : quelques amis s'étaient liés, unis par une même
recherche de la note juste, par une même ferveur pour l'art. On vivait
dans l'intimité de Gide. On partageait la joie de ses découvertes. On
admirait ou on excluait en commun. Certains noms
revenaient constamment dans les conversations [38]: Wilde,
dont Gide jugeait alors sévèrement l'œuvre, Whitman, Nietzsche. Entre
1895 et 1905, les traductions de Nietzsche par Henri Albert dans le
Mercure furent chacune des révélations pour le petit milieu.
Ghéon d'abord réfractaire, puis le plus frénétiquement passionné, était
un nietzschéen gai et bon enfant. Quant à Gide, son puritanisme se satisfaisait
dans cette formule d'affranchissement : « Se surmonter soi-même... » Mais le grand
homme incontesté devint bientôt Dostoïevski. Sa figure d'homme et sa
figure démoniaque à la fois captivaient. C'est sous
l'influence de ce grand romancier que Gide s'intéressa au roman. Le
roman alors n'existait plus. L'œuvre de Zola et celle de Huysmans s'achevaient.
Il restait Boylesve, gentil, mais insignifiant. A ses amis, Gide fit
connaître les romanciers russes et anglais : Thomas Hardy, Conrad ;
il donna le goût du clair-obscur en psychologie. Influence oubliée aujourd'hui,
d'autant plus significative pourtant qu'elle s'opposait au symbolisme,
purement musical et lyrique.
Un groupe a
besoin d'une revue. La revue naît ; la revue meurt. A travers ces expériences,
le groupe s'affermit. C'est ainsi que de L'Ermitage sortira la
Nouvelle Revue Française. En 1896, L'Ermitage,
vaillant petit organe symboliste, allait mourir... lorsqu'il fut
racheté par un jeune poète, timide, doux et effacé : Edouard Ducoté.
A peine devenu directeur, son premier geste fut d'écrire à André Gide,
ce qui sauva la revue. Gide accepta
d'y collaborer régulièrement et amena ses amis Jammes, Ghéon, Copeau,
Emmanuel Signoret, le [39]
« grand et solitaire » Claudel, Valéry même, une ou deux fois. Bientôt
il en devint l'éminence grise. C'est qu'il aimait toujours mieux « faire
agir que d'agir ». Ducoté lui
envoyait les manuscrits. Sur chacun d'eux, il donnait son jugement :
« Je suis enchanté que Léautaud collabore... » ou bien : « Les poèmes
de Fargue sentent un peu trop leur Rimbaud... N'importe, cela est savoureux...
» Quand il voulait refuser des vers détestables, il écrivait à Ducoté
: « Si, comme j'avoue que je l'espère, vous avez le bon goût de les
trouver mauvais, renvoyez-les... » C'est sous
son influence que L'Ermitage devint pendant quinze ans la meilleure
revue poétique de l'époque. Elle garda cependant, de ses origines, une
marque toujours apparente. Ducoté, trop faible et trop gentil, ne parvint
jamais à se débarrasser complètement des vieux collaborateurs de la
première époque (Hugues Rebell, Adolphe Retté, Stuart Merrill, etc.).
Un jour, on décida de n'être plus que douze. Mais la discipline ne fut
pas maintenue. Et puis certains des douze furent infidèles : ils se
réduisirent bientôt à quatre, à deux, et l'essai échoua. Ces symbolistes
de second ordre prétendaient faire planer la revue au-dessus des polémiques
du temps, la rendre inactuelle, l'enfermer dans une tour d'ivoire.
(32) Aussi L'Ermitage ne dépassa jamais deux cents abonnés.
Ducoté, déçu, allait, en 1903, l'abandonner, mais L'Ermitage survécut
trois ans encore. Son format
devint celui des grandes revues. Rémy de Gourmont, venu du Mercure,
entra dans un « Comité de Direction » auprès de Gide. Des chroniques
régulières furent établies. (33) Mais Gide, sans rubrique fixe, allait
au gré de sa fantaisie, polémiquant avec Barrès, Maurras, Montfort,
dialoguant [40] avec
lui-même dans ses Billets à Angèle et à l'Interviewer, cherchant,
à travers tous les « prétextes », à garder, avant tout, « un
esprit non prévenu ». En 1908, L'Ermitage
mourut pour de bon... « Il eût fallu autour de nous, expliquait
Gide à Ducoté, un peu plus de fierté, de crânerie, d'abnégation et de
solidarité. » Ces « conditions de l'œuvre d'art », Gide allait les trouver
maintenant auprès de ses amis. Le groupe existait : il ne cherchait
plus qu'un organe pour s'exprimer. Mais chacun
craignait de n'avoir pas l'expérience des rapports avec les imprimeurs
et les libraires. Ayant appris qu'Eugène Montfort, qui jusqu'alors dirigeait
et rédigeait seul courageusement les Marges, cherchait à leur
donner plus d'ampleur, le groupe pensa que les deux projets pourraient
fusionner. Les Marges avaient un local, des abonnés, une existence. Montfort accepte.
Il est nommé directeur de la Nouvelle Revue Française. On le
laisse tout faire. (34) Quand, le 15
novembre 1908, le premier numéro parut, Gide se rendit compte d'un désastre.
L'article de tête, signé Marcel Boulanger, s'intitulait : En regardant
chevaucher d'Annunzio. La revue de presse de Léon Bocquet avait
pour titre : Contre Mallarmé. Le maître vénéré était sacrifié
à un écrivain clinquant en vogue. Gide ne chercha
plus qu'à rompre avec Les Marges. De laborieuses négociations
commencèrent : — Toute la
différence entre nous, expliquait Montfort à Schlumberger, c'est que,
pour vous, Gide est quelqu'un ; pour nous, c'est un impuissant. D'un côté,
on voulait une « tribune » ; de l'autre, marcher isolément jusqu'à ce
que le public vînt à la revue. Montfort reprit Les Marges, qu'il
dirigea avec d'autres collaborateurs et qui parurent jusqu'à ces dernières
années. Gide repartit courageusement [41] du
commencement. En février 1909, il fit sortir un second numéro 1 de la
Nouvelle Revue Française. Cette fois,
au « Comité de Direction », trois noms seulement : Jacques Copeau, Jean
Schlumberger, André Ruyters, auxquels il faut ajouter ceux de Ghéon
et de Michel Arnauld pour avoir le noyau des vrais collaborateurs du
début. Quant à Gide, il s'était naturellement dérobé aux titres officiels. La revue s'installa,
près du Luxembourg, rue d'Assas, dans l'appartement de Schlumberger
(qu'il habite encore). Elle manquait de moyens financiers. (Seuls, Gide
et lui avaient pu apporter des fonds.) Schlumberger collait des enveloppes,
faisait les paquets, donnait tout son temps. C'était l'époque héroïque
des débuts. Les réunions
avaient lieu souvent chez le peintre van Rysselberghe, qu'on appelait
Théo. Gide se tenait dans un coin de la pièce, toujours un peu à l'écart.
Mais c'était lui le véritable animateur. Il donnait l'exemple. Les collaborateurs
se lisaient mutuellement les « notes » à paraître et se corrigeaient
les uns les autres, avec une attentive sévérité. Chacun faisait assaut
de modestie, presque d'humilité. On supprimait les épithètes trop nombreuses
dans un texte ; on discutait longuement sur un mot, sur sa portée critique.
La probité artistique prenait le pas sur la camaraderie. Aucune concession.
(35) Schlumberger, à la demande de ses amis, acceptait de recommencer
en entier un article. Quand Pierre de Lanux entra comme secrétaire rue
d'Assas, il se sentit fier d'appartenir à une revue, où l'on « blackboulait
» ainsi les « papiers » d'un directeur : certainement ces choses-là
n'avaient pas lieu ailleurs. Gide avait même interdit (discipline qui
fut maintenue jusqu'à la guerre) de faire des comptes rendus sur ses
propres ouvrages et ceux de ses amis : c'est qu'il craignait par-dessus
tout l'encensement réciproque, les complaisances de la vie de chapelle. [42] Ainsi la Nouvelle
Revue Française, voulait être — au milieu de la littérature commerciale
et pourrie de l'époque — un mouvement de réforme. Il s'agissait, somme
toute, de lutter contre ce qu'il y avait de sophistiqué dans les milieux
des lettres, contre la «décadence de l'admiration, dans ce siècle »,
(36) pour la reconnaissance d'une morale artistique. (37) Aucun
dogme nouveau, mais un retour à un véritable classicisme, goût de la
perfection interne, qui permettait toutes les audaces. Aussi ces traditionalistes
prenaient la défense de « barbares » comme Claudel, Péguy, ou Suarès.
Ils procédaient, en fait, à une revision critique des valeurs. A partir du
numéro spécial consacré à la mort de Charles-Louis Philippe, la revue
commença à exercer une influence sur une partie de l'élite. A cette
époque, Octave Mirbeau, dans une interview, fit soudain l'éloge de L'Immoraliste.
La Porte étroite éveilla l'attention du public, et l'étonnement
de l'éditeur Valette fut grand de voir pour la première fois un livre
de Gide se vendre. Pourquoi la revue, désormais, ne publierait-elle
pas elle-même ses auteurs ? En 1911, elle s'adjoignit une maison d'édition.
Gaston Gallimard y plaça de l'argent et la dirigea dans l'esprit du
groupe, qu'il admirait depuis longtemps. Après la mise
en vente des premiers ouvrages (notamment : Isabelle de Gide,
l'Otage de Claudel, Barnabooth de Larbaud), très rapidement
les manuscrits affluèrent. Un jour, Gide alla trouver Pierre de Lanux,
le secrétaire, et voulut voir, par curiosité, les manuscrits qui restaient
refusés. L'écriture
de Jean-Richard Bloch l'attira. Gide emporte
le manuscrit, le lit sur l'impériale de je ne sais quel tramway à chevaux,
s'arrête aux premières pages, télégraphie à Bloch, le félicite et termine
par ce mot : « Venez ! » Jean-Richard Bloch vient à Paris. C'est un
jeune professeur, admirateur de Romain Rolland et du naturalisme [43] humanitaire. N'importe ! On sentait déjà
en lui tout un bouillonnement d'idées et d'images. Son premier manuscrit
(Lévy), refusé au Mercure, paraît à la N. R F. Peu après,
Gallimard envoyait à Cuverville le Jean Barois de Roger Martin
du Gard : — Peut-être
pas un artiste, mais à coup sûr un gaillard, répondit Gide. Ce grand gaillard,
athée et matérialiste plein de bonhomie, le futur puissant romancier
des Thibault, devint bientôt un des meilleurs amis de Gide. Toujours à
l'affût, il accueillait successivement : Jules Romains et les « unanimistes
» ; Alain-Fournier, l'auteur du Grand Meaulnes ; Jean Giraudoux
; Henri Frank, le poète de La Danse devant l'Arche... Le nouveau
venu dans le groupe était présenté aux anciens, qui lui témoignaient
une sorte de méfiance avant la lettre. Mais bientôt on le jugeait digne
; il était « sacré d'huiles saintes et élu ». Il participait alors,
auprès de Thibaudet, Jaloux, Bertaux et de toute l'équipe du début,
à la rédaction des notes critiques, récompense suprême. (38) Le prestige
du groupe avait extraordinairement grandi. On sait les efforts répétés
et tenaces que fit Proust pour entrer dans ce seul milieu qui lui paraissait
inaccessible. Quelle fascination pour un jeune débutant que la sobre
couverture, blanche au filet rouge, des ouvrages de la maison ! Les
auteurs, peu nombreux encore, qui figuraient au petit catalogue, sur
la quatrième page de la couverture, semblaient des privilégiés d'une
autre « race » qui s'opposait aux représentants de la littérature officielle. En 1913, Jacques
Copeau chercha à introduire au théâtre le même mouvement de réformation
: il voulut lutter contre le réalisme d'Antoine, les drames en vers
de Richepin, les « produits frelatés » de Kistemaeckers, « l'industrialisation
effrénée » de la scène. [44] Le Vieux-Colombier
fut un théâtre d'honnêteté. (39) En un an et demi à peine (1913-1914),
Copeau découvrit, lui aussi, quelques hommes : il remarqua Dullin, au
Théâtre des Arts, où il semblait condamné à jouer toute sa vie
les traîtres. Plus tard, il engagea un grand jeune homme maigriot et
timide, le fils d'un pharmacien, qui s'était présenté à lui pour tenir
un rôle : Jouvet. La mise en scène vivante d'aujourd'hui sort plus ou
moins directement du groupe de la N. R. F. La partie,
en 1914, paraissait donc gagnée sur tous les fronts. La revue avait
trois mille abonnés. Sous la direction de Rivière, successeur de Copeau,
elle s'ouvrait davantage au public. Gide s'en occupait de moins près.
Dès qu'il approchait du but, il n'aspirait qu'à s'en éloigner. Il avait fait
un nouveau pas en avant : l'écrivain et le critique avaient ouvert une
voie...
Tandis que
son groupe, élargi peu à peu par l'arrivée de nouveaux collaborateurs,
s'imposait, quelques-uns de ses plus anciens amis le quittaient pour
se convertir au catholicisme. Etrange opposition : tandis que Gide évolue
dans un sens de plus en plus anti-religieux, eux, retournaient à la
tradition et à Dieu. Gide n'avait
jamais cherché à imposer ses vues, mais à éveiller des consciences :
— Quand tu auras lu mon livre, dit-il, « jette-le » et « oublie-moi
». C'est d'ailleurs le sort de tout initiateur d'être renié, pour revivre
différemment dans ses disciples. Les amis de Gide, au contraire, à peine
convertis, voulaient l'entraîner, le convaincre à son tour, le circonvenir. Cette lutte
autour de lui avait commencé, dès 1905, avec la conversion de Francis
Jammes. Le 5 juillet de cette année, [45] Jammes, sentant « sa folle jeunesse sur
son déclin », (40) entra dans le sein de l'Église. Aussitôt
sa poésie devint pieuse et il chercha à forcer ses amis au même renoncement
que le sien. A Gide, il répétait dans d'innombrables lettres : — Quitte ta
néfaste doctrine nietzschéenne... La France a besoin de toi... il faut
te convertir. Vois mon dernier poème ; mon talent poétique n'a pas diminué,
au contraire... (41) Les arguments
de Jammes restaient innocents. Un homme, par contre, exerçait sur tout
le groupe une puissante influence qui s'opposait à celle de Gide : c'était
Claudel. Grand, lourd, trapu, construit tout d'une pièce, avec un petit
front de taureau, Claudel, catholique messianique, parlait par négations
ou affirmations entières, par coups de poing : — Ce grand
âne de Goethe, disait-il... ce « misérable Gourmont »... Son prestige
d'écrivain attirait à lui ceux qui se sentaient glisser vers la religion.
D'un mouvement brutal, il les précipitait dans l'abîme de Dieu. Il avait
converti, au cours de sa vie, nombre d'écrivains. C'est lui qui avait
entraîné Jammes, c'est lui maintenant qui voulait arracher Rivière à
l'emprise de Gide. Comme dans l'imagerie populaire, Claudel et Gide
semblaient se disputer une âme : l'âme du petit professeur timoré qu'était
alors Rivière. C'est d'abord l'influence du grand poète qu'il subit
: — Je doute,
je doute, rassurez-moi, lui écrivait-il vers 1907. — Allez « à
la messe tous les jours », lui répondait Claudel. Il faut vous
enfourner au confessionnal. Le reste viendra après. L'esprit s'abêtira
et s'habituera à obéir. (42) Rivière faisait
des objections. Mais Claudel se contentait [46] d'affirmer avec une tranquillité inébranlable
: « Il n'y a qu'un Dieu... » Et l'énormité de cette certitude bouleversait
son correspondant. Il intimidait et apitoyait cet esprit anxieux : «
Mon enfant », lui disait-il comme un père. Mais « je ne vous suis rien
», (43) pensait Rivière sans oser le lui écrire. En 1910, malgré
les adjurations de Claudel, le « pauvre garçon » quitte le professorat
et entre comme secrétaire à la Nouvelle Revue Française. Alors
sous l'influence de Gide, la foi ne lui paraissait plus qu'un repos
pour l'esprit paresseux : « Je ne peux trouver Dieu ailleurs que partout
». (44) Les paroles de L'Immoraliste l'exaltaient : « Pour chaque
action, le plaisir que j'y prends est signe que je devais la faire ».
Il ajoutait : « Il y a plus de courage à se vaincre... qu'à se laisser
vaincre par une discipline... » Mais Claudel
veillait. Quand la femme de Rivière fut enceinte : « Dans ma famille,
lui écrivait-il, les femmes dans cette position demandent un ruban béni
dans un vieux couvent de montagne... et jamais elles n'ont eu d'accident
». Cependant le ruban resta peu efficace car, quoique Rivière, obéissant,
se le procurât, sa femme tomba « très malade » et sa petite fille faillit
« mourir ». (45) Alors Claudel, cherchant pour son filleul d'autres
indications providentielles, lui montra la grâce divine allant successivement
convertir, entre 1911 et 1914, Jacques Maritain, ancien protestant,
Péguy, anti-clérical, Psichari, petit-fils de « l'ignoble Renan ». Rivière,
frappé par la fertilité de ces miracles, commença, peu avant la guerre,
à faire ses prières et à se mettre A la trace de Dieu... Peu après,
Claudel enleva même à Gide, pour les faire entrer dans le catholicisme,
quelques grands écrivains du passé que son groupe admirait. C'est ainsi
qu'il convertit Rimbaud à titre posthume. Aidé par la sœur et le beau-frère
du poète (Isabelle [47] et Paterne Berrichon), en même temps que par
Rivière, il favorisa une sorte de pieux complot autour de sa mémoire
: correspondances tronquées, faux témoignages sur un repentir de la
dernière heure. La vie entière et l'œuvre du poète protestaient. Mais
Rimbaud catholique, n'était-ce pas toute la poésie moderne qui devenait
édifiante ? Gide protesta
contre ces déformations systématiques. Quand Claudel voulut escamoter
une lettre à Verlaine, où Rimbaud blasphémait, il se révolta, poussé
par son intransigeante probité : « Arthur Rimbaud est mon ami »,
déclarait Gide, et si je l'aime différemment de vous, c'est « de la
manière qu'il préfère être aimé [par moi] ». (46) En 1914, c'est
Gide lui-même, directement qui est pris à parti par Claudel. Les
Caves du Vatican viennent de paraître. Dans cette sotie joyeuse,
Gide oppose son désinvolte Lafcadio, adolescent aussi à l'aise dans
ses vêtements que dans sa conscience, à l'hypocrisie de la société bourgeoise
et religieuse de l'époque. Quand l'ouvrage fut prêt à paraître en revue
(dans la N. R. F.), il mit en gros émoi Claudel, qui demanda
à Gide, ou plutôt lui expliqua la nécessité de supprimer l'épigraphe
de la troisième partie : « Mais de quel roi parlez-vous et de quel
pape ? Car il y en a deux et l'on ne sait quel est le bon ». Cette
phrase, tirée de L'Annonce faite à Marie, ne fut pas reproduite
dans le volume. Ce n'était pas tout : Claudel incriminait un passage
« abominable », page 478, où Lafcadio imagine que le curé de Covigliajo
est susceptible de « dépraver » le jeune enfant qu'il a sous sa garde. — Malheureux
Gide ! s'écria Claudel. (47) Partant de
ce texte scandaleux, il crut le moment favorable pour passer à l'offensive,
fouailler en prophète courroucé la conscience de son ami et ainsi le
ramener à Dieu. Après L'Immoraliste,
Gide n'avait plus une faute à commettre, [48] Déjà
certains bruits suspects couraient sur lui : — Gide, au nom de notre
amitié, dans votre intérêt personnel, au nom de votre femme et de ceux
qui vous entourent, je vous demande de me dire ce qui est... si vous
êtes celui que... ce misérable qui... Claudel sommait Gide de répondre,
et, s'il n'était pas trop tard, de se sauver ! Le grand coup
de Claudel avait porté. Il rouvrait en Gide les cicatrices de son inquiétude.
Le ton éloquent de la lettre, cette voix qui grondait, s'enflait, l'avaient
profondément ému. — Oui, répondait-il,
je suis cet être-là, c'est vrai. Mon aveu le comprendrez-vous, sans
vous emporter de colère et rompre ?... Vos questions m'ont seulement
devancé ; je me suis toujours promis, à un moment donné, de dévoiler,
et à vous-même, le secret de ma chair et de ma conscience. Je ne saurais
me travestir et ne puis changer ni ma nature, ni celle de mon désir... Autoritaire
et menaçant, Claudel naturellement s'indigna : — Il n'est
pas vrai qu'il y ait une fatalité physiologique ! Il est donné à chaque
homme de diriger ses appétits selon la Loi de Dieu. Quoiqu'il en
soit, ajoutait-il, « il y a une chose infiniment plus odieuse que l'hypocrisie,
c'est le cynisme ». Gide pensait
que s'il n'avait pas avoué, il eût été un endurci, mais puisqu'il avouait,
il était un cynique. Coupable a priori, il fallait qu'il eût tort. Après avoir
tonné, Claudel, pour séduire, savait aussi attendrir : il parla avec
émotion des « deux belles et nobles lettres » de Gide qu'il venait de
recevoir. Il ajoutait : « A tout le
moins promettez-moi que ce passage [des Caves] ne figurera
plus dans le volume... peu à peu on oubliera. » Puis : — Moi-même,
je garderai votre aveu secret. Voici vos lettres, que je vous retourne.
Je n'en ai parlé qu'à Jammes. J'ai écrit aussi au père F..., sous le
sceau du secret de la confession, en lui parlant de vous. Voici son
adresse. Vous pouvez aller le voir. [49] Maintenant,
confessez-vous et songez qu'une erreur accompagnée de regret, de la
conscience du péché, diminue beaucoup de gravité. Gide, si vous racontez
tout cela au père F..., vous pourrez être complètement pardonné, et
tout cela sera comme si cela n'avait jamais été. Cette fois,
Gide se cabra : — Je ne peux
rien changer au texte que j'ai écrit. Ce serait de ma part une lâcheté
; et je ne comprends pas que vous puissiez me dire : On oubliera
peu à peu. Cette hypocrisie
le révoltait. Ce qui lui semblait vraiment abominable, c'était le mensonge
que l'Église tolère, favorise parfois pour maintenir son prestige. Il
n'alla jamais voir le confesseur. Au moment où
Claudel pouvait croire qu'il avait eu raison de sa résistance, Gide
s'était échappé. Sans doute avait-il épuisé l'attrait du sujet : ce
qui l'avait intéressé, c'était l'union, chez Claudel, d'un grand artiste
et d'un grand croyant (car il n'y a pas chez le protestant, livré aux
abstraits examens de conscience, d'union analogue) ; c'était son désir
de savoir si le catholicisme pouvait favoriser l'éclosion d'un dramaturge. Si Gide avait correspondu si longuement
avec Claudel, n'avait-il pas été entraîné avant tout par sa curiosité
d'écrivain ?
Voici qu'entre
ses amis et lui, les heurts vont s'aggraver. Juillet 1914. La guerre,
punition divine, s'est abattue sur les hommes. La main de Dieu se venge
des incrédules. Pour les croyants, c'est le moment d'agir. Ils ne s'en
priveront pas. Dès les premiers
jours, les collaborateurs de la N. R. F. se sont dispersés ;
Ghéon et Schlumberger, engagés. « Moi-même, écrit Gide à un ami, en
attendant l'appel [qui ne vint pas pour lui], je donne tout mon cœur
et mon temps aux réfugiés. » Il aurait « eu honte », le pays étant menacé,
de ne pas servir. Gide avait haut placé le sens des convenances. Il travailla
dans un foyer franco-belge, régulièrement pendant dix-huit mois environ,
s'occupant des misérables épaves [50] qui
venaient y échouer. Il croyait sentir sa vertu se développer, s'exalter
dans cette atmosphère de dévouement. C'est alors
qu'il fut pris d'une crise de mysticisme : dans Num Quid et Tu, il
dialoguait avec Jésus. C'était son dernier retour de ferveur religieuse.
Mais même à cette époque où il priait encore, il interprétait en « anarchiste
» les textes sacrés et haïssait plus que jamais les dévots dogmatiques,
protestants ou catholiques. Causées par
l'ébranlement de la guerre, les conversions se multipliaient autour
de lui. Jacques Rivière, seul, dans un camp de prisonniers en Allemagne,
faisait acte de foi. Et voici que Ghéon, le fougueux et joyeux Ghéon,
le plus ancien disciple du groupe, le plus fidèle, brusquement, à son
tour, entrait dans l'Église. Sa conversion
avait eu lieu au front et — ironie — par l'intermédiaire d'un autre
ami de Gide : le lieutenant Dupouey. Ce jeune officier qu'il n'avait
rencontré qu'une ou deux fois, venait d'être tué. Ghéon, étrangement
bouleversé, apprit par l'aumônier qu'il était mort dans un état extraordinaire
d'exaltation religieuse, le jour de Pâques, ayant communié le matin
même : — Il a donc fêté au ciel le jour de la Résurrection, déclara
l'aumônier, tandis que la femme de Dupouey, catholique fervente avec
laquelle Ghéon était entré en correspondance, lui écrivait en substance
: — Vous allez me croire difficilement, vous ne me croirez pas ; mais
depuis la mort de mon mari, je suis transportée : je sais qu'il est
auprès de Dieu. Alors, Ghéon,
sentant à chaque minute sa vie en danger, commença à croire à ces paroles... Il entretenait
Gide des progrès de sa foi religieuse et Gide l’encourageait. Quand
il fut définitivement converti, Gide lui écrivit : — Je t'embrasse,
toi qui m'as devancé. Mais bientôt
il comprit — une fois de plus — qu'entre l'orthodoxe et lui, il y avait
un mur. Ghéon était d'autant plus exalté qu'il avait été anti-religieux.
Au temps où Gide correspondait avec Claudel, Ghéon lui déclarait, indigné
: — Allons ! tu ne vas pas quand même te convertir ! et chaque [51] fois
que Gide revenait sur ce sujet, Ghéon répondait : — Ça ne m'intéresse
absolument pas ! A présent il
était animé d'un débordant prosélytisme. Il voulait à tout prix réduire
L'Immoraliste. Dans ses lettres
à Gide, il évoquait leur période de honteuse dissipation et suppliait
son ami de renoncer à son passé indigne. Comme Claudel, il cherchait
à le toucher au point sensible dans sa double vie, dans ses désirs interdits,
qu'il cachait, dans sa mauvaise conscience secrète. Toujours le prêtre
veut intervenir dans la vie privée. N'est-ce pas Tirésias, songeait
Gide, qui révèle à Œdipe et à sa femme que leur bonheur ne repose que
sur un mensonge, sur un inceste, sur un crime ? (48) Gide avait l'impression
d'être dénoncé : on voulait forcer sa demeure, son intimité. Il se sentait
atteint, non parce qu'il se croyait coupable, mais parce qu'il se masquait. Il en résulta
un drame auquel les œuvres de Gide et même son Journal paru à
ce jour, ne font que des allusions : ce fut un long et pénible déchirement
intérieur. Mais dès lors
il n'avait plus aucun ménagement à prendre même envers ceux qui lui
étaient le plus proches : il sentit impérieuse, inéluctable la nécessité
de s'expliquer au grand jour. Avant la guerre,
il avait écrit Corydon, étude sur la sexualité, mais il n'avait
fait paraître qu'une édition incomplète, tirée à douze exemplaires,
hors commerce, pour quelques intimes. Maintenant il était certain que
cet ouvrage était destiné au public. Déjà il imaginait les sarcasmes
et les attaques de la société. Il allait jusqu'à envisager — et sans
frayeur — la Cour d'assises. Il savait qu'il avait travaillé avec un
soin attentif à cette étude, en s'appuyant sur l'observation et sur
le bon sens. Corydon n'était
encore qu'un ouvrage impersonnel. Il s'engagea davantage. Retiré seul
chez lui, ce sont ses « mémoires » qu'il commence à rédiger. Il prend
les devants. Il parle. Dans Si le Grain ne meurt, c'est sa propre
vie qu'il raconte. — Vous [52] pouvez tout écrire, lui avait dit Proust, mais ne dites
jamais : « Je ». N'importe ! il suivra « sa pente » courageusement.
Pour lutter contre le prêtre, contre tous, les faits rapportés tels
quels, avec naturel, sans commentaires, lui paraissent la meilleure
arme, et le récit de sa vie, la plus éclatante justification. Dès lors, il
est parvenu au sommet d'une côte. Une grande joie l'habite. Quoique
les deux livres ne dussent être livrés au public que plus tard (il ne
pouvait être question de les faire paraître pendant la guerre), Gide
se sent libéré ; il est sorti de l'emprise de la religion et de la loi
commune. — Quitte ta Maison et tes dogmes, tes biens et tes attaches,
dit l'Enfant prodigue au puîné. « Pars... sois fort... Oublie-nous ;
puisses-tu ne pas revenir... » Gide ne reviendra pas.
Quand, en juillet
1918, la nouvelle offensive des Allemands se déclencha, Gide décida
d'aller rejoindre sa femme, qui ne voulait à aucun prix quitter Cuverville.
Malgré le danger d'envahissement, il n'hésita pas à partir et fit même
à quelques amis des adieux émouvants, pathétiques. Pendant un certain
temps, on n'eut plus de ses nouvelles. On s'inquiéta. Puis, un jour,
on apprenait qu'il était à Cambridge, qu'il prenait des bains dans la
rivière et se perfectionnait dans la langue du pays. La guerre était
finie. Une sorte de nouvelle jeunesse allait commencer dans sa vie.
Note 1950
: Quelques extraits du Journal de Gide (paru en 1939) peuvent
éclairer et compléter aujourd'hui la fin de ce chapitre. Ils sont tirés
d'une cinquantaine de pages écrites en 1917 et 18, et qui touchent à
toutes sortes d'objets et de pensées. Mais rapprochés les uns des autres,
ces extraits, par leur ton, tranchent subitement sur les pages des années
précédentes, [53] où
l'auteur note si souvent ses insomnies, ses vertiges, ses incertitudes,
son insatisfaction dans le travail. Ici, Gide introduit soudain un personnage
nouveau, Fabrice, qui lui ressemble « comme un frère », si bien que
le « je » et le « il » se mêlent curieusement, sans que le lecteur se
trompe. Michel n'est autre que Gide. Même « fraternité » entre Michel,
M. et Marc :
« Arrivé
à Paris. 5 mai (1917) Samedi soir. — (Gide couche
dans sa villa d'Auteuil) ... Il faut un véritable raisonnement pour
ne pas appeler cela du bonheur... » « 19 (mai).
— ... Je me retiens de parler de l'unique préoccupation de mon esprit
et de ma chair... » « 6 août.
— ... Le camping de Chavinez prend fin... Je compte jalousement
les heures qui me séparent de M... » « De Genève
à Engelberg. — ... (Fabrice) se sent, à 48 ans, infiniment plus
jeune qu'à 20... Aujourd'hui qu'il voyage en première (ce qui ne lui
est pas arrivé depuis longtemps)..., il s'aborde avec étonnement dans
la glace et se séduit. Il se dit : « Nouvel être, je ne veux rien te
refuser ! »... A Engelberg,
le 7 août, Fabrice retrouve Michel au camping de Chavinez : « ... Il n'aimait
rien tant en Michel que ce que celui-ci gardait encore d'enfantin, dans
l'intonation de sa voix, dans sa fougue, dans sa câlinerie et qu'il
retrouva peu de temps après tout éperdu de joie, lorsque tous deux,
au bord du lac, l'un près de l'autre s'étendirent. » « 9 août.
— ... L'âme de Michel offrait à Fabrice des perspectives ravissantes
mais encore encombrées... par les brumes du matin. Il fallait pour les
dissiper les rayons d'un premier amour... (Fabrice) eût voulu suffire,
tentait de se persuader qu'il aurait pu suffire ; il se désolait à penser
qu'il ne suffirait plus. » Nous suivons
Gide et Fabrice à Lucerne le 10 août, à Genève «au matin... sur un banc
des Bastions», à Saas Fée le 19 août. « 21 août.
— ... Certains jours cet enfant prenait une beauté [54] surprenante.
De son visage et de toute sa peau, émanait une sorte de rayonnement
blond. » « 1er
octobre. — ... Couché à la villa (d'Auteuil)... Mon ciel intérieur
est plus splendide encore ; une immense joie m'attendrit et m'exalte.
» Gide reste
à Paris une vingtaine de jours sans reprendre son journal. « 22 octobre.
— Rentré hier à Cuverville. J'ai vécu tous ces temps derniers (et
somme toute depuis le 5 mai) dans un étourdissement de bonheur... » « 25 octobre.
— Je ne m'y méprends pas : Michel m'aime, non pas tant pour ce que
je suis que pour ce que je lui permets d'être. Pourquoi demander mieux
?... » « 28 octobre.
— Excellent travail. Joie, équilibre et lucidité. » Gide achève
les chapitres les plus audacieux de Si le Grain ne meurt. « Depuis plus
de huit jours j'attends une lettre de M... avec une impatience angoissée.
» « 20 novembre.
— Je n'en puis plus ; je suis à bout de patience et de force, et
d'attente... J'ai perdu le sommeil... » « 23 novembre.
— En wagon — going to Paris. » « Cuverville.
30 novembre. — A peine de retour, me voici rappelé par une
dépêche : Ma joie a quelque chose d'indompté, de farouche, en rupture
avec toute décence, toute convenance, toute loi... » « Cuverville.
8 décembre. — Hier soir, retour de Paris... Avant-hier, et
pour la première fois de ma vie, j'ai connu le tourment de la jalousie...
M. n'est rentré qu'à 10 heures du soir. Je le savais chez C. Je ne vivais
plus... » « 15 décembre.
— La pensée de M. me maintient dans un état de lyrisme que je ne
connaissais plus depuis mes Nourritures... J'ai écrit tout d'une
haleine les pages de préambule à Corydon. » Gide achève
ce livre et aussitôt se lance dans un nouveau : La Symphonie Pastorale.
Pendant tout le début de l'année 1918, les courses entre Cuverville
et Paris continuent [55]: « 8 mars.
— Rappelé à Paris de nouveau... Em. ne peut savoir combien mon cœur
se déchire à la pensée de la quitter, et pour trouver loin d'elle le
bonheur... » « 2 juin
(1918). — Les Allemands sont à Château-Thierry. » Il ajoute : «
Jours d'attente abominablement angoissée. » Néanmoins Gide semble se
détacher de la guerre, ou au moins la comprendre autrement : « Je pense
parfois avec horreur que la victoire que nos cœurs souhaitent à la France,
c'est celle du passé sur l'avenir. » Soudain, le
18 juin 1918 : « Je quitte la France dans un état d'angoisse inexprimable.
Il me semble que je dis adieu à tout mon passé... » En juillet,
Gide est en Angleterre, avec M. à Grantchester, puis à Cambridge. Il
ne rentre à Cuverville qu'au début d'octobre. De retour au port et évoquant
son départ, il note : « Une fatalité
irrésistible me poussait en avant, et j'aurais tout sacrifié pour retrouver
M. — sans même me douter que je lui sacrifiais quelque chose. » Dans le même
moment, il constate qu'il se réinstalle difficilement au travail : «
Je suis quelque peu inquiet, écrit-il, de me voir si vite au bout de
ma Symphonie Pastorale » qu'il juge trop mince. Ici une large
coupure dans le Journal qui ne reprend véritablement qu'en 1921
: trois pages en 1919 et sept en 1920, où le nom de M. ou de Marc réapparaît
plusieurs fois, mais incidemment et comme un familier. [56]
CHAPITRE IV
VERS LA SÉRÉNITÉ
A cinquante
ans, Gide est revenu au profond de lui-même. Il a retrouvé les audaces
qu'il refoulait dans sa jeunesse. « Le monstre intérieur est vaincu
! » dit-il. Quand un nouveau
venu vient lui rendre visite, il lui demande encore parfois : — Êtes-vous
inquiet ? pour ajouter aussitôt : — Car, moi
je ne le suis plus ; j'ai cessé de lutter contre mon démon. Je ne résiste
plus au désir. Le désir est-il
le mal ? Il ne sait. Mais il n'est plus troublé. Plaisir ou ascétisme,
ciel ou enfer, le débat ne se pose plus à lui : — Je laisse
les contradictions vivre en moi, dit-il... Je n'analyse pas... Ceci
est ma voie, la vraie, la bonne...
Son front s'est
dénudé. Depuis longtemps, il a fait couper ses longues moustaches. Et
son visage découvert semble n'avoir plus rien à cacher. S'il laisse
encore entrevoir, masque qui réapparaît, les détours, les affectations
du passé, dès que ses traits reposent, il reprend une tranquille assurance.
Sa carrure [57]
s'est élargie. Sa voix est pleine d'intonations savantes et de séduction. C'est que cet
ancien timide a appris à ruser avec sa timidité. Sans doute il vous
aborde toujours avec un sourire pincé, figé, et, parfois, vous quitte
brusquement, sans oser avancer le bras, en faisant simplement un signe
avec la main, qu'il agite à la hauteur de son visage. Mais on sent que
les ancêtres puritains qui l'habitent encore malgré lui et qui lui font
faire ces gestes maladroits, n'ont plus rien de commun avec l'homme
d'aujourd'hui : un être neuf est né en lui et, comme au sortir d'une
crise dangereuse, il s'affirme chaque jour davantage. Son cœur est
si léger maintenant qu'il a commencé à chanter de Nouvelles Nourritures
terrestres : « Jusqu'où mon désir peut s'étendre, là j'irai ! »
Jamais son goût de l'aventure n'a été si vif. Il ne regrette que le
temps perdu : « Ah ! J'ai vécu trop prudemment jusqu'à ce jour ! » dit-il. C'est l'après-guerre
: le jazz fait son entrée dans les villes. Il fréquente le cirque, le
music-hall, le cinéma, découvre les premiers films de Charlot, Il rencontre
les peintres et les écrivains qui se cherchent dans cette époque nouvelle
: on l'appelle l' « oncle » des « dadaïstes », dont quelques-uns se
sont reconnus dans son Lafcadio.
Aux jeunes
gens de cette renaissance désenchantée, il s'intéresse prodigieusement.
Sans doute ses rapports avec eux n'étaient pas de tout repos, et Gide
gardait de son passé une sorte de peur de ce monde sans respect, d'iconoclastes
déchaînés et scandaleux. (49) Mais sa curiosité était
la plus forte. On lui demanda
de collaborer à Littérature, qui n'était pas encore la revue
« littératuricide » du groupe. « Nous ne pouvons [58] faire
paraître la revue sans vous », lui déclaraient ces disciples imprévus.
Il accepta, car il voyait avec plaisir « l'acte gratuit » prendre une
place inattendue dans son œuvre et plaire à ces « modernes » poètes. — Quel est
le livre de moi que vous préférez ? leur demandait Gide. — Les Caves
du Vatican. — Comme
vous me faites plaisir ! C'est aussi celui que je préfère moi-même ! Il eût répondu
par les mêmes mots à d'autres qui lui eussent dit que La Porte étroite
était son livre le plus émouvant. Quand commencèrent les manifestations
« dada », il les suivit assidûment toutes, avec un sourire un peu complice
: le « jugement de Barrès », le lancement des « Vingt-trois manifestes
». (« Plus de peintres, plus de littérateurs... plus rien, rien, rien...
! »), et, par-dessus tout, la stupeur du public le divertissait. A la
Salle des Indépendants, où, intimidés par les planches, ces jeunes anarchistes
de l'art récitaient de magnifiques textes inspirés et outranciers, les
bras collés au corps : « Faites des gestes ! » leur cria-t-il, et le
mot fit fortune. En 1919, ayant
publié La Symphonie Pastorale, analyse subtile de l'hypocrisie
religieuse, mais petit récit d'une forme traditionnelle, les dadaïstes,
déçus, protestèrent. Alors, il rompit avec le groupe. (50)
C'est qu'il était décidé à ne pas faire de concession à cette jeunesse,
qu'il aimait pourtant. « Le problème pour moi, déclarait-il à Jacques
Rivière, n'a jamais tant été de tâcher de plaire que bien de tâcher
de durer. »
Par des voies
imprévues, les désirs de sa jeunesse se réalisaient. A vingt-cinq ans,
il rêvait déjà d'un disciple préféré. N'était-ce pas à lui que s'adressait
l'invocation des premières Nourritures terrestres ? A « toi,
mon Nathanaël, que je n'ai pas encore rencontré, écrivait-il alors,
je te donne ce nom, ignorant le tien à venir ». [59] Désormais il
n'avait plus de noms imaginaires à chercher... Quelques années
plus tard, il partit pour le Congo avec Marc Allégret, jeune compagnon
et entraîneur. N'était-ce
pas encore un rêve de jadis qui devenait réel ? « Caravanes, s'écriait-il
trente ans plus tôt, en Algérie, que ne puis-je partir avec vous, caravanes
! » A présent, il allait les retrouver, au sud du désert, à leur point
d'arrivée. Avant de quitter
la France, il vendit, comme pour s'alléger, une partie de sa bibliothèque
et notamment les livres d'anciens amis, qui avaient trahi, selon lui,
leur propre destinée. « Brûlons les livres inutiles... » Claudel désira
le revoir : pensant aux dangers de l'expédition, il avait, disait-il,
le triste pressentiment que Gide devait mourir. Gide, quoique impressionné,
ne se laissa pas retenir par cette prophétie, mais l'adieu ne fut que
plus pathétique entre les deux amis : c'était, dans l'esprit de Claudel,
un adieu définitif. Tous deux furent donc fort gênés en se retrouvant,
dès le lendemain, dans le salon de Mme Mühlfeld. Pendant un
an, Gide traversa la forêt équatoriale d'un bout à l'autre, avec une
équipe de cent porteurs, que Marc surveillait. Malgré son âge, sa santé
résistait aux plus dures épreuves. Il faisait avec entrain quarante
kilomètres par jour, à pied. Autour de lui, c'étaient des paysages informes,
des ébats de singes, et aussi, des fièvres, des tornades. Il cherchait
à étudier la faune et la flore du pays ; il notait, dans son journal
de voyage, (51) les différentes variétés de cicindèles,
observait la mouche maçonne ou le termite. Un naturaliste pointait en
lui. C'est au cours
de ce voyage qu'il découvrit les exactions des colons blancs et qu'il
fit ouvrir une enquête à leur sujet. (52) — Ah ! dans l'humanité misérable,
déclarait-il, qu'il est difficile d'être un homme ! En son absence,
avaient paru Les Faux-Monnayeurs, car, contrairement à tant d'écrivains,
Gide n'avait pas voulu en [60] surveiller lui-même le « lancement ».
C'était pourtant le livre de lui le plus important, un récit de cinq
cents pages, avec trente-cinq personnages, « son premier roman », comme
il l'appela lui-même. Celui-ci lui
avait causé une peine considérable : les positions successives qu'il
avait prises au cours de sa vie et qu'il avait alors poussées, chacune,
dans un livre séparé, ici, il les réunissait dans un même ouvrage :
il s'était donné en entier dans ce roman, qui correspondait à l'épanouissement
de sa maturité. (53) Maintenant, il entrevoyait l'équilibre. Cependant quand
le livre parut, il fut accueilli dans une glaciale indifférence, sinon
avec hostilité, tandis que ses ouvrages antérieurs étaient brusquement
attaqués.
C'était encore
l'époque des batailles littéraires. Celles qui furent menées contre
lui, avec acharnement ou mauvaise foi, contribuèrent finalement à donner
de l'importance à son œuvre. Si le nom de
Gide était alors peu connu du public, sa figure avait néanmoins grandi.
La N. R. F. surtout, était devenue une puissance dans le monde
des lettres, et elle excitait l'envie de beaucoup d'écrivains qui n'en
faisaient pas partie. Ses collaborateurs
s'étaient tus pendant la guerre. Mais dès 1919, la revue était repartie
avec allant, portée par les vagues de l'époque. Valéry, dont Gide avait
prédit la gloire, avait fait sa rentrée dans la littérature, une sorte
de descente merveilleuse de très haut. Marcel Proust, que Gide avait
d'abord méconnu, puis recherché, obtenait, en 1920, le Prix Goncourt,
et d'un coup, son nom totalement ignoré s'imposait. Jean Giraudoux,
avec les images-surprises de sa Nuit à Châteauroux, ravissait
[61] une « élite », tandis que Paul Morand,
avec Tendres Stocks, puis avec Ouvert la Nuit, mettait
à la mode un nouveau style moderne. Gide et ses amis avaient « trusté
» les meilleurs écrivains du temps. C'est alors
qu'un groupe d'exclus se sentit directement atteint : parmi eux, Henri
Béraud. Celui-ci ne comprenait vraiment pas pourquoi les livres de Gide,
de Proust ou de Valéry, qui l'ennuyaient à mourir, se vendaient à l'étranger.
Il crut donc que Jean Giraudoux, directeur de la « Propagande » au ministère
des Affaires étrangères et ami de la N. R. F., devait favoriser
cette maison au détriment des autres. Se plaçant
sur le terrain commercial, il commença, en 1923, dans l'Éclair, une
véritable « croisade » contre les « longues figures » (54) des
huguenots gidiens, opposant à leur littérature « ennuyeuse », la sienne
propre, c'est-à-dire, la « rigolade des francs buveurs de Beaujolais
» et les « amusettes » des « boute-en-train d'estaminet ». Dès lors,
ce fut dans la presse soudain libérée, un déchaînement : « Hardi mon
gros ! Sus ! Sus ! » clamait tel journaliste de province. (55) « Hoch
Literatur ! » lançait M. Camille Mauclair en parlant de la N.
R. F. (56) Giraudoux n'eut
guère de difficulté à se disculper : il le fit avec simplicité, dans
les Nouvelles Littéraires. Mais Gide se taisait, et Béraud enrageait.
Plus le silence de l'un se prolongeait, plus l'autre se démenait. (57)
Finalement Gide, ayant constaté que ces polémiques lui donnaient une
importance inattendue, envoya à son adversaire, un peu ironiquement
et comme en remerciement, une boîte de chocolats avec ce mot : « Non,
je ne suis pas un ingrat, mes « familiers » en ont menti ». Les Souvenirs
de la Cour d'assises devant reparaître à [62] cette époque, il lui avait même dédié
le livre lorsque, au dernier moment, la dédicace fut enlevée. (58) C'est que l'affaire
prenait une autre tournure. Béraud, hors de lui, injuriait. On parla
même de duels. Ses attaques et celles de la presse avaient fini par
toucher le groupe : — Calomniez, il en reste toujours quelque chose.
Copeau, au Vieux-Colombier, crut sentir la désaffection des spectateurs.
En librairie s'éveilla la méfiance de certains bibliophiles (pour un
Valéry par exemple). La N. R. F. risquait d'apparaître, au public
mal informé, comme une « boîte à encens », comme un « club d'admiration
réciproque ». Béraud attribuait, en effet, à ses ennemis ses propres
mobiles ; il partageait le monde en deux hémisphères : d'un côté les
critiques amis qui vous louangent ; de l'autre, les adversaires, c'est-à-dire
ceux qui ne vous admirent pas.
Au même moment
se déclencha une autre offensive, partie d'un milieu tout différent
: nationaliste et catholique. Elle était dirigée par Henri Massis, jeune
néo-thomiste, qui chargeait avec fougue, dans la Revue universelle,
et dans ses Jugements, les insoumis ou les suspects qui lui
apparaissaient comme personnellement dangereux pour sa doctrine. Si
ses attaques n'avaient pas le ton prophétique d'un Claudel, elles s'appuyaient
par contre sur des syllogismes acérés et quantité de citations insidieuses. En 1921, puis
en 1924, Massis fonça donc sur Gide : prétendant lui enlever son masque,
il soutenait que ses moyens de séduction, sa réussite, sa valeur n'étaient
que l'effet de détours, de fuites, de ruses, de mensonges d'impuissant
; que cet être trompeur, par sa critique fallacieuse, détournait au
profit de ses propres appétits, les dogmes sacrés, l'idée sainte de
responsabilité et l'intangible unité de l'homme. Par-dessus tout, Massis
incriminait sa redoutable influence, son action décomposante et perfide
sur la jeunesse. [63] Béraud, Rouveyre
et d'autres avaient déjà reproché au « retors » de corrompre « les êtres
qui tombaient sous sa patte ». Et voici que dans une petite brochure
intitulée : Un Malfaiteur, un soi-disant père de famille l'accusait
d'avoir été la cause de la mort de son enfant qui s'était tué, prétendait-il,
après avoir lu les Nourritures terrestres. Ce tract, préfacé
« d'outre-tombe » par l'archevêque Christophe de Beaumont, ne pouvait
guère être pris au sérieux : de tous temps, le réformateur n'a-t-il
pas été soupçonné de forfaits imaginaires ?
Cependant Gide
était indigné de voir son visage défiguré, son action mise en doute...
On l'accusait sur des indices, qui favorisaient les plus écœurantes
équivoques et les pires falsifications. Ne valait-il pas mieux apporter
lui-même des preuves, c'est-à-dire se livrer en entier, divulguer sa
vie ? Corydon et ses confessions (sous le titre de Si le grain
ne meurt), qu'il avait écrits pendant la guerre, étaient restés
pratiquement inédits. (59) Le moment lui sembla venu — comme une inéluctable
nécessité — de les publier au grand jour. L'opinion le
suspectait. Il préférait la heurter (et dans ses plus tenaces préjugés
: les préjugés sexuels) pour la rétablir en sa faveur. Puisqu'il pensait
qu'il n'y avait rien de condamnable dans sa vie, pourquoi ne pas parler,
et même à la première personne, ne pas avouer ce qui dans la société
chrétienne ne l'avait jamais été encore, et qui lui paraissait avant
tout une vieille interdiction biblique, une convention morale périmée,
une hypocrisie à détruire ? Cela présentait
de grands risques, et l'on comprend que Gide ait reculé longtemps. S'il
osait à présent, c'est qu'il croyait son passé assez solide, c'est qu'il
pensait avoir l'autorité morale suffisante (dans une bourgeoisie qui
n'avait plus très bonne conscience) pour affronter le danger. Et cependant
si l'on avait [64] percé
véritablement son intimité, comme il arrive dans un procès, que n'eût-on
trouvé, ou prétendu trouver, par interprétation ? Mais Gide était prêt
à tirer les conséquences de son acte. Honneurs, avantages, récompenses
attachés à la vie sociale (quoiqu'il ne les eût jamais recherchés),
il envisageait de les perdre ; il préférait être « déshonoré » plutôt
que de savoir honoré l'homme qu'il n'était pas. Sur cette question déterminée,
qui lui paraissait décisive, exemplaire, le symbole de la liberté et
de la liberté des autres, il sentait qu'il ne pouvait pas désormais
ne pas s'engager. En vain ses
amis firent pression sur lui, le suppliant de reculer la publication
du livre au moins après sa mort. Mais Gide resta inébranlable. Au fond des
caves de la N. R. F., emballés dans des caisses, des milliers
d'exemplaires de Si le Grain ne meurt attendent maintenant pour
être distribués que Gide donne un ordre. Le temps passe... Au dernier
instant, reculerait-il ? Au contraire, il a décidé de publier auparavant,
à grand tirage, Corydon, son étude sur l'instinct sexuel, et
c'est presque coup sur coup, en 1924 et en 1926, que les deux livres
paraissent publiquement.
Les réactions
collectives sont plus imprévisibles encore que les réflexes individuels.
Corydon et Si le Grain ne meurt ne causèrent pas d'éclat
à proprement parler. Les articles de presse furent rares et d'autant
plus que les deux ouvrages n'avaient été envoyés à personne. Pour Gide,
ce fut plus grave qu'un scandale : il paraissait s'être exclu de la
société. Ses meilleurs
défenseurs, dans les milieux intellectuels, le lâchèrent. Certains critiques,
qui étaient des amis, crurent qu'il avait cédé à des obsessions ; d'autres
en silence, le désapprouvèrent. « La mesure est comble ! » s'écriait
Paul Souday dans Le Temps. Pour Rouveyre, il s'agissait d'une
« infection des lettres ». Charles du Bos dénonçait son « inversion
généralisée » et Gabriel Marcel, le « spectacle affreux » qu'il offrait.
Du côté des catholiques, on considérait qu'il avait rompu [65] les
ponts et qu'on n'avait plus de ménagements à prendre avec lui. Il fallait
à tout prix l'empêcher de nuire, limiter les dégâts. Pour Massis, il
était devenu un personnage proprement « démoniaque ». Le scandale suprême,
c'était que, dans l'état de déchéance où il était tombé après avoir
livré son affreux secret, il prétendait, tout en refusant de croire
à l'au-delà, connaître le bonheur ! Un incroyant heureux, quelle
imposture — diabolique !
Cependant d'autres
membres de son groupe l'avaient quitté. Depuis la guerre, en effet,
les conversions avaient continué à se propager autour de lui. Après
Jammes, après Ghéon, après Dupouey, Copeau, écœuré par ses difficultés
au Vieux-Colombier, avait soudain fermé son théâtre et tout lâché pour
aller se réfugier en Dieu. Paul-Albert Laurens, le compagnon de son
premier voyage en Algérie, avait suivi, puis son ami Charles du Bos,
puis un jeune juif, René Schwob. La vague religieuse emportait d'autres
collaborateurs de la N. R. F. : Jean Cocteau, à
qui Maritain ouvrait les bras, les poètes Reverdy, Max Jacob, le métapsychiste
Gabriel Marcel. Enfin Jacques Rivière, qui, à son retour d'Allemagne,
avait cédé à une nouvelle influence profane : celle de Proust, mourait
néanmoins, en 1925, « miraculeusement sauvé », déclarait Mme
Rivière. Gide était
assailli par cette nouvelle phalange de néophytes. Tous l'entreprenaient
: « Si je crois
ou si je ne crois pas, leur répondait-il, qu'est-ce que cela peut vous
faire ? » Contre le front
unique des dévots, il résistait maintenant sans difficulté ; il se «
tenait ferme dans sa propre conscience ». (60) Mais on revenait
sans cesse à la charge. — Laissez-moi
tranquille, s'écriait-il, car il sentait qu'il ne pouvait plus parler
sans colère des « mensonges » épais des religions et de « l'égoïsme
hideux » des familles. [66]
Pour ses proches,
il semblait un vaincu. Ceux-ci avaient réellement fini par craindre
son influence. On croyait son conseil mauvais, on suspectait ses intentions.
On ne lui demandait plus d'intervenir comme jadis, et c'était pour lui
le plus pénible. « L'approbation
d'un seul honnête homme, lui disait-on, c'est la seule... qui
importe, et que ton livre n'obtiendra pas. — Hélas, répondait
Gide, quiconque approuve mon livre cesse de paraître honnête à vos yeux.
» « Non, non
; ce n'est pas ma doctrine qui a tort... Vous incriminez mon éthique
; j'accuse mon inconséquence. Où j'eus tort, c'est quand j'ai cru que
peut-être vous aviez raison... » Désormais,
reprenait Gide, « ce qui n'est pas, est ce qui ne pouvait pas être ».
Il devait « consentir à s'aventurer seul ». Et pourtant
il ajoutait, en pensant à Emmanuèle : « L'être s'abandonne quand il
n'a plus qu'à songer qu'à lui-même ; je ne m'efforce que par amour,
c'est-à-dire que pour autrui ».
Plus vite qu'il
n'avait espéré, l'opinion changea à son égard. Il recevait maintenant
l'approbation de certaines personnalités éminentes. Quand Sir Edmund
Gosse lui écrivit de Londres, ce mot lui parut plus précieux que cent
critiques de presse louangeuses. Edmund Gosse
fit plus : peu de temps après la publication de Si le Grain ne meurt,
il invita la Société Royale de Littérature de Londres, qui avait
à nommer un membre étranger en remplacement d'Anatole France, à choisir
André Gide, qui fut élu à l'unanimité. Les jeunes
lui savaient gré d'avoir bravé l'impopularité. Sous l'influence de Freud,
de l'œuvre de Proust et de la sienne propre, on commençait peut-être
à envisager certains préjugés [67] sexuels avec moins d'embarras, et ce qui
d'abord avait semblé révoltant, paraissait peu à peu presque compréhensible. Ses autres
livres également prenaient une plus juste place : chacun d'eux s'était
trouvé de dix, de vingt ans en avance sur l'époque ; à présent, ils
avaient rattrapé leur retard. En critique, les noms qu'il avait aimés
ou aidés à faire connaître, Rimbaud ou William Blake, Dostoïevski ou
Whitman, Conrad ou Rilke, continuaient à grandir. La N. R. F. était
à son apogée. Et voici que
ses adversaires semblaient s'incliner devant le fait accompli : Paul
Souday le plaçait au rang des grands écrivains contemporains et Henri
Béraud, profitant de l'apparition de L'École des Femmes, le «
félicitait » d'avoir écrit ce livre « vivant et touchant ». A l'étranger,
on l'admirait avec déférence. Son soixantenaire était célébré en Allemagne
par la presse, l'université et le théâtre, comme un événement intellectuel
européen. Aux États-Unis, la traduction des Faux Monnayeurs devenait
soudain un succès de librairie.
Si la gloire
est venue à lui, faite de l'estime qu'imposent une vie et une œuvre,
il a continué à renoncer aux honneurs et aux parures officielles. Les salons
ne l'effraient plus, mais lui paraissent le néant. Il préfère accueillir
des critiques français ou étrangers, des écrivains nouveaux, des étudiants,
des jeunes gens. « La jeunesse m'attire, dit-il, et plus encore que
la beauté : une certaine fraîcheur, une innocence, dont on voudrait
se ressaisir ». (61) C'est à une
certaine forme de liberté de l'esprit et du jugement qu'il aspire plus
que jamais, au détachement : il voudrait n'être retenu par rien. Est-ce
pour s'alléger davantage qu'il s'est débarrassé de ses terres ? Il a
vendu La Roque et sa villa d'Auteuil (s'il garde Cuverville, c'est que
sa femme s'est isolée et enfermée sans plus la quitter dans cette propriété).
Gide, [68] lui, ne cesse de vagabonder et, partout,
il campe. Il évite de se faire servir. Il n'aime pas, quand il est seul,
s'offrir des commodités, dépenser. On a parlé
de son avarice. Lui-même en a noté des traits dans son Journal. Ce
sont des restes de son éducation bourgeoise et puritaine, mais aussi
l'expression de son indifférence au luxe et plus encore, de son besoin
d'indépendance ; la puissance de l'argent la donne, mais également un
certain mode improvisé de vie : la possibilité d'écrire n'importe où,
avec un bout de crayon, sur un coin de table, sur un banc, dans un train,
de garder longtemps les mêmes vêtements, d'habiter dans n'importe quel
hôtel, de ne se déplacer qu'avec une valise légère, qu'on est seul à
porter. A la question
que Gide s'est posée toute sa vie : — Que peut un homme ? Comment «
servir » ? il répond à présent par la bouche d'Œdipe : « En renonçant
à ses biens, à sa gloire, à soi-même. » Cependant Gide
sait bien que, pour naturel que lui soit le détachement des choses de
cette terre, le diable se rattrape toujours par quelque autre côté.
... Parvenu
à cette étape, si Gide regarde autour de lui et cherche ses compagnons
de départ, que sont-ils devenus ? Beaucoup ont
disparu : Pierre Louys, dans la misère et la débauche ; Proust, dans
la gloire ; Ducoté, inconnu. D'autres, ayant abandonné en chemin, comme
Ghéon, n'ont plus travaillé qu'à une œuvre d'édification : le théâtre
catholique. Francis Jammes s'est retiré à Orthez : quand Gide lui a
écrit, Jammes lui a simplement envoyé comme réponse un morceau de bure
dans une enveloppe (bure de fort bonne qualité d'ailleurs, ajoute Gide.)
Cependant Valéry et Claudel, malgré leur grandeur, ont accepté de s'appuyer
sur les puissances officielles : l'Académie et l'État. Seuls de l'ancien
petit groupe, Roger Martin du Gard, Jean Schlumberger et Gide ont continué
de mener la même route. L'influence
de Gide s'étend sur plus d'un demi-siècle et [69] dure. (62)
Ses livres agissent, et sur certains, avec une efficacité directe,
la vertu d'une sorte de message personnel. Parmi les lettres qu'il reçoit,
il en est de brûlantes : tel malade, cloué pour des années sur son lit,
lui écrit qu'il a retrouvé le goût de vivre ; tel adolescent tourmenté
par son sort sur la terre, s'est, grâce à lui, libéré. Il n'est pas
jusqu'à une vieille folle, qui ne lui envoie tous les jours, depuis
des années, des pages d'amour délirant, comme pour rappeler ironiquement
à l'auteur de Paludes le danger des vanités littéraires, hommage
de l'humour au delà de la raison.
Cependant Gide
sent qu'il n'a pas encore pénétré suffisamment dans le vif de lui-même. — Trop longtemps,
avoue-t-il, j'ai parlé à travers quelque chose ou quelqu'un... A présent,
il a renoncé à la fiction ; c'est la réalité sociale qu'il veut atteindre.
Depuis son voyage au Congo, les abus coloniaux n'ont cessé de le hanter
: est-il possible que presque toute l'humanité gémisse également dans
des chaînes ? Précisément parce qu'il se sent à l'abri, Gide ne peut
se résigner et comme tout sage, — il vieillit « à gauche ». — Mon dernier
livre, dit-il, il faut d'abord que je le vive. Mais en aura-t-il le
temps ? Là-bas, du côté de la Russie, il regarde le drame qui se joue
dans l'avenir. Désormais, c'est dans cette marche en avant de l'humanité,
appelée sans cesse à se dépasser, que Gide a placé son véritable espoir,
l'espoir d'un autre absolu. — « Dis où
tu veux aller. [70] — Droit devant moi... », répond le vieil Œdipe aveugle, « parmi les hommes. » Si devant la
mort, Gide n'a plus d'inquiétude, la mort néanmoins lui impose la préoccupation
d'une échéance : il voudrait pouvoir achever son œuvre, lui donner une
plus nette, une plus forte conclusion, et mourir ainsi satisfait, en
rendant à la terre, comme il se l'est toujours promis, « une âme reconnaissante
et ravie ». [71]
DEUXIEME PARTIE: SA PSYCHOLOGIE ET SON ART
CHAPITRE PREMIER
L EXAMEN DE
CONSCIENCE ET LE DEDOUBLEMENT
L'œuvre de
Gide n'est peut-être tout entière qu'un vaste débat moral ; sans cesse
on y entend dialoguer, comme d'une coulisse mystérieuse, la voix de
la conscience. Dès ses premiers
livres, il interprète les légendes grecques ou bibliques et souvent,
à partir d'une anecdote réaliste, comique ou poétique (comme le Philoctète,
Bethsabée ou Narcisse) il compose un petit Traité
moral. Ses essais, même lorsqu'ils touchent à l'esthétique, sont
avant tout pleins de considérations éthiques. Ses personnages également
sont presque tous situés par une idée de bien et de mal : Gide travaille
sur la matière morale, comme le sculpteur de jadis à même le marbre. Dans le plus
important de ses romans, les Faux-Monnayeurs, où grouillent toutes
espèces de types d'humanité, on peut voir d'un côté des jeunes gens
et des enfants, révoltés et pervers : Bernard, un inquiet ; Armand,
un dévoyé ; Vincent, qui flotte entre diverses conduites, et, d'un autre
côté, les pasteurs, les professeurs, les parents, soumis aux préceptes
traditionnels. Un seul personnage fait exception : c'est une femme riche,
élégante, belle, mais complètement indifférente à Dieu comme au diable
: Lady Griffith. Aussi fait-elle « le désespoir du romancier », elle
ne l'intéresse pas ; elle est, pour lui, « sans âme », « sans épaisseur
». De même les personnages [73]
d'un Proust, qui sont sans inquiétude morale, font à Gide l'impression de
n'être tous, quoique merveilleusement agencés, que de simples pantins.
Pour Gide c'est le débat moral qui donne aux êtres leur réalité, leur
conscience, et cette conscience doit les accompagner comme une ombre
portée à chaque pas dans la vie : Gide doit tenir pour vraie la légende
qui prétend que l'homme qui a vendu son ombre a perdu, ce faisant, sa
vie réelle. On pourrait
dire des ouvrages de Gide ce que Gide dit lui-même de ceux de Dostoïevski
: si les écrivains français s'occupent en général des « rapports passionnels...
intellectuels » et familiaux de leurs personnages, Gide, comme Dostoïevski,
s'intéresse essentiellement aux « rapports de l'individu avec lui-même
ou avec Dieu... ».
Cependant,
paradoxe apparent, le but de Gide, tout au long de sa vie, n'a jamais
été autre que de sortir de la morale. « Il ne faut pas de morale »,
telle est déjà la conclusion d'André Walter, ou, plus exactement, pas
de morale traditionnelle. C'est que Gide a cherché à atteindre, au delà
d'elle, un état de gratuité, où l'individu puisse vivre léger, disponible,
détaché de ce perpétuel souci du devoir. Cet état de suprême gratuité
a représenté, pour Gide, l'aboutissement d'une nouvelle éthique, l'éthique
individualiste. Poussé à faire
la critique de la morale traditionnelle, il a été conduit à la psychologie,
qui elle-même, l'a mené à une morale plus dégagée. C'est également de
l'observation de la vie psychologique qu'il a tiré les grandes lois
de son art. Ainsi, morale,
psychologie, art ne sont chez Gide que les aspects d'une même démarche
de l'esprit, et ce n'est que pour la commodité de l'exposé que nous
projetterons successivement la lumière sur chacun d'eux.
Leur lieu de
rencontre, c'est l'examen de conscience, centre de la réflexion, — d'action
ou d'inspiration. Presque tous les personnages de Gide se livrent à
un perpétuel
[74] examen personnel : c'est de là que leur vient ce caractère moral
que nous leur avons reconnu. Le jeune Vincent désire séduire une femme
qui se soigne dans le même sanatorium que lui. Il hésite, il cherche
à se justifier : malades, se dit-il, ils vont mourir tous deux. Qu'est-ce
qui le retient ? Pendant qu'il fait sa cour, un débat se livre en lui.
Sa personnalité se décompose en deux personnages distincts : un moi
qui agit, et un moi qui regarde agir et qui juge. Les deux moi
se mettent à délibérer entre eux : ce dialogue, qui se poursuit au fond
de la conscience, a paru à Gide la source de tout véritable progrès
intérieur. « Supprimer le dialogue en soi, écrit-il, c'est arrêter proprement
la vie. » Il attache
à l'examen de conscience les mêmes vertus qu'au dialogue entre deux
personnes différentes. Les dialogues de Platon n'ont-ils pas pour rôle
d'exposer une idée sous tous ses aspects et de la faire vivre dans sa
progression ? Si Socrate a appelé maïeutique son art des dialogues,
c'est qu'il lui permettait précisément d’accoucher les esprits,
de mettre au monde leur pensée. L'examen de conscience doit aboutir
au même résultat, avec cette différence que les interlocuteurs sont
les deux représentants d'un même moi dédoublé. Il arrive que
pour mieux élucider le débat qui se poursuit en lui, l'individu le consigne
par écrit. La plupart des personnages de premier plan, dans les livres
de Gide, tiennent un « journal ». Tantôt c'est le roman tout entier
qui est un « journal » (comme Les Cahiers d'André Walter, Les Nourritures
terrestres, La Symphonie pastorale). Tantôt le récit alterne
avec le journal du principal personnage, et celui-ci, comme Edouard
dans Les Faux-Monayeurs, apparaît vu de l'intérieur par lui-même
et de l'extérieur par l'auteur, réfléchissant et agissant à la fois.
Les mobiles de ses actes sont analysés de son point de vue et du point
de vue des autres ; le lecteur, amené constamment à tout voir sous une
double face, a l'impression d'entrer en rapport avec des êtres en relief.
Le dédoublement,
qui est pour Gide dans l'examen de [75] conscience
un élément de vie, lui semble, dans la création artistique, la meilleure
méthode pour cerner la réalité. C'est pour y pénétrer plus avant qu'il
a introduit, dans ses meilleurs ouvrages, une sorte de double fiction
: dans Les Faux-Monnayeurs, Edouard, qui est romancier, écrit
un roman, précisément le même que celui qu'écrit Gide : Les Faux-Monnayeurs,
avec les mêmes personnages sous d'autres noms. L'ensemble de l'ouvrage
se trouve projeté à l'intérieur de lui-même ; chaque personnage, chaque
événement, placé comme entre deux miroirs parallèles, se réfléchit indéfiniment
en chacun d'eux et donne l'illusion de la profondeur. C'est en ce sens
que Gide écrit : « Rien... ne prend pour moi d'existence réelle tant
que je ne [le] vois pas reflété ». Il a joué avec
une rare habileté de cette méthode d'exposition, qui aboutit dans certaines
scènes aux quiproquos les plus troublants : pour intimider le petit
Georges, un enfant de treize ans, déjà voleur et complice de faux-monnayeurs,
Edouard lui lit une scène de son roman, qui est l'histoire d'un homme
comme Edouard, administrant une semonce à un enfant comme Georges. Le
roman d'Edouard devance les événements de celui de Gide. Le futur se
mêle au présent ; c'est toute l'œuvre qui s'agrandit du fait qu'elle
semble évoluer sur le rythme de plusieurs temps différents. Le titre lui-même
du roman prend à la fois un sens concret (c'est l'anecdote des faux-monnayeurs)
et un sens symbolique (la fausse monnaie, la fausse valeur suggère à
Gide l'idée d'insincérité, que tous ses personnages flattent ou, au
contraire, combattent en eux.) On aperçoit que les deux romans, qui
se déroulent tout au long du livre, sont en rapport avec le double caractère
du titre : l'un est un roman réaliste qui expose les faits tels
quels ; l'autre un roman idéaliste, ou plutôt symbolique qui
donne leur signification figurée. De chacun de ces genres littéraires,
pris séparément, Gide fait la critique : au réalisme, il reproche de
n'être qu'une photographie plate, banale et méticuleuse de la réalité
; l'autre formule lui suggère la remarque suivante : « En guise de romans
d'idées [76] on
ne nous a guère servi jusqu'à présent que d'exécrables romans à thèse...
» Le devoir de l'écrivain serait à l'intérieur d'une même œuvre, de
faire la synthèse de ces deux genres. La double fiction
représente aussi la « lutte entre les faits proposés (à l'auteur) et
les faits idéaux », c'est-à-dire la lutte entre ce que l'auteur prétend
faire de la réalité et ce que la réalité l'oblige à faire, la lutte
entre l'œuvre conçue et l'œuvre réalisée. Dans Les Faux-Monnayeurs,
Gide a introduit ce nouveau point de vue en expliquant dans le journal
d'Edouard ce qu'il a voulu tenter, et en montrant dans le récit ce qu'il
a matérialisé. Débordé par sa dissociation, il a publié, en outre, séparément,
dans son Journal des Faux-Monnayeurs, les réflexions sur l'œuvre
qu'il n'avait pas pu faire entrer directement dans l'œuvre elle-même.
Et à ce sujet il fait remarquer : « Songez à l'intérêt qu'aurait pour
nous un semblable carnet tenu par Dickens ou Balzac, si nous avions
le journal de l'Éducation Sentimentale... l'histoire de l'œuvre,
de sa gestation... » Ce journal, comparé à l'œuvre, recrée, pour Gide,
le drame de la vie du créateur. Cette décomposition
de la réalité, séduisante mais souvent artificielle (qui fait songer
parfois à Pirandello) apparaît sous les aspects les plus divers : en
art, entre la fiction et le réel ; dans la conscience, entre l'acte
et la pensée ; dans la société, entre l'individu et les groupes ; en
amour, entre les sens et la tendresse. L'homme n'est-il pas matière
et esprit ? En vrai chrétien, Gide le voit gouverné par un perpétuel
dualisme. Entre Dieu et le diable, la lutte ne cesse jamais. L'œuvre gidienne
apparaît comme le lieu d'un perpétuel combat ; la vie est un enjeu,
un risque de chaque moment, qui oblige l'individu à tendre continuellement
son énergie.
Est-ce à dire
que cette espèce de manichéisme généralisé soit le destin de l'homme
? Gide est obligé
de constater que le dédoublement peut aboutir à un cruel déséquilibre
de l'esprit, si l'un des aspects [77] de la personnalité
l'emporte sur l'autre. Le moi qui juge prend peu à peu une importance
démesurée, monstrueuse, tandis que le moi qui exécute s'efface, disparaît.
Rien n'est plus dangereux que l'abus de l'examen de conscience, tel
que le pratiquent surtout les protestants, qui soumettent les actes
les plus insignifiants de leur activité au crible de leur conscience.
De cette épuisante confrontation résulte un sentiment d'infériorité,
une anxiété qui les rend incapables d'agir ou d'agir sans remords. Le
détraquement nerveux est parfois tel qu'il conduit à l'obsession ou
au suicide.(63) « Quand on
est ainsi divisé, déclare Armand, une victime de l'éducation huguenote,
comment veux-tu qu'on soit bien sincère ? » Et il s'explique : « Toujours
une partie de moi reste en arrière, qui regarde l'autre se compromettre,
qui l'observe... qui la siffle ou qui l'applaudit... » Pour corriger
son douloureux dualisme intérieur, il l'exagère involontairement et
sur son vrai visage, qu'il n'ose plus montrer à nu, il porte un masque
sans cesse grimaçant. (64) Il arrive que
les deux aspects scindés de la conscience ne parviennent plus à se rejoindre
: on se trouve alors en présence d'un cas pathologique, nettement catalogué,
qu'on appelle : dédoublement de la personnalité. Les écrivains et les
psychiatres ont souvent décrit ses effets. Gide lui-même, qui n'a jamais
pu se détacher complètement de son puritanisme, a souffert de ce trouble
: « Je... ne comprends pas bien, écrit-il, lorsque je me regarde agir,
que celui que je vois agir soit le même que celui qui regarde...
» Mais du fait qu'il pose la question, il ne sort pas de la limite du
normal. Sa résistante santé l'a sauvé dans ses pires heures d'inquiétude.
Il n'en a pas
moins éprouvé, jusqu'à l'obsession, les tourments du dédoublement dans
sa vie psychologique comme dans [78] sa vie de créateur, l'auteur du journal,
le « contemplateur » a souvent dévoré chez lui l'artiste, au point qu'il
en est arrivé à se demander si tout ce qu'il ressentait n'était pas
l'œuvre du personnage qui chez lui juge et analyse. « ... L'homme éprouve
ce qu'il s'imagine éprouver. De là à penser qu'il s'imagine éprouver
ce qu'il éprouve... Entre aimer Laura, déclare Edouard, et m'imaginer
que je l'aime..., quel dieu verrait la différence? » L'examen de conscience
ne serait-il qu'une illusion ? Conduirait-il au non-être ? En s'observant
lui-même pendant qu'il écrit (et en projetant dans ses écrits les résultats
de cette observation) le romancier ne laisse-t-il pas échapper la réalité
de la vie qu'il croyait, au contraire, atteindre plus profondément? C'est toute
la question de l'introspection qui est soulevée. On sait qu'Auguste
Comte niait la possibilité de son existence, en affirmant qu'un homme
ne peut pas se mettre à la fenêtre et se regarder passer dans la rue.
Il supprimait la psychologie, ou tout au moins la limitait à l'étude
des autres, c'est-à-dire à une sorte de psycho-physiologie, de psycho-technique.
Par là, il en arrivait à bannir de l'art l'analyse personnelle. L'art
repose cependant sur l'introspection : ce que la création artistique
a de propre et de mystérieux, c'est de faire fusionner les personnages
qui dialoguent en nous, celui qui inspire et celui qui est inspiré.
Dans la création, comme dans toute action intense, nos deux moi finissent
par coïncider jusqu'à n'en former qu'un. C'est précisément dans ces
moments, dans l'acte poétique, que l'homme retrouve enfin une liberté. Si la nature
nous ballotte entre des états contraires et successifs, nous ne progressons
cependant qu'en réconciliant en nous nos antagonismes. « Tout notre
univers est en proie à la discordance, déclare un des plus étonnants
personnages de Gide, le vieux professeur de musique La Pérouse... »
Mais il ajoute, soudain transporté dans une sorte d'extase et d'adoration
: « ... Un accord parfait, continu ; oui, c'est cela ; un accord parfait,
continu... », telle est l'expression suprême de la sérénité, de l'éternité.
[79] Mais
par une contradiction inhérente à la vie, le jour où l'accord absolu
pourrait être réalisé, la vie s'arrêterait, elle cesserait d'être. «
Ah ! Comme il faut attendre pour la résolution de l'accord ! » s'écrie
La Pérouse. [80] CHAPITRE II
LES BONNES RAISONS
OU LA DUPERIE EN MORALE
Le héros de
Paludes tient un journal intime. « Dans mon agenda, dit-il, il
y a deux parties : sur une feuille j'écris ce que je ferai, et sur la
feuille d'en face, chaque jour, j'écris ce que j'ai fait. Ensuite, je
compare... Ce matin, en face de l'indication : tâcher de se lever à
six heures, j'écrivis : levé à sept... » Ainsi il puise dans son agenda
le sentiment du devoir. Quel est ce
devoir ? Quelle est cette conscience, qui, comme un personnage indépendant
de la personnalité, semble surveiller l'individu et sans cesse le réprimander
? Voix ironique, dit Baudelaire, qui, la nuit de préférence, nous engage
« A nous rappeler quel usage — Nous fîmes du jour qui s'enfuit... »
Œil terrible, dit Victor Hugo, dont le regard, n'étant arrêté par rien,
va poursuivre Caïn réfugié dans une sextuple enceinte et jusqu'au fond
du plus secret caveau. La plupart
des hommes pensent aujourd'hui que nous naissons véritablement avec
cette « voix de la conscience ». Elle serait une sorte de sens moral
inné, que Dieu nous aurait accordé, comme l'intelligence. C'est surtout
depuis le XVIIIe siècle et Rousseau, qui croyaient « l'homme
naturel » foncièrement bon et juste, que la conscience est considérée
comme un guide sûr, qui nous sauve à chaque moment de l'abîme, comme
un tribunal intérieur que nous promenons partout avec nous [81] pour qu'il décide de notre conduite.
Le protestantisme, le kantisme, avec son impératif, enfin la morale
laïque ont, de nos -jours, rendu cette notion populaire. Hélas ! soupçonne
Gide, cette voix prétendue infaillible n'est souvent qu'une voix fallacieuse.
L'examen de conscience est un procédé moral d'une incroyable grossièreté.
Dès qu'on observe avec un peu d'attention son fonctionnement, on n'entend
plus que le grincement de tous ses rouages : l'hypocrisie comme un acide
s'insinue entre eux, les ronge et les dénature.
« Sur l'agenda,
sitôt levé, déclare le héros de Paludes, je pus lire : tâcher
de se lever à six heures. Il était huit heures ; je pris ma plume ;
je biffai ; j'écrivis au lieu : Se lever à onze heures. — Et je me recouchai,
sans lire le reste. » Ce trait, que Gide présente ironiquement, révèle
la comédie à laquelle l'homme ne cesse de se livrer dans l'examen de
conscience et dont il a d'ailleurs vaguement honte : « Et je me recouchai,
ajoute le héros de Paludes, sans lire le reste... [de l'agenda]
». — « ... Vite soufflons la lampe, afin — De nous cacher dans les ténèbres
! » écrit Baudelaire. Cet art de
se tromper soi-même apparaît dans les mauvaises raisons que l'homme
cherche pour se justifier et qu'il transforme en bonnes raisons :
« Ce ne sont pas tant ses actes que je méprise, déclare Éveline
en parlant du pauvre Robert ; ce sont les raisons qu'il en donne.
» Dans ce domaine, où il faut inventer et mentir, les ressources
de l'esprit humain sont d'une richesse prodigieuse. Le procédé
le plus classique consiste, pour fuir sa responsabilité, à la reporter
sur le voisin. Quand le loup à jeun a décidé de manger la brebis, il
l'accuse, pour légitimer son crime, de toutes sortes de méfaits imaginaires,
et comme la pauvre brebis se défend : « Si ce n'est toi c'est donc
ton frère. — Je n'en ai point. — C'est donc quelqu'un des tiens...
» La « bonne raison » s'énoncera ainsi : — Comme je ne veux
pas que ce soit moi, ce sera lui... [82] Le père d'Éveline
s'ouvre un jour à sa fille et lui raconte ses déceptions dans le mariage.
Ah ! S'il avait été mieux compris, mieux secondé par sa femme d'esprit
si borné, que n'aurait-il fait ? Tandis qu'il parlait, Éveline ne pouvait
se « retenir de penser qu'il n'eût tenu qu'à lui d'obtenir de lui davantage
et que s'il n'avait pas su tirer meilleur parti de son intelligence
et de ses dons, il ne lui déplaisait pas d'en croire [sa femme] responsable.
» C'est le raisonnement des impuissants et des ratés : — Ce n'est pas
de ma faute ; c'est celle de mes parents, dit l'enfant, ou de mon associé,
dit le commerçant, ou des éditeurs, dit l'écrivain, si je n'ai pu arriver
à ceci, à cela... En désespoir de cause, ce sont les circonstances,
la malchance, le destin qu'on accuse, et qui, certes, ne protesteront
pas. C'est qu'il faut du courage et de l'honnêteté pour dire : — Il
n'eût tenu... qu'à moi !... d'où il résulte qu'à présent, il ne tient
encore qu'à moi... Dès lors mon désir de paresse, que j'ai pu dissimuler
sous de « bonnes raisons », est démasqué et je suis seul, face à moi-même,
contraint à l'effort !... Quelle fatigue ! Quel ennui ! Ce transfert
de responsabilité sur autrui se présente à l'occasion des sentiments
les plus divers. Les auteurs comiques l'ont fréquemment appliqué à la
poltronnerie : il y a en littérature toutes sortes de Tartarins toujours
prêts à affirmer, lorsqu'ils ont rencontré le lion, que c'est le lion
qui a eu peur et qui a fui devant eux... (65) Gide a constaté
que, le plus souvent, la substitution a lieu, au cours de l'examen personnel,
non pas entre un individu et un autre, mais à l'intérieur même de la
conscience, entre un sentiment véritable qui habite l'individu mais
qu'il condamne, et un autre sentiment voisin, mais qu'il peut moralement
approuver. Le héros de
la Symphonie pastorale, pasteur marié, s'est pris [83] d'amour
pour une pauvre orpheline de vingt ans, aveugle, qu'il a recueillie
chez lui au cours d'une de ses visites aux pauvres et, depuis, soignée
avec dévouement. Il éprouve pour elle une passion violente et charnelle,
mais c'est ce qu'il ignore précisément, car la passion coupable s'est
déguisée, au regard de sa conscience, en un devoir de charité. Dieu,
se dit-il, a placé « sur ma route une sorte d'obligation » et je ne
puis, « sans quelque lâcheté, m'y soustraire ». Le drame se
complique. Le fils du pasteur, un tout jeune homme, à son tour est épris
de Gertrude, l'orpheline aveugle, et, très honnêtement, il demande à
son père l'autorisation de l'épouser. Voici le père jaloux de son fils,
et cherchant tous les moyens pour l'éloigner de la jeune fille. Cependant
cette jalousie, elle aussi, se déguise inconsciemment sous de « mauvaises
raisons » : — Gertrude est trop jeune pour toi, dit-il à son fils, puis
: « Tes sentiments... moi je les dis coupables, parce qu'ils sont prématurés.
La prudence que Gertrude n'a pas encore, c'est à nous de l'avoir pour
elle. » Je t'ordonne de partir en voyage. « C'est une affaire de conscience.
» La scène est
sublime d'hypocrisie. Plus le pasteur est dévoré de jalousie, plus il
parle de noblesse, de devoir : « Un instinct aussi sûr que celui de
la conscience, dit-il, m'avertissait qu'il fallait empêcher ce mariage
à tout prix [le mariage de son fils avec Gertrude] ». Son amour coupable
lui paraît aussi pur, lui apporte la même joie, la même libération que
le sentiment du devoir. Et c'est là qu'est l'illusion : le pasteur se
figure qu'un désir répréhensible, dès qu'on s'y abandonne, doit nécessairement
engendrer le remords. Il oublie qu'au fond de la conscience, le désir,
plus fort que nous, se cache sous un nom d'emprunt, un nom flatteur
et héroïque, et triomphe ainsi de nos scrupules. Insistons :
comment le pasteur peut-il se tromper aussi grossièrement sur lui-même
? Comment peut-il se trahir, trahir la cause de la pureté qu'il a toujours
défendue ? Comment, à partir de quel moment un homme peut-il trahir
en croyant rester fidèle à lui-même ? Dans la mesure, sans doute, où il a pris
l'habitude d'obéir à des idées qui ne sont pas complètement les siennes,
à des ordres qui ne viennent pas véritablement de lui. Le mécanisme
d'obéissance automatique est celui qui se détraque le plus facilement
: l'homme ne trouve plus rien pour l'avertir, aucun critère de l'erreur,
aucun sentiment qui lui permette de distinguer la honte de l'honneur.
Pour se sentir profondément d'accord avec sa conscience, il faudrait
que, retiré seul en lui-même, il parte de lui-même. Mais c'est ce qui
lui est précisément impossible, puisqu'il s'appuie sur des systèmes
d'idées tout donnés, qu'il les déforme et les substitue les uns aux
autres selon les besoins de son désir, son désir plus insidieux que
ces concepts abstraits et extérieurs à lui. Son désir prend
parfois des détours plus savants encore : son accomplissement exige
un raidissement de tout l'être, qui fait croire que nous remplissons
une noble et grande tâche, alors que nous agissons avec lâcheté. Cherchant
de « bonnes raisons » pour abandonner, avec son enfant, la femme qu'il
vient de séduire, Vincent s'est créé une sorte de morale nietzschéenne,
qui bannit la pitié comme une honte ; dès lors, en rompant avec sa maîtresse,
il se figure accomplir un effort d'autant plus louable qu'il est de
cœur précisément sensible. Quelques mois
auparavant, lorsqu'il a rencontré cette femme, malade dans un sanatorium,
abandonnée, elle aussi, comme Gertrude, c'est au contraire par charité,
comme le pasteur, qu'il s'est cru autorisé à la conquérir. Il se figurait
alors agir en vrai chrétien. A la substitution des sentiments correspond,
chez Vincent, la substitution des règles morales. Pauvre voix
de la conscience ! Voix sophistique qui vient sans cesse nous berner,
nous jouer des tours, recouvrir du beau nom de « devoir » nos sentiments
les plus égoïstes. La plupart des personnages de Gide sont victimes
de ses duperies. Le directeur de pension Azaïs déclare avoir, uniquement
par dévouement, recueilli chez lui le vieux La Pérouse, qu'il fait travailler
tant et plus. Le vieux La Pérouse lui-même appelle austérité ce qui
n'est chez lui qu'orgueil. L'amour divin, les [85] macérations du corps,
les élans purs d'André Walter recouvrent un désir charnel, un
vulgaire désir insatisfait et révolté. Cette dernière substitution,
qui est d'ailleurs la plus connue, explique pourquoi il arrive à des
sectes mystiques de sombrer dans l'orgie et le scandale, à des bigots
de finir dans la mesquinerie et l'escroquerie... Il semble que
la vie intérieure tout entière soit un perpétuel jeu de « mauvaises
raisons ». Plus l'homme est moral, plus il déforme et travestit sa morale.
C'est pour endormir l'angoisse née de ses fautes et de ses instincts
anti-sociaux qu'il a recours, malgré qu'il en ait, au mensonge qui lui
donne l'illusion de la pureté. Plus le sentiment de la culpabilité est
puissant, plus l'individu, pour se rassurer, pour acquérir une « bonne
conscience », use et abuse envers lui-même d'arguments fourbes et insidieux. Gide a constaté
que les dévots sont victimes, plus que les autres, de l'hypocrisie.
Toutes ses familles de pasteurs vivent dans un complet aveuglement,
dans une atmosphère « ineffablement alpestre ». On y étouffe, on y crève,
déclare Armand en parlant de son foyer. Chez les Vedel, chacun se livre
secrètement à ses passions, mais, ajoute Armand : « Grand-père... n'y
voit que du feu. Maman s'efforce de ne rien comprendre. Quant à papa,
il s'en remet au Seigneur : c'est plus commode... » Le père Vedel préfère
donner tout son temps aux pauvres, aux sermons, aux congrès plutôt que
de voir clair autour de lui et surtout en lui. L'examen personnel
apparaît finalement comme une torture, la conscience comme une malédiction
que Dieu a infligée à l'homme depuis le jour où il a mangé du fruit
de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. Si les écrivains optimistes
du XVIIIe siècle ont pu voir dans la conscience un guide
sauveur, les poètes romantiques byroniens, les philosophes allemands
de la nature ont considéré avec plus de raison qu'elle nous inflige
par-dessus tout le sentiment de notre détresse. Ce n'est d'ailleurs
pas tant le remords qui est douloureux dans la conscience que l'impression
vague d'être joués lorsque nous [86] cherchons à juger nos actes, que
le fait de ne plus savoir distinguer le bien du mal, le vrai du faux,
les bons des mauvais arguments, si bien qu'au milieu de tant de détours,
nous sentons que nous devons finir par nous perdre. Dieu, déclare le
vieux La Pérouse, « nous envoie des tentations auxquelles il sait que
nous ne pourrons pas résister, et quand pourtant nous résistons, il
se venge de nous plus encore », en jetant la confusion dans notre esprit.
« Pourquoi nous en veut-il ? » Oui, pourquoi ?
Ce n'est pas
Dieu qui a inventé cette morale de duperie, d'où découlent tous nos
maux. C'est l'homme lui-même, dans son ignorance. L'homme ne sait
pas se passer d' « autorisations » pour agir. Aussi
longtemps qu'il ira les demander à la société, à la religion, aux autres
et non pas à lui-même, la duperie sera générale. (66) L'hypocrisie de
la vie intérieure naît de la forme même de la morale traditionnelle. C'est elle
qui condamne l'épanouissement de certains instincts et parfois même
des plus féconds, et qui oblige l'homme à inventer de « bonnes raisons
» pour permettre à ces instincts de se donner quand même libre cours.
Les passions ont une vie propre et ne souffrent pas d'être brutalement
réprimées, pas plus que nos poumons d'être oppressés, notre cœur d'être
arrêté. Lorsque la morale leur interdit de se montrer au jour, elles
se réfugient dans notre inconscient comme au fond d'un brouillard opaque,
et là, corrompent l'esprit, faussent la logique et nous désarment. C'est
ainsi que la passion inavouée du pasteur pour la jeune aveugle réapparaît
triomphante, toute pure, tout innocente, transfigurée en passion charitable. Si Gide a dévoilé
le rôle des instincts dans la vie ordinaire, Freud l'a décrit dans la
vie pathologique. La conception freudienne part également de l'opposition
entre les instincts profonds et les institutions sociales. Lorsque nos
instincts (et pour Freud surtout nos instincts sexuels) sont refoulés
par [87] la « censure
» morale, ils resurgissent bientôt, mais déguisés en images symboliques
dans nos rêves, ou en obsessions maladives dans les névroses. Ces névroses
sont des espèces de soupapes, mais qui n'ouvrent la voie aux instincts
qu'en ruinant l'équilibre de nos nerfs. De même, grâce aux « bonnes
raisons », la « censure » morale laisse passer le désir, travesti et
méconnaissable, mais cette libération n'a lieu qu'au prix d'une ruse
sordide, qui avilit l'intelligence et qui contamine toute la personnalité. [88] CHAPITRE III
L INCONSCIENT,
REPAIRE DU DIABLE
Voici Gide
penché sur l'inconscient, repaire des pires instincts humains. C'est
là que l'individu refoule et dissimule ses pensées clandestines, ses
convoitises voilées, ses sentiments louches. Freud, qui a été obligé,
par profession, de « se vautrer, dit-il, dans toutes ces saletés »,
affirme que, dans ce moi profond, croupissent des désirs si affreux
que l' « honnête homme », s'il les connaissait, en serait malade de
honte et de frayeur. Explorer cette
sombre caverne devient une tâche peut ragoûtante. Quand la pensée entre
dans ce lieu, dit Gide, elle ressemble à un dragon, qui avance « son
mufle invisible, flairant tout, reniflant tout, [promenant] partout
une curiosité attentatoire ». L'inconscient est proprement le domaine
où se cache le diable, et c'est pourquoi il faut le poursuivre dans
sa retraite.
Cette image
ne doit pourtant pas nous tromper. Gide n'a jamais rencontré le diable,
ce personnage provocant auquel Luther jeta un encrier au visage. Il
a cru davantage à l'esprit démoniaque. C'est le diable qui, tapi dans
l'ombre de la conscience, s'amuse, pendant que nous dialoguons avec
nous-mêmes, à suggérer toutes sortes de « bonnes raisons », de sophismes
et de mensonges que nous n'arrivons plus à [89]
distinguer de la vérité. Il « joue avec nous comme un chat avec une souris
». A son tour,
Gide semble s'amuser de ce manège. Embusqué derrière les personnages
de ses romans, il observe les tours pendables que leur jouent leurs
instincts secrets. Ce dont il se réjouit, ce n'est pas tant de voir
l'homme dupé par le diable ; c'est d'avoir dupé le diable lui-même,
puisqu'il a surpris son camouflage. « Vous le croyez votre dupe, écrit
La Bruyère. S'il feint de l'être, qui est plus dupe, de lui ou de vous
? » C'est une sorte de jeu de la vérité qui attire Gide : laisser ses
personnages tomber dans les pièges de l'inconscient, pour révéler ensuite
l'illusion dont ils ont été victimes. Gide ouvre
le « journal » de l'austère pasteur Vedel. Qu'y voit-il ? Des pages
entières « de luttes, de supplications, de prières, d'efforts » au sujet
de la résolution de ne plus fumer. « Mon Dieu, écrit Vedel, donnez-moi
la force de secouer le joug de ce honteux esclavage. » Mais que peut
bien signifier ce mot « fumer », puisque Gide sait que le pasteur a
renoncé depuis longtemps au tabac et, de plus, sans difficulté ? Ici
l'auteur sourit d'un air entendu. Il a compris... le mot « fumer » est
mis là pour autre chose... A Neufchâtel,
un dimanche, Gide rencontre les fidèles revenant du temple. « Leurs
pensées, écrit-il, sont blanches et repassées par le sermon qu'ils viennent
d'entendre, bien rangées dans leur tête comme dans une armoire à linge
propre. » Puis il ajoute : « Je voudrais fouiller dans le tiroir d'en
bas. J'en ai la clef. » (67) Gide ne se réjouit jamais tant qu'en
présence de gens sérieux chez qui il découvre soudain un désir insolite,
mal contenu, débordant leur figure sociale. C'est pour lui un spectacle
aussi plaisant que voir, chez un professeur, un bout de chemise mal
rentré rompre avec l'éminente gravité du personnage. Alors, tourné
vers son public, Gide pourrait lui dire, comme Baudelaire ; « Hypocrite
lecteur, mon semblable, mon frère... », [90] pourquoi te draper dans ta dignité ? Vois, nous sommes
tous tourmentés. Ne te récrie pas ! Si tu es sincère, tu te reconnaîtras
en Vincent, en Saül, en Michel, en moi-même.— Tais-toi, me dis-tu, même
si j'ai quelque tare qui me ronge, il ne faut pas crier cela sur les
toits ! — Cher lecteur, il ne faut rien cacher ; moi, je dirai tout.
Assez de vos sales mensonges ! Je dirai tout : ce sera drôle et triste,
vrai en tout cas... Gide pêche
en eau trouble pour pénétrer dans les bas-fonds de l'être. Avec sa clef
diabolique, il va, accompagné de ses personnages, forcer des tiroirs,
ouvrir des correspondances cachetées, soulever des couvercles. Ici,
c'est Bernard qui vole une valise pour lire le « journal » d'Edouard
; là, c'est Julius qui feuillette le carnet intime de Lafcadio, en son
absence ; ailleurs, c'est Sarah qui fouille dans celui de son père.
Si l'auteur se faufile ainsi par des voies dérobées, c'est pour connaître
les secrets du drame humain. Au cours de
cette chasse, nous le voyons à l'affût des moindres gestes, des faits
les plus insignifiants : il sait que les instincts profondément refoulés
ne se trahissent guère que par des tics, des réflexes, des mouvements
imperceptibles ; c'est à ces signes, d'ordinaire inaperçus, qu'il doit
s'attacher pour les débusquer. Ainsi l'observateur sagace découvrira
l'émotion qui étreint un joueur attablé, imperturbable, devant le tapis
vert, uniquement à un très léger tremblement presque, invisible de son
pouce. C'est grâce au petit insigne curieux que porte à sa boutonnière
le petit Georges et parce que celui-ci rougit sans répondre, quand on
l'interroge à ce sujet, qu'Edouard apprendra l'existence d'une association
secrète de collégiens, qui ont été dévoyés par une bande de faux-monnayeurs. L'auteur remonte
des faits apparemment les plus minimes jusqu'à leur cause profonde.
Les individus et les familles prennent toutes sortes de précautions
pour cacher leurs passions secrètes, mais pas plus que les criminels,
ils ne parviennent à en effacer les traces. Ce sont ces indices que
Gide surveille et interprète, comme un détective étudie les empreintes
digitales [91] ou des analyses
de grains de poussière. Dans Isabelle, c'est par une série de
petits recoupements que nous pénétrons peu à peu, avec l'auteur, dans
le honteux secret du château. Les scènes sont savamment graduées jusqu'au
moment où nous découvrons qu'Isabelle est une « fille-mère », que ses
parents ont maudite et qu'ils n'osent plus recevoir chez eux que la
nuit, en cachette.
Cependant ce
n'est pas seulement une curiosité diabolique qui attache Gide à ces
passions louches et occultes. Après tout, se dit-il, sont-elles donc
si affreuses, ces passions ? Puisqu'elles sont en nous, n'ont-elles
pas leur raison d'être ? N'est-ce pas la société qui travaille contre
elle-même en les condamnant et n'y a-t-il pas, parmi elles, des forces
fécondes pour l'individu ? On sait que
des hommes admirés par l'histoire doivent leur grandeur à ces instincts.
Gide a remarqué que des savants, des écrivains, des penseurs ont souffert
d'un déséquilibre intérieur : ce sont justement leurs passions qui ont
permis en eux l'essor de la création. Beaucoup de grands mystiques ont
été des névropathes. Mahomet, Luther, Dostoïevski, des épileptiques.
« Pascal avait son gouffre avec lui se mouvant », (68) «
Nietzsche et Rousseau leur folie. » (69). Evidemment
Gide ne prétend pas que tous les génies .aient été des malades ou des
« anormaux », ni que l'instinct vicié soit par lui-même créateur
; mais que celui-ci entraîne dans la conscience un désordre si insupportable
que, pour le surmonter, certains hommes sont amenés à créer en eux un
ordre nouveau, original et personnel qui donnera naissance à l'œuvre
d'art ou à l'action créatrice. « A l'origine de chaque réforme, écrit
Gide, il y a toujours... un petit mystère physiologique, une anomalie...
un malaise, le malaise du réformateur». (70) [92] Dans
le bien-être, au contraire, la pensée se satisfait de l'état de choses
présent et s'endort.
Si Gide se
sent attiré vers les êtres troubles, c'est qu'il a le sentiment qu'ils
ont plus de valeur que les autres, que leurs désirs rebelles sont susceptibles
d'engendrer les gestes les plus pathétiques. On est sûr, au contraire,
de n'avoir jamais rien à attendre de l'homme qui peut se soumettre,
sans difficulté, aux règles de la politesse, de la morale, de
la religion. C'est pourquoi
Michel préfère, aux enfants « faibles, chétifs et trop sages », dont
s'occupe sa femme, les jeunes vauriens de Biskra, qui aident, par leur
simple présence, à la guérison de sa neurasthénie.
N'y a-t-il
pas cependant, dans ce goût de l'auteur pour les passions scandaleuses,
un sentiment parfois équivoque ? Ne cherche-t-il pas à prendre le contre-pied
de la morale commune ? Quand il paraît s'intéresser à la débauche, quand
il écrit par exemple : « J'ai connu... tous les vices », quand il prend
pour titre d'un livre : L'Immoraliste, ne semble-t-il pas, en
défiant ses hypocrites adversaires, tomber à son tour dans leur panneau
? Rien de plus
enfantin que l'esprit de celui qui tire du plaisir à heurter la loi
générale, puisque son plaisir même prouve qu'il en admet l'existence.
(71) Pour braver avec volupté le vice, il faut être sûr au moins qu'il
existe — en soi. De même le sacrilège qui jouit à la vue d'une hostie
profanée, doit croire non seulement à la présence divine en elle, mais
à un mythe déterminé, considéré comme vérité absolue. Il y a dans toutes
ces attitudes de défi une surprenante confiance dans la réalité de la
chose défiée, ou dans son immédiate antithèse. Si
[93] le
mot athée paraît aujourd'hui désuet et quelque peu puéril, c'est que
l'athée n'oppose pas à la croyance religieuse sa propre conception métaphysique
; il joue le même jeu que son adversaire ; il croit selon les
mêmes règles, au lieu que Dieu est, que Dieu n'est pas. Ainsi quand,
à la joie du bien, est substituée la joie du mal, c'est que bien et
mal sont considérés comme les impératifs d'une même morale. Gide a évité
le plus souvent ces pièges de la naïveté. Aussi lorsqu'il écrit : «
J'ai connu toutes les passions et tous les vices », il s'agit pour lui
des vices de la morale conventionnelle, à laquelle il ne croit pas.
Mais comme il emploie le mot « vice », sans préciser, sa phrase reste
équivoque. En fait Gide
ne déteste pas choquer d'abord le lecteur par une impression de sacrilège,
pour éveiller en quelque sorte son attention ; mais il espère que le
lecteur sera vite détrompé par le contexte et n'en saisira que mieux
sa pensée, qui est toute différente. Aucun de ses
ouvrages n'est plus caractéristique, à cet égard, que L'Immoraliste,
dont le titre est également par lui-même un jeu de mots : Michel
est, en vérité, un être très moral, mais qui pratique une éthique individualiste,
différente de celle du troupeau. Quand il déclare — épisode célèbre
du roman — que le jeune Moktir, un enfant arabe, est devenu son « préféré
» du jour où il l'a vu lui voler une paire de ciseaux, ce n'est pas
parce que le vol est répréhensible, d'après les lois sociales, que
Michel s'est réjoui de voir le petit le voler (ce ne serait là qu'un
sacrilège sans intérêt), mais c'est parce qu'il considère que ce vol
est l'expression, chez l'enfant, d'instincts sauvages et libres, qui
peuvent indiquer déjà chez lui une nature riche de possibilités. (73) Le doute n'est
d'ailleurs pas possible sur la vraie pensée de l'écrivain : quand Bernard
a dérobé la correspondance de ses parents, en soulevant le marbre d'un
guéridon, repensant à son [94] geste, il se demande : « Est-ce que c'était mal à moi de
lire ces lettres ? » C'était peut-être mal par rapport à la morale objective,
mais non au regard de sa conscience, qui éprouvait le besoin
de s'éclairer au sujet de sa famille. Aussi cet examen de conscience
l'a rassuré au point que si vous l'accusez maintenant d'être un « crocheteur »,
il sera sincèrement scandalisé. Comme Lafcadio, comme tous les personnages
de Gide, il reste, quoiqu'il fasse, un être essentiellement moral.
Gide
aime à laisser entendre qu'il heurte la morale, mais bien vite il nous
révèle que s'il n'admet pas celle-ci, il en a cependant une autre. Son
malin plaisir, il est vrai, n'en est pas moins de laisser entendre d'abord
qu'il adhère parfois à ces règles qu'il défie ; de même qu'en pénétrant
dans l'inconscient il se plaît à duper le diable, ici, dans son art,
c'est le lecteur qu'il s'amuse à mystifier. Si ses adversaires
l'ont pris pour une incarnation méphistophélique, ils sont donc tombés
dans son piège. Quand Massis s'épouvante parce que Gide écrit, parlant
d'un personnage de Barrès (74): « Si Racadot n'eût jamais quitté la
Lorraine, il n'eût jamais assassiné ; mais alors, il ne m'intéresserait
plus du tout », il ne voit pas que ce n'est pas tant le crime, en tant
qu'acte interdit, qui intéresse Gide, mais l'état intérieur, les mobiles
et les instincts plus ou moins inconscients qui ont conduit Racadot
à cet assassinat. Gide, par ce langage de feinte, atteint son but :
il parvient à « effarer » son public en lui révélant les sentiments
incertains, obscurs et mouvants de l'être. Au lecteur de prendre conscience
de ses préjugés.
Le sacrilège
devient, pour Gide, un procédé psychologique : une manière de surprendre,
de déconcerter, d' « inquiéter ». Gide s'efforce de communiquer, par
suggestion, le sentiment des profondeurs de l'homme. [95]
CHAPITRE IV
ÊTRE ET PARAÎTRE. — SINCÉRITÉ ET VÉRITÉ
Dédoublé, dupé,
victime de ses propres désirs déguisés, l'homme qui se livre à l'examen
personnel ne pourra-t-il jamais parvenir à la vérité ? Mais avant même
qu'il se demande : — Comment être sincère ? la société lui pose cette
question préalable : — Doit-on l'être ?
C'est là un
vieux problème, mais dont on ne semble guère connaître que l'aspect
mélodramatique, celui que l'on a fréquemment posé au théâtre. Pour Gide la
question n'est pas proprement : doit-on dénoncer les illusions sur lesquelles
vivent nos amis ou nos parents, et par là risquer de détruire leur bonheur
? mais : avons-nous le droit de forcer l'intimité des autres et de résoudre,
à leur place, les difficultés de leur vie morale ? Dès lors la réponse
s'impose : c'est seulement la vérité de sa vie que l'individu
est autorisé à dévoiler. (75) Ainsi l'horrible secret que l’Œdipe
de Gide veut faire entendre au peuple concerne avant tout l'histoire
de sa propre existence : « Un bonheur fait d'erreur et [96] d'ignorance, s'écrie le héros, je n'en veux pas... Pour
moi, je n'ai pas besoin d'être heureux ». Gide est sans doute un
des hommes qui a poussé très loin le besoin de se démasquer, de livrer
ses arrière-pensées ; cependant il s'est toujours efforcé de ne pas
parler des êtres qui lui ont été le plus chers, considérant qu'il ne
pouvait pas attenter à leur quiétude. Ceux qui croient
à la nécessité d'intervenir dans la vie des autres, ce sont surtout
les esprits religieux : les confesseurs, les puritains, par besoin de
prosélytisme, pour sauver des âmes. Dans une admirable petite nouvelle,
Mark Twain nous présente deux vieilles huguenotes, qui obligent une
fillette à confesser à sa mère mourante un insignifiant mensonge qu'elle
lui a fait, épouvantable péché selon leur morale. Tant pis si la mère
peut en mourir ! Mais la petite ne doit pas rester avec son mensonge
sur la conscience. Quelle se presse de l'avouer avant que ne disparaisse
sa mère ; autrement sa faute deviendrait irréparable, indélébile ! Gide a transformé
le principe : — Il faut toujours dire la vérité, en : — Il ne
faut révéler que sa vérité. Il arrive cependant qu'en divulguant
sa vérité l'individu heurte les sentiments de ceux qu'il affectionne.
C'est le cas si émouvant que raconte Oscar Wilde, dans De Profundis,
lorsqu'un de ses camarades d"enfance vient le visiter dans
sa prison et lui dit : — Je ne veux rien croire des calomnies qui ont
couru sur vous pendant votre procès ; vous restez toujours pour moi
l'ancien Wilde que j'estime... Minute d'anxiété pour l'écrivain prisonnier.
Wilde doit-il détromper l'ami au risque de le perdre ? Il n'hésite pas.
Gide non plus, dans des circonstances analogues. Le conflit
qui se présente ici provient du fait que nos parents et nos amis se
« font de nous une image qui ne nous ressemble que fort peu », si bien
que, lorsque nous leur révélons notre être véritable, ils sont consternés.
Mais c'est nous le plus souvent qui avons contribué à leur donner cette
opinion erronée qu'ils se font à notre sujet ; nous n'avons pas su ou
pas voulu nous montrer dès l'abord tels que nous sommes. Il est donc
[97] permis de dire que la question : Doit-on
révéler sa vie à ceux qui nous méjugent ? aboutit à celle-ci : Comment
parvenir à ne pas se faire méjuger ? C'est ainsi que nous revenons au
seul problème : Comment être sincère?
« Oh ! Laura
! s'écrie Bernard, un des plus sympathiques héros de Gide, je voudrais,
tout au long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique...
» La sincérité apparaît à Gide comme le point de départ de toute vraie
morale, de toute grande entreprise, la vertu même, dit-il sans hésiter,
mais aussi la plus rare. C'est que presque
tous les hommes sonnent faux, sont livrés à de faux sentiments, qui
les empêchent de se comprendre entre eux, de se connaître, de s'aimer.
Voici Passavant, l'incarnation de l'insincérité, le type du « faiseur
». Gide en a fait un homme de lettres, poète d'avant-garde, dépourvu
de scrupule, pillant ses confrères, incapable de faire autre chose que
de réduire la vie à des mots ou à des jeux d'esprit. Mais voici l'homme
ordinaire : c'est Robert, le bourgeois moyen. Lui également ne cesse
de jouer la comédie. Quand il défend les vertus du foyer, la grandeur
de la religion, le patriotisme — et c'est toute sa vie — que fait-il
sinon donner le change, tenir un rôle ? « ... Ces beaux sentiments que
tu exprimes, lui lance sa femme avec haine, je serais folle [selon toi]
de m'inquiéter si tu les éprouves véritablement ! » Les enfants sont-ils
plus sincères ? Gide nous les montre pris davantage encore du besoin
de jactance, de défi, de forfanterie. C'est pour étonner ses camarades
que celui-ci est amené à voler ; c'est en partie par bravade que le
petit Boris se tue. La vanité,
en chaque individu, ouvre un abîme entre l'être et le paraître, entre
son image vraie et celle qu'il prétend donner de lui : « Par un renversement
de l'ordre naturel, écrit Schopenhauer, c'est l'opinion qui semble être
aux hommes la partie réelle de leur existence ; l'autre, ce qui se passe
dans leur propre conscience, ne leur paraît en être que la partie idéale
». Et Nietzsche, à son tour, s'écrie : « Soyez donc un peu honnêtes
[98] avec vous-mêmes ; nous ne sommes pas
au théâtre... où règne le voisin, où l'on devient voisin ».
Mais comment
ne pas mentir, lorsque l'on ne sait même pas que l'on ment ? Le plus
grave, dans l'insincérité, c'est qu'elle est presque toujours inconsciente.
Notre esprit est tellement plein d'idées toutes faites, d'habitudes,
de conventions, de partis-pris, que nous ne nous apercevons même plus
qu'il déforme tout ce qu'il appréhende. Un psychologue (76), qui s'est
livré à une étude des témoignages en justice, a pu constater que les
neuf dixièmes d'entre eux sont erronés, non que les témoins soient nécessairement
de mauvaise foi, mais parce qu'ils n'ont pas su voir, ou entendre correctement
ce qu'ils rapportent. Éveline a l'esprit tellement prévenu contre
Robert que, quoi qu'il dise, la résonance des paroles de Robert dans
son âme, pour elle, reste toujours la même : elle ne peut « plus [l’]
entendre que mentir ». Ces préjugés sont ce que les hommes appellent
leurs convictions : plus elles sont fortes, plus ils se croient sincères
et plus ils sont aveuglés. Le caractère, en se raidissant dans une attitude
figée, prend toutes sortes de faux plis, irréparables, et l'individu
se situe constamment en deçà ou au delà de lui-même. La moralité
ordinaire incite à prendre ces attitudes déformantes, car se passionner
pour un idéal moral, lorsqu'il est contraire à notre nature, nous
entraîne hors de nous-mêmes et nous rend apprêtés, hypocrites ; tâcher
de devenir l'être que nous ne sommes pas faits pour être, c'est se condamner
à le paraître et à ne jamais être. Le devoir dans un milieu
déterminé nous fait une obligation de ressembler à un modèle donné de
vertu, le même pour tous, et que certains ne peuvent atteindre qu'en
passant leur vie contrefaits. Mais les moralistes ne semblent guère
condamner ceux qui affectent d'agir comme l’« honnête
homme » ; ils craignent par-dessus tout celui qui agit selon sa nature,
le naturel. « Tout vous amuse, écrit [99] Fénelon horrifié à un de ses élèves,
tout vous dissipe, tout vous replonge dans le naturel ». Etre
naturel, être soi-même, c'est pourtant là toute la sincérité. Gide
a remarqué, non sans surprise, que cette notion de sincérité, introduite
dans la morale traditionnelle, la ruinait. (77)
Si la sincérité,
c'est être soi-même, comment y atteindre ? Comment saisir nos vrais
sentiments jusque dans l'inconscient ? Est-ce de l'amour,
est-ce de la haine, se demande Gide, qu'éprouve Trousotzki, le héros
de Dostoïevski, pour l'amant de sa femme? (78) Depuis des années, le
couple s'est transformé en trio. Quand l'amant tombe malade, le mari
le soigne comme son propre fils ; mais soudain, au moment où il le croit
endormi, il cherche à lui donner un grand coup de couteau ; aussitôt
après il se met à pleurer et à sangloter. Trousotzki n'était-il pas
sincère, pendant vingt ans, quand il lui prodiguait des démonstrations
d'amitié, et hier encore, quand il le comblait de soins ? Il était parfaitement
sincère, répond Dostoïevski, il l'aimait tout en le haïssant. Seulement
il ne savait pas où cet amour devait le mener : « le baiser et
le coup de couteau, les deux à la fois », c'était l'expression vraie
de son état de conscience. Les sentiments
mouvants et fuyants de notre être profond s'interpénètrent sans cesse,
se confondent comme des gouttes d'eau dans un lac. Chercher à les exprimer
et à les définir avec des mots immobiles, c'est une tâche presque impossible.
Dès lors dans quel langage traduire nos émotions intérieures ? Quel
nom donner à cet extraordinaire mélange émotionnel qui caractérise l'état
d'un Trousotzki ? [100] Ce qui rend
la sincérité plus insaisissable encore, c'est que notre moi, entraîné
dans le temps, est modifié chaque jour, à chaque heure, à chaque minute
dans son incessante évolution. Quand Robert a épousé Éveline, c'est
la jeune fille de vingt ans qu'il aimait en elle. Mais aujourd'hui ce
visage adoré, qui faisait fondre son cœur, a perdu de son éclat ; son
regard, de sa chaleur, et Robert se demande, tout à coup, si c'est bien
toujours Éveline qu'il a devant lui. La morale religieuse qui fait du
mariage un lien indissoluble, suppose, ou veut supposer, que l'amour
ne se modifie jamais. Mais le sentiment vrai hier, ne l'est plus à présent.
A quel moment le prendre, s'il n'est jamais identique à lui-même en
deux instants successifs de la durée ? « Tu dis, déclare Robert à Éveline,
que je ne suis pas celui qui tu avais cru. Mais alors, toi non plus,
tu n'es pas celle que je croyais. Comment veux-tu que l'on sache jamais
si l'on est bien celui que l'on croit être ?» (79) — Ce mot de
sincérité, s'écrie Gide, est « un de ceux qu'il me devient le plus malaisé
de comprendre. » Ce problème irritant, ajoute-t-il, est cependant toute
ma vie. Savoir si je sens ce que je crois sentir ; si je suis moi-même,
ou double, ou triple, ou rien ; si je déborde de ma conscience, ou si
je coïncide avec elle ; s'il reste enfin quelque chose de constant sous
les perpétuelles dégradations de mon corps et de mon âme. C'est là tout
le problème de la personnalité sans cesse modifiée dans le temps et
l'espace, de cette sombre, immense et troublante personnalité, que prolongent
des avenues obscures, tandis que la conscience n'en éclaire qu'un point. Aussi la sincérité
ne sera-t-elle jamais qu'une tendance limite. Tout ce que l'homme peut
espérer, c'est de s'en approcher. Peut-être y atteindra-t-il, dans quelques
moments exceptionnels, dans l’acte libre, ou dans l’acte créateur,
quand le moi et son expression se confondent en une unité vivante
comme, à l'infini, l'asymptote et sa courbe se réunissent. [101]
De cette critique
de la sincérité découle une critique presque analogue de la notion de
la vérité. L'homme, qui
imagine être fait à l'image de Dieu, a cru que sa raison pouvait comprendre
l'univers, expliquer le monde par syllogismes et réduire la réalité
en dogmes. Ah ! qui nous « délivrera des lourdes chaînes de la logique
? s'écrie Gide. Donc est un mot que doit ignorer le poète ».
(80) Très caractéristique
la défiance de Gide pour la logique abstraite, pour les discussions
philosophiques. Il sait que jamais une discussion n'a convaincu personne,
que jamais la lumière n'en a jailli, mais qu'au contraire chacun s'obstine
dans son sens. — N'acculez pas ma raison, dit Gide à ses contradicteurs,
et surtout aux croyants. Je vous laisse le dernier mot. Pourquoi « ergoter
» ? La raison a toujours raison. Donner une réponse à tout prix à tel
grand problème, n'est-ce pas le plus souvent se contenter d'une formule
qui court les rues, d'une formule abstraite, d'une affirmation répétée
« avec violence, persistance et uniformité » pour forcer la conviction.
Si l'on appelle réponse cet escamotage, certes, Gide ne répond
pas. Il ne répond qu'aux problèmes qui sont les siens et qui ont mûri
en lui. Encore s'efforce-t-il « non pour établir la vérité, mais pour
la chercher ». (81) Il n'a pas par nature de goût pour le jeu des idées
générales. Mais il ne
reste pas moins un rationaliste convaincu. Justement parce que la raison
est un remarquable instrument, dans nos mains, nous ne devons pas le
fausser comme font les esprits dogmatiques. Il faut se servir de cet
outil avec patience et prudence. Gide a donné lui-même l'exemple. Son
besoin de dénoncer la mauvaise foi et la tricherie même inconsciente,
son horreur des textes truqués, son désir, dans le roman, de présenter
sous le meilleur jour les thèses qu'il combat, d'exposer [102] parfois la sienne propre en faisant parler
un adversaire, (82) d'apporter le document brut, vivant, non
retouché, toute sa critique est le plus bel hommage qu'il ait pu rendre
à la raison. En dernière
analyse, le rôle de la raison est d'écarter de notre route les méprises
et les pièges, de diminuer nos chances d'erreur. Ce travail exécuté,
la raison a achevé sa tâche. Elle n'est qu'un chemin qui mène dans une
direction donnée. Il y a toujours un moment où il faut quitter le chemin
pour se lancer dans la brousse. Il y a toujours un moment où il faut
dire, comme le Philoctète de Gide : « Je ne sais plus. Je ne sais pas...
» Il n'y a là ni dérobade, ni scepticisme, mais critique de la raison
par elle-même. Si l'œuvre de Gide est avant tout interrogative, c'est
que les problèmes sont mal posés et s'évanouissent dès que la raison
dénonce le sophisme qu'ils renferment. (83) Il faut s'efforcer avant
tout de bien éclairer une question, de placer ses termes sous un nouveau
jour pour que la réponse puisse devenir évidente ; à ce moment, il arrive
que la raison soit dépassée par une sorte d'intuition intellectuelle
; la vérité jaillit d'elle-même et s'impose. Elle vient
des mêmes sources que la sincérité. Elle est clairvoyance, liberté,
création... [103] CHAPITRE V
L ACTE GRATUIT OU L ACTE LIBRE
Lorsque Prométhée
(84) quitta le Caucase et « entre quatre et cinq heures d'automne »,
descendit le boulevard de la Madeleine, « diverses personnalités parisiennes
passèrent à l'envi devant ses yeux. — Où vont-ils, se demandait Prométhée
? et, s'attablant à un café devant un bock, il demanda : Garçon, où
vont-ils ? » Et le garçon
répondit : « Si Monsieur les voyait repasser comme moi tous les jours,
il pourrait tout aussi bien me demander d'où ils viennent. Ça doit être
tout un puisqu'ils repassent tous les jours. Je me dis : puisqu'ils
repassent, c'est qu'ils n'ont pas trouvé... » Ils n'ont pas trouvé leur
personnalité, et c'est parce qu'ils la cherchent, sans la trouver, qu'ils
donnent cette impression de vaine agitation. Chacun de nous
est accompagné d'une conscience personnelle, comme Prométhée de son
aigle. « Un aigle, au fond, vous l'avouerai-je ? un aigle, nous en avons
tous... Mais nous ne le portons pas à Paris... L'aigle gêne... » Quand
Prométhée, toujours attablé à la terrasse, appelle son aigle près de
lui, « un oiseau qui de loin paraît énorme, mais qui n'est, vu de près,
pas du tout si grand que cela, fond comme [104]
un
tourbillon vers le café, brise la devanture » et crève d'un coup d'aile
l'œil d'un consommateur. « Voyez un peu ce qu'il a fait » : dans une
capitale, une conscience est bien encombrante. Il est plus commode de
la vendre ou de l'étouffer. C'est en prenant
conscience de lui que l'homme devient libre et c'est par là qu'il peut
parvenir à la gratuité, comme à une merveilleuse récompense. « J'ai
longtemps pensé, déclare Prométhée, que c'était là ce qui distinguait
l'homme des animaux. Une action gratuite... Comprenez-vous ?... l'acte...
né de soi... donc sans maître ; l'acte libre ; l'acte
autochtone ? » Mais l'effort
qui conduit à la liberté est ordinairement trop pénible et douloureux,
et la lucidité trop effrayante. Si quelques-uns sont enclins à la chercher
quand même, ils sont empêchés par les conditions matérielles de leur
existence. L'homme « est agi » par ses habitudes, son hérédité, ou son
milieu. Le matin en s'éveillant, il pense qu'il doit se rendre au lieu
de son travail. Mais le pense-t-il réellement ? Sa pensée est inconsciente
: c'est un réflexe qui le fait lever. Il s'habille, il sort, il se rend
à l'usine ou au bureau. Y aura-t-il dans sa journée un geste qui ne
soit machinal ? Un instant où, rompant avec ses occupations et ses préoccupations
quotidiennes, il se demandera avant que d'agir : — Pourquoi... oui...
pourquoi ? Une seule minute de conscience par jour serait déjà précieuse... Dans Paludes,
Gide montre les oisifs, — les « hommes de lettres » —, refaire tous
les jours la même chose et ne faire à peu près que cela : « — Qui est
Bernard? C'est celui qu'on voit le jeudi chez Octave. — Qui est Octave?
C'est celui qui reçoit le jeudi Bernard... » « Etre heureux de sa cécité,
croire qu'on y voit clair pour ne pas chercher à y voir », c'est le
pire esclavage. Sous sa forme humoristique, Paludes cache la
détresse qu'inspire la vue d'une humanité moyenne et médiocre, soumise,
résignée au destin.
Mais Gide pense
que l'homme peut échapper à sa gangue. Au moins le laisse-t-il espérer.
A cette humanité grégaire, où chacun cherche à « ressembler aux plus
communs des [105]
hommes », il a opposé quelques merveilleux adolescents, Bernard ou Lafcadio,
qui ne cherchent qu'à ressembler à eux-mêmes. A vingt ans,
le corps et l'âme ne sont pas encore fixés par les habitudes et répondent
à tous les appels. Que Lafcadio escalade les murs d'une maison incendiée
pour sauver un enfant, ou qu'il fasse, en montagne, simplement de la
marche à pied, ses gestes restent toujours naturels ; c'est un même
élan, la même aisance joyeuse qui les inspirent. Lafcadio n'a pas été
soumis à l'éducation traditionnelle de la famille, ni à la routine d'une
école ; on lui a enseigné à affirmer son tempérament, à suivre sa pente... Cela ne suffit
pas pour atteindre à la liberté ; il faut « suivre sa pente... mais
en montant ». Il faut savoir sacrifier certains désirs, certaines tentations,
à la loi profonde de l'être. Des appels, parfois très puissants, isolés
et presque indépendants du moi, distraient l'individu et le détournent
de lui-même : quand Lafcadio s'est abandonné à un mouvement de colère
ou de vanité, il s'empare d'un petit canif « et, à travers la poche
de sa culotte, il l'enfonce droit dans la cuisse. (85) Par les punitions
qu'il s'inflige, il soumet son orgueil et sa timidité, ses sentiments
raidis, cachés et détournés à la lumière de sa conscience, où ils se
fondent en un tout unique ; il a appris à dompter en liberté ses instincts
qu'il a fait sortir de leur caverne ; il a pris possession de lui-même
(exactement, il possède sa personnalité, il la tient en main). Désormais,
il est prêt à agir... Si je cherchais
à définir l'acte libre, je dirais que c'est l'acte qu'on accomplit avec
toute sa personnalité, tout son contenu, avec le conscient
et l'inconscient, le passé et le présent, le corps et l'esprit ; c'est
l'acte qui met fin à notre dualité, qui nous réconcilie avec nous-mêmes.
Les grincements de notre vie [106] intérieure ont cessé : l'acte et l'acteur semblent coïncider
enfin. L'acte libre représente véritablement l'individu comme l'œuvre
d'art, l'artiste.
Voici Lafcadio
en chemin de fer : il voyage seul dans un wagon avec Amédée Fleurissoire,
un inconnu pour lui. Lafcadio se sent parfaitement dispos, et il songe
: — Pourquoi ne pas jeter hors du train, comme pour s'amuser et sans
raison plausible, ce triste bonhomme, affreux et boutonneux, qui,
debout devant la portière, agrafe péniblement son faux col dur comme
du carton ? « Si je puis compter jusqu'à douze sans me presser avant
de voir dans la campagne quelque feu », le tapir aura la vie sauve.
Il compte : Une, deux, trois... Dix ! Un feu ! Une poussée fait basculer
hors du train Fleurissoire, qui est tué. Tel est l' « acte gratuit »
de Lafcadio. Mais est-il
gratuit en réalité ? L'exemple de Gide est-il bien choisi ? Sans doute
cet acte est absurde et l'absurdité est effectivement un des caractères
fréquents de l'acte libre. Mais l’est-elle nécessairement ? « Que si
quelque romancier, écrit Bergson, déchirant la toile habilement tissée
de notre moi conventionnel, nous montre sous [la] logique apparente,
une absurdité fondamentale », ce romancier nous aura fait soupçonner
la nature extraordinaire et la richesse de notre moi profond. Gide montre
l'absurdité de l'acte, mais fait-il par là sentir l'extraordinaire richesse
intérieure de son personnage ? Fait-il entrevoir chez celui-ci une logique
des sentiments toute différente de la logique formelle ? « Le baiser
et le coup de couteau, écrit Dostoïevski, c'était [pour Trousotzki]
la solution tout à fait logique », c'est-à-dire la solution de sa logique
affective : un mélange contradictoire d'images au sein de sa conscience,
qui donne à Trousotzki une réalité hallucinante. Est-ce le cas de Lafcadio
? Gide nous dit qu'en le créant, il a créé « un être d'inconséquence
». Mais d'une inconséquence toute formelle. Nous ne voyons pas les dessous
psychologiques de son acte. Son acte est inconséquent simplement parce
qu'il est immotivé. [107] Immotivé ?
C'est bien un autre caractère de l'acte gratuit. Dans l'acte libre,
écrit Bergson, nous cherchons parfois « à savoir en vertu de quelle
raison nous nous sommes décidés et nous trouvons que nous nous sommes
décidés sans raison (peut-être même contre toute raison). Mais c'est
précisément dans certains cas la meilleure des raisons ». Et
Gide : « [La] raison [de Lafcadio] de commettre le crime, c'est précisément
de le commettre sans raisons ». Encore faut-il
faire ici une distinction fondamentale. Si le mobile paraît absent dans
l'acte libre, c'est que l'individu n'a pas agi sous l'influence
d'un désir particulier (désir de gain, jalousie, colère ou peur) ; de
ces désirs isolés, il s'est libéré. Le vrai mobile de son acte, c'est
donc sa personnalité tout entière. C'est en ce sens que nous
déclarons que l'acte n'a pas de cause, c'est-à-dire pas de cause
particulière. Lorsqu'on écrit un livre avec tout son être, ce n'est
ni le désir de s'enrichir, ni la goût des honneurs, ni l'envie d'étonner
ses contemporains qui est la cause de cet acte. On écrit ce livre sans
raisons, parce qu'il n'a pas d'autre raison que d'exprimer la personnalité
de l'auteur, de le représenter. Mais il arrive
que dans l'acte le moins libre, le mobile nous échappe également
; il s'agit alors d'un mobile d'une autre nature, d'un mobile particulier.
Ainsi Gide a étudié le cas d'un nommé Redureau, un tout jeune adolescent,
qui, en 1912, a assassiné sept personnes apparemment sans cause.
En réalité, l'acte avait bien des causes, mais qu'on ne découvrait
pas parce que l'effet (le septuple assassinat) semblait trop disproportionné
à ces causes. (86) Plus généralement
il y a des actes commis sous l'effet d'un sentiment violent qui surgit
de l'inconscient, d'une obsession si soudaine et tellement irrésistible
que nous croyons agir librement alors que nous agissons, au contraire,
comme par suggestion [108] hypnotique. Cette similitude est bien
troublante et rend l'acte libre bien difficile à reconnaître. Ainsi
les actes les plus déterminés sont parfois les plus trompeurs : ils
imitent le caractère spontané de l'acte libre ; ils sont, comme lui,
inconséquents et sans cause apparente, et cependant ils représentent
son contraire. Le crime de
Lafcadio n'appartient-il pas à cette dernière catégorie ? Lafcadio n'a-t-il
pas été poussé à l'action par une sorte d'obsession inconsciente et
isolée dans son moi : par l'irritation que peut provoquer, chez un être
jeune et de bonne humeur, la vue pénible d'un homme laid et maladroit ?
(87) Cependant,
répond Gide, le crime de Lafcadio est « désintéressé ». Mais un acte
accompli sous l'effet d'une obsession inconsciente peut-il être désintéressé
? Peut-on d'ailleurs prétendre que l'acte gratuit est, en général, désintéressé
? (88) Si Lafcadio avait agi librement, c'est-à-dire avec toute sa
conscience, il y aurait eu sans doute en lui un naturel instinct, une
sympathie humaine qui l'aurait empêché de tuer. C'est parce que ces
tendances semblent momentanément endormies, parce qu'elles ne participent
pas à son action qu'il jette Fleurissoire par la portière. « La plupart
des crimes, écrit Valéry, étant des actes de somnambulisme, la morale
consisterait à réveiller à temps le dormeur ».
Pourtant Gide
dépeint Lafcadio parfaitement maître de lui. Est-il possible que de cette possession
de soi sorte un acte qui ait les caractères d'une brusque impulsion ? C'est ici qu'il
y a [109]
invraisemblance,
contradiction psychologique. Mais l'acte de Lafcadio n'est qu'un acte
hypothétique, qu'une farce intellectuelle, qu'un paradoxe saugrenu,
quoique significatif. Il est donc difficile de parler d'invraisemblance
à propos de livres comme Les Caves du Vatican ou Le Prométhée
mal enchaîné, qui sont, de l'aveu même de l'auteur, avant tout des
« soties ». En fait, Gide a souvent renié la paternité de l'expression
: « acte gratuit », ou tout au moins ne l'a considéré que comme une
gageure d'écrivain. (89) Mais plus tard, quand les surréalistes
l'ont reprise à leur compte et lui ont donné de l'importance, il a été
amusé et satisfait, et leur a témoigné de la complaisance. L'acte gratuit
de Lafcadio est alors devenu le symbole de la désinvolture, un défi
à la raison, aux bonnes mœurs, le type de l'acte scandaleux simplement
parce qu'il est absurde et immotivé, un acte d'humour sur un fond de
décor tendre et aimable, car Lafcadio reste, constamment et quoi qu'il
fasse, un jeune homme très convenable.
Si, dans Les
Caves du Vatican, l'exemple de l'acte gratuit est discutable c'est-à-dire
sans véritable signification psychologique, Gide n'en a pas moins très
justement décrit, avant l'acte, la méthode qui mène à la conscience
de soi, et, après l'acte, les conditions de l'état de gratuité. Un homme libre
dépasse la morale de son milieu : il se place, pour ainsi dire,
au-dessus d'elle. C'est là un des plus passionnants, mais aussi un des
plus mystérieux caractères de la liberté : l'intelligence ne peut pas
la comprendre. Tous les raisonnements sur la liberté semblent conduire
la raison au déterminisme. (90) [110] En réalité,
l'acte libre est inintelligible en soi et nous ne pouvons qu'en prendre
conscience ; il sort de nous comme la plante de la graine, le fruit
de la fleur : comme tout ce qui est proprement vivant, on ne peut que
le vivre. Des philosophes individualistes qui ont défendu l'idée de
liberté, pour la démontrer, n'ont pu que réfuter les thèses déterministes,
puis, le terrain déblayé, nous demander de rentrer en nous-mêmes et
de nous rappeler s'il y a eu des moments de notre existence où nous
nous sommes décidés conformément à toutes nos aspirations. Je suis donc
seul à pouvoir me rendre compte si j 'ai agi librement ou non, seul
à pouvoir apprécier ma responsabilité. Sans doute aussi longtemps que
je reste soumis à la chaîne des effets et des causes, la société a prise
sur moi (c'est d'ailleurs à ces moments-là qu'elle m'accordera le bénéfice
des circonstances atténuantes) ; mais si j'atteignais la liberté, elle
n'aurait plus à juger mon acte, puisque les mobiles et les intentions
de cet acte deviendraient pour elle inintelligibles ; elle serait ainsi
arrêtée par le non-sens. « Une action gratuite, s'écrie le Miglionnaire,
il n'y a rien de plus démoralisant !» Et Gide ajoute : « Je ne
parlerai pas de la moralité publique parce qu'il n'y en a pas ». La contradiction
entre l'acte libre et la morale commune [111] est plus frappante encore, considérée
du point de vue du Miglionnaire, qui, dans le Prométhée, est
« le bon Dieu ». Puisque Dieu sait tout, il prévoit l'avenir, il sait
d'avance ce que feront les hommes ; dès lors comment ceux-ci pourraient-ils
agir librement, être responsables de leurs actions ? C'est un très vieux
et très banal problème. Depuis des siècles, théologiens et philosophes
se sont heurtés à ce casse-tête : « Ce que j'ai fait, déclare l'Œdipe
de Gide (son meurtre et son inceste) je ne pouvais donc pas ne pas le
faire ». Ainsi Œdipe se révolte contre le prêtre Tirésias, qui lui demande
de se repentir d'un crime que les Dieux ont prédit et jugé nécessaire.
« Très lâche trahison de Dieu, s'écrie-t-il, tu ne me parais pas tolérable...
» Non, Œdipe ne servira pas un Dieu qui semble pousser l'humanité dans
la voie du mal... Lorsque les hommes raisonnent sur la liberté, ils
croient ne pas pouvoir agir autrement que Dieu a décidé. Cependant,
— malgré tous les arguments d'une logique trompeuse sur le destin, la
fatalité ou la nécessité, — la liberté s'impose à la conscience, par
un appel irrésistible. Mais mon intuition
ne coïncide presque jamais avec celle d'autrui. Ni le moraliste, ni
le juge, (91) ni le prêtre ne peuvent affirmer la responsabilité d'un
acte qui serait libre : c'est en ce sens que l'individu à la limite
échappe aux lois.
Ce
n'est pas là seulement une image. Par l'action gratuite, l'individu
se dégage de son enveloppe sociale, de sa respectabilité, de sa livrée... En jetant par
la portière le pauvre Amédée Fleurissoire, il semble que c'est vraiment
toute la morale conventionnelle que le jeune et libre Lafcadio envoie
promener, que l'esprit de légèreté triomphe de l'esprit de lourdeur,
que Gide lui-même s'est débarrassé de tout son puritanisme. En agissant,
Lafcadio a [112] purifié sa conscience ; il renaît plus
jeune, plus heureux, affranchi. « O vertigineuse aventure ! O périlleuse
volupté ! » « D'où que
vienne le vent désormais, s'écrie-t-il, celui qui soufflera sera le
bon. » Il lui semble qu'il peut agir dans tous les sens. Cela ne signifie
pas qu'il fera n'importe quoi, mais qu'il est adapté aux circonstances
les plus imprévues de la vie. De même lorsqu'il prend un dé pour
se décider, il ne se conforme pas au hasard, car il fait souvent le
contraire de ce que le dé lui répond, afin d'agir toujours selon sa
loi ; le dé l'aide simplement à ne pas tergiverser. Entre la pensée
et l'action, l'imagination et le fait, la plupart des hommes délibèrent,
discutent, ergotent — et perdent ainsi le meilleur d'eux-mêmes. Sans
doute quand un homme n'est pas préparé à une action inopinée, agir spontanément
serait inconsidéré. Mais dans l'état de gratuité, l'individu est toujours
prêt à tout, prêt à tous les risques. Rien ne l'effraie : il sait que
les conséquences de l'action sont presque infinies, qu'elle engage l'être
dans une aventure immense, terrible et imprévisible... et qu'il n'a
pourtant « pas plus le droit de reprendre son coup qu'aux échecs ».
Un être comme Lafcadio ne recule pas au moment d'agir ; il « passe outre
» ; il fait un saut. Cet état de
disponibilité lui donne une assurance telle que tout lui réussit de
ce qu'il entreprend : l'homme ordinaire parle de sa « chance », mais
la chance n'est que la faculté de ne laisser échapper aucune occasion
propice d'agir.
Dès lors l'action
libre devient un jeu. Si l'enfant donne l'image de la gratuité, ce n'est
pas parce qu'il est pur moralement (cet âge est, au contraire,
« sans pitié », plein de ruse et de vanité), mais c'est bien parce qu'il
joue, parce qu'il parait libre. Si les enfants aident
Michel à guérir, c'est qu'ils représentent pour lui cette liberté. Et
si à tous, il leur préfère Moktir, c'est parce que les ciseaux que vole
le petit représentent un autre acte gratuit... Ces ciseaux rouillés
et sans valeur, Moktir n'avait aucune raison de les voler, sinon par
[113] goût du jeu.
De même Lafcadio, qui est aussi presque un enfant, s'est exercé à de
« menus larcins », non pour s'approprier des objets, mais pour le plaisir
de les « escamoter », par goût de l'habileté. Cependant ne
nous trompons pas. L'enfant n'est que l'image de la liberté,
il ne se domine pas et constamment retombe en esclavage : il pleure,
ou il se désole, il est pris de peur ou de désir. La liberté est chez
lui plutôt un état apparent, fragile et instable, parce qu'elle n'a
pas été obtenue par une lente et persévérante prise de conscience. Le jeu lui-même
exige un apprentissage. Ce n'est qu'après un long entraînement que le
plongeur ou le sauteur décrivent avec naturel et aisance leur trajectoire
dans l'espace. Agir pour la joie d'agir, de s'exprimer, d'être, ne veut
pas dire se livrer à des gestes quelconques, mais agir selon sa nature,
ce qui ne peut être obtenu que par un pénible et douloureux effort. « ... Si vous
ne repaissez pas avec amour votre aigle, explique Prométhée, il restera
gris, misérable... il faut se dévouer à son aigle... l'aimer pour qu'il
devienne beau... » A l'origine, l'aigle de Prométhée « était gris, laid,
rabougri, rechigné, résigné, misérable... » et Prométhée pleura de pitié
sur son aigle... « Oiseau fidèle, lui dit-il, qu'as-tu ? — J'ai faim,
dit l'aigle. — Mange », dit Prométhée en découvrant son foie. L'oiseau
mangea. « Tu me fais mal », dit Prométhée. Le nourrissant pourtant chaque
jour davantage de lui-même, Prométhée vit bientôt l'aigle cesser de
raser terre et apprendre à voler. « Un jour nous partirons, dit l'aigle.
— Vrai ? s'écria Prométhée. — Car je suis devenu très fort ; toi, maigre
; et je puis t'emporter. — Aigle, mon aigle... emporte-moi. Et l'aigle
enleva Prométhée... » Notre personnalité
est notre raison d'être, mais à condition que nous la sacrifiions à
nous-mêmes. La création est à ce prix, et la liberté. « Je n'aime pas
les hommes, déclare Prométhée, j'aime ce qui les dévore. » C'est là
le sens d'une morale individualiste. [114] CHAPITRE VI
le rôle de l'art
et l'art de gide
: son style
Si la liberté
entr'ouvre une porte sur la vie merveilleuse, elle paraît imposer à
la raison la nécessité du choix. A chaque instant de la durée, nous
ne pouvons agir qu'une fois. Toutes les virtualités du moi s'enfournent
à un moment donné dans une seule forme d'action, et qui ne se
répétera jamais. — « Que tout ce qui [en moi] peut être, soit !... »,
s'écrie Lafcadio. Hélas, ce tout va se réduire à un. L'acte est unique.
Mais notre esprit, se plaçant avant ou après l'acte, imagine
ses mille autres formes possibles et les regrette... « Choisir,
écrit Gide, m'apparaissait non pas tant élire que repousser ce que je
n'élisais pas... Je ne faisais jamais que ceci ou cela.
(92) Si je faisais ceci, cela m'en devenait aussitôt regrettable...
Je comprenais épouvantablement l'étroitesse des heures... » Cette nécessité
de l'option n'est jamais plus douloureuse que dans l'adolescence. Le
jeune Proust, placé devant la grappe des jeunes filles en fleurs, désirait
les posséder toutes à la fois et ne savait laquelle élire. A vingt ans,
Gide se désolait de ne pouvoir entreprendre toutes les études dans le
même temps. [115] C'est ici que
l'art intervient : les formes de vie auxquelles nous sommes obligés
de renoncer, nous pouvons les vivre néanmoins. — Je parle, écrit Gide
dans Les Nourritures terrestres, « de pays que je n'ai point
vus, de parfums que je n'ai point sentis, d'actions que je n'ai pas
commises... » Gide vient de découvrir l'Algérie, mais ce pays n'est
qu'un de ceux qu'il aurait voulu connaître. Alors il écrit son
livre : Naples, Malte, Grenade, Damas, Biskra, le Pérou, le voici partout
au même moment. La poésie lui accorde le don d'ubiquité.
Alors la vie
imaginaire l'emporte sur l'autre. Sous l'influence du symbolisme et
de ses scrupules religieux, Gide en est arrivé, dans sa jeunesse, à
préférer le possible au réel. De là le reproche de la critique : Gide
n'est qu'un spectateur. « Ce qu'on fait, écrivait-il à vingt ans dans
son Journal, n'a aucune importance. Ce qu'on peut faire vaut
mieux que ce qu'on fait. » L'état de disponibilité qui précède immédiatement
l'acte, le moment où nous croyons qu'il pourra revêtir encore mille
aspects imprévus, ce moment lui paraissait si beau, si exaltant qu'il
aurait voulu le prolonger indéfiniment. « O instant, ne t'épuise pas...
» dit Faust, « O temps, suspends ton vol... » dit Lamartine. Mais l'homme
vit dans le temps, qui n'a qu'une dimension et qui ne s'arrête pas de
couler. Le devoir est donc d'agir. C'est ce que Gide a également affirmé
à mesure qu'il est entré davantage dans la vie. « Il faut choisir...
», déclare déjà L'Immoraliste et dans Les Nourritures
terrestres, il écrit : « Ce sont les actes qui font la splendeur
de l'homme... » En vieillissant, Gide a cherché à ne se dérober ni à
l'action, ni aux réponses.
Néanmoins s'il
apparaît souvent, dans ses romans, comme une sorte de « voyeur », qui
suit avec une curiosité passionnée les résultats des expériences qu'il
a tentées sur ses personnages, c'est qu'en opérant sur leur destinée,
il se débarrasse de ses propres tentations, de ses remords. L'art joue
avant tout pour lui un rôle moral. Il lui permet par substitution [116] de passer outre.
Nos livres, écrit Gide dans la Préface à La Tentative Amoureuse,
auront été « le souhait d'autres vies à jamais défendues ».
Et c'est ce
qui explique son esthétique : Gide déclare que plus les hommes peuvent
satisfaire leurs passions dans la vie, plus les passions dans
l'art sont bridées par des règles formelles. « Qu'on nous redonne
la liberté des mœurs, dit-il, et la contrainte de l'art suivra. » Il
parle notamment de la Renaissance, période de vie libre et luxuriante,
où Shakespeare, Ronsard, Pétrarque, Michel-Ange usaient si fréquemment
de la forme stricte du sonnet. Mais l'exemple
ne paraît pas probant. L'art de Shakespeare et de Michel-Ange, dans
leurs œuvres principales, n'est-il pas déchaîné et romantique ? C'est
plutôt la contrainte des mœurs qui engendre la contrainte de l'art ;
c'est la rigidité de la tradition qui donne naissance aux formes strictes.
Les écrivains n'ont jamais gardé autant de retenue qu'au conventionnel
XVIIe siècle. Gide en convient d'ailleurs, mais dans d'autres
études, qui paraissent contredire les premières. Ce qu'il prétend
alors, c'est que l'hypocrisie sociale, en entraînant celle de l'art,
favorise cet art. Peu importe, dit-il, que la société et l'artiste
soient soumis l'un et l'autre à une religion commune, même sévère,
à une morale unique, même étroite. L'essentiel, c'est que la société
donne naissance à un petit groupe de gens cultivés soumis tous
au même idéal : l'artiste qui appartient également à ce groupe
cherche les sources de son art dans un fond commun de sentiments et
d'idées ; il sait pour qui il travaille et il crée des œuvres qui ont
un style. Tel était le cas chez les Grecs et aux grands siècles classiques.
Jamais l'œuvre d'art n'a connu, déclare Gide, de meilleures conditions
d'éclosion qu'à ces grandes époques de l'histoire. Aujourd'hui,
le public est hétérogène, et venu de partout ; il n'a en commun ni culture,
ni goûts, ni devoirs. Aussi l'écrivain est obligé de rompre avec
son temps : on le voit tantôt s'isoler et « flatter idéalement » dans
l'avenir un groupe de [117] lecteurs inconnus ; tantôt s'adresser
au hasard à la foule ; dans les deux cas, il risque de se perdre. Sans doute
il est exact qu'aux époques d'anarchie, de révolution sociale, l'art
ne fleurit pas, car il lui faut une société où règne un certain ordre.
Au début du XXe siècle, Gide ne voit de public ni dans la
bourgeoisie décadente, ni dans le prolétariat encore inéduqué. Je suis
surpris cependant qu'il se tourne vers l'ordre du passé et qu'il le
regrette avec nostalgie. Il est vrai
que presque toutes les considérations esthétiques de Gide ont été écrites
par lui dans sa jeunesse. Tandis que dans le domaine moral, il déniait
déjà à la bourgeoisie le droit de se considérer comme l'élite, il a
longtemps regretté l'absence, dans le domaine artistique, d'une sorte
de caste d' « honnêtes gens » : bourgeois ou aristocrates. Son attachement
au génie français, pondéré, mesuré, raisonnable, (93) aux écrivains
du grand siècle, son amour de la forme traditionnelle, semblent avoir
incliné ici vers un retour en arrière cet écrivain, qui a donné par
ailleurs l'exemple d'un « esprit non prévenu ».
C'est que Gide
est par essence, si j'ose dire, un classique. « L'art comporte une tempérance,
écrit-il, et répugne à l'énormité ». Au milieu de l'uniforme forêt du
Congo, il se réfugie avec délice dans la lecture de La Fontaine. Les
contours arrêtés du style, les lois strictes, la contrainte en art lui
sont nécessaires. « Le grand artiste, écrit-il, est celui qu'exalte
la gêne, à qui l'obstacle sert de tremplin ». Effectivement un Valéry
ou un Edgar Poe prétendent avoir trouvé leur inspiration dans la difficulté
même de la forme. Mais si des règles toutes données par la tradition
ont servi certains tempéraments, elles ont desservi certains autres.
Les seules règles défendables sont celles que l'artiste s'impose à lui-même
et qui peuvent être, entre autres, celles de la tradition librement
acceptée. Il est curieux [118] que Gide, qui a fait preuve de tant d'individualisme
en morale, ait été incité, en esthétique, à généraliser les observations
valables seulement pour son cas personnel.
Son esthétique
étroite ne l'a cependant pas empêché d'être un des critiques de notre
temps : critique d'autant plus remarquable qu'il a su comprendre des
génies contraires à lui-même, des génies précisément énormes, tels
que Shakespeare, William Blake — ou Dostoïevski. Si, parmi les écrivains
de son époque, il s'est senti secrètement attiré par un Moréas et la
« beauté » de ses Stances ou par un Signoret, il n'en a pas moins
découvert Claudel, Péguy, Proust...
C'est que Gide,
tout en voulant rester un classique, s'est toujours méfié de tous les
faux classicismes, simples expressions de la raison claire. Dès le début
de sa vie littéraire, dans ses polémiques avec les disciples de Moréas,
Maurras et Clouard, il s'est expliqué : le néo-classicisme, dit-il,
ne fait appel qu'aux « parties les plus superficielles... du moi »,
qu'aux sentiments tout faits, étiquetés et extérieurs à nous-mêmes.
L'exemple d'Anatole France prouve à quelle pauvreté de tempérament est
due son apparente perfection. Si à une époque moins complexe que la
nôtre, on pouvait se contenter de la culture de « terrains maigres »,
aujourd'hui, dans une littérature qui a déjà traversé le romantisme,
l'écrivain, pour émouvoir, doit creuser dans le fond de la personnalité,
les « régions basses, sauvages et fiévreuses », que l'art a pour rôle
précisément d’ordonner. Sans doute elles sont plus rebelles,
mais « sur quoi nos disciplines s'extérioriseraient-elles sinon sur
ce qui leur regimbe ? » « O terrains d'alluvions ! Terres nouvelles,
difficiles, dangereuses, mais fécondes infiniment ! » Ce sont elles
qu'il faut soumettre à la contrainte de la forme pour obtenir les œuvres
véritablement classiques de notre siècle. Ainsi Gide définit, en même
temps que l'art de son temps, les caractères de son art propre, et particulièrement
de son style. Le génie de Gide est effectivement dans sa forme, qui
[119] enferme
et domine la passion. Forme qui tend tout entière, comme il dit lui-même,
au classicisme, c'est-à-dire à la litote : « l’art d'exprimer le plus
en disant le moins ». De la concision même de la phrase découlent, par
suggestion, ses prolongements. Mais la suggestion
n'opère que si l'auteur a su d'abord se débarrasser de toute rhétorique
et de toute préciosité. Gide a lutté contre ces deux tentations. A la
première, il a échappé facilement et, dès Les Cahiers d'André Walter,
il a dénoncé l'emphase, « le mot plus gros que la pensée ». La préciosité
par contre lui a été plus dangereuse. C'est que le symbolisme cédait
à cette tendance par ses recherches du musical et de l'indicible. Aujourd'hui
le style dit moderne tombe dans le même défaut par l'abus des images-surprises.
(94) L'effort de Gide a tendu à ne garder de la préciosité que ce qui
apporte un surcroît de précision : certaines étrangetés apparentes
proviennent chez lui de mots pris dans leur sens étymologique. Ses archaïsmes,
ses constructions elliptiques inaccoutumées n'ont d'autre but que de
rompre l'élan d'une période et de la réduire au minimum de mots. C'est ainsi
que le style un peu guindé du début a pris rapidement le ton ferme du
récit en prose, qui va droit au but. Les mots, encore estompés et abstraits
dans Les Cahiers d'André Walter évoquent, déjà dans Les Nourritures
terrestres, des sensations précises, des ciels, des villes, des
pays. Dans une de ses dernières œuvres, Œdipe, il ne recule pas
devant la formule familière ou crue, si elle est nécessaire. Dans le
Voyage au Congo, il ne craint pas le lieu commun et parle des
défauts d'un ami, de la beauté d'une femme, du bonheur
d'aimer. « Devenir banal », écrit-il, c'est « devenir le plus humain
possible », c'est-à-dire désencombré des éléments redondants qui faussent
l'expression de la personnalité. Dès lors, avec
une phrase toute claire et pure, il pénètre dans les sombres et équivoques
profondeurs du moi. Une phrase [120] toute d'innocence ramène dans son filet les plus troubles
sentiments. De son remarquable dénuement se dégage une intense ferveur
; de son économie, l'émotion. L'émotion grandit, mais la syntaxe la
maintient dans le cadre du style. C'est ce contraste, cette fluidité,
cette blancheur inquiétante qui font l'écriture de Gide. Il y a sans
doute d'autres styles classiques, plus directs, ou plus compliqués,
le style d'un Pascal ou le style d'un Saint-Simon. Mais sous la « banalité
» apparente de sa forme, Gide s'est introduit en entier, sans forcer
le ton, sans l'abaisser, en restant dans la juste note, et c'est ce
qui fait sa valeur. Il peut à présent
se laisser écrire et abandonner ses livres à leur destin. Il a atteint
le naturel. Pas de gonflement ; pas d'apprêt. Dire sans détour ce qu'il
faut dire. « Tout est simple et tout vient à point. Il est lui-même.
» [121] TROISIEME PARTIE : ASPECT DE SA MORALE
CHAPITRE PREMIER
PREMIER ASPECT
DE LA MORALE INDIVIDUALISTE ou l'homme
a la recherche de lui-même
« Qu'est-ce
qui l'attirait donc a dehors ? — ... Rien... Moi-même. » Le Retour de l'Enfant Prodigue.
C'est en découvrant
certaines lois de la vie de la conscience que Gide a été amené à formuler
des règles de conduite. C'est en partant de l'homme, de sa nature, égoïste
et altruiste, individuelle et sociale que Gide a pris
des positions morales. Sa morale ne
se présente pas sous l'aspect d'un système coordonné. Elle est une œuvre
à laquelle il a travaillé tout au long de sa vie. En évolution constante,
contradictoire d'apparence, elle semble aller tout entière dans un sens,
puis, tout à coup, part dans la direction opposée : de ces oscillations
mêmes se dégage cependant une ligne générale. Il ne s'agit
pas de retracer l'historique de son évolution, mais d'expliquer comment,
de l'individualisme égocentrique, il a incliné vers la morale évangélique
du don de soi, puis comment ces deux aspects de sa pensée, après s'être
heurtés en lui, se [123] sont réconciliés en un tout qui est pour l'auteur le véritable
individualisme.
C'est vers
quinze ans que l'adolescent, au moins celui qui n'est pas dénué de toute
vie intérieure, pense avec le plus d'acuité à sa situation sur la terre.
C'est l'âge où il sent sa solitude au milieu de sa famille, qui, elle,
a résolu depuis longtemps les grands problèmes de la vie. S'il interroge
les gens sérieux, il a l'impression de les troubler ; les réponses
sont si faibles qu'il s'étonne. Son doute s'accroît... Il se demande
alors pourquoi on lui a enseigné des principes religieux et moraux qui
chancellent dès l'éveil de la raison, pourquoi il est amené à défaire,
point par point, le réseau d'arguments dont on l'a enveloppé depuis
ses premières années. Pour se dégager de la religion, il faudra un long
et pénible travail. Dès le jour
où il a commencé à tenir son « Journal », André Walter se débat : comment
les dévots, écrit-il, ne comprennent-ils pas ces « impossibilités »
de croire ? « Ils s'imaginent qu'il suffit de vouloir !... Et le plus
admirable, c'est qu'ils pensent croire avec leur raison. » Aussi est-il
interdit d'examiner les dogmes, qui ont été rendus sacrés dans ce but.
Si l'un chancelle, dit-on, tout l'édifice tombe, et c'est la catastrophe.
Naturellement superstitieux, l'enfant cherche à sauver au moins l'existence
de Dieu, dont il passe et repasse successivement dans son esprit les
preuves traditionnelles. Une à une, il les voit s'évanouir. Plus tard,
Gide fera une « ronde » qui se chante, (95) mais à présent, il s'effraie
encore de sa propre pensée...
Cependant lorsque
s'éveille la sensualité de l'adolescent, tout l'édifice de sa croyance
s'écroule. Épreuve terrible que celle de la sensualité pour la religion,
qui prétend justement la discipliner. [124] Généralement les hommes cessent
de se confesser du jour où ils se livrent à la vie sexuelle. C'est alors
que la plupart d'entre eux se détachent insensiblement de leur croyance
et acceptent, pour le reste de leur vie, un compromis sur lequel ils
éviteront plus ou moins consciemment, mais systématiquement, de réfléchir. Lorsque l'adolescent
a été élevé dans un milieu traditionnel et fermé, il ne rejette pas
les principes sans que son esprit soit bouleversé... La chambre pleine
de livres, où se sont écoulées ses années studieuses, soudain l'étouffe.
Au dehors s'ouvre l'inconnu, la liberté, d'infinies perspectives. Il
s'émancipe. C'est la révolte : instant de joie et d'orgueil où il se
croit plus fort que la société, se figure que tous les hommes sont dupes
et esclaves de préjugés, et qu'il s'est libéré, lui, lui seul. L'élan
de son enthousiasme balaie la contrainte, les petites lois, la morale
conventionnelle. Les freins sont rompus. J'ai fait « table rase », écrit
Gide. « J'ai tout balayé... je me dresse nu sur la terre vierge avec
le ciel à repeupler. » En face d'un
Dieu qui l'a toujours tenu en tutelle, l'individu redresse la tête et
se déclare majeur. C'est le pire des crimes, le crime de l'orgueil,
car le Dieu chrétien exige de ses créatures la constante humilité. Humilier
son intelligence et son corps, c'est même pour certains grands croyants
toute la religion. Aussi, formidable fut l'audace de ces héros qui,
depuis Job et Prométhée jusqu'à Maldoror et Zarathoustra, se sont attaqués
aux dieux de l'Olympe ou du Ciel. Ce n'est que
vers la fin de sa vie que Gide, par la bouche d'Œdipe, a osé ouvertement
défier la divinité. Mais son œuvre entière, même dans ses ouvrages apparemment
les plus religieux, n'est qu'un acheminement vers cette définitive négation.
Dès L'Immoraliste : « Il ne faut pas prier pour moi, Marceline,
déclare Michel à sa femme... — Tu repousses l'aide de Dieu ? — [Oui],
après il aurait droit à ma reconnaissance. Je n'en veux pas. » Il est
vrai que dans Les Nourritures terrestres, le mot Dieu apparaît
fréquemment. Mais il n'est pas dans le langage des hommes de terme plus
vague, plus souvent [125] vide
de sens, de syllabe plus trompeuse. « J'ai nommé Dieu tout ce que j'aime,
écrit Gide, et j'ai voulu tout aimer. » Ici Dieu, synonyme de ferveur,
n'a plus rien de commun avec le Dieu, Père et Législateur des fidèles. Mais Gide n'a
rien moins qu'un caractère de révolté. C'est même cette absence de révolte
qui donne à sa pensée une tonalité si particulière, si différente de
celle de Nietzsche, même lorsqu'il paraît le plus rapproché de lui.
L'attitude de l'homme dressé contre tout n'a été qu'un éclair dans sa
jeunesse. S'il n'a pas eu de la révolte et de ses destructions créatrices
une expérience précise, du moins il en a évité les plus graves écueils
: la lassitude, le pessimisme, le renoncement. Rimbaud, après avoir
tout rejeté, a tout accepté dans la seconde partie de sa vie : travail,
famille, morale. Ce brusque
retour en arrière est fréquent chez ceux dont la jeunesse a été emprisonnée.
A vingt ans, lorsqu'ils cessent de croire, ils ne parviennent plus à
trouver de raison d'être. Toute aspiration à une idée de bien, tout
espoir leur paraît irrémédiablement ruiné. Ils ne conçoivent plus qu'une
morale militariste ou matérialiste, dans le sens vulgaire de ces mots.
Ils s'écrieraient volontiers comme un des personnages de Dostoïevski
: « Si Dieu n'existe pas, alors tout est permis ! » Il leur semble que
seule la peur du gendarme peut arrêter l'homme dans ses instincts antisociaux.
La vie leur donne une impression d'affreuse désolation : c'est pour
sortir de ce désert qu'ils retournent bientôt à Dieu. Claudel et
Maritain ont été dans leur jeunesse des disciples de Le Dantec. C'est
le dégoût de cette pensée scientiste qui a fait naître en eux la nostalgie
de la religion et qui a préparé leur conversion. (96) Gide, au contraire,
n'a jamais pu vivre sans légitimer ses actes. La morale traditionnelle
écroulée, il lui a fallu aussitôt en édifier une autre. [126]
L'individu
devient son propre maître. C'est lui qui crée son bien et son
mal, sans s'occuper des lois établies. C'est lui qui forge sa propre
table des valeurs, susceptible même de varier selon les circonstances
et l'époque de sa vie. Kant semble
avoir déjà proposé une règle individualiste. Mais, dans son éthique,
l'individu est simplement son propre agent exécutif ; il n'est pas son
propre législateur ; c'est lui qui récompense ou qui sanctionne l'acte,
mais c'est la Raison universelle qui fait les lois, les mêmes
pour tous. (97) Les traditionalistes ont toujours cru
nécessaire de placer en dehors de l'individu, et au-dessus de lui, un
système de notions spirituelles sacrées : lois de Dieu, lois de la Société,
ou lois de la Raison pure. Gide, au contraire, comme Nietzsche, s'en
remet de ce soin à chaque individu pris en particulier. Les hommes
ne sont-ils pas tous différents les uns des autres ? N'est-il pas monstrueux
de vouloir à tous appliquer le même code ? La nature proteste contre
cette uniformité. La grande trahison, écrit Gide, le plus grand péché,
le péché contre l'Esprit, « qui ne sera pas pardonné », c'est d'enlever
à chaque être sa « saveur » propre, « sa signification précise, irremplaçable
». Déjà Gœthe
avait écrit : « Le but le plus élevé et difficilement accessible auquel
l'homme puisse aspirer consiste à prendre connaissance de ses propres
sentiments et pensées, autrement dit de lui-même ». Il faut d'abord
connaître ses qualités et ses faiblesses, ses limites et sa puissance
pour pouvoir réaliser ce qu'on a en soi. Le point de départ de l'individualisme,
c'est la détermination par l'individu de ce qui sera fécond et de ce
qui sera mauvais pour lui : c'est là son bien et [127]
son
mal. Rien de plus important que de conformer ses aspirations à sa nature.
Combien d'intelligences ont échoué en cherchant la perfection au delà
de leurs moyens ? Combien, à qui la nature n'a accordé que de médiocres
qualités, sont parvenus, prenant conscience de leurs limites, à des
œuvres valables ? Cependant il
ne suffit pas de créer sa propre morale, encore faut-il lui être fidèle.
« Le plus difficile en ce monde, déclare Dostoïevski, c'est de rester
soi-même. » Et Michelet : « Le difficile n'est pas de monter, mais en
montant de rester soi. » « Rien n'est plus fatigant, écrit Gide à son
tour, que de réaliser sa dissemblance. » Tout ne nous
engage-t-il pas à la paresse : la paresse qui incite l'Enfant prodigue
à retourner chez les siens ? « J'ai voulu m'arrêter, confesse-t-il,
m'attacher enfin quelque part ; le confort que me promettait ce maître
m'a tenté... oui, je le sens bien à présent ; j'ai failli. » C'est cette
faute qui est à l'origine de tant d'existences. Ces vies recroquevillées
et contrefaites que l'on découvre en province, ces soupirs de vieilles
filles au moment où revient le printemps, ces récriminations de médiocres
aigris, ces plaintes d'adolescents isolés qui cherchent à épuiser vainement
en eux le désir, ne sont-ils pas avant tout l'expression du renoncement,
de la peur, du préjugé ? Il est tellement plus commode de lâcher prise. Le plus curieux,
c'est que l'individu n'ose pas s'abandonner dans les petits actes de
la vie, laisser pousser sa barbe, négliger sa mise, cesser de faire
sa toilette. C'est pour ces gestes qu'il trouve le plus longtemps la
force. Mais devant les actes décisifs, il se laisse aller. C'est au
moment où s'abat sur l'homme un malheur, ou c'est à vingt ans, lorsqu'il
faut du courage pour entrer dans la vie, que se décident la plupart
des vocations religieuses. L'individu s'habitue si bien à sa lâcheté
qu'il finit même par y trouver du bonheur : presque tous les bonheurs
bourgeois reposent sur un renoncement à soi. Quand Alissa va rendre
visite à sa sœur Juliette et qu'elle la voit « heureuse » au milieu
de ses multiples enfants, elle éprouve un véritable [128] «malaise
» à sentir « cette félicité si parfaitement sur mesure qu'elle
enserre l'âme et l'étouffe ». Ainsi les forces
d'inertie attirent sans cesse l'homme vers un point mort. Pour être
lui-même, c'est une lutte sans merci qu'il doit entreprendre contre
sa conscience et contre le monde. Il faut qu'il se mette dans un véritable
état d' « hostilité », comme Michel au moment où il cherche à guérir.
Le plus souvent, c'est en détruisant et en niant que l'individu parvient
à créer. Pour se rendre maître d'un art, d'un sport, ne doit-il pas
rompre avec les réflexes vicieux ? Pour imaginer, l'esprit ne brise-t-il
pas des associations d'idées toutes faites ? Vivre, c'est peut-être
avant tout surmonter des réflexes, dominer la matière et la désagréger. L'individualisme
exige une lutte de l'homme contre son milieu, contre sa nature qui l'ont
marqué ; un effort pour se dépouiller de tout ce qui est étranger à
lui-même ; c'est une aventure où il doit être sans cesse prêt à tous
les risques. Peu importe que la société appelle ses désirs bons ou mauvais,
s'ils sont l'expression de la personnalité véritable. Il arrive même
que les instincts les plus sévèrement condamnés soient les plus féconds.
Ce n'est pas par hasard que l'on trouve chez les individus forts les
pires instincts auprès des sublimes. Les instincts mauvais sont ceux
que l'individu n'est pas parvenu à élever, à rendre créateurs, mais
ils sont de même nature que les autres. « La confortable et rassurante
idée de bien, écrit Gide, telle que la chérit la bourgeoisie, invite
l'humanité à la stagnation et au sommeil. Je crois que souvent ce que
la société appelle le mal [est une] manifestation d'énergie... d'une
vertu éducatrice et initiatrice... susceptible d'entraîner indirectement...
au progrès. » Les instincts
maudits sont à la racine de l'humanité. La première mort, selon la Bible,
est le résultat d'un crime. Grande dut être l'ivresse de Caïn en constatant
qu'il était capable de prendre la vie comme de la donner. Si l'on remonte
aux sources primitives de l'être, on trouve associé à l'amour un sombre
besoin de destruction. Michel, après s'être battu dans [129] un
furieux corps à corps avec un cocher, se retourne encore tout exalté
vers sa femme. — « Quel baiser nous échangeâmes ! » dit-il. Cependant cette
femme qu'il adore, il va la faire mourir en l'entraînant avec lui dans
une course si éperdue vers le Sud-Algérien qu'elle ne pourra pas résister.
De ce crime, accompli dans des conditions telles que la société ne peut
le sanctionner, Michel semble n'avoir aucun remords. C'est faute
de se connaître soi-même que Michel en est arrivé là. Il n'a pas eu
le courage de s'avouer que la présence auprès de lui de cette femme,
qu'il aimait pourtant, entravait l'évolution de sa vie, la réalisation
d'autres désirs. Pour n'avoir pas su sacrifier consciemment son amour,
il a tué inconsciemment la femme, objet de cet amour. S'il n'a pas
osé se séparer plus tôt de Marceline, c'est précisément pour n'avoir
pas obéi à sa morale ; il a cédé à la paresse, ennemie des décisions
; aussi sans doute à la pitié. C'est pourquoi
Nietzsche considère la pitié comme une force de perdition, qui va à
l'inverse du développement humain. La pitié est la pire tentation, dit-il,
et qui empoisonne toute notre société. Exalter la pitié, c'est un moyen
pour celui qui l'inspire de « faire mal » à celui qui s'y laisse prendre.
Rien n'est plus aisé que de céder à cette souffrance qu'a glorifiée
le christianisme : « Savoir souffrir est peu de chose ; de faibles femmes,
même des esclaves passent maîtres en cet art, écrit Nietzsche. Mais
ne pas succomber aux assauts de la détresse... quand on inflige une
grande douleur, voilà qui est grand... Résiste contre cette perversion,
ajoute Nietzsche, durcis-toi... » Et Gide : « O mon cœur, durcis-toi
contre [les] sympathies ruineuses, conseillères de tous les accommodements.
» Sans promulguer
une loi nouvelle, comme l'auteur de Zarathoustra, Gide a compris
que, dans bien des cas, c'est un devoir de sacrifier la pitié individuelle
à l'œuvre qui sera finalement utile et féconde pour tous. C'est parfois
en heurtant de front ceux qui veulent nous apitoyer que nous leur rendons
le plus [130] grand service. Quand l'adolescent doit
s'émanciper, s'affirmer, choisir sa carrière, s'il cède aux exhortations
et aux larmes de sa famille qui veut le détourner de sa voie, c'est
sa vie entière qui sera empoisonnée et qui empoisonnera ses proches. Rien n'est
plus grave, plus émouvant que cet instant où l'individu doit passer
outre. Pour se préférer lui-même, il faut qu'il prenne conscience de
sa propre valeur, charge si lourde que peu d'hommes la supportent. Loin
d'être l'expression de l’égoïsme, cette charge implique de pénibles
devoirs ; il s'agit de surmonter les pressions des parents, des amis,
du milieu, de rejeter son passé et, par-dessus tout, de vaincre une
inexprimable angoisse. Le moment de la libération devient un arrachement
de tout l'être, analogue à celui qui se produit au moment d'un grand
départ. — Une seconde d'hésitation, et c'est l'avenir d'une existence
qui s'effondre. C'est le sujet
d’Isabelle. La jeune fille, depuis des mois, a préparé une fuite
clandestine avec un châtelain des environs, que ses parents lui ont
interdit d'épouser. Tout est prêt. La date du départ est fixée. Soudain
une anxiété l'étreint ; elle renonce... et renonce également à avertir
le jeune homme qui, dans la nuit, doit venir l'enlever. Lâcheté suprême,
elle laisse les événements agir pour elle ; son fiancé est tué par un
domestique de la famille et le scandale devient irréparable pour Isabelle,
bientôt mère. Elle finira sa vie dans la débauche et la misère. Elle
a tout gâché, tout perdu. Qu'un éclair
de « remords », au dernier instant, entrave l'action, l'homme retombe
sous l'influence de la société ; il est repris par sa « mauvaise conscience
». Le risque est d'autant plus grand que l'individu est plus fort :
plus il s'élève dans sa propre pensée, plus son équilibre devient instable,
et plus impétueuse la nécessité de faire, à chaque minute, le point
dans sa conscience et de la redresser. L'insécurité et la précarité
augmentent pour les créateurs à mesure que s'accroît leur puissance
; c'est lorsqu'il est au sommet du pouvoir ou de la richesse que la
plus petite faute précipite en prison, dans la ruine ou dans l'oubli
l'homme d'action, qui a bouleversé des[131] pays
et des sociétés : sans doute était-il parvenu à ce point où continuer
à progresser devenait au-dessus de ses forces. « Ce qu'on entreprend
au-dessus de ses forces, dit Philoctète à Néoptolème, voilà ce qu'on
appelle la vertu. » Il y a deux
étapes dans l'individualisme : il ne s'agit pas seulement de libérer
ses instincts, mais de les pousser au delà d'eux-mêmes ; il ne suffit
pas d'être soi, il faut se surmonter ; le but atteint, le dépasser... En cherchant
à se maintenir à la limite de lui-même, à l'extrême pointe de sa conscience,
l'homme parviendra peut-être à acquérir un corps physiquement plus puissant,
(98) une acuité intellectuelle plus aiguë. Il aura franchi une étape
nouvelle : il faut être soi pour se retrouver supérieur à soi.
Si la pensée
de Gide a cheminé jusqu'à présent, quoique sur un autre plan, parallèlement
à celle de Nietzsche, la voici qui bifurque. C'est que Gide a épousé
successivement toutes les formes de l'individualisme : après avoir,
dans L'Immoraliste, exalté les instincts de puissance de l'homme,
— dans Les Nourritures Terrestres, il pousse à l'extrême ses
aspirations au plaisir. Le plaisir
également, affirme Gide, est un devoir, car il est naturel à l'homme
d'être heureux. « Chaque action parfaite, enseigne Ménalque, s'accompagne
de volupté ; à cela tu connais que tu devais la faire. » Le plaisir
lui aussi ne peut être atteint que par un effort d'abord pénible. Les
religions le présentent comme un fruit défendu. Les adultes, la société
entière retiennent l'adolescent sur la pente de lui-même. Quel raidissement
de courage ne faut-il pas souvent pour répondre : « Oui », quand la
vie nous propose l'aventure. Chaque aventure est unique : il ne faut
[132] jamais la laisser échapper. « J'ai peur,
écrit Gide, que tout désir, toute puissance que je n'aurai pas satisfaits
durant ma vie pour leur survie ne me tourmentent. » Ce sont toujours
les mêmes obstacles qui arrêtent : la honte, la crainte, les conventions.
Le pire danger est cependant en nous : c'est notre propre lassitude
; c'est la satisfaction même de la chair. « Quand mon corps est las,
écrit Gide, c'est ma faiblesse que j'accuse. » Toute fatigue est coupable
: « Regrets, remords, repentirs, ce sont joies de naguère vues de dos.
» Sans doute
les sens de l'homme sont misérablement limités. Toute joie est éphémère.
Tout passe, tout est fragile et friable, dit le croyant. Mais Gide a
voulu adapter le plaisir à l'écoulement des choses. C'est à son caractère
transitoire que le bonheur doit son prix inestimable. « Si tu savais,
éternelle idée de l'apparence, ce que la proche attente de la mort donne
de valeur à l'instant. » Au milieu de leurs banquets, des vins, et des
femmes les anciens Romains faisaient apporter par leurs esclaves un
squelette, dont la vue devait accroître l'intensité du moment. L'homme n'a
jamais pu se représenter un bonheur autre qu'éphémère et terrestre. Quand il a
voulu figurer l'harmonie céleste, il a imaginé des anges à chair molle
soufflant dans des trompettes (99): mais une harmonie ininterrompue,
quelle fatigue ! L'ennui est l'apanage de tout ce qui dure. C'est même
une loi physiologique que toute sensation s'émousse dès qu'elle se prolonge
et que sa prolongation transforme une excitation agréable en une véritable
douleur physique. Aussi Gide
se rejette-t-il sur « l'instant ». « Instants, qui comprendra de quelle
force est [votre] présence ! » Chaque instant de la journée, de la plus
ordinaire, peut nous apporter une joie : une palissade, le mystère d'une
boutique, l'aspect hétéroclite d'un passant ; des émotions plus simples
encore : la [133] griserie de la vitesse en voiture,
ou plus directes, plus animales : la vue de la pure lumière du ciel,
la sensation du soleil sur la peau ; du corps sur le sable, de l'eau,
la sensation de la serviette chaude sur le visage chez le barbier, toutes
les sensations. Le corps humain est un réceptacle d'une sensibilité
admirable dès que nous savons être attentifs. Il est curieux
que les systèmes hédonistes aboutissent presque nécessairement à la
sensation au détriment de la passion. Le marquis de Sade interdit strictement
l'amour : le plaisir, seul compte le plaisir. « Non pas l'amour, dit
Gide, mais la ferveur. » L'amour est un état trouble auquel se mêlent
quantités d'images étrangères, qui alourdissent la sensation pure, qui
l'empêchent d'arriver jusqu'à la conscience ou qui amortissent son choc. L'hédoniste
doit chercher à vider son âme de ces éléments encombrants qui s'interposent
entre le monde extérieur et lui : les complications intellectuelles,
la mémoire, le passé, les traditions. Sans doute, abolir tous nos souvenirs,
c'est nous appauvrir. Qu'importe ! Que l'homme soit avant tout léger
! Brûlons nos livres, dit Gide, vendons nos biens ; sortons de notre
chambre et de notre milieu. Toute possession est une charge, tout attachement,
douloureux. Les passions sont mauvaises, parce qu'elles nous lient aux
êtres ou aux choses. Finalement,
c'est dans le désir lui-même qu'est la véritable joie. Le départ est
plus merveilleux que le voyage ; la faim, que les nourritures, la soif,
que les boissons. C'est la soif elle-même qui devient l'ivresse. Désirer
avec ferveur, c'est la suprême volupté... L'important
n'est pas de satisfaire son désir, mais d'aspirer à la satisfaction
; ce n'est pas la sensation, mais l'image qu'on s'en fait. Par une sorte
de logique implacable, la poursuite systématique de ce qu'il y a de
matériel dans le plaisir conduit l'hédoniste à sa représentation,
à l'intellectualisme. Des ignorants
ont cru que l'épicurisme consistait à se vautrer dans la fange. Il est
peu de livres cependant qui donnent, autant que Les Nourritures terrestres,
une impression de [134] pureté. L'ardeur
voluptueuse qui brûle au premier plan ne doit pas nous cacher le fond
du tableau, pareil à ces ciels divinement clairs que l'on aperçoit souvent,
au lointain, dans les toiles de Fra Angelico ou de Fra Filippo Lippi.
Au milieu de ce paysage de rêve, le héros se présente à nous, semblable
à l'Enfant prodigue, avec le plus doux et le plus tendre visage,
enveloppé d'une robe de lin, les mains tendues et vides, et pourtant
pleines de bonheur. La vie éternelle
qu'il a rejetée, il la retrouve dans l'instant ; cet absolu auquel il
ne croyait plus, c'est la sensation qui le lui apporte : la sensation
« puissante, complète, immédiate de la vie [dans] l'oubli de tout ce
qui n'est pas elle ». La nature est ramenée à ses éléments primitifs
; l'âme allégée et comme vidée communique avec elle dans un fervent
panthéisme charnel. C'est l'extase
flottante d'une matinée de printemps quand l'esprit, libéré des contingences
quotidiennes, sent monter en lui une immense allégresse. Cette extase
ressemble étrangement à l'ivresse des drogues. Ivresse autrement pure
toutefois, car elle est une sorte de récompense de la nature à l'âme
disponible, qui a su gagner sa liberté. Dans l'extase,
le plaisir prend la forme d'une adoration : « A travers tout, écrit
Gide, j'ai éperdument adoré. » [135] CHAPITRE II
AUTRE ASPECT
DE LA MORALE INDIVIDUALISTE : LE DON DE SOI
Voici que dans
les instants de détente qui suivent l'action forte ou la conquête frénétique
du plaisir, l'individu peut bien affirmer : « ... Je ne suis fatigué
de rien », la fatigue est la plus forte ; « ... toute joie nous attend
toujours », la joie lui laisse un goût de cendre dans la bouche. S'il
regarde le chemin parcouru, c'est le sentiment accablant de l'inutilité
de tout qui s'impose à lui : A quoi bon ! Rien ne sert de rien... Délivré des
siens et des conventions, il est plus anxieux que jamais. Est-ce cela
le remords ? Au milieu des hommes, le cœur affreusement serré, il en
vient à pleurer devant cette mère qui berce son enfant. Il lui semble
que, pour conquérir sa liberté, il a dû arracher de lui les grands sentiments
premiers et permanents de l'homme. Quand il ne peut plus supporter cet
état de solitude, d'abandon, de sécheresse désespérée, il entrevoit
une autre morale. Va-t-il se renier lui-même ?
« Donnez-moi
des raisons d'être », implore L'Immoraliste à la fin de l'ouvrage.
Des raisons d'être ? C'est donc toute sa vie qui s'écroule. Après avoir
écrit Les Nourritures terrestres, Gide s'est effrayé [136]
de sa propre audace. N'a-t-il réinventé le système hédoniste que pour se mettre
à l’« abri de [sa] sensualité » ? L'homme trouve toujours de « bonnes
raisons » pour justifier ses actes. Avec des mots, il est capable de
tout. «
Words ! Words ! Words ! » Le mot aussi est le repaire du diable. C'est alors
que Gide a fait le portrait de Saül. Avec quelle ironie féroce
ne s'est-il pas moqué des prétentions de ce roi abandonné à tous ses
désirs et qui n'agit jamais ! Pauvre Saül, qui déclare que « sa valeur
est dans [sa] complication », tandis qu'il ouvre sa tente à une bande
de démons qui se bousculent autour de lui, et vont se blottir jusque
sur ses genoux. « Avec quoi l'homme se consolera-t-il d'une déchéance;
s'écrie Saül, sinon avec ce qui l'a déchu ? » Mais en même temps, il
avoue : « Je suis complètement supprimé ». Dès lors Gide
cherche une autre règle de vie. Mais où la trouver sinon au sein de
la religion et peut-être même de la famille ? C'est là que, dans son
enfance, il a vu certains de ses parents lui donner l'exemple du don
de soi. Gide retourne vers Dieu ; il résigne cet orgueil, qui faisait
hier encore la violence de sa joie et qui, devant Dieu, fait sa « honte
». Il s'agenouille. Il prie. Pris d'un élan mystique : « Je vous soumets
mon cœur.... », écrit-il dans Num Quid et tu. Non plus la joie,
mais la douleur. Après les jardins de soleil et de gloire, il ne veut
plus entrer que dans la lourde et sombre forêt du repentir. « Quoi !
pour un peu de plaisir, vais-je nier la mort et la miséricorde du Christ
? » Étrange volte-face. Tout ce qu'il a adoré, il le renie : les beaux
visages, les corps de femmes et d'adolescents, toutes les formes de
vie dont ses sens se sont épris lui semblent une « souillure affreuse
», la « salissure du péché ». La chair resplendissante n'est plus que
la chair « pourrie ». Il craint que cette fange ne souille jusqu'à son âme. Puis, tout
à coup : « Pardon, Seigneur
! Oui, je sais que je mens. Le vrai, c'est que cette chair que je hais,
je l'aime encore plus que vous-même. » [137] Gide ne parvient
pas à se maintenir longtemps agenouillé. S'il pressent dans la religion
quelque vérité cachée, il y a en elle trop de dogmes qui le choquent
; trop d'objections se présentent qui l'empêchent de s'y installer. Par-dessus
tout, c'est la « domestication des instincts » telle que l'enseigne
le christianisme, qui lui paraît injustifiable. La nature est pure,
déclare le pasteur de la Symphonie pastorale. C'est l'homme qui
a rendu le désir coupable, « La vie serait belle... si nous nous contentions
des maux réels. » C'est la religion qui torture la vie. Sans doute
la douleur peut aider au développement de l'individu, mais ne perd-elle
pas toute grandeur dès qu'elle devient un « devoir » imposé ? En faisant
le portrait d'Alissa, Gide a cherché à se rendre compte lui-même du
caractère systématique et désolant de cette morale religieuse du sacrifice.
Il suffit qu'Alissa prenne conscience d'un désir pour qu'aussitôt elle
refuse d'y céder ; éprouve-t-elle de l'amour pour Jérôme, un amour légitime
et qu'elle respecte elle-même, voici ce penchant condamné. Est-elle
fière de sa beauté, elle ne cherche plus qu'à se défigurer. On en arrive
nécessairement à se demander, comme fait d'ailleurs, à un certain moment,
Alissa elle-même, pourquoi le sombre tableau de la souffrance serait
une volupté pour Dieu, tandis que le plaisir humain l'offenserait. Par
quel curieux mécanisme de la pensée l'homme est-il arrivé à croire que
la souffrance doit effacer la faute ? Aussi Gide nous montre-t-il qu'Alissa,
ayant cherché pendant toute sa vie à entrer au ciel par la « porte étroite
», a été finalement bernée par Dieu... Cependant,
— et cette constatation n'est pas sans importance — Gide n'a pu s'empêcher
de dépeindre cette douce figure de jeune fille avec la plus tendre émotion,
avec un pieux et fervent amour.
C'est qu'il
y a dans toute l'œuvre de Gide, — à côté des Ménalque, des Nathanaël,
des individualistes et des hédonistes, — des femmes obéissantes et résignées,
mais chez qui [138] l'effacement est un actif et frémissant
don de soi. « O Femme, monceau d'entrailles, pitié douce... », écrit
Rimbaud... Quand Gide dépeint une femme fatale, comme Lady Griffith
dans Les Faux-Monnayeurs, elle est trop fardée, trop chargée
de parures et de vices démoniaques. Mais Emmanuèle ou Laura, Rachel
ou Gertrude paraissent tirées du fond même de l'âme de l'auteur, faites
avec sa propre chair. De même Marceline dans L'Immoraliste : tandis
que Michel, pour se livrer à ses plaisirs, l'abandonne quand elle est
malade, puis revient à elle en pleurant, puis, lorsqu'il la voit tout
adonnée à Dieu, la heurte de nouveau avec des mots durs, elle se soumet
à son sort avec une grandissante force d'âme, si bien qu'à la fin, lorsque
Michel l'entraîne avec lui au fond du désert, où elle trouvera la mort,
il semble ne l'avoir jamais adorée davantage ; il est saisi devant elle
d'un respect plus fort que lui, comme s'il n'osait plus que baiser avec
ferveur l'extrémité de sa robe... Ainsi Gide
est resté longtemps tourmenté, — hésitant entre des attitudes contraires,
et c'est ce doute qui a fait le fond même de son inquiétude... Un jour, il
a cru en sortir en reprenant, avec des « transports d'amour », l'Évangile
qu'il a lu d'un œil neuf et dont il a vu « s'illuminer... et l'esprit
et la lettre... »
Il a compris
alors que le don de soi a été tellement défiguré par les religions qu'il
ne pouvait le reconnaître qu'à peine à travers elles. Jamais le Christ
n'a enseigné systématiquement la recherche de la douleur pour plaire
à Dieu. Il n'y a pas de défense, de « rampes », de « garde-fous » dans
la morale de l'Évangile, ni d'interdiction des désirs, ni de domestication
perpétuelle des instincts. « Malheur à vous, dit le Christ aux docteurs
de la loi, parce que vous chargez les hommes de fardeaux difficiles
à porter... » Et il ajoute : « Vos lois ont [139] été inventées par les hommes et elles
ne viennent pas de Dieu ». (100) Il n'est pas d'autres commandements,
que d'aimer. Le seul péché, dit le Pasteur de La Symphonie pastorale,
c'est « ce qui attente au bonheur d'autrui ou compromet notre propre
bonheur ». A mesure que
Gide a approfondi le livre sacré, il s'est désolé et indigné à la fois
de ce que les Églises en ont fait. Chaque ligne de ce texte a été habillée,
au cours des siècles, de commentaires, d'interprétations, qui ne sont
qu'autant de contre-vérités. C'est ce qui explique que notre civilisation,
qui se prétend chrétienne, soit devenue « la plus distante des préceptes
de l'Évangile », la plus « opposée » à eux. Aujourd'hui, quand on cherche
le Christ, on trouve le prêtre, et « derrière le prêtre, saint Paul
». La religion n'est plus qu' « une croix de mensonges à quoi... [on
a] si solidement cloué... [le Christ] que désormais on ne [peut] enlever
le bois sans arracher la chair ». Le Christianisme
contre le Christ c'est, à l'heure présente, un sujet tellement banal
que Gide n'a guère jugé utile de le développer dans son œuvre. (101)
Cette question n'en a pas moins joué dans sa vie un rôle essentiel :
c'est en revenant au texte de l'Évangile qu'il a découvert, à la racine
de l'individu, l'élan dans le don de soi. Sans doute il y a d'autres
livres sacrés qui ont exposé cette pensée avec une égale force (la Bhagavad-gîtâ),
mais pour nous, Occidentaux, c'est dans l'Évangile que nous trouvons
son expression la plus authentique. Il est curieux
de remarquer que ce sont surtout des hétérodoxes ou des incroyants qui
ont exalté la grandeur de l'Évangile. Gide, le premier, cite Rousseau,
et, commentant ses paroles, il écrit : « Il ne s'agit pas tant de croire
aux paroles du Christ parce qu'il est le Fils de Dieu que de comprendre
qu'il est le Fils de Dieu parce que sa parole [140] est... infiniment élevée, au-dessus de tout ce que
nous propose... la sagesse des hommes. » Mais ce n'est pas seulement
Rousseau qui a jugé divine cette morale évangélique ; on peut dire que
ce sont tous ceux qui ont le plus vivement attaqué le dogme de l'Église
: c'est Renan ; c'est Spinoza ; c'est Nietzsche : « On commet un abus
intolérable, écrit ce dernier, en désignant par ce nom sacré — [le
nom de Christ] — des formations aussi dégénérées que... la foi chrétienne,
la vie chrétienne » ; c'est le Voltaire du : Écrasons l'infâme
! qui a dit encore : Cette morale du Christ « est si pure, si sainte,
si universelle, si claire, si ancienne qu'elle semble venir de Dieu
même... » Quel est le
secret de vie que des penseurs aussi divers sont venus puiser dans l'Évangile
? Quelle est, pour Gide, la signification de cette sagesse ? Ce que le Christ
nous propose, c'est le royaume de dieu. Mais il faut préciser
le sens de ces mots, d'où naissent tant de malentendus. Pour la plupart
des croyants, entrer dans le royaume de dieu, c'est entrer, après
la mort, dans le Paradis placé au-dessus de la voûte céleste, auprès
de Dieu trônant dans toute sa gloire. Dès lors Jésus aurait créé une
nouvelle religion, en annonçant la survie, la récompense des
bons et la punition des méchants. Toute différente
est pour Gide la vie éternelle que propose le Christ. Elle « n'a rien
de futur, écrit Gide... elle est dès à présent toute présente
en nous » (102) ; elle est la conscience à chaque instant de
cette éternité. C'est un état de « nature intérieure et spirituelle
». Oui, il n'y a pas de doute, ce sont les fidèles qui ternissent ces
mots si clairs. A chaque page, à chaque moment de sa pensée, Jésus reprend
: « Il vient une heure... et elle est déjà venue... » Celui dont
la vie n'a pas connu cette heure l'attend en vain après la mort... C'est
« présentement, dans ce siècle-ci... » que vous aurez le royaume
de dieu. « En vérité, en vérité, je vous le dis, [141] répète Jésus, celui qui écoute ma parole a la vie
éternelle» (103) C'est toute
l'interprétation traditionnelle de l'Évangile qui est à modifier, comme
l'explique Nietzsche admirablement : « Le Royaume de Dieu est conçu
par [Jésus], non comme un événement chronologique et historique, mais
comme une transformation de l'individu sensible... La béatitude n'est
pas une promesse : elle existe d'ores et déjà lorsqu'on vit et agit
d'une certaine façon... Jésus opposait à [la] vie quotidienne une vie
réelle, une vie selon la vérité. » Et Spinoza : « La Béatitude n'est
pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même... » Le royaume
de dieu est un état de conscience. Le Bouddha,
pas plus que Jésus, l'un et l'autre fondateurs de religion malgré eux,
n'ont promis la survie (104); ils ont créé des termes mythiques : le
Royaume de Dieu ou le Nirvana, susceptibles d'interprétations diverses.
Mais quand les amis du Bouddha insistent auprès de lui pour savoir si
le Nirvana est le néant, il répond : — Peut-être que oui, peut-être
que non ; de même, lorsque ses disciples interrogent avec insistance
Jésus : « Quand arrivera le Royaume de Dieu ? » « Où sera-t-il ? » «
Quel sera le signe de son avènement ? » le maître répond en paraboles,
comparant le royaume de dieu à toutes sortes d'images, et notamment
au grain de sénevé, la plus petite de toutes les semences, mais qui
devient, en se développant, une plante immense. De même les textes védiques
parlent du « petit homme » placé dans la plus petite caverne du cœur
de chacun de nous, ou bien plus petit que la plus petite partie de chacun
de nos cheveux coupé lui-même en [142]
infiniment
de parties. Et cependant le « petit homme » est plus grand que toute
la sphère céleste. En réalité, il est à la fois ce qu'il y a de plus
petit et ce qu'il y a de plus grand ; il n'a pas de dimensions ; il
est un état d'âme. Toutes ces images et toutes ces réponses tendent
au même but, à nous prouver que chacun peut, par lui-même, atteindre
en lui cette joie qui porte l'âme, par une sorte d'ascèse, au sommet
d'elle-même. — Le royaume de dieu, dit le Christ, est « au milieu
de vous ». — Il est dans votre cœur. C'est proprement
une extase et que l'Évangile décrit comme une résurrection intérieure
: l'homme passe véritablement de l'état de mort à l'état de vie ; il
devient capable de tout entreprendre ; cependant ses besoins sont satisfaits
; il est libre et léger comme le petit enfant ; il a retrouvé son rire,
sa liberté, sa gratuité ; il est au-dessus de la loi. Remarquons
que la coloration de cette extase n'est pas très différente de celle
qui apparaît dans certaines parties des Nourritures Terrestres ;
l'innocence dans le bonheur du don de soi ne s'oppose pas au bonheur
d'être et de jouir des choses de la terre, à cet état de légèreté et
de pureté qui résulte peut-être moins des satisfactions que du désir.
Cependant par
quelles voies Jésus propose-t-il d'entrer dans le royaume de dieu
? Par la charité. Cette fois encore, la signification évangélique
de ce mot n'a guère de rapport avec celle qu'on lui donne communément
aujourd'hui. — Avant de rendre visite aux pauvres, il faut, pour le
Christ, être pauvre soi-même. Il n'est sans doute pas de spectacle qui
l'offenserait davantage que celui du riche, couvert de ses parures,
faisant l'aumône à quelque misérable et qui croit qu'en se privant d'une
parcelle insignifiante de son superflu, il a mérité de Dieu. La plupart
de ceux qui se figurent pénétrés de l'Écriture se contentent de faire
des gestes qui ne sont que la caricature de gestes véritables.
(105) [143] « Qu'il sera
difficile, a dit le Christ, à ceux qui ont des richesses d'entrer dans
le Royaume de Dieu ! » Et comme ses disciples s'étonnent, Jésus répète
cette phrase et ajoute : « Il sera plus difficile au riche d'entrer
dans le Royaume de Dieu qu'au chameau de passer par le trou d'une aiguille
». Ce n'est pas simplement une image, ou plutôt, explique Gide, l'énorme
absurdité de cette image : passer par le trou d'une aiguille, prouve
qu'il sera à jamais impossible au riche d'atteindre à la vie éternelle.
Car à ceux qui possèdent les richesses, à l'élite possédante, le Christ
dit : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon... Ce qui est élevé parmi
les hommes est une abomination devant Dieu. » Ce n'est pas
d'un peu de superflu que le riche doit se priver, ni même de beaucoup,
ni même de tout son superflu, mais du superflu et du nécessaire, de
toute sa fortune. « Vends tes biens, dit Jésus, donne tout ce que tu
as... » Puis : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous
mangerez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus... Regardez les
oiseaux du ciel... Considérez comment croissent les lis dans les champs...
» Mais ce n'est pas seulement aux biens matériels que l'homme doit renoncer,
mais à toutes ses habitudes et à toutes ses attaches, à son héritage
et à sa famille, à son père et à sa mère, à ses frères et à ses sœurs...
C'est alors, et alors seulement, qu'il pourra suivre les voies de l'Évangile,
et par le plus complet dénuement être enfin libre et joyeux... Dans les Nourritures
Terrestres, Ménalque, après avoir pendant quelque temps collectionné
les trésors les plus rares, soudain se défait de tout : « J'éprouve,
écrit Gide dans ce livre, que chaque objet de cette terre que je convoite...
se fait opaque par cela même que je le convoite ». La possession des
[144] choses alourdit l'âme ; les choses s'abîment,
se détériorent, sont périssables ; elles créent des soucis ; toute possession
est une douleur. Seuls comptent les biens que l'on peut emporter avec
soi... Ainsi Ménalque, à la recherche de la joie terrestre, incite,
lui également, à nous dépouiller de tout ce qui encombre l'esprit :
— Sors, nous dit-il, de ta ville, « de ta famille, de ta chambre, de
ta pensée » ; alors « sans plus de femme, ni d'enfants... seul devant
Dieu sur la terre », tu pourras t'écrier dans l'ivresse : « Mon cœur,
sans nulle attache... est resté pauvre ! »
Comment le
rapprochement est-il possible entre ce que Gide a appelé l'individualisme
— et une morale du don de soi ? Le dilemme auquel Gide s'est heurté
si longtemps et qui obscurcissait ses idées, c'était la nécessité pour
lui de choisir entre ces deux aspirations contraires. Mais si elles
sont contraires, elles sont néanmoins complémentaires. Elles représentent.
l'une comme l'autre deux modes essentiels de la personnalité. Le « moi
» et le « nous », l'individuel et le social font partie du fond primitif
de la conscience. L'erreur constante
et qui fausse nos idées, c'est de croire que l'individualisme n'est
que l'expression des tendances égocentriques de l'être ; qu'être
soi, c'est uniquement développer ces tendances. Mais l'altruisme
fait également partie de l'individu. Le dévouement de la mère pour
son enfant est un instinct inné aussi réel que l'instinct de conservation.
Si cette mère abandonne son nouveau-né, nous disons très justement qu'elle
est dénaturée ou inhumaine. Lorsqu'un homme en voit un
autre se noyer, quelque chose le pousse à se jeter spontanément à l'eau
pour tâcher de l'en sortir. Aimer son prochain est un besoin profond
de l'être, qui demande à être satisfait comme le besoin contraire de
l'être à persévérer en lui-même. Si les tendances
altruistes font véritablement partie de la personnalité, le don de
soi fait encore partie de la morale individualiste. « De l'égoïsme
comme je l'entends, l'héroïsme ni [145] l'abnégation ne sont exclus » écrit Gide. (106)
Pour parvenir à cette conception, pour atteindre à cet équilibre,
il lui faudra traverser une période semi-mystique. Oui, nous explique
Gide, l'individu triomphe dans le renoncement à l'individu ; c'est en
abandonnant sa vie, son âme, qu'il a le pouvoir de la gagner en naissant
à nouveau. « Celui qui voudra sauver sa vie, dit Jésus, la perdra ;
et celui qui la perdra la retrouvera. » Cette phrase
de l'Évangile, Gide l'a reproduite à maintes reprises dans son œuvre.
C'est là un des points fondamentaux de sa pensée. Enfin les deux parties
de son être, le moi et les autres en lui, peuvent se réconcilier dans
les moments d'exaltation. Le renoncement de soi peut s'affirmer dans
le même temps que l'affirmation de soi, qui exigent l'un et l'autre
que l'individu se dépasse, afin de se retrouver au delà de lui-même. « Il y a dans
tout homme, écrit Baudelaire, deux postulations simultanées : l'une
vers Dieu, l'autre vers Satan. » Puis Gide cite Dostoïevski : « Je puis
éprouver le désir de faire une bonne action, et j'en ressens du plaisir.
A côté de cela, je désire aussi faire le mal, et j'en ressens également
de la satisfaction. » Bien et mal, Dieu et Satan, Ciel et Enfer, ces
images ont le tort de considérer une partie de notre moi comme supérieure
à l'autre ; mais elles nous montrent qu'il y a, dans chaque homme, des
aspirations antagonistes et qui se complètent lorsqu'elles sont poussées
à leur limite. (107) Dans le relâchement, dans la vie de tous les jours,
deux êtres luttent en nous, mais qui, lorsque nous sommes portés très
haut, dans la tension ou dans l'ivresse, seules minutes véritables,
peuvent se rejoindre.
La véritable
morale individualiste va maintenant s'élargir. Nous l'avons présentée
successivement sous deux aspects parallèles, [146] mais qui entrent l'un et l'autre dans
l'individualisme. Que les forces
du « moi » s'orientent vers l'altruisme ou qu'elles se replient sur
elles-mêmes, l'important c'est que l'individu, avec toutes ses forces,
prenne conscience de lui le plus intensément possible. Au départ il
décante sa personnalité des éléments qui lui sont étrangers, il se dépouille
de ce qui n'est pas à lui. Il commence toujours par lutter contre la
société et ses forces d'inertie : routines et traditions. Un Nietzsche
n'a pas combattu plus ardemment contre son milieu que Jésus, figure
toute de douceur, contre ses propres frères, contre les lois, le clergé,
et les scribes. La voix de Jésus s'enfle : « Pensez-vous que je suis
venu apporter la paix sur la terre ? Non, vous dis-je, mais la division...
» « Ceux qui croient aux peuples, aux races, aux familles, écrit Gide,
et ne comprennent pas que l'individu constamment se dresse contre elles
en démenti, ce sont les mêmes qui ont refusé de croire au Christ quand
il est venu !... » Mais c'est
aussi contre lui-même que lutte l'individu, contre ce qui est tout fait
et tout donné dans sa conscience, contre ce qui est mécanique et statique,
contre la paresse et la peur. Ses efforts sont pénibles, mais la douleur
n'est pas recherchée pour elle-même, elle est inhérente à l'effort ;
elle n'est qu'un moyen inévitable pour atteindre un état plus élevé.
Elle est active et non négative ; elle est féconde et non une punition.
Elle n'est pas due à la réduction des désirs et des instincts ; car
lutter contre soi ne signifie pas les contrecarrer, mais établir entre
eux une hiérarchie : les désirs contrecarrés prennent des détours hypocrites,
ils se cachent dans les « mauvaises raisons » ou dans les névroses ;
ils deviennent diaboliques. « Le désir non suivi d'action, dit Blake,
engendre la pestilence » et Spinoza : « La béatitude (être soi dans
le royaume de Dieu) n'est pas obtenue par la réduction de nos appétits
sensuels. » Parvenu à ce
stade de sa libération, chaque individu se cherchera par un chemin différent,
qui peut être étrange, souvent dangereux. Celui-ci pour prendre véritablement
conscience [147] de
lui, sera amené à libérer précisément des désirs qui croupissent et
bouillonnent en lui, parfois les pires, des désirs dits « défendus »,
mais à la condition, et à la condition seulement de les porter sur un
plan plus élevé et de se détacher de ceux qui ne correspondent pas à
la nature profonde de son être. (108) Jésus enseigne
que le juste qui n'a jamais péché sera moins bien accueilli au
ciel que celui qui s'est égaré. C'est sans doute, écrit Gide, le précepte
de l'Écriture que le dévot a le plus de difficulté à admettre, contre
lequel son esprit ne peut s'empêcher de s'insurger, exactement comme
le frère du Prodigue lui-même qui, pleurant de colère et de révolte,
s'adresse à son père : « Il y a tant d'années que je te sers, lui dit-il,
sans avoir jamais transgressé tes ordres et jamais tu ne m'as donné
un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et quand ton fils
[le Prodigue] est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées,
c'est pour lui que tu as tué le veau gras... c'est à lui que tu as donné
la plus belle robe... un anneau au doigt... et des souliers aux pieds...
» Mais le père répond : « Ton frère que voici était mort, et il est
revenu à la vie, parce qu'il était perdu et qu'il est retrouvé. » Réponse
qui revient sans cesse dans l'Évangile, comme un leitmotiv avec toutes
sortes de variantes : « Quiconque s'élève sera abaissé et quiconque
s'abaisse sera élevé », ou encore : « Plusieurs des premiers seront
les derniers et plusieurs des derniers seront les premiers ». Ceux qui se
contentent de suivre les commandements de la Loi, de ne pas tuer et
de ne pas voler, de ne pas commettre d'adultère, on ne peut en attendre
grand'chose. Ceux qui se soumettent à la norme, ceux qui paient la dîme
régulièrement, ceux qui comptent leurs démarches et leur argent, ceux
qui invitent des amis à dîner pour qu'on les réinvite, les philistins
et les pharisiens, ceux qui ont des vies recroquevillées et des bonheurs
étouffés, les « tièdes » à qui les « froids » [148]
mêmes
sont préférables, ceux-là Jésus leur interdit de le suivre ; ce sont
ses pires ennemis. Jésus s'entoure de gens de mauvaise vie, de publicains,
de déclassés, et les pharisiens indignés murmurent : « Jésus s'attable
avec eux ! » Il accueille les prostituées, les vagabonds que l'on trouve
« dans les chemins et le long des haies », car eux seront peut-être
susceptibles, dans l'extrémité de la misère et de l'abandon, de connaître
l'absolu dénuement et par là de se retrouver. Il ne faut
pas réduire l'individu à un modèle unique : chacun, en suivant sa propre
pente, doit atteindre sa limite et la dépasser. Pour un Dostoïevski,
explique Gide, c'est le sentiment de la détresse et de la déchéance
qui lui a permis, à certains moments, de parvenir à la pointe de son
âme. « Comprenez-vous ce que signifient ces mots : N'avoir plus où
aller ? Non, vous ne comprenez pas encore cela. » Cela signifie
que ce n'est pas de l'honnête homme que l'on peut attendre ce cri, de
celui qui se croit en règle envers soi-même et envers la société, mais
seulement de celui qui a osé tout risquer, qui a tout perdu, mais qui,
en cet instant, peut entrevoir qui il est — et le devenir. (109) Il y a parfois
dans la vie d'un homme qui a tout osé, certaines actions horribles
et clandestines qui, comme un corps étranger arrêté dans sa gorge, l’étouffent.
Au milieu de ses semblables, de ses parents, de ses amis, il cache son
angoisse dans la journée ; l'air s'épaissit autour de lui ; dans le
moindre geste, il sent le poids de toute la misère humaine. Pour rompre
cet encerclement, le voici qui sort de chez lui et qui se met à courir
droit devant lui, comme pris de panique... Et cependant,
en cette minute où l'homme n'a plus rien devant lui, sinon sa propre
mort, il peut revenir à lui et découvrir sa vraie vie. L'homme qui
se dépasse, l'homme qui « se dévore », c'est [149] l'homme : «
l'individu véritable ». Par le ciel ou l'enfer, la détresse ou l'ivresse,
le don de soi ou la prise de soi, l'homme qui tend de toutes les forces
de son être, à être authentiquement lui, fait coïncider sa conscience
avec elle-même : il a le royaume de dieu en lui.
État intérieur
limite et exceptionnel. Quel qu'ait été son nom au cours des âges, et
la coloration religieuse ou philosophique qui lui a été donnée, (Eden,
Age d'or, Jardin des Idées, état de Nature, monde de la Troisième Connaissance),
toujours cette appréhension d'un bonheur absolu a été placée, soit dans
le temps, à l'origine ou à la fin de l'histoire, soit dans l'espace,
dans la plus basse ou la plus haute sphère, en un point infiniment éloigné
pour que l'homme ne puisse y tendre que par un effort infini, pour que
le but ne cesse de reculer et l'effort d'être à recommencer... « Tout
est à refaire, à refaire éternellement », écrit Gide, parce que l'homme
est distrait, parce qu'il est pris par des habitudes, parce qu'il est
soumis aux conventions, parce qu'il désire se reposer.
Dès que l'homme
retombe, sa dualité le divise à nouveau. « Il y aura toujours sur terre,
écrit Dostoïevski, ces deux postulations contraires, qui seront toujours
ennemies. » Mais ne développe-t-il
qu'une partie de soi, l'individu fausse sa nature, la fait dévier, la
défigure. Les grands maudits, les révoltés de la révolte absolue, qui
ne s'appuient que sur leur orgueil ont été toujours contraints d'abdiquer.
Les grands ascètes en ne cultivant en eux que le renoncement se sont
enfoncés tragiquement dans une impasse. Si dans presque chacun des romans
de Gide, le principal personnage aboutit à un échec, c'est que, dans
presque chacun de ses personnages, l'auteur a poussé tour à tour à ses
extrêmes limites l'une ou l'autre seulement de ces tendances de l'individu.
Michel ne compte qu'avec son désir, et bientôt ne sait plus que faire
[150] de sa liberté.
Alissa ne vit que par l'abnégation, et finalement est « dépossédée d'elle-même
». Dans la vie
ordinaire, l'homme doit se résigner à laisser cohabiter en lui des tendances
contradictoires. On ne ramène pas de force sa conscience à l'unité. Après l'enivrement
de la lecture de l'Évangile et aussi de celle de Dostoïevski, après
une dernière intense période de mysticisme, Gide a compris qu'il ne
parviendra jamais à réduire complètement les antinomies de sa nature. La vie seule
peut rapprocher les idées contraires, et chaque jour davantage, pareilles
à des galets qui s'entre-choquent mais dont les angles s'arrondissent
et s'adoucissent sous l'influence de chaque marée. Par ce progrès douloureux,
lent et continu, l'homme réduit les forces contraires qui luttent en
lui et tend peu à peu à l'équilibre, plus loin encore, à la sérénité. [151] CHAPITRE III
LA PASSION AMOUREUSE ET LE PLAISIR
Gide ne dépeint jamais la grande passion charnelle, maladie fatale qui désorganise l'existence. La seule fois où il présente cet amour, c'est pour montrer son caractère égoïste et ses ravages. Lady Griffith est attachée tout entière par les sens à Vincent, et cet attachement forcené, qu'elle exprime avec emphase, paraît monstrueux à Gide. C'est une femme fatale, nietzschéenne frénétique, qui vit dans un luxe quasi démoniaque ; c'est un personnage exceptionnel dans l'œuvre de Gide. Elle a en vue, non pas le perfectionnement moral de son amant, mais ne cherche qu'à le faire réussir socialement. Le malheureux Vincent éprouve que « du rassasiement des désirs peut naître, accompagnant la joie... une sorte de désespoir ». Aussi leur amour se transformera bientôt en jalousie, la jalousie en haine « féroce », en corps à corps. Tandis qu'ils remontent en yacht, un fleuve africain, Vincent jettera Lady Griffith par-dessus bord, et lui-même deviendra fou... Tel serait l'abîme où mène la passion lorsqu'elle prend sa source dans les sens. L'amour
que décrit Gide est une pure adoration de l'homme pour la femme, un
désir de se dévouer pour elle, de forcer son estime. C'est l'amour d'André
Walter pour Emmanuèle,
[152] de Jérôme pour Alissa, de Bernard pour Laura, ou bien encore d'Edouard
pour Olivier (car peu importe le sexe de l'objet adoré). Cependant,
l'amant ne reste pas chaste ; mais il cherche le plaisir, en dehors
de sa passion, avec des créatures de rencontre... Cette dissociation, si caractéristique chez les personnages de Gide, entre l'affection tendre et l'attirance sensuelle, l'amour de l'âme et l'amour du corps, semble due à l'influence chrétienne. Ayant placé l'âme tellement haut et le corps tellement bas, l'homme n'arrive plus à les réunir... La chair est pour lui si abhorrée, si méprisable qu'il devient incapable d'éprouver un désir pour la femme qu'il chérit et qu'il admire ; il n'ose plus, dit Bernard, la toucher du bout des doigts ; il aurait l'impression d'une « profanation ». Son éducation a créé en lui une invincible timidité, une peur, un « complexe » d'infériorité. Il ne se sentira à l'aise et ne pourra se laisser aller au désir de son corps qu'avec des êtres qu'il n'a pas besoin d'estimer, d'une classe sociale au-dessous de la sienne, qu'avec des enfants ou des prostituées. Le boy algérien que Michel préfère est « souple et fidèle comme un chien ». Dès lors on saisit mieux l'attitude apparemment contradictoire des personnages de Gide devant le plaisir uniquement charnel. Pendant longtemps l'adolescent ne comprend pas sa dualité intérieure. « Vous allez me dégoûter par avance, et de moi-même, et de la vie », s'écrie Bernard quand Laura, la femme vénérée par lui, lui parle des exigences de sa chair. Quand Olivier raconte à un camarade sa première nuit avec une fille : « Eh bien ! mon vieux... [c'était] horrible... Après j'avais envie de cracher, de vomir, de m'arracher la peau, de me tuer. » Retenu par toutes sortes d'inhibitions et d'inconscients préjugés moraux, le désir de l'adolescent hésite, erre, se cherche. Cependant lorsqu'il a trouvé enfin un être passif, devant lequel il ne craint pas de se livrer à la joie des sens, c'est l'ivresse. Merveilleuse nuit que celle de Bernard avec la petite Sarah, une fillette provocante et dévergondée ! Émotion intense que celle de Michel lorsqu'il rencontre les jeunes enfants [153] de Biskra ; sa grande et noble passion pour sa femme, Marceline, ne l'empêchait pas de songer au suicide, mais les êtres soumis et passifs avec lesquels il peut connaître le plaisir le ramènent à la joie de vivre. Ce plaisir sensuel n'a rien du plaisir païen, associé, lui, au contraire, au sentiment et à l'intelligence. Dans le plaisir de Michel il y a celui d'avoir surmonté le péché, de s'être dégagé du scrupule, d'avoir vaincu en soi l'appréhension ; la conscience libérée flotte dans un océan de bonheur. Plaisir éphémère cependant : Bernard quitte Sarah dès l'aube de leur première nuit ; de même Lafcadio abandonne au matin Geneviève. « Non pas l'amour Nathanaël, mais la ferveur. » Tout attachement durable pour ces créatures insignifiantes paraît impossible au héros gidien. Son cœur et son esprit sont orientés vers une femme pour qui il brûle d'un amour dit « platonique ». Cette dualité de l'amour, si caractéristique chez Gide, est dominante dans la société chrétienne. Tel était l'amour des chevaliers du Moyen Age pour leur dulcinée, celui de Dante pour Béatrix, qu'il n'a rencontrée qu'une seule fois lorsqu'elle avait huit ans, celui de Pétrarque pour Laure, qu'il n'a guère entrevue également qu'un jour dans une église, et qu'il a refusé d'épouser, dit-on, pour mieux la vénérer. L'amour romantique de Nerval pour Aurélia garde ce caractère. Musset souffre de ne pouvoir renoncer à la débauche et de salir ainsi l'objet idéalisé de sa passion. C'est encore le sujet d'Elle et Lui, de George Sand. Le poète de cette époque soupire désespérément pour la bien-aimée tandis qu'il lutine la grisette. Baudelaire adressait à madame S... qu'il avait rencontrée dans un salon, ses plus magnifiques poèmes : « Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne... » Lorsqu'elle s'offrit à lui, il s'enfuit comme le Joseph de la Bible, pour aller rejoindre une négresse ou une prostituée, les seules femmes avec qui il osait prendre du plaisir, à qui il ordonnait de « se taire » et auprès desquelles il rêvait de madame S... :
Une nuit
que j'étais près d'une affreuse Juive, Je me
pris à songer près de ce corps vendu A la
triste beauté dont mon désir se prive...
Gide a senti la tristesse de cette division intérieure qui oblige l'homme à répartir sur plusieurs ce qu'il voudrait ne donner qu'à un seul être : il est contraint de renouveler continuellement les créatures de son plaisir ; et, ce qui est plus grave, sa passion platonique reste perpétuellement insatisfaite... Ainsi l'amour d'André Walter pour Emmanuèle, attachement tendre d'enfant, cherche en vain à se prolonger. Gide a pour le dépeindre, malgré son style trop éthéré de l'époque, des touches délicates. Cet amour se nourrit de lectures en commun, du sentiment de la nature ; il est fait d'effusions éperdues, la main dans la main, la joue contre la joue, sur lesquelles glissent de douces larmes de joie. « La vraie vie, déclare le héros, n'avait pas de ces enlèvements. » Mais la « vraie vie » va bientôt manquer à ces deux enfants. Pour se rapprocher davantage, ils apprennent la poésie ou la musique ensemble, ils veulent avoir les mêmes souvenirs, devenir pareils l'un à l'autre. Illusoire similitude ! L'amour ne réunit, au contraire, comme l'a écrit Schopenhauer, que deux êtres qui s'opposent et se complètent, qui doivent lutter l'un contre l'autre pour se conquérir. Dans les Cahiers d'André Walter, les âmes, presque identiques, n'arrivent cependant pas à fusionner ; « elles se heurtent ou se croisent », ou bien elles cheminent parallèlement à perte de vue. De même, deux amis cherchent dans l'amitié ce qu'elle ne peut donner. Ils n'ont qu'un moyen d'échange : la conversation ; ils la prolongent inutilement ; l'un raccompagne l'autre chez lui et n'arrive pas à le quitter : il semble espérer et attendre, dans une artificielle excitation intellectuelle, une sorte de choc, une émotion réelle qui ne vient pas, qui ne peut pas venir. L'amitié n'est qu'un sentiment d'amour impuissant. Quand Emmanuèle épouse un étranger, Walter n'est pas jaloux. « Jaloux de quoi ? » avoue-t-il. Quand elle meurt, il [155] paraît ne pas souffrir : « Elle meurt ; donc il la possède. » Il semble se réjouir de pouvoir s'écrier : « Seigneur, je suis pur, je suis pur, je suis pur ! » Cependant, dans le Cahier Noir, qui fait suite au Cahier Blanc, le héros nous fait part de ses pénibles luttes contre les appels de la chair... Dans La Porte étroite, l'amour de Jérôme et d'Alissa devient un véritable amour chevaleresque. C'est par l'héroïsme, par l'ascétisme que les deux âmes cherchent à atteindre la pure étreinte spirituelle. Malgré la passion qui attache l'un à l'autre les deux jeunes gens, ils rivalisent dans l'art de se fuir... Si les amants se fuient, c'est qu'en présence l'un de l'autre, ils éprouvent une gêne intolérable, ils craignent de rester seuls ensemble et « de n'avoir plus rien à dire ». L'anxiété de Jérôme devant Alissa est telle qu'il se sent soulagé, tranquille, presque heureux, capable de travailler à nouveau dès qu'il l'a quittée: Ton « amour était surtout un amour de tête, un bel entêtement intellectuel de fidélité », lui écrit la jeune fille par dépit, sans croire à ces mots, pourtant si justes. Dans la dernière partie du roman, le mirage de cet amour se dissipe : nous nous rendons compte, par le Journal d'Alissa, que la jeune fille n'avait d'autre véritable désir profond que de céder au jeune homme, de tomber dans ses bras. La passion d'Edouard pour Olivier est encore de même nature. Si elle nous paraît plus réelle, c'est qu'un désir attire le romancier vers le jeune homme. Dès leur première rencontre, c'est « le coup de foudre ». — J'ai senti que son regard, écrit Edouard, « s'emparait de moi et que je ne disposais plus de ma vie ». Mais lorsqu'Édouard est devant son neveu, son désir est inhibé par une telle gêne, gêne d'ailleurs réciproque, que leur amour semble se transformer, dès le début, en passion idéale, ou plus exactement morale : le désir d'Edouard est d'amener le jeune homme à s'élever, celui d'Olivier de se faire estimer par Edouard. C'est pourquoi les mots : estime, mésestime, juger, méjuger, reviennent sans cesse dans la bouche des deux personnages... Malgré leur caractère sentimental et intellectuel, il y a cependant [156] dans ces passions un instant unique, où les amants connaissent la plus grande joie, une joie analogue en apparence à celle qui peut être atteinte dans le plaisir charnel : la conscience est brusquement libérée des contraintes morales ; timidité, pudeur, craintes, qui peuvent arrêter le désir sexuel aussi bien que le pur désir du don de soi, toutes ces inhibitions tombent brusquement ; de l'individu jaillit un élan qui s'exalte et devient contagieux. C'est le moment où l'amant voit son dévouement compris, reconnu, accepté par l'être aimé. Au cours d'un banquet, l'ivresse ayant aidé enfin Olivier à dominer sa gêne, il se jette, reconnaissant, « frémissant de détresse et de tendresse » vers Edouard et, « pressé contre lui » sanglote : « Emmène-moi ! » Parvenu à l'oubli de soi, il a atteint un état de lyrisme, d'inspiration, d'enthousiasme suprême, de « visitation divine », déclare Olivier, et, dès lors, il ne songe plus qu'à s'anéantir. Le lendemain du banquet, Edouard le trouve à moitié évanoui dans la salle de bains, où le robinet à gaz est ouvert. « Je comprends qu'on se tue, a déclaré Olivier la veille, mais ce serait après avoir goûté une joie si forte que toute la vie qui la suive en pâlisse, une joie telle qu'on puisse penser : Cela suffit. » Dans La Porte étroite, Jérôme et Alissa sont parvenus, eux aussi, à un instant suprême, tel qu'on ne souhaite plus « rien au delà, » et que les amants songent : « Assez ! Pas davantage. Ce n'est déjà plus aussi suave que tout à l'heure... » Rien n'est peut-être plus dangereux
que l'extase : elle mène au bord de la vie et enlève dès lors le désir
d'y rentrer. La joie humaine est tellement négative que l'extase parfaite
des mystiques, notamment des Indous, les entraîne parfois dans la mort.
(110) Mais entre deux êtres de chair, cette espèce d'enlèvement de l'amour
sans le désir de la possession porte à faux, prend un caractère artificiel,
dénaturé et l'extase, quand elle se produit, cherche à se rapprocher
inconsciemment, mais en [157] vain,
de la véritable extase mystique ou de l'extase physique. Il n'est donc pas surprenant qu'après cet instant suprême, la passion d'Edouard et d'Olivier prenne fin. Le roman continue, mais nous ne retrouvons plus les deux personnages ensemble. Leur amour a-t-il cessé d'être ? Ou bien, n'ont-ils, eux aussi, « plus rien à dire » l'un à l'autre ? Comme il s'est « sublimé » dès le début, il atteint, après la première véritable rencontre des amants, un sommet tel qu'il ne peut pas redescendre sur terre. La scène du banquet est, pour Olivier et Edouard, la scène de l'aveu, mais c'est aussi la scène finale de leur amour. La passion qui naît du désir physique, qui le satisfait, peut prendre une autre profondeur. L'intimité charnelle subsiste à travers l'affection tendre, qui succède au désir. L'amant conquiert, — puis s'oublie dans la femme qu'il aime. Toutes ses aspirations fusionnent en elle ; la passion agrège toutes les images du moi ; elle permet à l'individu d'être lui-même. Sans doute
tout amour est douloureusement imparfait. C'est en regardant Albertine
dormir que Proust calme son sentiment de jalousie et trouve sa plus
grande joie. Edouard connaît son plus grand bonheur au moment où, dans
un besoin éperdu de don, il ramène Olivier, à moitié asphyxié, à la
vie, comme on fait pour un noyé ; où il lave « le haut du corps et le
visage » du jeune homme, couverts de vomissure. Il faut se dévouer,
dit la Vierge Folle de Rimbaud « Quoique ce ne soit guère ragoûtant...
chère Ame ». C'est qu'il y a toujours une étrange disproportion, une
absence de coïncidence entre notre exaltation intérieure et les pauvres
gestes matériels qui l'expriment. Cependant si, dans l'œuvre de Gide,
l'amour donne parfois une impression si décevante de tristesse, si les
moments de joie paraissent particulièrement éphémères, c'est que l'auteur
n'est pas parvenu à retrouver dans la passion l'unité profonde de sa
conscience. [158]
CHAPITRE IV
CORYDON
Nous avons considéré, dans le précédent chapitre, l'amour attachant l'un à l'autre, dans les romans de Gide, tantôt des personnages du même sexe, tantôt de sexes différents. C'est que la psychologie amoureuse reste la même chez les uns comme chez les autres. Autrement, la supercherie devrait apparaître aussitôt dans toutes les transpositions de sexe des personnages, auxquelles se livrent si souvent les romanciers pour ne pas choquer la pudeur du public. Ce qui semble invraisemblable dans l'amour de Proust pour Albertine, ce sont des circonstances de temps, de lieu, de milieu social, mais l'analyse de la passion, dans ses grandes lois (cristallisation, jalousie, etc.), est d'une vérité tellement générale que certains esprits, même prévenus, se refusent à croire que le personnage réel, dont Proust s'est inspiré pour recréer Albertine, ait été du sexe masculin. C'est donc essentiellement du point de vue moral que la question de l'inversion s'est posée à Gide. Nous avons dit, dans la première partie de ce livre, comment Gide a été amené, avec courage, à discuter publiquement le problème dans Corydon, puis à parler de lui-même dans Si le Grain ne meurt. — Puisque je considère, nous dit-il en substance, que l'inversion [159] n'est pas un amour immoral, pourquoi n'oserai-je pas, sans détour, sans fiction, parler de ma vie sexuelle ? Wilde, Krupp..., Eulenburg, déclare Corydon... « tous ont nié ; tous nieront... On a le courage de ses opinions ; de ses mœurs, point. On accepte bien de souffrir, mais pas d'être déshonoré ». L'aveu de Gide a été pourtant considéré comme une provocation, ou pis ! comme le résultat d'une obsession. On n'a guère compris que, ce que revendiquait Gide, c'était simplement le droit au naturel, but de sa vie. Ce que je souhaite, ajoute Corydon, c'est « quelqu'un qui... sans forfanterie, sans bravade, supporterait la réprobation, l'insulte ; ou mieux, qui serait de valeur, de probité, de droiture si reconnues que la réprobation hésiterait d'abord... ». En fait, la réprobation n'a pas hésité : elle a été quasi unanime. Gide a-t-il complètement échoué dans son entreprise ? Non seulement l'auteur n'est pas « déshonoré », mais il est admiré aujourd'hui. Comment expliquer l'attitude du public ? Il n'est pas de plus puissants préjugés que
ceux qui sont dictés par nos réactions de pudeur et de dégoût sexuel.
« On a toujours le plus grand mal à comprendre les amours des autres,
écrit Gide, leur façon de pratiquer l'amour. » Et c'est pour cela «
que sur ce point les incompréhensions sont si grandes, et les intransigeances
si féroces ». Celles-ci étaient telles, avant la guerre, qu'il était
impossible de poser la question de l'inversion, sous quelque forme que
ce soit, dans une œuvre littéraire, — que l'audacieux Zola lui-même,
tenté par ce sujet, a reculé, — qu'un médecin qui cherchait à étudier
ce problème en savant, perdant toute objectivité, laissait éclater son
mépris et son horreur pour l'objet même de son étude. Aujourd'hui
les idées du public se sont en partie modifiées. La frénésie de l'époque
d'après-guerre dans certains milieux, l'influence de la psychiatrie,
et, en littérature, les ouvrages de Proust et de Gide, ont amené tout
un public à ne plus considérer l'inversion comme un vice, mais comme
une sorte de maladie. L'écrivain peut à présent parler des « sodomites
» s'il [160] voit en eux les enfants d'une race maudite,
s'il les dépeint comme les victimes de leurs propres désirs et de la
société qui les traque. La société aime à sympathiser avec ses victimes,
(d'où le succès des ouvrages sur le bagne). C'est le ton douloureux
de Proust dans Sodome et Gomorrhe qui a fait accepter le sujet.
Il y a là un progrès de l'opinion : l'inversion a perdu son caractère
immoral ; elle entre dans le domaine de la pathologie. C'est ce qui
explique que le public, malgré la publication de Si le Grain ne meurt,
puisse estimer un écrivain comme Gide et que quelques-uns aillent
même jusqu'à admirer son courage. Mais Gide est
allé plus loin. L'inversion non seulement n'est pas un vice, mais elle
ne lui apparaît pas contre nature ; elle est, pour lui, aussi naturelle
que le désir hétéro-sexuel. A la fin de Corydon, il évoque les
amours des anciens Grecs, les éphèbes aux vertus héroïques, que l'on
rencontrait dans les gymnases, qui inspirèrent les poètes, les philosophes,
les sculpteurs du temps et qui donnèrent naissance à quelques-unes des
grandes œuvres d'art. Quand parut Sodome et Gomorrhe, Gide ne
reconnut pas cet amour dans les tragiques et repoussantes peintures
proustiennes. Au cours d'une conversation amicale avec l'auteur, il
lui reprocha d'avoir poussé au noir son tableau de Sodome, et Proust,
avec sa gentillesse coutumière, déclara aussitôt qu'il avait épuisé,
en effet, en travestissant les jeunes-gens en « jeunes filles en fleurs
», toutes les couleurs claires de sa palette : grâce, charme, jeunesse. L'inversion
dont parle Gide serait-elle tout autre que celle qu'a décrite Proust
? L'un présente des malheureux êtres obsédés ; l'autre quelques-uns
des plus beaux types humains. Si nous nous plaçons à notre époque, à
Paris même, si nous nous rendons dans un des lieux où se rencontrent
habituellement les invertis, dans le promenoir de tel music-hall, par
exemple, ce sont les descriptions de Proust qui semblent les plus proches
de la réalité : des êtres au regard inquiet se frôlent dans la demi-obscurité.
Les regards se croisent et s'entre-croisent. Tous les yeux paraissent
briller et jeter des lueurs. Ici, un homme [161] énorme, géant
corpulent et ventru, à grosses moustaches, saisit le bras d'un grand,
jeune et mince garçon blond, qui sourit béatement en faisant semblant
de suivre le spectacle. Là, à l'écart, sur une banquette, un vieux monsieur
aux cheveux grisonnants, et rendu plus respectable encore par son pince-nez,
est entouré de trois jeunes gens de petite taille, qui rient et poussent
des cris. Le couple inverti nous donne la grotesque impression de parodier
le couple normal. La jeunesse des êtres est ici trompeuse. Beaucoup
d'entre eux n'ont d'elle que l'apparence, qui semble due souvent au
rachitisme ou à un arrêt de développement. Cependant voici quelqu'un
qui s'enfuit tout à coup, de peur d'être reconnu en ce lieu par des
spectateurs de l'orchestre. A la porte du music-hall quelques voyous,
calicots endimanchés, aux cheveux luisants de pommade, attendent sur
le trottoir... A la vue de ce spectacle, il semble difficile d'évoquer
le bel adolescent grec... Comment Gide
est-il parvenu, dans Corydon, à défendre sa conception de l'inversion
? Corydon est certainement l'ouvrage que la critique considère
comme le plus faible des livres de Gide. On n'a voulu y voir qu'un plaidoyer
de l'auteur. Toute la seconde partie de l'essai est, en effet, une défense
de l'inversion. Mais la première partie est une étude objective et générale
de l'instinct sexuel. Gide, qui s'est toujours intéressé à l'histoire
naturelle, est parvenu, par l'observation personnelle et des lectures,
à des résultats d'une précision et d'une prudence remarquables : ses
conclusions coïncident sur plus d'un point avec les travaux de Freud,
alors inconnus du public français. L'instinct
sexuel, explique Gide, n'est pas une tendance simple, unique et précise
qui attire, dans l'ensemble du règne animal, un sexe vers l'autre ;
ce n'est pas un instinct qui se déclenche avec la netteté impérative
et catégorique d'un réflexe. Et Gide, appuyant cette remarque sur une
quantité de faits précieux, montre tantôt le nombre des mâles considérablement
supérieur au nombre des femelles, tantôt les femelles, en état de rut,
quelques jours par an seulement. Ainsi on ne voie, [162]
nulle
part dans la nature, dit-il, de liaison absolue entre le plaisir
sexuel et la procréation. Les espèces cherchent uniquement la volupté,
par quelque mode que ce soit. L'acte de procréation « parmi la plus
déconcertante profusion n'est, le plus souvent, qu'un raccroc. » Étudiant ensuite
la sexualité chez l'homme, il constate que celle-ci reste longtemps
sans objet précis. La femme, pour attirer l'homme, se sert de « l'artifice
», de « l'ornement et du voile ». La civilisation parfait le reste.
Ce n'est que par suite « de conseils, d'exemples, d'invitations, d'incitations,
d'excitations, et de toutes sortes », que la société parvient à « maintenir
au coefficient voulu l'hétérosexualité humaine ». Si un jeune homme,
une fois adulte, ne cherche l'amour qu'avec les femmes, c'est que toute
son éducation l'a sollicité vers le sexe féminin ; c'est qu'elle n'a
été qu'une suite « d'injonctions » et de « prescriptions » qui
l'ont amené à considérer la femme comme le seul objet d'amour possible. Les théories
freudiennes aboutissent aux mêmes conclusions. « Vous tombez dans l'erreur,
écrit Freud, qui consiste à confondre sexualité et reproduction. » L'instinct
sexuel est de « nature complexe ». Il ne sort pas de l'individu tout
formé à l'âge de la puberté, comme Minerve de Jupiter, mais se constitue
lentement, de la naissance à l'âge adulte, sous l'influence de modifications
de l'organisme et d'inhibitions psychiques, (substitutions, sublimations,
etc.). Or, ajoute Freud, (et c'est ce que pensent aujourd'hui un grand
nombre de psychiatres), il y a dans chaque homme, jusqu'à l'époque du
plein développement de la puberté, une période pendant laquelle l'adolescent
est indifféremment attiré vers l'un ou l'autre sexe. C'est essentiellement
sous la contrainte inconsciente des lois morales et de l'opinion qu'il
est porté, à l'âge adulte, vers l'hétérosexualité. Dès lors, on
comprend aisément l'inversion dans la société grecque, où les femmes
restaient enfermées au gynécée, où seul l'homme était considéré comme
un être de valeur. Mais comment, à notre époque, un adolescent peut-il
échapper à l’influence [163] si puissante
de l'éducation, qui, comme Gide l'explique, le ramène, par tous les
moyens, au culte féminin ? Comment est-il possible qu'il soit attiré
par son propre sexe jusqu'à oser braver la réprobation de l'opinion
? Ce problème
mystérieux, Gide ne l'a pas soulevé, et c'est la grande lacune de son
livre. Freud, lui-même, avoue que la psychanalyse n'a pu présenter ici
que des suggestions. Il pense que l'instinct sexuel, chez l'inverti,
a subi une sorte d'arrêt dans son développement, est resté au stade
primitif, où cet instinct, encore diffus, attire l'être vers lui-même
ou vers son propre sexe. Si l'éducation hétérosexuelle n'a pas influencé
l'instinct, c'est que l'individu n'a pas su, dans son inconscient, rompre
avec son enfance ; il s'est trop attaché à elle, attachement dû lui-même,
ajoute Freud, à l'amour trop tendre ou trop sévère de la mère pour son
fils. Il est curieux de remarquer qu'une mère a joué effectivement dans
l'enfance de Gide, comme dans celle de Proust, un rôle très important. L'inversion,
telle qu'elle apparaît de nos jours, est-elle « contre nature » ? Ces
mots « contre nature » n'ont guère de sens, car tout ce qui est, est
dans la nature. Il serait plus exact de demander si l'inversion est,
aujourd'hui, une perversion de l'instinct sexuel. C'est bien sous la
rubrique des perversions que Freud l'étudié. Cependant un
simple arrêt dans le développement de l'instinct est-il véritablement
une maladie ? Non, répond Freud ; il n'y a pas névrose lorsque l'inversion
n'est pas liée elle-même à d'autres déviations, lorsque l'ensemble des
fonctions et des activités de l'individu n'a pas subi en même temps
d'autres graves altérations. Ainsi l'inversion
ne constituerait pas, en soi, même aujourd'hui, un cas pathologique.
Elle n'est sans doute pas plus anormale que la dissociation, due à l'influence
de notre société chrétienne, entre les sens et les sentiments dans un
même individu. Sans doute la plupart des invertis sont aujourd'hui,
en fait, des êtres tarés, parce que leur perversion sexuelle est accompagnée
par d'autres perversions (fétichisme, sadisme, impuissance...) et par
d'autres troubles physiologiques (rachitisme, etc.). Ce sont ces êtres-là
que l'on rencontre surtout dans le promenoir de tel music-hall et qui
expliquent la pénible et douloureuse impression qu'ils provoquent lorsqu'on
les voit réunis. Il n'est pas possible de les négliger, car ils constituent
probablement, dans notre société, l'immense majorité des invertis. C'est parce
que Gide n'a pas parlé d'eux (sinon incidemment dans une note) qu'il
n'est pas parvenu à convaincre son lecteur. Celui-ci n'aperçoit pas
la remarquable analyse que l'auteur a faite de l'instinct sexuel. Il
est regrettable que Gide, après avoir parlé de la « bisexualité » de
l'adolescent, — au lieu d'expliquer comment, malgré l'éducation de notre
société, certains individus sont attirés par leur propre sexe, — ait
fait immédiatement la critique de cette éducation hétérosexuelle, qu'il
a opposée à celle de la Grèce antique. Il a trop rapidement transposé
le problème du plan psychologique sur le plan social et moral. Sans
doute les deux aspects sont étroitement liés. Il n'en reste pas moins
vrai qu'à la question : l'inversion est-elle aujourd'hui une perversion
de l'instinct sexuel ? Gide n'a fait qu'un commencement de réponse. Mais comme
ses travaux ont devancé, en quelque sorte, certaines grandes conceptions
de la psychiatrie moderne, celle-ci peut nous aider à compléter
l'étude de Gide. Pour la psychanalyse, il y a une infinité de formes
d'inversion, dont les cas extrêmes sont, d'un côté, morbides, tandis
qu'à l'autre extrême, l'inversion n'est plus que l'expression d'une
des tendances bi-sexuelles de l'homme, tendance qui peut s'exprimer
librement dans une société sans préjugés. Gide termine
Corydon par une évocation de la Grèce. Mais l'inversion dans
l'antiquité, qui n'était due qu'au mépris où était tenue la femme, n'a
plus de sens pour nous. La société contemporaine a libéré la femme de
l'esclavage et tend à lui rendre sa personnalité. La femme peut-elle
devenir l'égale de l'homme ? Un Platon l'exclurait-il encore de l'amour
? Ce que la Grèce
peut nous enseigner par contre, c'est l'union [165] de la chair et de l'esprit, ou, plus
exactement, l'élévation progressive de la passion vulgaire, l'élan que
l'amour communique aux âmes étant dirigé et contenu, l'inspiration du
cœur conduisant à la vertu, le désir fou à la sagesse, le délire à une
sorte d'extase initiatique. Deux préjugés semblent avoir longtemps emprisonné
la passion : le préjugé antique contre la femme ; le préjugé chrétien
contre la chair. Dégagé de ces idées préconçues, l'amour serait enfin
libre et le problème de l'inversion ne serait plus qu'un problème social. [166] QUATRIEME PARTIE : LA CRITIQUE SOCIALE
CHAPITRE PREMIER
L’INDIVIDU ET
LA SOCIETE
« Les questions politiques, a écrit Gide en 1923, me paraissent moins importantes que les questions sociales ; les questions sociales moins... importantes que les questions morales... Il sied de s'en prendre moins aux institutions qu'à l'homme et... c'est lui d'abord et surtout qu'il importe de réformer. » Cependant, dans ses romans, comme dans ses essais, Gide a été souvent amené à faire la critique de quelques-unes des grandes institutions de la société contemporaine. Cette critique part d'idées générales, que Gide n'a souvent pas développées, mais que nous voudrions tenter de reconstruire pour mieux comprendre la portée de chacune de ces critiques particulières. Le mot reconstruction est sans doute ambitieux : il ne peut s'agir que de quelques très brèves remarques qui indiqueront l'orientation générale de la pensée sociale de Gide.
« L'individu contre la société... » Cette formule individualiste, du faux individualisme, paraît à l'opposé de la pensée de Gide. Elle implique toute une conception rousseauiste de l'histoire [167] et de la préhistoire : à l'origine des temps, les hommes auraient vécu en bons sauvages et parfaitement heureux dans un splendide isolement, dans un idéal état d'anarchie. Mais un jour, ils ont accepté la civilisation et perdu la liberté. L'individu serait devenu l' « ennemi des lois ». Les lois seraient donc, dans l'actuel état de société, un mal inévitable, dont il faudrait réduire autant que possible l'étendue. C'est ainsi que toute une lignée d'écrivains, depuis le XVIIIe siècle, ont abouti au « libéralisme » : dans une société où régnerait un libéralisme complet, l'individu se rapprocherait, en effet, de l'originel état d'anarchie perdu. (111) Cet individualisme libéral repose cependant sur des fondements, aujourd'hui ruinés. Déjà Spinoza a déclaré très justement qu'un individu livré à lui-même, seul dans une forêt, est moins libre que dans une prison. L'individu a besoin de la société. Non seulement il ne serait pas libre sans elle, mais il n'existerait pas. Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire, on ne trouve pas de bons sauvages vivant en Robinsons. Les études sur les primitifs ont confirmé cette vérité. La société n'apparaît jamais comme une addition d'individus isolés, autonomes et indépendants, mais comme une réunion d'êtres sociaux. Elle constitue elle-même un être collectif, qui se reflète réellement dans la conscience de chacun de nous. Il y a dans chaque individu des aspirations sociales et des aspirations individuelles. La véritable question devient celle-ci : comment l'homme peut-il concilier en lui les unes et les autres ? Gide a répondu : « C'est en étant le plus particulier qu'on sert le mieux l'intérêt le plus général », mais cette vérité, ajoute-t-il, doit être fortifiée par la suivante : « C'est en se renonçant qu'on se trouve ». [168] En développant en lui ce qu'il a de plus particulier, en se spécialisant, l'individu sera amené à tenir dans la société le rôle irremplaçable que la nature lui a assigné. (112) On est ainsi conduit aux idées de division du travail et de coopération. Sans doute ces idées, c'est moi qui les déduis de la pensée de Gide, mais il me semble bien qu'elles y sont implicitement contenues. On pourrait dire encore : être particulier, c'est prendre conscience de soi. « Les mœurs seraient bien changées, écrit Valéry, si toutes les démonstrations et les actes extérieurs, paroles, etc., étaient jugés selon le plus ou moins de conscience qu'ils supposent dans leur auteur, si tout ce qui échappe et se fait sans contrôle de soi était considéré honteux, » j'ajouterai : était considéré comme le seul crime, qui contient nécessairement tous les autres. En ce sens l'individualisme n'est évidemment qu'une tendance limite, car seul un Dieu pourrait être parfaitement conscient, et parfaitement collaborer avec d'autres dieux. Mais si la société assignait à chaque homme cet idéal, nous assisterions à une extraordinaire révolution.
Et cependant la société, considérée à travers l'ensemble de l'histoire (en tenant compte des périodes de décadence et de réaction), semble évoluer peu à peu vers cette forme d'individualisme. Dans le clan primitif, tous les
membres étaient soumis aux mêmes commandements religieux. A cette
cohésion, obtenue par la réunion d'individus, identiques les uns aux
autres, est [169] venue
s'ajouter une cohésion organique encore bien imparfaite, d'individus
différenciés coopérant à un même but social. (113) Jadis le crime
était puni en soi et la punition était, en général, sans rapport avec
le degré de conscience du criminel. Mais à cette responsabilité objective
se superpose aujourd'hui une responsabilité individuelle, encore bien
rudimentaire. (114) C'est la lutte contre l'extraordinaire lenteur de l'évolution sociale vers le véritable individualisme qui explique peut-être le fond et l'unité de toutes les critiques sociales de Gide. La plupart des institutions contemporaines nous apparaissent comme de très anciens monuments, recrépis à neuf par quelques réformes. Education de l'enfant, famille, religion, justice, patrie reposent encore sur le principe d'autorité, sur le vieux dogmatisme d'origine religieuse, sur la soumission de l'esprit, sur tout un système de peines et de récompenses. Celui qui se distingue, dit le frère de l'Enfant prodigue, est « fruit de démence et d'orgueil ». L'affinité du sang, l'attachement à un même sol, le culte des ancêtres doivent ramener l'individu, par réductions successives, au type moyen de la société. C'est toujours la vieille morale par similitude : chacun doit ressembler à chacun. Ne suffit-il pas de considérer les lycées sombres, les casernes, les prisons, toutes les grandes bâtisses de l'État, aux murs monotones troués de fenêtres identiques, pour comprendre que l'individu est appelé à y perdre son âme, sa raison d'être ? C'est ainsi qu'on est arrivé à croire que le régime militaire est le modèle de la vie sociale. Ce sont cependant ces vieilles institutions qui sont défendues, aujourd'hui encore, par certaines classes de la société ; autrement leur maintien dans la durée ne s'expliquerait pas. Si Gide ne les a pas attaquées directement, il a dénoncé avec sérieux, ou plus souvent avec ironie, l'esprit des milieux qui les soutiennent. « Crustacé », tel est le nom que Lafcadio [170] enfant et son ami Protos ont donné à tous ces gens respectables, enfermés dans leur carapace, nationalistes, défenseurs du culte des morts, juges imbus de leur toute-puissance, époux, qui vivent sur l'idée d'honneur conjugal, pères, qui s'appuient sur leur autorité... Le « crustacé », c'est l'homme qui incline la raison sous la règle, s'effraie de l'esprit critique, enrégimente l'individu pour qu'il répète ce qui a été fait et ce qui se fait autour de lui. Toujours prêt à céder à l'opinion, c'est le traditionaliste, le « conformiste ». Bien casé et tranquille dans sa maison, dans sa profession, dans la vie, il ne court pas de risque. Il a remplacé l'esprit par la lettre ; l'homme par l'uniforme ; le progrès intérieur par la montée en grade, les honneurs et les décorations. Son égoïsme reste intact, parce qu'il ne sait pas ce que signifient ces mots : se renoncer, car pour renoncer à soi, il faut d'abord être soi, tandis qu'il s'est supprimé une fois pour toutes. En politique le « crustacé » est presque toujours un conservateur. « Les partis conservateurs, écrit Gide dans une étude sur l'Avenir de l'Europe, s'abusent s'ils estiment pouvoir loger l'avenir dans les institutions du passé, car les formes vieilles ne peuvent convenir aux forces jeunes. » Dans notre société où l'aspect industriel et économique de la vie évolue avec une rapidité telle que rien d'immuable ne semble pouvoir se maintenir, il y a encore des esprits pour croire que la forme de l'État, de la famille, de la justice ne doit pas changer et qu'il faut maintenir à tout prix leur structure passée. Il est vrai que la transformation des institutions sociales comporte des risques. La marche vers la collectivisation affranchit sans doute l'homme de l'oppression des anciens cadres, mais les nouveaux cadres nécessaires seront-ils moins tyranniques ? Gide n'a pas parlé jusqu'à présent
de ce péril. Chacune de nos institutions aujourd'hui est pourtant doublement
menacée : l'individu est souvent étouffé par la famille, mais il sera
peut-être étouffé par l'État. A présent, à l'âge de l'adolescence, il
est obligé d'user fréquemment le meilleur de ses forces [171] en se révoltant contre les siens, mais il risque
de se perdre également s'il est contraint de lutter contre l'emprise
de toute la collectivité sur lui ; l'éducation idéale sera celle qui
cherchera à faire de l'enfant, non pas un esclave de la famille ou de
l'État, mais un être vivant, unique, irremplaçable.
Gide ne s'est intéressé aux questions sociales qu'au fur et à mesure qu'elles se sont imposées directement à lui. C'est comme juré qu'il s'est préoccupé du fonctionnement de la justice ; c'est comme voyageur qu'il a découvert au Congo les abus coloniaux... Quant à la famille, c'est dans son enfance qu'il s'est senti enserré par elle. Et pourtant Gide a toujours cherché à ne pas remettre les grands principes en question. Rien ne lui paraît facile comme de jeter tout par terre : c'est supprimer les problèmes au lieu de les résoudre. Cependant, à mesure qu'il entre davantage dans une difficulté, il s'enhardit. Les faits eux-mêmes semblent le provoquer. Sans grand cri, sans violence, il insuffle, dans nos croyances aux institutions, le doute destructeur. Il suggère le soupçon, le scrupule. L'inquiétude qu'il éveille est plus efficace que les négations farouches. Malheur aux « livres qui concluent ! » Gide pense qu'un roman à thèse perd, en voulant démontrer, toute force de démonstration. Il souhaite qu'il reste dans un livre « de la question sans réponse ». Ce que les hommes ne peuvent supporter, c'est l'incertitude à l'égard des objets qu'ils révèrent religieusement. C'est en les arrachant à leur quiétude que les réformes deviennent possibles. Socrate, aidé de son génie familier, se contentait de poser des questions. Mais elles étaient si insinuantes qu'il fut appelé le pervertisseur de la jeunesse et condamné par sa cité. Un « Malfaiteur », tel a été le titre décerné à Gide. (115) Le scandale qu'il provoque autour de lui, mais qu'il ne cherche pas, prouve que sa méthode est bonne. [172]
C'est ainsi que Gide a pu se livrer à la critique de la société, sans toutefois entrer dans la mêlée politique. Pour parler à la foule, il faut que votre voix porte sans tarder : l'écrivain devient un journaliste. Sans doute il est pénible parfois de résister au désir d'une lutte plus directe et plus physique contre les abus et les erreurs de la société ; c'est cependant en demeurant dans son propre domaine, dans celui de la pensée, que l'écrivain, destructeur de conventions par nature, agira avec le plus de force. (116) Il est des cas malgré tout, où les événements publics sont si pressants, où l'iniquité d'un spectacle s'impose à l'écrivain si immédiatement qu'il perd tout repos : dès lors, il doit entrer dans la mêlée, comme firent un Voltaire, ou un Zola. Ainsi Gide, après son retour du Congo, a lutté pendant presque un an pour tenter d'abattre le despotisme des grandes compagnies concessionnaires. Mais aussitôt l'action épuisée, il s'est ressaisi, il a refusé de répondre à d'autres appels. C'est depuis cette époque cependant que Gide a approfondi davantage les questions sociales, non pas tels de leurs aspects particuliers, mais leurs rapports avec la vie en général. Gide semble considérer aujourd'hui qu'il a achevé son œuvre d'imagination. C'est pour lui apporter une conclusion plus précise, plus vaste, qu'il envisage avec plus d'intérêt que jamais l'aspect positif et social des problèmes qui l'ont toujours préoccupé. Vaste et pénible investigation. Presque partout sous le couvert des lois, l'homme exploite l'homme. Est-il possible que cette civilisation dont il est si fier soit ruinée dans ses fondements ? Gide semble amené à prendre une position de plus en plus nette devant ces grands problèmes. Il suit avec sympathie le développement de l'expérience russe, cette expérience, dit-il, [173] d' « une société sans famille et sans religion ». S'il pensait, il y a quelque temps encore, que c'est en réformant l'homme que les institutions seront améliorées, peut-être est-il prêt à croire aujourd'hui que des institutions neuves peuvent également rénover l'individu. [174] CHAPITRE II
LA FAMILLE ET
SON EDUCATION
« La famille, cette cellule sociale. » paul bourget.
La famille « régime cellulaire ». andrÉ gide.
Gide a vu surtout
dans la famille l'institution patriarcale. Voici le père, occupé au
dehors, et qui ignore tout de la vie intérieure de ses proches. La mère
est absorbée par les soins du ménage, où elle doit trouver tout son
bonheur. L'aîné des enfants, « sentencieux », veille au maintien de
l'esprit traditionnel de la maison. L'adolescent écoute, plein d'inquiétude,
les appels du lointain. Le cadet, « précoce et dégourdi », cultive en
secret des pensées hostiles aux siens. Cependant, le soir, réunis autour
de la table commune, ils restent étrangers les uns aux autres. Toute
spontanéité est faussée par la cohabitation forcée et la contrainte
des devoirs familiaux ; l'amour que pourrait créer la parenté se déforme.
Ce qui domine, c'est le sentiment d'honneur conjugal, de respect filial,
d'obéissance : la gêne et la tricherie...
C'est sur la
fidélité du couple que repose cette « grande chose fermée » qu'est la
famille. « De toutes les connaissances [175] humaines, a écrit Balzac, celle du mariage [est] la moins
avancée ». Dans la bourgeoisie
sévère et dévote, que dépeint le plus souvent Gide, la jeune fille n'a
guère évolué et se rapproche encore, par bien des traits, de celle du
XIXe siècle. Le vieil appareil de précautions sociales, monté
dans le but de protéger son innocence, n'a pas encore disparu. La jeune
fille du monde n'a, plus ou moins consciemment, qu'une idée fixe : le
mari. Le reste de sa vie désœuvrée n'est que passe-temps. Quand Éveline
essaie de faire entrer son amie Yvonne au service du docteur Marchant
: « Et les arts d'agrément ? lui répond-il ironiquement... Pourquoi
les a-t-on inventés, sinon pour occuper les oisives ?... » Les hommes,
qui considèrent la jeune fille comme une des merveilles du monde, oublient
fréquemment que, sous « des préoccupations futiles », un drame se joue
dans sa conscience : le drame de la jeune fille est dans son esprit
grippe-époux. « C'est atroce... », dit Éveline, que les désirs de cet
être, ses vertus, ses dons, « que tout cela soit subordonné au plus
ou moins bon vouloir d'un monsieur, cela m'indigne ! » Éveline plaint
son amie Yvonne ; elle pense à la vieille fille, ce produit de la demi-liberté
que l'Occident accorde aux femmes : « Sentir en soi, tout ce qu'il faut
pour aider, pour secourir, pour répandre autour de soi la joie, et n'en
pas trouver le moyen ! » Le jeune homme,
de son côté, se heurte souvent à des difficultés non moins troublantes.
Si les lois sociales et morales étaient observées dans une société comme
la nôtre où l'adultère est condamné et où les jeunes filles devraient
rester vierges, avec qui pourrait-il normalement satisfaire ses désirs,
sinon avec les prostituées ? « Liaisons dégradantes », écrit Gide...
Le jeune homme devrait-il garder la chasteté avant de connaître sa femme,
comme font sans doute certains pasteurs ou provinciaux dans les romans
de Gide ? C'est ce couple,
si peu préparé au mariage, que la société lie « par des liens indissolubles
» .et que la religion consacre « pour l'éternité ». Gide a décrit avec
un bonheur particulier [176]
certaines cérémonies nuptiales. « Courses », « réceptions », « visites »,
rythment les fiançailles, « comédie du bonheur », qui ne laisse plus
aux nouveaux appariés le temps de se recueillir. Les mariés sont déguisés
en mariés. « Foule », « chaleur », « buffet », demoiselles d'honneur.
Et, chez les puritains, le pasteur sème, dans son sermon, « le bon grain
», avec un « je ne sais quoi d'ineffablement alpestre, paradisiaque
et niais ». Cependant,
tout finit par s'arranger plus ou moins dans le compromis. C'est pour
se sacrifier à sa sœur Alissa, que Juliette a épousé un commerçant étranger
à leur milieu, énorme gaillard coloré et chauve. Elle s'évanouit en
lui abandonnant pour la première fois une main glacée. « Ce mariage
pourrait n'être pas si malheureux », déclarent avec assurance les proches.
Et ils ont raison. Car, dès son voyage de noces, Juliette envoie une
« lettre enthousiaste ». Dans quelques années, Alissa la retrouvera,
entourée de plusieurs enfants, ayant oublié tous les émois de sa jeunesse,
et heureuse. (117) Quand Gide
pénètre dans l'intimité du couple, il constate que l'adultère s'y est
installé le plus souvent. C'est sur l'adultère que repose presque tout
le roman du XIXe siècle, et presque tout le théâtre contemporain.
Dans Les Faux-monnayeurs, Gide a dépeint deux ménages
de magistrats, qu'on pourrait appeler des bourgeois moyens : ici, c'est
la femme qui s'est enfuie un jour de son foyer, puis qui est revenue
; là, c'est l'homme qui se livre à la « petite aventure » et qui est
obligé de « ruser » avec sa femme, de « dissimuler », de « mentir ».
Pauline croit même devoir se faire complice de son mari, la société
lui ayant enseigné que l'homme a des exigences que la morale a honte
de connaître et qu'il est dangereux de laisser entièrement inassouvies.
Par-dessus ces « situations fausses », la vie continue, continue... Cependant Gide
nous a présenté des couples fidèles : un couple catholique, dans L'École
des Femmes. Après quelques [177] années, Éveline, qui était tout à fait éprise de son mari
en l'épousant, le voit peu à peu tel qu'il est. C'est la loi même de
l'amour : quand la passion prend fin, on ne reconnaît pas l'être aimé.
Mais le mariage, tel qu'il est conçu par l'Église doit durer.
Éveline, désormais, souffre auprès de Robert, mais son père et le prêtre,
directeur de conscience de la famille, lui conseillent avant tout de
« cacher » les déficiences de son mari « aux regards de tous » et de
prier Dieu pour se consoler. Le devoir de l' « épouse chrétienne »,
c'est de se résigner. « A quel point,
écrit Gide, deux êtres vivant somme toute de la même vie, et qui s'aiment,
peuvent rester (ou devenir) l'un pour l'autre énigmatiques et emmurés
! » Le mariage devient une invitation à la paresse. L'homme renonce
à tout effort pour séduire : l'épouse lui appartient. Elle aussi, d'ailleurs,
a renoncé. C'est dans un couple protestant, celui du vieux La Pérouse,
que Gide nous a montré combien l'homme et la femme, toujours attachés
l'un à l'autre, peuvent se faire « abominablement souffrir ». « N'importe
quel passant qu'on croise dans la rue, s'écrie La Pérouse, vous comprendrait
mieux que celle à qui on a donné sa vie. » Dans les frottements de l'existence
en commun, « la vie conjugale n'est plus qu'un enfer ».
Dans Corydon,
que Gide a écrit il y a vingt ans, c'est à une sorte de retour en
arrière qu'il concluait : il voyait le rôle de la femme au sein du gynécée,
se consacrant avant tout comme la nature le lui commande, à la maternité,
et tirant sa noblesse de ce sacrifice d'elle-même. C'est parce que les
femmes de l'antiquité n'étaient presque jamais des amantes, écrivait
Gide, que les Grecs ont pu créer les « admirables figures d'Andromaque,
d'Iphigénie, d'Antigone ». Presque toutes les premières héroïnes de
Gide sont leurs sœurs. Elles ne vivent que par le dévouement et le don
d'elles-mêmes. Mais dans Les
Faux-Monnayeurs, parus en 1926, au milieu [178] de la famille qui reste dans la tradition,
apparaît une jeune fille, Sarah, qui revendique avec la véhémence de
la jeunesse et l'intransigeance de la révolte, son entière émancipation
: Sarah ne voit dans « la pieuse résignation » que la vieille fille,
comme dans « la dévotion conjugale » qu' « une duperie », dans le mariage
qu' « un lugubre marché ». Elle se déclare prête à « affronter tous
les mépris et tous les blâmes ». Elle ressemble à ces jeunes filles
d'Amérique ou d'Angleterre qui, par réaction contre le puritanisme,
s'abandonnent frénétiquement au plaisir. Mais les impulsions brutales
et éphémères anéantissent la passion exactement comme l'ascétisme. Toute
réaction commence par des excès. Les personnages
féminins que Gide a créés depuis, tout en prétendant à la même liberté,
la demandent avec une fermeté réfléchie. Éveline, élevée dans un milieu
bourgeois, se rebelle en pensée, sans oser encore se libérer elle-même.
Cependant sa fille, Geneviève, lui déclare qu'elle n'acceptera jamais
de se soumettre au mariage, tel qu'il est encore institué de nos jours,
et qu'elle est bien résolue « à faire, de celui dont elle [s'éprendra],
son associé, son camarade ». Égale de l'homme, elle sera mise
« à même de vivre d'une vie personnelle ». Il y aura dans la société
un esclave de moins, un individu de plus : la femme. Geneviève va
plus loin : c'est sans réticence qu'elle ose dire à sa mère : — En renonçant
à l'amour hors du mariage, « tu t'es faite l'esclave de ton devoir...
d'un devoir imaginaire... je ne puis t'en être reconnaissante ». Et
dans le secret de son cœur, sans le lui dire, Éveline approuve sa fille. Sans doute,
doit-elle penser, une princesse de Clèves peut nous émouvoir par sa
résistance poussée jusqu'à l'héroïsme. Mais quelle signification peut
avoir son « sacrifice », s'il est « inutile » ? Balzac a fait
observer très justement qu'une épouse fait injure à son mari, non pas
en cédant ou en ne cédant pas à sa passion pour un autre homme, mais
dès le moment où elle éprouve cette passion involontaire. Pour
le mari, désormais, sa femme, même si elle lui reste fidèle, devient
[179] un être étranger, obsédé par des pensées qui lui échappent
complètement. Gide a été
frappé de constater qu'il entre dans la jalousie traditionnelle, surtout
dans celle du mari, une idée d'honneur conjugal, espèce de droit de
justice, qui tient « de l'amour-propre » et qui, de ce fait, dit-il,
« cesse de [m'] intéresser ». « Qu'un Othello soit jaloux, cela se comprend
; l'image du plaisir pris par sa femme avec autrui l'obsède. » Cependant,
j'ai souvent entendu Gide déclarer que même cette jalousie instinctive
lui paraît un sentiment fait de violence et d'hostilité, qu'il serait
beau de pouvoir dominer. Ce n'est pas l'amour, passion généreuse d'épanouissement
de l'individu, qui devrait être vaincu, mais la jalousie, passion dangereuse
de contrainte. Il y a dans l'amour véritable un tel besoin spontané
de don que celui qui est épris, n'ayant en vue que le bonheur de l'autre,
acceptera son inconstance comme l'occasion douloureuse de lui prouver
la force de sacrifice de son amour. C'est dans
ce sens que Gide nous proposerait de libérer le couple et le mariage
s'il avait développé la question. « Le mal n'est jamais dans l'amour
», dit le Pasteur de la Symphonie pastorale. C'est, au contraire,
la morale du péché charnel qui, en emprisonnant l'amour, a perverti
tous les sentiments, et jusqu'à l'amitié et l'affection ; c'est cette
morale qui crée « notre doute et la dureté de nos cœurs », c'est elle
qui a rendu les hommes moins généreux. La notion du péché charnel a
été une des raisons de la sujétion de la femme. (118) [180] Mais si Gide
pense que le mal vient de notre croyance à la malignité de l'amour,
s'il souhaite l'amour plus libre, il n'en conclut pas qu'on puisse dire
à l'individu : — Fais comme il te plaît, mais toujours : — Surmonte-toi
! Il faut non pas prohiber les désirs, comme le veut le chrétien orthodoxe,
mais les éduquer. L'homme luttera non plus contre ses passions, mais
contre leur tendance à opprimer autrui. Mari et femme cesseraient d'être
des policiers chargés de se surveiller réciproquement. La franchise
mettrait fin aux petits mensonges de l'adultère. Et puisque la nature
de l'amour est de diminuer dès qu'il ne continue pas de croître, il
évoluerait enfin avec naturel en une intimité affectueuse.
Plus grave
encore pour Gide que la situation des époux l'un par rapport à l'autre
est celle de l'enfant dans le « cercle de famille ». Jacques semble
avoir été tellement réduit par la crainte et le respect que lorsque
son père (le Pasteur de la Symphonie Pastorale) brise son amour
pour la femme qu'il s'est choisie : « Mon père, je me suis promis de
vous obéir. » A peine ose-t-il lui demander : « Puis-je connaître
vos raisons ? » Ainsi sera-t-il entraîné bientôt à entrer dans les ordres.
(119) Parfois l'enfant
se cabre : une première éducation puritaine a laissé au cœur d'Armand
« un ressentiment » dont il ne [181] peut se guérir ; elle l'a rendu à jamais révolté, désespéré,
amer et cynique. C'est de l’« horreur » et de la « haine » qu'il a pour
tout ce qu'on appelle la vertu. (120) Dans les milieux
de la bourgeoisie moyenne que Gide a dépeints, l'éducation ne semble
guère mieux réussir. « Les fils de parents butés sont butés plus avant
encore. » Gide ajoute : « Certains s'indignent de l'alcoolique enseignant
à son fils à boire qui, selon leur biais, n'agissent pas différemment.
» L'enfant, qui
veut échapper à son milieu, est conduit à la révolte. Quand le petit
Georges vient travailler, le soir, près de sa mère, sous la lampe :
« Ce n'est pas de l'affection, dit-elle, que je rencontre dans son regard
; c'est du défi. » Comme le Prodigue, il se raidit sous la contrainte
de la famille. A son tour, le plus jeune frère du Prodigue s'écrie :
« Comment quelqu'un des miens saurait-il être mon ami ? » Cependant,
à vingt ans l'enfant sera livré à lui-même dans la vie ; un Alexandre
Vedel, un Vincent Molinié se conduisent comme ces grands dadais de province
soudain débarqués à Paris. Gide ne pense
pourtant pas que l'indulgence des parents réussisse mieux que la sévérité
: « Les plus lamentables victimes sont celles de l'adulation », adulation
qui se transforme facilement en une irritante et maladroite sollicitude,
en « recommandations... admonestations... réprimandes ». Finalement,
ce sont les parents eux-mêmes qui souffrent de [182] leur propre erreur. L'enfant leur échappe
rapidement : « On perd prise, dit Pauline, le plus tendre amour n'y
peut rien. » Gide n'a pas omis ce douloureux point de vue de la mère.
Trompée par son mari, Pauline l'est encore par ses fils. C'est Olivier
surtout qu'elle regrette : « Sa confiance ?... je l'ai perdue !... Il
se cache de moi. » N'importe quel étranger, l'enfant le préfère à ses
parents, du seul fait qu'il ne ressemble pas à sa famille. Le père,
également, peut être une victime. Le moins sympathique des bourgeois,
Profitendieu, ne laisse pas d'émouvoir Gide. Quand Bernard a quitté
la « Maison », Profitendieu, cachant « dans ses mains son visage » et
« tout secoué de sanglots », balbutie : « Vous voyez..., vous voyez,
Monsieur, qu'un enfant peut nous rendre bien misérables. » Tel est le
« régime cellulaire » pour Gide. Je ne peux m'empêcher de voir une sorte
de symbole dans l'histoire du petit Boris. Cet enfant si tendre, si
fragile, si angélique, Edouard a l'inconscience, — il l'avoue lui-même
— de le placer dans la pension Vedel, dans cet « air empesté » qu'on
y respire « sous le couvert de la morale et de la religion ». C'est
là que le petit sera bientôt amené à se tuer...
En face de
ces adolescents, tous plus ou moins déformés par l'éducation, Gide dresse
le bâtard triomphant (121) — le bâtard, « fils de l'ivresse » pour Euripide.
Tout réussit au bâtard. L' « avenir lui appartient » ! « Seul il a droit
au naturel. » Voyez Bernard et Lafcadio, ces adolescents au regard assuré,
aux gestes souples, qui avancent avec aisance dans la vie. Sans doute, il a été « imprudemment engendré ». C'est l'enfant « non souhaité », « compromettant », dit Œdipe ; c'est le « produit d'une incartade, d'un crochet dans la ligne droite », dit Lafcadio. C'est, dit le grotesque magistrat Molinié, [183] le « fruit du désordre et de l'insoumission », qui « porte nécessairement en lui des germes d'anarchie ». Mais Gide se réjouit précisément qu'il fasse échec au principe traditionnel du foyer. Les cadres de la famille ont craqué. Gide a trop souffert par elle. Il est trop certain de sa malfaisance : « Sur une quarantaine de familles que j'ai pu observer, écrit-il, je n'en connais peut-être pas quatre où les parents n'agissent point de telle sorte que rien ne serait plus souhaitable pour l'enfant que d'échapper à leur empire. » Tant pis si les « crustacés » vont « crier au scandale » ! Il n'hésite pas à prendre, et très nettement, une position révolutionnaire : l'existence de l'individu est à ce prix. Une société
rajeunie pourra naître. Est-ce un rêve ? Peut-être. Nous commençons
à le vivre : la famille évolue lentement, très lentement, vers des formes
nouvelles ; on peut dire aussi qu'elle se désagrège...
On peut considérer
comme fantaisiste l'éducation de Lafcadio, telle que Gide l'a présentée
dans les Caves du Vatican. Cet enfant « à qui sa mère [a] donné
cinq oncles » a été habitué par eux, dès son plus jeune âge, à « la
libre disposition de soi-même ». Il n'a connu ni punitions ni récompenses.
Il était libre d'aller de-ci de-là à sa guise. Promené de pays en pays
à travers l'Europe, transplanté sans cesse de milieu, il s'est ainsi
créé sa personnalité. « Toute instruction, a écrit Gide, est un déracinement.
» Merveilleuse hygiène : Lafcadio vivait « tête et pieds nus », par
quelque temps qu'il fît, toujours au grand air. Tout enseignement lui
était donné sous forme de jeu. Pour faire agir l'enfant, ne faut-il
pas lui inspirer le désir d'agir ? C'est en l' « embarrassant » dans
« les monnaies étrangères » qu'un de ses oncles lui apprenait le calcul.
C'est par des tours de jongleurs, d'escamoteurs, de prestidigitateurs
qu'un autre lui apprenait la physique. Plus tard, Lafcadio dira : «
J'ai beaucoup profité de cet enseignement ». Malgré l'ironie
du récit, on y trouve quelques-uns des principes [184] sur lesquels s'appuie la pédagogie récente.
Dans ces nouvelles écoles, placées au milieu de la nature, les tout
jeunes enfants travaillent sur des objets matériels, boîtes, cadres,
couleurs. Classement par places, examens sont supprimés, de même l'immobilité.
Le vieux système est aboli, qui était fondé sur l'attention forcée et
la mémoire. C'est bien la méthode appliquée à l'enseignement de Lafcadio.
Il s'agit avant tout d'amener l'enfant à penser par lui-même, à imaginer,
à comprendre, à créer.
Mais le problème
difficile est de savoir par qui sera dirigé cet enseignement.
Gide, somme toute, n'a pas répondu. Tout nous montre
aujourd'hui que c'est l'État qui hérite des fonctions de la famille,
au fur et à mesure que celle-ci disparaît. L'évolution a commencé d'ailleurs,
depuis des siècles. (122) Elle semble, malheureusement,
nous conduire vers un avenir bien menaçant. La libération de l'enfant
risque de se faire moins à son profit qu'au profit d'une nouvelle oppression
collective et d'un système idéologique uniforme, établi précisément
par l'État. Il faudrait pouvoir éviter l'étouffement de la personnalité
originale sous le poids de l'étouffement de la collectivité, et écarter
le danger de conformisme, peut-être plus grave que jamais pour l'humanité. Certes, si
l'influence de l'État n'était pas déviée au profit d'intérêts opportunistes,
si l'État éducateur restait dans son véritable rôle, l'expérience serait
intéressante à suivre. Il est vraisemblable que le groupe social étant
plus large, devienne moins tyrannique ; l'État s'immiscerait moins dans
la personnalité,
[185] dans l'intimité
de l'enfant. Dans les conflits classiques entre deux générations, concernant
le choix de la profession, le mariage, etc., etc..., l'État n'a aucun
intérêt à heurter l'enfant. Le père veut imposer à son fils son métier,
ou celui qu'il aurait désiré exercer lui-même ; l'État cherchera simplement
à ce que chaque individu soit placé de manière à pouvoir donner le meilleur
de lui-même (123)
Y a-t-il d'autres
éducateurs que l'État ou les parents ? Gide a remarqué que l'enfant
adopté est souvent plus choyé que l'enfant légitime. Le père de Bernard
a pour son fils « des sentiments d'autant plus forts » qu'ils échappent
à la « voix du sang ». Peut-on imaginer
des éducateurs individuels étrangers à la famille qui, tout en enveloppant
l'enfant d'une affection plus véritable et plus pure, ouvriraient son
intelligence ? La plupart des philosophes grecs étaient entourés de
jeunes gens qu'ils cherchaient à élever jusqu'à eux : dans les plus
belles de ces écoles qu'on peut appeler « libres », l'enseignement avait
pour but le progrès de la vie intérieure. Dans Si
le Grain ne meurt, Gide a déclaré que s'il n'avait pas été écrivain,
il aurait choisi la carrière de professeur. C'est que nulle tâche ne
lui apparaît plus généreuse qu'éveiller à la pensée un jeune esprit.
Tâche difficile : « l'implacable Proserpine » qui voulait donner au
jeune Hercule une éducation divine, l'exposa dans son berceau sur des
charbons ardents, entouré de flammes. Le véritable enseignement exige
du maître, comme de l'élève, une certaine dureté envers eux-mêmes. Il
demande même de l'abnégation, car, à mesure que l'enfant grandit, le
maître doit se détacher de lui : « Nathanaël, jette mon livre... » Si l'enseignement
est encore trop souvent un système d'incompréhension, [186] si la famille
reste fermée sur elle-même, si le couple est déformé par la jalousie,
c'est que le don de soi n'a pas véritablement pénétré dans la Maison. « L'égoïsme
familial est à peine un peu moins hideux que l'égoïsme individuel. »
[187] CHAPITRE III
LA JUSTICE
En 1912, André
Gide fut appelé comme juré à la Cour d'Assises de Rouen : « C'est
une tout autre chose, écrit-il dans ses Souvenirs, d'écouter
rendre la justice, ou d'aider à la rendre soi-même... A quel point la
justice humaine est chose douteuse et précaire, c'est ce que, durant
douze jours, j'ai pu sentir jusqu'à l'angoisse. » C'est cependant
plein de bonne volonté que Gide s'est dirigé vers le Palais de Justice.
D'ailleurs, chacun des jurés, des magistrats, des avocats va s'efforcer
de s'acquitter de ses fonctions avec toute sa conscience. Pourquoi la
machine judiciaire fait-elle entendre, pourtant, de si « affreux grincements
» ?... Avant leur
entrée dans la salle d'audience, les jurés avaient déjà subi la pression
de l'opinion populaire : l'affaire Bonnot venait d'émouvoir le pays.
« Surtout, pas d'indulgence ! » c'était le mot d'ordre soufflé par les
journaux. Pendant tout
le procès, l'opinion collective continuera à contrôler la justice. Après
un verdict impitoyable, « de hideux applaudissements éclatent dans la
salle », on crie : « Bravo ! Bravo !» ; « c'est un délire ». Rien n'aurait-il
changé depuis l'époque du talion ? Un crime a été commis. La collectivité
est [188] heurtée dans
sa conscience profonde. Elle demande réparation. Certes, il faut que
la société intervienne. En répondant au crime par le châtiment, efface-t-on
le crime ? Ce système de compensation rend-il à la loi violée son prestige
? — La Cour !
Le procès s'ouvre. Attentif, Gide va s'appliquer de toutes ses forces
à découvrir la vérité. — Accusé, levez-vous ! Chaque fois
que j'ai assisté personnellement à un procès, la distance qui sépare
le juge de l'accusé m'a frappé : ce dernier, enfermé dans son box étroit,
entre deux gendarmes, se présente amoindri pour défendre sa vie. En
face de lui, le président, prestigieux dans sa toge solennelle, trône,
entouré de ses assesseurs, telle la représentation de la Trinité dans
l'imagerie populaire. Que l'accusé se méfie, si le juge prend les apparences
d'un bon père de famille, s'il fait rire le public, ou s'il entremêle
de plaisanteries ses semonces morales. Quelle dangereuse épreuve que
celle de l'interrogatoire ! Gide constate
que fréquemment l'accusé ne comprend pas la question du président, qui
parle pour lui un langage trop savant. Mais le président passe outre.
La machine judiciaire tourne. Il n'a rien remarqué. Voici que dans les
explications de l'accusé qui s'embrouille, il attrape au vol un mot
compromettant et s'appesantit sur lui. Si l'inculpé veut se justifier,
il lui coupe la parole et souvent le « bouscule ». Il cherche, sans
s'en rendre compte peut-être, à « lui donner l'air coupable », à l'amener
à se contredire, à se couper. Si l'accusé est emphatique, on dira qu'il
ment ; s'il est timide, qu'il est insensible ; s'il est de caractère
« sournois », il sera suspect : — Qu'entendez-vous par « sournois »
? demande Gide à un témoin. — « Je veux dire qu'il n'allait jamais boire
ou s'amuser avec les autres. » Un commentateur de la Grande Ordonnance
de 1670 déclarait que le « vilain nom » d'un accusé pouvait être une
charge contre lui. De nos jours, un individu peu sociable, ou qui a
simplement une « sale tête », est en état d'infériorité. S'il a « une
réputation déplorable », il est à moitié perdu. La fiction de l'accusé
présumé innocent jusqu'à [189]
preuve
du contraire est impuissante devant la justice, qui ne fonctionne qu'en
vue de la répression. (124) Gide, le cœur
serré, tâche d'écarter toute chance d'erreur. Mais, comment y parvenir
dans une procédure qui est fondée entièrement sur la mise en jeu des
passions ? Ici, le procureur évoque l'horreur du crime et, au nom de
la société, réclame vengeance. A son tour, l'avocat parle : il implore
l'indulgence et la pitié. (125) Après avoir oscillé entre des sentiments
contraires, chaque juré doit se replier en lui-même : sa conviction
invérifiée, invérifiable lui sera dictée par la voix de sa conscience,
cette voix si fallacieuse. En fait, l'opinion du jury, remarque Gide,
est presque toujours celle du président... Dès qu'un écrivain
d'esprit quelque peu libre s'est approché ces temps derniers des tribunaux,
il a été saisi par la même angoisse que Gide. (126) Ce sentiment est
provoqué dans la conscience moderne par la nature même de la recherche
judiciaire qui s'appuie sur des analogies, des apparences, des présomptions.
En voulant établir qu'un homme est la cause d'un crime, la justice
se préoccupe d'une causalité humaine, qui n'a aucun rapport avec la
causalité scientifique. Rattacher entre eux deux phénomènes physiques,
c'est tout autre chose que de rattacher un acte criminel à son auteur.
Les rapports entre l'homme et ses actions restent à peu près incompréhensibles.
« Nous sommes le père de nos actes, comme nous le sommes de nos enfants
», écrivait déjà Aristote.
[190]
Cependant la
terrible difficulté provient de ce que la justice cherche moins un lien
de cause à effet (— Qui est-ce qui a fait ça?) qu'une culpabilité (—
A qui la faute?). Dès lors toute méthode rigoureuse lui est interdite
; elle en est réduite aux intuitions incontrôlables. Des témoignages
incertains, des indices vagues, susceptibles d'interprétations contradictoires,
qui ne constitueraient jamais une preuve pour un savant suffisent
à un juge, non seulement pour trouver le coupable, mais encore pour
déterminer le degré de sa culpabilité. C'est justement parce que de
véritables preuves font défaut en justice, que les magistrats se sont,
en tous temps, efforcés d'obtenir, de gré ou de force, des aveux. Ces
aveux semblent si nécessaires que l'opinion tolère avec indulgence les
procédés de pression dont se sert la police, encore aujourd'hui, pour
faire avouer l'inculpé. Cependant le
procès va s'achever. Après avoir discuté ou résisté passivement pendant
plusieurs heures, ou plusieurs jours, l'accusé attend le verdict. Tout
est fini. Derrière son box, les gardes vont ouvrir une porte qui le
conduira vers son destin. Le sort est jeté... Parmi tant de prévenus
qui ont défilé devant lui, Gide a été frappé par le cas de l'un d'eux,
Cordier, un honnête mais faible marin de vingt ans, entraîné presque
malgré lui, en état d'ivresse, par deux escarpes professionnels, à faire
un mauvais coup. Gide a l'impression qu'il est à peu près innocent.
Mais comment le savoir ? La vérité fuit à travers l'enchevêtrement des
détails et la complexité des sentiments humains. Il faudrait de la patience,
de la précision pour éclairer à loisir chaque cas particulier.
(127) — Les
débats sont clos, déclare le président. Gide est « consterné » de leur
rapidité, car il reste dans le doute. Cependant le jury décide. Le
président prononce son jugement à haute voix. Non, cette vérité solennelle
n'est pas pour Gide la [191]
vérité.
Certainement l'arrêt qui condamne Cordier à cinq ans de réclusion est
une erreur. Mais la machine judiciaire tourne, irréversible. Cordier
est emmené par ses gardes... Cette nuit-là,
Gide ne peut dormir : « Je prends en honte... de [me] sentir à l'abri.
» Le souvenir des précédentes audiences le hante. Un autre jour, un
témoin a précisé que le coup de couteau du meurtrier avait fait « crrac
» en se retournant dans la plaie, détail qui a entraîné pour l'accusé
les travaux forcés à perpétuité. La justice serait-elle l'expression
de la contingence ? Il faut si peu de chose pour qu'elle vous appréhende.
« Il suffit, dit Protos à Lafcadio, d'un dépaysement, d'un oubli...
un trou dans la mémoire. » Quand j'ouvre le Code pénal, je vois qu'il
n'est pas un geste de notre activité qui ne risque de se transformer
en délit ou en crime. Si ces lois étaient appliquées à la lettre, au
moindre écart, l'homme serait perdu : une fois pris dans l'engrenage
répressif, « si le ciel ne vous aide, écrit Gide, c'est le diable pour
s'en tirer ».
Cependant le
vice de construction de cet appareil s'aggrave : le responsable que
la justice recherche pour chaque crime, elle prétend aujourd'hui le
frapper dans la mesure exacte de sa culpabilité. Le jugement
capital, écrit Kant dans sa folie de l'équité, doit être prononcé «
proportionnellement à la méchanceté interne du criminel ». Avec le développement
de l'individualisme, surtout depuis un siècle, la société s'est intéressée
de plus en plus à la personnalité de l'accusé et s'est appliquée à doser
toujours davantage sa responsabilité. C'est ainsi que la loi a créé
successivement, pour une même infraction, des peines variables, (128)
puis des circonstances aggravantes ou atténuantes, enfin le sursis.
Le juge doit donc apprécier désormais le degré de perversité
du délinquant, s'introduire dans sa conscience.
[192] C'est pourquoi
le tribunal est obligé d'adresser des questionnaires si longs aux jurés.
(129) Ceux-ci, souvent peu habitués à un travail intellectuel, s'embrouillent
dans le jeu, à présent si compliqué, de la loi. Gide les a vus, dans
un cas où la peine encourue par l'accusé leur semblait déjà trop sévère,
se décider à ne pas voter les « aggravantes », et cependant être contraints
de les voter pour ne pas nier la matérialité des faits, si bien qu'ils
auraient désiré voter ensuite les « atténuantes », afin de diminuer
la peine. Pauvres jurés ! Ils sortent de leurs délibérations « les yeux
hagards, comme ébouillantés, furieux les uns contre les autres... ».
C'est que les questions qui leur sont posées sont, par nature, à peu
près insolubles. Le questionnaire
qui est adressé au médecin légiste le rend également perplexe. Le médecin
doit déterminer dans quelle proportion l'intention de nuire subsiste
chez un criminel dément. Le tribunal lui demande de préciser si l'atténuation
à la responsabilité est « légère, large, ou très large ». (130)
Cette discrimination aboutit ici encore à des difficultés presque insurmontables.
Quoiqu'un délinquant épileptique, par exemple, ne soit pas un aliéné,
l'expert, pour lui éviter la prison, sera souvent contraint de lui jeter
« sur les épaules la livrée du délire ». (131) Il y a donc
bien une faille dans le système de la responsabilité. Gide l'a nettement
vue et, par sa notion d' « acte gratuit », il a démontré l'absurdité
de tout le système. — Vous voulez,
déclare Gide en substance au tribunal, ne châtier le crime qu'après
avoir apprécié les intentions du criminel. Soit ! Mais si le criminel
n'a manifesté aucune intention, que ferez-vous ? Vous serez forclos.
— Il y a toujours des intentions, répond le juge. Il faut qu'il y en
ait. — Non pas, reprend Gide, ou tout au moins, ce qui revient au même,
il y [193] a des cas où
on ne les voit pas. « Un acte gratuit... Entendons-nous... Les mots
« acte gratuit » sont une étiquette provisoire, commode... »
Mais il y a des « actes qui échappent aux explications psychologiques
ordinaires, [des] gestes que ne détermine pas le simple intérêt personnel
». Appelons-les les « actes désintéressés ». Prenons un exemple
bien choisi dans les « faits divers » : l'Affaire Redureau, si vous
voulez. En 1913, Marcel
Redureau, ouvrier agricole, âgé de quinze ans, assomme son patron qui
lui avait fait une réprimande, puis égorge six personnes qui restaient
dans la ferme : femme, enfants, domestiques. Ni le vol, ni l'amour,
ni la jalousie ne sont les mobiles de ces meurtres. Cependant les médecins
légistes certifient que le jeune Redureau n'est ni un dément, ni un
dégénéré, et le tribunal conclut à son discernement complet (ce qui
entraîne pour lui vingt ans de détention). Mais comment peut-on affirmer
la volonté consciente de tuer chez cet individu, lorsqu'on ignore le
motif, et encore plus l'intérêt qui l'a poussé à ce septuple assassinat
? Et si l'on n'aperçoit pas l'intention de nuire, pourquoi condamne-t-on
? Par le simple
exposé d'un dossier typique, Gide bat en brèche l'antique système du
châtiment lié à la faute. Ce cas n'est pourtant pas exceptionnel. Si
Gide a réuni des « faits divers » (132), c'est précisément parce
qu'ils bousculent les préjugés, qu'ils déroutent l'esprit. Encore seraient-ils
plus nombreux si les agences de presse qui les transmettent ne les déformaient
pas pour leur retirer ce qu'ils peuvent avoir de trop inquiétant. Un
petite fille de douze ans, « animée d'un sentiment de méchanceté »,
précipite un enfant de trois ans dans un puits. Mais les mots : « animée
d'un sentiment de méchanceté », ont été ajoutés par le journaliste parce
qu'ils constituaient « la seule explication plausible... On ne tue pas
ainsi les gens à cet âge ». Gide a vu défiler devant lui un incendiaire
qui « manifestement n'avait mis le feu que par simple besoin de brûler
». — « Pourquoi avez-vous fait cela ? » demande le président. [194]
L'accusé
: — « J'avais pas de motifs. — Vous aviez bu, ce soir-là ? — Non, monsieur
le Président. — Est-ce par jalousie ? par envie ?... Alors, vous ne
voulez pas dire pourquoi vous les avez allumés [vos feux] ? — Mon Président,
je vous dis que j'avais aucun motif. » Devant son Code, le juge devrait
rester avec son verdict en suspens. Innocemment, avec son « acte désintéressé
», l'accusé lui joue un bon tour, comme au médecin qui l'a condamné,
un malade qui survit... : « Et le président de se prendre la tête dans
ses mains, renonçant à comprendre. » L'absence apparente
de causalité humaine effraie l'homme autant que le mystère des espaces
infinis.
Il est vrai
que lorsqu'un acte immotivé est accompli par un dément, on cesse d'être
inquiet. Or, peut-on affirmer qu'un Redureau n'a pas agi sous l'effet
d' « une impulsion naïve et sommaire », dont nous ne découvrons pas
les caractères pathologiques ?... Il y a des cas où le médecin reste
longtemps sans reconnaître une névrose. Dans certaines formes d'épilepsie,
écrit le docteur A. Ceillier, il n'est pas un seul signe sur
lequel s'appuie habituellement le diagnostic qui ne puisse faire défaut.
(133) Certes, entre
un fou furieux et un homme sain, il n'y a pas de confusion possible.
Cependant la nature ne trace presque jamais des démarcations précises,
correspondant aux classifications de notre esprit. Il est aussi
difficile de trouver une frontière entre les êtres normaux et
anormaux qu'entre le règne végétal et le règne animal. C'est par degrés
insensibles qu'on passe d'un domaine à l'autre. Or les criminels [195]
appartiennent
presque tous à une catégorie d'individus qu'il faut situer dans une
région floue et incertaine entre les êtres sains et les aliénés avérés.
(134) La psychiatrie, en évoluant, loin d'éclaircir la discrimination
entre responsables et irresponsables, (135) découvre que les tendances
dites normales et dites pathologiques coexistent dans un même être,
dont le comportement n'est déterminé que par le plus ou moins grand
développement de telle ou telle tendance en lui. Les médecins légistes,
appelés par le tribunal à répondre à des questions quasi insolubles,
ne souhaitent d'ailleurs rien tant que de voir disparaître la recherche
en justice de la notion de culpabilité. Par son analyse de l'acte criminel
inexplicable, Gide aboutit à la même conclusion : le problème de la
responsabilité enchaîné à celui de la liberté, apparaît aujourd'hui
comme la recherche de la quadrature métaphysique du cercle. (136) « Renoncez,
monsieur le Juge, écrit Gide, cédez la place au médecin. » N'est-ce
pas frappant de constater que presque tous les accusés, qui ont défilé
dans les Souvenirs de la Cour d'Assises, portaient des signes
plus ou moins graves de dégénérescence ou avaient des parents tarés
? Autrefois on
infligeait des mauvais traitements aux prostituées syphilitiques ; on
les oblige à présent à se faire soigner. Pourquoi la prison serait-elle
considérée, pour un épileptique criminel, par exemple, comme un meilleur
traitement que le gardénal ? Si l'opinion
hésite encore à suivre le médecin, c'est parce que, dans l'état actuel
des lois, reconnaître la maladie du criminel, c'est reconnaître son
irresponsabilité, et, par conséquent, le rendre à la vie publique
et, qui pis est, sans soins. Lombroso, [196] qui le premier a combattu le principe de la responsabilité,
explique que soigner le délinquant s'il est dangereux, c'est
l'éliminer de la société. Soigner l'individu,
c'est vers quoi devrait tendre l'évolution de la justice. La justice,
sortie des brouillards de la métaphysique, ne serait plus qu'un droit
de défense sociale, — et la punition qu'une rééducation. Il est vrai
que, sous les auspices de la société représentée par l'État, la rééducation
(comme l'éducation) peut présenter un nouveau danger, celui d'un conformisme
tyrannique. Au lieu des magistrats, ce seraient les psychiatres, les
neurologues, les sociologues qui s'accrocheraient au principe d'autorité,
leur raison d'être, et qui sacrifieraient à nouveau l'individu. Mais toute
réforme sociale présente un risque. Dans l'état actuel de la justice,
c'est le jugement avant tout qui est à mettre en cause.
« Ne jugez
pas », écrit Gide, qui ajoute aussitôt : « Certes, je ne me persuade
point qu'une société puisse se passer de tribunaux. » Ne jugez pas la
faute, mais protégez la société ! Hélas, elle se défend bien mal, avec
une grossièreté enfantine, un inconscient et cruel besoin de saccage. Après l'injuste
condamnation de Cordier, Gide demande et obtient pour lui (avec quelle
difficulté !) une réduction de peine : « Si on lui tend la perche, peut-être
pourrait-on le sauver ? » Mais il ajoute : « Après la prison, ce sera
[pour lui] le bataillon d'Afrique. Et au sortir de ces six ans, que
sera-t-il ? Qui sera-t-il ? » C'est que le régime de la répression corrompt
les prisonniers. Les enfants qui ont traversé des maisons de correction,
les délinquants qui ont séjourné dans les prisons sont plus dangereux
pour la société qu'avant la détention. Il n'est plus personne pour le
nier. On en arrive à cette constatation paradoxale, que la société
serait mieux défendue si elle n'appréhendait pas les délinquants qu'elle
a l'intention de relâcher. [197] C'est que la
peine cherche aujourd'hui à humilier avant tout le condamné, à le plier
sous l'uniformité d'une règle, à lui faire perdre sa personnalité pour
le ramener à n'être plus qu'un matricule, qu'un numéro, qu'une chose.
Ce n'est d'ailleurs pas seulement la justice, mais aussi la religion
et l'éducation qui donnent au châtiment ce caractère d'excommunication
et de dépersonnalisation, — alors qu'il faudrait tenter un effort exactement
inverse. (137) Il y a cent
cinquante ans à peine, les juges appliquaient la torture. Il a trois
siècles, ils condamnaient les fous, les enfants, les animaux, les choses
inanimées. Il faudra peut-être moins de temps pour que nos tribunaux
actuels paraissent aussi anachroniques. Alors les murs des Palais de
Justice finiront par tomber. Ne jugez pas ! Non, Dieu n'a pas délégué
à l'homme le droit de justice pour punir. Non, l'homme n'est pas le
centre de l'univers. [198] CHAPITRE IV
VUE SUR LA COLONISATION
ET LE TRAVAIL
En 1925, Gide
quitta la France pour le Congo ; il n'emportait avec lui que des filets
à papillons ; il partait pour le plaisir, espérant jouir, dans « la
volupté, l'oubli », de la nature, du ciel bleu, de la forêt vierge.
Mais, dès les premières escales, le pays « enchanteur » changea d'aspect.
A Libreville, c'est la disette. Bordeaux a expédié des conserves, mais
elles sont avariées. A Brazzaville, aucune hygiène ; les épidémies sévissent
: c'est le prologue. A peine s'est-il
engagé dans les sentes où les Européens s'aventurent rarement, en plein
Oubanghi, qu'il voit venir à sa rencontre un petit groupe de noirs,
le plus lamentable bétail humain qu'on puisse imaginer : « Quinze femmes
et deux hommes attachés au cou par la même corde... à peine en état
de se porter eux-mêmes », avancent « escortés de gardes armés de fouets
à cinq lanières ». Dans d'autres régions, ce sont d'autres colonnes,
plus misérables encore. Gide interroge. On n'ose lui répondre. La terreur
règne. Ce sont des noirs qui fuient le portage. Pas de chemin
de fer, pas de routes, ni de voies d'eau suffisantes. Les autorités
sont obligées, pour assurer les transports, de recruter les indigènes,
et comme l'administration a abusé de ces recrutements, les noirs sont
mobilisés de force : on lance à leur poursuite des miliciens qui se
livrent [199] à une
véritable chasse à l'homme. Dès lors, les habitants s'enfuient, abandonnant
leur culture. Les familles s'égaillent. Chacun va vivre dans la brousse
; ils se terrent comme des « fauves », disent les rapports administratifs
secrets. (138) De contrées riches, de villages florissants, il ne reste
souvent que ruines. Ce tableau rappelle celui de la mobilisation des
indigènes en 1914, tel que me l'a décrit un administrateur colonial.
Chaque village devant fournir un contingent fixé d'avance, on considérait
comme insoumis le village qui n'atteignait pas le chiffre imposé. Alors
une escouade le cernait ; on ouvrait le feu sur les cases. On les incendiait
si les noirs n'en sortaient pas assez vite. Apeurés, traqués, ils se
livraient. Le troupeau était expédié, sous bonne garde, jusqu'au prochain
centre administratif. Les bancals et les infirmes étaient renvoyés chez
eux ; les autres dirigés, après peu de temps, vers le front. Aujourd'hui,
le front, c'est le chantier de la voie qui doit relier Brazzaville à
Pointe-à-Pitre. A Fort-Archambault, en plein cœur du pays, Gide a vu
partir des caravanes qui s'acheminent par le fleuve vers la côte. Transports
de « pièces d'ébène » qui ressemblent à ceux de jadis. Entassés sur
le pont des cargos, au point que certains tombent dans le fleuve et
se noient, ils sont brûlés par les escarbilles qui jaillissent des cheminées,
sans couvertures, et meurent dévorés par la fièvre. (139) Gide n'a pas
vu les chantiers de la côte. Albert Londres les a décrits : les outils
manquent, dit-il, les nègres remplacent la machine, le camion, la grue.
« Il faut accepter le sacrifice de six à huit mille hommes, a dit M.
Antonetti, le Gouverneur général, ou renoncer au chemin de fer. » Le
sacrifice s'élevait en 1929 à 17.000 hommes, et il restait 300 kilomètres
à construire. Sans doute
les difficultés matérielles, dans ce pays trois fois plus grand que
la France, peuvent paraître presque insurmontables. Elles n'enlèvent
rien cependant aux horreurs du tableau [200]
que
Gide a découvert là-bas et qu'il a dépeint avec sa prudence ordinaire. Désirant ne
pas soulever le principe de la colonisation, ce sont les funestes erreurs
de son application qu'il va chercher avant tout à combattre. Souvent le
noir, nous dit Gide, se rend compte qu'il est en retard sur l'Européen.
Il voudrait s'élever jusqu'à lui. C'est une collaboration qu'il appelle.
Mais le blanc ne répond guère que par la cruauté et le mépris. Tel est
le premier aspect du drame de la colonisation. C'est encore
une fois le vieux principe d'autorité qui réapparaît, mais ici dans
toute sa brutalité. Perdu dans un immense territoire, mal connu, chargé
presque uniquement de faire rentrer les impôts, de réquisitionner des
vivres et des hommes, l'administrateur croit ne pouvoir s'appuyer que
sur la force et le travail forcé. Toute autre méthode lui semble chimérique.
(140) « Soyez tranquille, déclare un colon à Gide, ces gens-là
ne se laisseraient pas mourir de faim. » Donc inutile de les nourrir.
Ces gens-là « sont tous fourbes, menteurs et voleurs ». Il ne reste
donc qu'à les bousculer, qu'à les rudoyer. « Moins le blanc est intelligent
et plus le noir lui paraît bête. » Dans ses rapports
personnels avec le bas peuple indigène, Gide n'a découvert presque toujours
qu'honnêteté, fidélité, amitié, « désir de s'instruire et par là de
se rapprocher de nous ». Dès lors, il s'indigne : « Quoi ! Tant de dévouement...
de désir de bien faire... de possibilité d'amour qui ne rencontrent
le plus souvent que rebuffade... je sens toute une humanité souffrante,
une pauvre race opprimée. » A mesure qu'il séjourne dans le pays, la
colère s'élève plus violemment en lui : « Quelle persévérance dans l'incompréhension,
quelle politique de haine et de mauvais vouloir il a fallu pour obtenir
de quoi justifier... les exactions, les sévices ! » Gide se révolte,
et son livre devient, par sa précision, sa modération dans [201] l'expression, un terrible réquisitoire
contre les méthodes de colonisation européenne. Encore Gide
n'a-t-il parlé que du Congo et seulement des faits qu'il a personnellement
observés. Partout cependant la même tragédie se répète. Dans chaque
colonie où il s'est établi, l'Européen a promis les bienfaits de sa
civilisation. L'indigène, devant le fait accompli, est allé, en général,
confiant et respectueux au-devant de lui. Aux Indes, les « grands bâtisseurs
» jusqu'à Gandhi ont tendu la main à l'Angleterre (141) En Indo-Chine,
au Tonkin, en Annam, les fils des familles nobles ont regardé pleins
d'espoir vers la France. Cependant Gandhi est en prison ; des centaines
de nationalistes annamites ont été décapités — en particulier des étudiants,
même des lycéens — il y a deux ans, comme des malfaiteurs ; des avions
ont bombardé les villages indigènes, tuant femmes et enfants. (142)
Partout le colon injurie : — Sale nègre ! Sale jaune ! Sale moricaud
! Et sous le signe du mépris de race, c'est une lutte à mort, sans doute
fatale, qui se joue entre la race colonisatrice et la race colonisée.
On dirait finalement que le blanc n'a plus que le choix entre voir l'indigène
disparaître, ou être chassé par lui. (143) Aussi Gide se demande aujourd'hui
si ce n'est pas le principe même de la colonisation qui est indéfendable...
Je crois que celui-ci a été vicié en soi, dès l'origine, du fait [202]
que
l'Européen s'est toujours introduit en conquérant et en spoliateur chez
l'indigène (c'est son rôle même de conquérant qui a engendré son préjugé
de race, et non pas le préjugé racial qui l'a amené à la persécution)
; c'est parce qu'on traite un homme en esclave qu'on le méprise. Si
les abus ont pu devenir un état de choses toléré, presque général et
normal, c'est que la violence est à la base même de toute entreprise
coloniale. (144) Et pourtant
désespérer du principe de colonisation, n'est-ce pas désespérer de tout
rapprochement entre peuples ? La terre à présent est trop petite pour
qu'un peuple puisse vivre dans l'isolement. Le grand Mur de Chine est
devenu une autostrade. Les vieilles civilisations se réveillent de la
léthargie de leur passé. Et un nouveau péril surgit, dont Gide n'a pas
eu à parler, car il apparaît surtout en Asie, chez des peuples colonisés
plus résistants, qui ne meurent pas au contact du blanc. Ces peuples
se transforment en nations modernes, et par là même en nations guerrières
et jalouses de leur souveraineté. Rien de plus difficile, nous le savons,
que le véritable individualisme, celui qui conduit à la coopération.
Qu'il s'agisse des peuples ou des hommes, ce n'est que dans la mesure
où ils développent leurs qualités propres, où ils apportent chacun au
monde quelque chose de particulier et d'unique qu'ils peuvent s'acheminer
vers l'équilibre, équilibre qui ne doit être fondé ni sur une assimilation
réciproque, ni sur une opposition de forces. Si nous voyons
aujourd'hui les vieux pays asiatiques évoluer d'une manière si menaçante,
échapper lentement au cadre immobile de race pour entrer dans le cadre
séparatiste de [203]
nation,
c'est qu'ils cherchent à imiter l'Europe, c'est que l'Europe en les
éveillant leur a versé le poison de son propre égoïsme.
Ainsi le problème
des colonies paraît lié à l'organisation interne de la société européenne.
Gide a été amené à envisager ces deux aspects de la colonisation lorsqu'il
a voulu poursuivre son action contre les compagnies concessionnaires
du Congo. Je les ai passées
sous silence jusqu'à présent. Cependant les plus graves exactions, commises
dans la colonie, étaient plus encore leur fait que celui de l'administration.
Deux ou trois grandes sociétés se partagent ces immenses régions pour
la récolte du caoutchouc. Les noirs leur ont été concédés par l'État
avec les terrains « en toute propriété ». (145) Elles fixent ainsi
à leur gré le salaire de l'indigène et lui accordent tout juste de quoi
ne pas mourir de faim : 1 fr. 50 par kilo de caoutchouc, qu'elles revendent
20 francs, parfois 30, parfois 40 francs. (146) Un indigène pour récolter
dix kilos est obligé de passer un mois en forêt et gagne 10 francs,
soit 120 francs par an. Le moindre agent de la compagnie touche 60.000
francs. C'est au Congo que Gide a vu jouer la fameuse loi d'airain.
S'initiant peu à peu au change, aux prix, aux redevances, il a saisi
ces « question sociales angoissantes », qu'il n'avait fait qu' « entrevoir
». Derrière la colonisation, il a découvert le capitalisme. Régime dont
les principes sont partout les mêmes, mais plus accusés aux colonies.
Gide est révolté par les amendes que les factoreries déduisent du salaire
des indigènes pour retard dans les livraisons, et qui se traduisent
souvent par un ou deux mois de travail non rémunéré. (147) Il voit comment
les compagnies [204] tournent un
contrat de travail, en promettant aux récolteurs un « sur-salaire »,
moyennant « certaines conditions favorables » (si le prix du caoutchouc
monte en Europe, si le caoutchouc est assez sec..., etc.), mais ces
conditions ne sont jamais obtenues, et le noir travaille davantage,
et en vain. En imaginant la vie d'un pagayeur, qui mourut au cours de
la remontée du Logone, Gide écrit : « Quelle misérable existence aura-t-il
connue !... Kara avait quarante ans environ. C'est le fils aîné d'une
nombreuse famille... Il quitte la vie sans espérance, et durant toute
sa vie n'a jamais eu l'espoir sans doute de pouvoir gagner plus d'un
franc cinquante par jour. » C'est la destinée de beaucoup de prolétaires
que Gide évoque ainsi. Cependant les
pires abus des compagnies, c'est par hasard que Gide va les découvrir.
Peu de temps avant son passage, vingt noirs ont été torturés par les
agents de la Forestière ; cinq enfants, brûlés volontairement
dans une cabane ; des tribus, pressurées et saignées à blanc par représailles.
L'administration, complice ici des compagnies, a demandé qu'on lui apporte
« les oreilles et parties génitales » des nègres tués, dont le nombre
s'est élevé à un millier.
Pourquoi ces
victimes ? parce que quelques « récolteurs », sans même refuser de travailler
pour la compagnie, sont retournés pour quelques jours dans leur village,
ou ont livré du caoutchouc en quantité insuffisante. La société avait
donné l'ordre à ses agents de forcer la production. A quels excès ces
mesures peuvent conduire, c'est ce que Gide constate par lui-même. Il
est effaré. De même que quelques années auparavant, lorsqu'il a vu le
marin, Cordier, victime d'une injustice, il ne peut dormir pendant plusieurs
nuits. Mais cette fois, l'injustice est plus générale, plus profonde.
Une nouvelle réalité s'ouvre à lui. Il ne s'agit pas seulement de quelques
agents commerciaux, plus ou moins responsables, « c'est un régime qui
est en cause, dit-il, un régime abominable... qui asservit et exténue
tout un peuple... » Le pays ne pourra guérir, « aussi longtemps [205] qu'on ne l'aura
pas délivré de ces sangsues que sont les compagnies concessionnaires
». Comment divulguer, de manière à se faire entendre, ces faits qu'il
est seul à connaître ? Comment les exposer avec le plus d'efficacité
? Il s'efforce avant tout de ne pas généraliser « ces abus particuliers
à » l'Afrique Équatoriale Française. Il pense que sa revendication mérite
de rallier « tous les honnêtes gens » de tous les partis. Mais c'est
en vain qu'il essaie de se placer au-dessus de la politique. Tant pis,
Gide est décidé à parler. Avant même
de rentrer en France, il apprend que son livre doit être « torpillé ».
(148) Dès qu'il a paru, les compagnies recrutent des alliés dans
la presse. Ici, dans un grand journal, Gide est considéré comme un littérateur
plein de sensiblerie. Quel est l'auteur de l'article ? C'est un parent
d'un des administrateurs de la Forestière. Dans un autre organe,
la compagnie est représentée comme une espèce de société de bienfaisance
qui assure aux indigènes l'assistance médicale, met à leur disposition
un économat, un orchestre, un cinéma. Mais de quelle société s'agit-il
? D'une société sans aucun rapport avec les compagnies concessionnaires,
(149) A cette même époque j'ai rencontré l'ami d'un des administrateurs
de la Forestière. Cet ami, homme d'affaires, croyant que mon
présent ouvrage allait paraître sous peu, me fit comprendre que mon
intérêt était de défendre la société Forestière. (150) Dans un seul
journal, le Populaire, M, Léon Blum appuya Gide dans sa campagne.
Aussitôt M. X..., administrateur de la Forestière, usa longuement
de son droit de réponse. La compagnie se faisait aimable et innocente.
Des nègres ont été fusillés, brûlés, torturés ? Que peut-elle, sinon
prendre l'attitude de Ponce Pilate ? Elle n'a aucun pouvoir ; ce sont
les agents du [206] gouvernement,
ou les nègres eux-mêmes, qui se sont livrés à ces atrocités. Cependant Gide
n'admet pas le maquillage de cette affreuse affaire. L'enquête administrative
qu'il a provoquée a déclenché une action judiciaire. La lutte est portée
jusqu'à la Chambre. En 1927, le ministre des Colonies, fidèle à l'entretien
personnel qu'il a eu avec Gide, déclare : « Toutes les grandes concessions
expirent en 1929. Je donne à la Chambre l'assurance qu'aucune
d'elles ne sera renouvelée ou prolongée... ». Est-ce la victoire
? Gide a-t-il contribué à « délivrer cent vingt mille nègres de l'esclavage
? » Six jours après cette séance parlementaire, le journal l'Information
annonçait que la Forestière projetait une augmentation de
capital, précisément pour exécuter un programme de plantation, « lié
au renouvellement des concessions en 1935. » Étonnant tour de passe-passe.
La Forestière, dont le bail ne s'achevait qu'en 1935, n'était
pas comprise dans les promesses du ministre, qui n'avait parlé que des
renouvellements de 1929. De quel droit
Gide quitte-t-il ses romans pour protester ? Les choses vont-elles si
mal dans le monde capitaliste ? Qui ose parler de l'esclavage des nègres,
qui sont des « engagés volontaires » ? N'y a-t-il pas des règlements,
des « cahiers des charges » qui les protègent ? Lorsque ceux-ci
ne sont pas respectés, n'est-ce pas parce qu'il était impossible d'agir
autrement ? La Forestière
parle non seulement des bienfaits de la colonisation en général,
mais encore des bienfaits qu'elle apporte « à ses employés noirs, en
leur faisant apprécier les satisfactions matérielles que [le travail]
procure ». (151) Les grandes sociétés et leurs directeurs
désirent que leurs profits prennent une apparence [207] désintéressée : Lœwenstein voulait, en diffusant l'électricité,
le bonheur de l'humanité ; Michelin, sa fécondité ; Ford, sa « prospérité
». La Forestière, elle, aspire à des buts analogues : à rendre
les populations « plus nombreuses, plus prospères, plus heureuses ».
Vouloir la mort des grandes compagnies, c'est donc une « solution simpliste
», qui ne fait que « retarder beaucoup la mise en valeur [des] vastes
régions [congolaises]... et l'accroissement du bien-être des indigènes
». Ceux qui soutiennent de semblables thèses ne sont généralement pas
de mauvaise foi. « La cause
première... » des violences qui sont infligées au noir, explique
l'administrateur de la Forestière, c'est la condition terrible
où son inertie « depuis des millénaires » le fait croupir. Si l'indigène
se révolte, a écrit Galliéni à Madagascar, « les causes sont dans la
mentalité de ces tribus sauvages et dans [leur]... inaptitude à distinguer
la bienveillance que nous leur avons toujours témoignée... » Ainsi, sans
avoir voulu faire la critique d'un système économique et social, Gide
est obligé de constater « l'occulte puissance de ces sociétés » organisées
« pour le seul profit, pour le seul enrichissement de quelques actionnaires
». Sans doute, c'est aux compagnies du Congo qu'il pensait en écrivant
ces mots, mais il ajoute : « C'est à Paris d'abord qu'est le mal...
» ; c'est à Paris que sont les chefs de l'administration, de la presse
et de la politique : un petit groupe d'hommes placés à la tête des principaux
organes dirigeants de la société ne travaille que dans son intérêt personnel,
au douloureux détriment des masses. Par sa véhémente campagne contre
les compagnies du Congo, Gide a contribué à divulguer cet état de choses. A l'époque
où il s'est lancé dans l'action, il ne pensait certainement pas mettre
en question le régime lui-même. Mais dès qu'il a découvert le capitalisme,
il n'a pu s'en dissimuler les tares. Dans ses récents textes, se tournant
vers la Russie, il écrit : « Je voudrais crier très haut ma sympathie
pour l'U. R. S. S. et que mon cri soit entendu ; ait de l'importance.
Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme effort,
son succès que je souhaite de toute mon âme, auquel
je voudrais pouvoir travailler... » Quels que soient
les dangers que comporte toute expérience nouvelle — dangers inhérents
à la vie — Gide les préfère aujourd'hui aux formes d'oppression de notre
société. Car la marche vers l'avenir est susceptible de nous mener à
un état de libres rapports humains, se substituant à l'ancienne société
bourgeoise, vers une véritable association d'individus « où le libre
développement de chacun [sera] la condition du libre développement de
tous ». (152) [209] CHAPITRE V
L’IDÉE DE PROGRÈS
Le présent
ouvrage était à peu près achevé lorsque André Gide s'est rallié au communisme.
Son éclatante adhésion est venue confirmer son attachement grandissant
pour l'individu, non pas pour un individu abstrait, isolé et théorique,
mais replacé dans la société dont il est inséparable. Si, dans les textes
les plus divers, Gide s'est intéressé si souvent à la famille, à la
religion, à la justice, à la patrie, c'est que déjà, plus ou moins consciemment,
le préoccupait la question sociale. Malgré bien
des détours et d'apparentes contradictions, l'esprit de Gide a évolué
dans un même sens : s'éloignant de plus en plus de l'idée de Dieu, d'un
Dieu traditionnel qui récompense les bons et punit les méchants, il
n'a cessé de se rapprocher de l'idée d'homme. Sa lutte intérieure contre
la religion fut longue et douloureuse : il est pénible d'avoir à recréer
l'univers ; et tellement commode et reposant, au contraire, d'accepter
une vérité révélée, une conception toute faite de la morale, de la vie
et de l'après-vie. Et puis tant de souvenirs pathétiques, d'exaltations
merveilleuses s'attachaient à la pieuse adolescence de Gide. N'importe.
Il a rejeté tout ce passé : « Dieu, écrit-il dans son Journal, c'est
pour moi le grand Bouche-Trou. Et je peux bien crier avec Hugo : — Il
est ! Il est ! Il est ! Il est éperdument ! [210] La belle avance si je ne sais pas Quel
il est. Notre adoration reste à l'échelle de l'homme... » Désormais
quelle que soit la question que le Sphynx posera à l'Œdipe de Gide,
Œdipe a résolu d'avance de répondre — L'Homme, car à toutes les grandes
questions de la vie, « il n'y a qu'une seule et même réponse... »
C'est au moment
où Gide, après sa période prolongée d'inquiétude, pose cette première
affirmation, que commence un nouveau débat pour lui. Il semble approcher
de la sérénité, toucher au but. Mais qu'est-ce qu'une tranquillité dont
il serait seul à jouir ? Non, s'écrie-t-il, je ne veux pas «
d'un impitoyable bonheur... » S'agit-il d'un
besoin de prosélytisme ? Veut-il faire connaître à ses proches, à ses
amis, à tous la certitude nouvelle qui l'habite ? Est-ce par générosité
qu'il cherche à communiquer sa joie ? Toute son évolution morale (son
goût du don de soi autant que son individualisme) l'ont incité à regarder
d'un œil neuf une partie de la société, qui lui était restée presque
étrangère. C'est alors
que Gide a été saisi d'une véritable angoisse en songeant combien les
simples conditions matérielles du bonheur sont réduites. A peine peut-on
dire qu'elles existent sur une toute petite partie du globe, et là,
tout au plus, dans un tout petit milieu de privilégiés. Partout ailleurs,
c'est la famine, l'oppression, la vision de l'épouvantable misère humaine... Sans doute
dès ses premiers livres, Gide a évoqué les quartiers de pauvres, les
« maisons sordides » qu'habitent « la maladie, la prostitution, la honte,
le crime et la faim ». Mais à présent cette misère est devenue pour
lui une réalité tellement immédiate et pressante qu'elle ne lui laisse
plus de repos. Tout le ramène à elle. Tout dans la société contemporaine,
ses injustices qu'elle masque sous de grands mots démocratiques vides
de sens, sa barbarie militaire, son impuissance à répartir les richesses
qu'elle crée, tout le révolte. Gide n'a plus la tranquillité d'esprit
nécessaire pour écrire des œuvres de fiction. [211] Les traditionnels
petits romans lui paraissent dérisoires. L'artiste ne peut-il travailler
qu'en interposant entre lui et le monde une sorte d'écran ? Toujours
est-il qu'il y a des moments où il se sent, en quelque sorte, obligé
de descendre sur la place publique et de parler... C'est sous une pression
impérieuse de cette nature que Gide a fait paraître, dans la N. R.
F., ses notes sur le communisme... Depuis longtemps,
le goût de Gide pour le dénuement, son indifférence au sentiment de
propriété l'incitaient naturellement à envisager un état de société,
où le travail serait moins étroitement attaché à l'argent qu'aujourd'hui,
où le gain ne serait plus le mobile essentiel de l'activité humaine.
Cependant ce ne sont pas des aspirations sentimentales qui ont mené
Gide au communisme, mais sa position individualiste. C'est elle qui
l'a conduit aux problèmes sociaux : dès lors, il n'a plus vu qu'une
seule issue, il n'a gardé qu'un seul espoir... N'est-il pas
frappant qu'à la même heure, un autre grand esprit, que Gide a littérairement
parfois méconnu, arrive, presque en même temps que lui, à des conclusions
analogues aux siennes. C'est en des termes bien proches de ceux dont
Gide s'est servi, que Romain Rolland s'est déclaré en faveur de la grande
expérience russe : « Je crois en l'œuvre de l'U. R. S. S., a-t-il écrit.
Je la défendrai tant que le souffle me restera. » Il y a plus : « Vous
êtes, mes amis en U. R. S. S. a ajouté Romain Rolland, des consciences
libres, donc de vrais individualistes sans le savoir... » Et
Gide : « L'individualisme bien compris doit servir à la communauté...
(153) et je tiens pour erreur de l'opposer au communisme. » Ce n'est pas
par hasard que se rencontrent deux écrivains aussi différents. Il n'est
guère de penseur, actuellement en Occident, qui ne soit incliné au pessimisme
le plus tragique, ou à la révolte, ou qui n'envisage la réforme sociale
comme suprême recours. Valéry désespère, et de l'Europe, et d'une humanité
qui semble vouée à la guerre d'extermination. Einstein en [212] arrive à conseiller aux hommes la plus grave des rébellions,
le refus du service militaire ; (mais l'insurrection individuelle a-t-elle
jamais eu une chance de réussite ?) Écrivains ou savants, essayistes
ou philosophes, tous ceux qui considèrent lucidement notre civilisation
la sentent menacée dans ses profondeurs, croient à la nécessité d'un
renouvellement. (154) Toute l'histoire
ne nous enseigne-t-elle pas la perpétuelle évolution de la vie et notamment
des formes sociales ? Dès le moment où l'on accepte l'idée d'évolution,
il semble que le mouvement naturel des sociétés les entraîne, plus ou
moins vite, mais nécessairement vers le socialisme. On constate, depuis
quelques siècles, que les idées des penseurs d'avant-garde sont entrées,
partiellement au moins, dans les mœurs et les institutions : en 1789,
les doctrines des Encyclopédistes ; au cours du XIXe siècle,
le programme, dit réformiste, des socialistes. Il suffit de cinquante
ans à peine pour qu'un parti politique, placé au Parlement à l'extrême
gauche, soit chassé peu à peu vers le centre.(155) Peut-être verrons-nous,
dans un temps relativement rapproché, le parti communiste lui-même,
poussé dans le même sens, par un parti plus extrémiste. Si la vie, et
surtout la vie sociale, nous donne cette impression d'avancement perpétuel,
que faire sinon aider cette marche en avant ? L'idée de progrès
est aujourd'hui une des préoccupations dominantes de l'esprit de Gide,
et c'est elle qui donne sa véritable [213] signification à son adhésion au communisme. Grave et dangereuse
idée que celle du progrès ! Les esprits qui, au XVIIIe siècle,
l'ont énoncée les premiers semblent avoir été tellement enivrés par
elle qu'ils l'ont poussée, trop vite et d'une manière trop simple, à
des conséquences extrêmes. C'est pourquoi on appelle souvent « primaire
» celui qui croit aujourd'hui au progrès. Mais de qui vient ce mépris
? Généralement des croyants et des orthodoxes, qui sont obligés de se
raccrocher à une conception statique de l'univers, à une vérité donnée
par Dieu, définitive et éternelle. Gide n'hésite
pas à réhabiliter l'idée discréditée de progrès. Même dans l'état actuel
de notre civilisation, et même en négligeant l'accroissement du pouvoir
matériel de l'homme, il faut reconnaître que la connaissance est dans
un perpétuel devenir. La philosophie est obligée de réviser sans cesse
sa critique de l'intelligence et de montrer la valeur, toujours plus
relative à l'homme, des résultats acquis par l'expérience. Progrès négatif
? Peut-être, en ce sens qu'il nous éloigne de plus en plus du vague,
c'est-à-dire qu'il nous rapproche d'une vérité. Cependant,
répondent les détracteurs de l'idée de progrès, l'histoire ne fait apparaître
aucun progrès moral de l'homme, et c'est le seul qui importe. Gide est
sans doute incliné à croire que le devenir moral doit suivre, à une
distance plus ou moins longue dans le temps, le devenir intellectuel.
Il lui semble surtout que nous trahissons cette idée de progrès en ne
la considérant que par rapport à notre époque. L'histoire de l'homme
est à ses débuts. Quelques récits seulement nous sont donnés sur la
grandeur et la décadence des peuples. C'est projetée dans l'infini de
l'avenir que l'idée de progrès devient éblouissante. Elle n'est encore,
aujourd'hui, qu'une pauvre, chétive notion naissante. Mais elle progressera,
elle également, et deviendra sans doute notre raison d'être... « Je n'ai pas
changé de direction, écrit Gide, j'ai toujours marché droit devant moi
; je continue... » Mais « à présent j'avance en m'orientant vers quelque
chose... » [214] à Léon Weinigel L. p.-q.
LIVRE II
L'HOMME
CHAPITRE PREMIER
« LE PLUS
IMPORTANT DE MES LIVRES... »
De l'Influence de
Corydon
« Corydon
reste à mes yeux le plus important de mes livres », écrit Gide en
1942. On s'accorde ordinairement à le juger un des plus faibles de son
œuvre. Ceux qui ne dissimulent pas leur sympathie pour la témérité de
l'auteur, déclarent, ou mal venues les remarques sur les étalons et
les oiseaux (quoiqu'elles fassent ressortir très exactement la nature
de l'instinct sexuel), ou conventionnelle son évocation d'une Grèce
antique, avec de libres éphèbes dans les gymnases opposés aux femmes
dans les gynécées. Si Gide reconnaît parfois que la « forme même » de
l'ouvrage ne le « satisfait plus guère aujourd'hui », ni non
plus cette façon qu'il a eu « d'esquiver le scandale » en attaquant
le problème sous forme d'un débat dialogué, il reste convaincu que Corydon
est, dans son œuvre, le livre « de plus grande utilité... pour le
progrès de l'humanité ». Sans doute
pourrait-on chercher un rapport d'influence entre Corydon et
cette liberté plus grande qui s'est établie aujourd'hui, et surtout
depuis la guerre, dans les mœurs, encore que se manifeste dans le même
moment et en sens contraire une aggravation de la répression pénale
: lois sur [217] le vagabondage
spécial, le détournement de mineurs, le proxénétisme... Cette liberté
nouvelle se manifeste par une certaine modification des rapports sexuels,
surtout dans les milieux de jeunesse et d'étudiants. L'amour paraît
s'être débarrassé des formes de la coquetterie, survivance du rapt ;
on pourrait croire qu'il s'est simplifié ; l'absence de cérémonial semble
souvent aussi naturelle que l'apparition des corps nus sur les stades
ou sur les plages. Il arrive qu'une jeune fille cohabite avec un étudiant
; il ne s'agit plus de l'union libre, protestation anarchiste contre
la famille fermée, mais d'une acceptation réciproque de désirs et de
convenances. Le changement
est sensible avant tout dans les rapports sociaux, dans ce lent mouvement
probablement durable, commencé depuis un demi-siècle, qui aboutit moins
à l'affranchissement sexuel de l'homme qu'à la libération de la femme
et de l'enfant, qui, plus détachés de la famille traditionnelle, sont
mieux défendus par les lois. Un mouvement analogue, au cours de la même
période, a desserré les liens du travailleur envers le patron tandis
que la législation du travail, en faveur de la femme et de l'enfant,
n'a cessé d'être renforcée. En même temps
qu'à cette évolution sociale, on assiste depuis quelques années à un
usage plus direct de la liberté d'expression. Il semble qu'apparaissent
à la fois une simplification apparente de l'amour, due à la décomposition
de la société bourgeoise, et un langage sans apprêt. La simplification
du langage s'accompagne d'une prétention à l'investigation psychologique.
Par leur seule désignation les secrets de l'inconscient semblent moins
effrayants, plus à portée d'intelligence. Nommer une chose, c'est défier
les interdictions sacrées ; c'est ne plus la craindre ; c'est l'admettre
comme familière, habituelle, amicale, naturelle. L'individu reprend
bonne conscience devant elle. Il cesse de s'incliner, comme les Hébreux
devant le sacré — Tu [218] ne proféreras pas en vain le nom de l'Eternel,
ton Dieu — et de l'appeler Adonaï au lieu de Jéhovah. Sans doute il
arrive qu'un mythe nouveau se substitue au précédent. Néanmoins pendant
cette révolution, la précision du vocabulaire débarrassé de tout contenu
moral permet souvent d'entrer dans le domaine d'une connaissance jusqu'alors
interdite et on peut croire alors que la réalité du fait s'est accusée
au détriment du mythe... Gide a bien
senti que le freudisme est une des sources de ce dégagement : « Ah
! que Freud est gênant ! » écrit-il, en pensant à Corydon commencé
longtemps avant les premières traductions de Freud en français. Mais
il ajoute : « Il me semble que ce dont je doive [être à Freud] le plus
reconnaissant, c'est d'avoir habitué les lecteurs à entendre traiter
certains sujets sans avoir à se récrier ni à rougir. » Il faut se rappeler
combien le freudisme à l'origine scandalisa les bons esprits, même des
médecins, même des psychiatres, même des écrivains. Sans doute
les mots s'usent vite et, sous leur assemblage nouveau, se recréent
constamment de nouvelles conventions. C'est au moment où ils perdent
leur force et leur puissance libératrice qu'on entend les pharisiens
rassurés déclarer: — Vous pouvez tout dire, mais n'en faites rien...
Il y a selon les siècles, une convention des mots, une convention des
genres littéraires. Quand au lieu de : — Dans le simple appareil — D'une
beauté qu'on vient d'arracher au sommeil —, nous pouvons dans un drame
dire ou entendre dire : une femme surprise au lit en chemise, il semble
qu'il y ait là une libération pour la conscience. Le mot nouveau et
direct heurte souvent, c'est-à-dire peut être mal inséré dans son contexte,
selon le résultat plus ou moins réussi du travail de l'artiste. L'art crée
des images et des symboles, comme la société des mythes, pour rendre
plus sensible une réalité difficile à saisir. Mais quand cette réalité
est frappée d'interdiction, les images permettent d'en atténuer la force,
d'aborder le [219] sujet interdit
sans heurter de front la réprobation des hommes. Sodome est, en littérature, un sujet de tous
les temps, et même sous le règne de M. Prud'homme quelques-uns des plus
grands romanciers et poètes éprouvèrent la nécessité de l'évoquer pour
rester eux-mêmes authentiques ou rendre authentique la comédie humaine.
Le destin de Rubempré resterait incompréhensible sans la passion de
Vautrin pour lui. Il s'en est fallu de peu que Zola, comme Balzac, abordât
ce sujet, mais, déjà attaqué pour sa peinture trop crue de l'amour,
il a craint d'écrire un livre qui eût paru une nouvelle provocation.
(156) Le romancier réaliste n'aurait pas su déguiser, mais d'autres
ont réussi, en détournant les mots de leur acception courante et, comme certains philosophes qui jadis
craignant d'être condamnés pour athéisme nommaient Dieu la substance,
Balzac parle de l’amifié de Vautrin pour Lucien, ou Loti de son
affection pour Mon frère Yves. Toutes les formes du déguisement
ont été utilisées pour évoquer et masquer ce sujet. Le moyen de l'artiste
varie selon son art : le héros de L’lmmoraliste embrasse en français
le petit cocher sicilien, mais lui fait la cour en italien. L'auteur qui
se découvre le fait avec hésitation, prudence et lenteur : ce n'est
que vingt ans après L’lmmoraliste que la scène, d'abord transposée,
entre Michel et la maîtresse de Moktir, est reproduite dans sa réalité,
presque trait pour trait, dans Si le Grain ne meurt : c'est celle
de Biskra avec le jeune arabe. Mais il semble
qu'il y ait un moment où l'artiste soit empêché d'avancer, comme si
le terrain n'était pas encore assez déblayé, comme s'il découvrait la
profondeur et les contradictions du problème sexuel. Le caractère sacré
et [220] mythique de
la réalité s'impose de nouveau à lui, malgré lui. Alors ressurgit cette
pudeur qu'il a voulu surmonter. Il arrive que
dans les familles les plus dégagées des conventions se maintienne une
gêne entre l'enfant et sa famille ou celle de son compagnon. Gide a
compris l'importance de la question, qui, dans les Faux-Monnayeurs,
présente la mère d'Olivier consentante, presque complice d'Edouard,
lui confiant ouvertement son fils parce qu'elle se sent moins inquiète
de le savoir protégé par lui que dissipé par d'autres. Mais dans cette
scène audacieuse peut-être Pauline représente-t-elle moins un personnage
réel que la thèse idéale de l'auteur sur la mère. Dans les rares cas
où il y a accord reconnu entre la mère et le fils, l'accord cependant
reste tacite, et l'intimité s'établit entre eux sous forme d'une sorte
de jeu, à la merci d'une maladresse. Mais cette
gêne si forte ici n'est pas propre à cet amour. Pourquoi, demande Montaigne
« appeler l'action honteuse ; et honteuses les parties qui y servent
». On comprendrait si nous avions lieu « de nous blâmer de faire une
si sotte production que l'homme ». Humiliant l'homme, l'idée de péché
originel a accru son sentiment de honte. Cependant s'il y a péché, il
est dans l'acceptation même de la honte, dans la croyance que nous sommes
réprouvés ou objet de dérision, et finalement dans la reconnaissance
de notre impuissance. La réprobation
s'impose si impérieusement qu'à certains moments Gide lui-même y a cédé.
Parlant de l'inversion de Proust, il écrit : « Je comprends enfin que
ce que nous trouvons ignoble... ne lui paraît pas, à lui, si repoussant.
» De même que dans un groupe d'exclus, nègres ou juifs, les exclus s'excluent
entre eux selon certains signes de la peau ou du visage, Gide établit
parfois des distinctions, liées à des jugements de valeur, entre les
formes de l'inversion. Mais il sait bien que ces distinctions restent
arbitraires. Il reste à
reconnaître, derrière la réprobation morale qui [221] frappe l'inversion, la réalité des questions
psychologiques et sociologiques. Peut-elle s'intégrer à la conscience
individuelle sans la déséquilibrer et la société peut-elle, sans danger
pour elle, l'intégrer, telles sont les questions que Gide a posées,
après avoir constaté en lui avec certitude, et dès sa jeunesse, sa force
créatrice, la maîtrise de soi et son influence à la fois de discipline
et d'émancipation. Sans doute ne s'est-il pas livré à une étude objective
(Corydon, quoique l'auteur y semble absent n'est encore qu'un
essai de l'auteur sur lui-même) ; il n'a pas non plus cherché à faire
la peinture d'un milieu ; c'est lui avant tout qu'il a voulu libérer.
Partant d'une nécessité intérieure, il a acquis peu à peu la conviction
que cette forme d'amour, à travers les difficultés qui sont celles de
tous les hommes pour maîtriser leurs passions, devait le conduire, et
sans doute les meilleurs avec lui, à la lutte la plus « utile » contre l'hypocrisie. Lorsque Corydon
parut, Paul Souday écrivit dans son feuilleton du Temps, avec
la certitude du libéral qui croit que l'individu vit isolé, en dehors
des réalités : « On ne s'enquiert nullement de la vie privée de
M. André Gide, et on le laisse bien tranquille... » Pourtant personne
ne laissait Gide tranquille : ni les hommes avec leurs mythes, ni la
religion, ni Claudel, ni Jammes, ni Maritain. Il lui a fallu
parler. Sans se vouloir écrivain maudit, homme impie, il n'a pas craint,
en s'affirmant tel qu'il était, le blâme de l'opinion, la réprobation
de l'Église, la contradiction de ces Evangiles auxquels il a été presque
tout au long de sa vie si intimement attaché que Maritain, croyant savoir
où le toucher sûrement, lui demanda à la veille de la publication de
Corydon : — « Promettez-moi que, lorsque je serai parti, vous
vous mettrez en prière et demanderez au Christ de vous faire connaître
directement si vous avez raison ou tort de publier ce livre. Pouvez-vous
me promettre cela ? », « Je le regardai longuement, raconte Gide dans
son Journal, et dis : — Non. » [222] Quand il a
connu la gloire, il a accusé sa position, se plaisant à imaginer dans
son dernier Journal, s'il était invité à l'Académie Française,
sitôt après « comme premier acte d'Immortel », une préface à Corydon
où il revendiquerait encore une fois son livre. Finalement ce n'est
pas l'Académie, c'est le jury du Prix Nobel qui en le couronnant a accepté
ce grand écrivain tel qu'il était, tel qu'il s'était voulu. (157)
En ce sens sa revendication est une réussite de l'homme. Ce n'est
pas Corydon qui prend une portée générale ; c'est la position
de Gide par rapport à ce livre qui est un enseignement. Mais avant de
parvenir à cette certitude, il lui a fallu de longs détours. Gide ne
s'est jamais livré inconsidérément. Sa prudence est la forme de son
intelligence. Ce n'est qu'après avoir longtemps envisagé la question
sous tous ses aspects comme il a fait pour la morale elle-même, ou plutôt
après avoir été touché directement dans sa vie par ses contradictions,
qu'à l'âge de 55 ans, il publia son livre : il n'avouait pas à proprement
parler, ni ne se confessait ; il s'affirmait. [223] Corydon
Gide cherche
la beauté dans les étroites limites du début de l'adolescence, dans
« l'âge voisin de l'enfance », comme dit Montaigne que Gide cite ici
non sans plaisir, et seulement « jusqu'à ce que le menton commence à
s'ombrager ». Le désir s'attache à une équivoque figure, comme Vinci
à ses visages d'anges ; à la douceur féminine des formes fondue dans
les traits d'un garçon, à une recherche contradictoire, à l'impossible
androgyne. Le désir évolue entre les bornes les plus fragiles : un garçon
efféminé ne lui plaît pas le plus souvent ; un garçon qui ne doit l'apparence
de sa jeunesse qu'à la dégénérescence, non plus. Chacun parle de « son
genre », mais ici le genre est à la fois si indécis et si fixé qu'il
s'évanouit dans l'imperceptible déplacement de la ligne d'une nuque
ou d'un mollet. « Le petit Tireur d'épine de bronze qui se trouve
au Musée du Capitole... est une incomparable merveille » écrit Gide.
« L'étonnante gracilité de ce petit corps impubère ne fait pourtant
point regretter que les formes ne soient ou plus enfantines ou plus
pleines. » Dans ces corps grêles, à l'âge ingrat de la croissance,
c'est l'incertitude même, le devenir qui est appelé beauté. La beauté,
c'est non seulement une ligne difficile à saisir ; mais aussi la peau
imberbe, uniformément chaude et dorée, son duvet blond, son « rayonnement
blond », dont Gide parle si souvent. Avec quelle
rapidité la peau paraît se faner ! Le vieillissement n'est pas celui
qui apparaît progressivement au delà de l'âge mûr ; c'est un brusque
et soudain désenchantement de tout l'être qui se produit parfois « en
à peine un peu plus de deux ans ». Les enfants « ont affreusement grandi
». « Quelle déconvenue ! Que s'est-il donc passé ? ». (158) Chaque
amour ne peut évoluer que dans un [224] bref espace
de temps; chaque plaisir, presque immédiatement déçu, est sans cesse
à retrouver. Devant les
enfants, le sentiment lui-même hésite entre le désir et une sorte d'attendrissement
apitoyé. Dans les environs de Cuverville, raconte Gide, au cours d'une
promenade, il se sent attiré par les enfants de la lande, mais ceux-ci
sont dénués, monstrueux et ils viennent « se blottir » dans « les plis
de mon manteau ». Devant d'autres aux « cheveux blonds », au « regard
pur », à Weimar, la même année : « Que n'ai-je osé m'asseoir auprès
d'eux! » (159) Le désir le rend timide quand ils sont beaux; quand
ils sont laids, il ne reconnaît plus que l'enfance en eux. L'enfance
par elle-même allège de la timidité : il s'agit plutôt de jouer, et
non de conquérir. Mais le sentiment est parfois plus complexe. Parlant
d'Athman : « ... Et je retrouvais aussitôt le docile enfant que
j'aimais » écrit Gide ; au contraire la dureté du visage d'Ali « arrêtait
en moi tout désir ». (160) La personnalité le gêne ; la docilité le
met à l'aise. Mais entre la douceur et l'insignifiance, le désir n'a
presque pas d'espace pour se reconnaître. Alors cette
figure de la naissante adolescence est recherchée parfois dans les milieux
équivoques d'apprentis en « demi-chômage », dans une sorte de prolétariat
en haillons, où deux enfants survivent sur onze, mais où peut apparaître
un « Apollon » de quinze ans, dans une « pose à la Praxitèle ».
(161) Il arrive que parmi ces enfants, certains se fassent proxénètes
et Gide, revendiquant les droits du plaisir, écrit : « Je ne sais
pourquoi l'on a toujours fait des monstres et des êtres vils des procureurs
». (162) La rencontre de hasard souvent n'a lieu qu'après de longues
recherches. « Je... rôde jusqu'à la nuit dans d'extraordinaires ruelles
pleines d'hôtels borgnes ou louches » écrit Gide. (163) Entre son horreur
puritaine de l'hypocrisie et l'attrait du clandestin, s'est établi un
compromis, que Gide a introduit, [225] habilement
voilé, dans son œuvre. Dans le Journal, Alexandre, « à peine
un peu moins beau qu'à quinze » ans, vit des hommes, des femmes, des
« trucs » : — « Comme il serait intéressant, déclare
Gide, s'il ne mentait pas constamment ! » A Alexandre, il demande des
nouvelles de son frère cadet, un frère plus ou moins supposé : — « Il
est à Madagascar, répond-il. » Gide ajoute : « La dernière fois que,
moi, je l'avais vu, il sortait de la Petite Roquette » Ainsi incline-t-il
fréquemment de l'aîné au puîné, de Bernard à Caloub, — dans cette recherche
incertaine, dans ce besoin de saisir la silhouette de la beauté fuyante.
Une fois, il laisse échapper ces mots : « Je ne sais quand cette poursuite
est la plus avilissante et la plus vaine ? Quand on rencontre le plaisir,
ou qu'on le cherche sans le trouver ». (164) Il note cela
à cinquante-huit ans, à Marseille, et ajoute : « Et demain je recommencerai. »
Mais peu à peu, il a appris ; il est parvenu à intégrer cette « poursuite
» du plaisir dans sa vie comme dans son art, et le plaisir véritablement
assouvi lui a apporté ses moments de certitude. Son inquiétude est venue
d'ailleurs.
« Qu'advient-il,
écrit Gide, lorsque la fonction sexuelle se trouve amenée, pour s'exercer,
à quitter l'objet de son désir... ? » Dans ses périodes de chasteté,
il connaît le malaise. La confession apparaît voilée en divers endroits
de ses écrits. Après son aventure de Sousse, sa première aventure, cloîtré
dans sa chambre à La Roque : « Rien qu'un désert affreux, plein...
d'épuisants rêves, d'exaltations imaginaires... je me dépensais maniaquement
jusqu'à l'épuisement. » Rousseau, pour
d'autres motifs, raconte qu'il s'est livré [226] à ces pratiques secrètes, mais, Rousseau
nous laisse entendre, sous ses allusions poétiques, qu'il s'en est fort
bien accommodé. Rien de plus innocent en apparence, de plus facile ;
ce n'est qu'une sorte de paresse. (165) Mais la facilité même crée
le danger. Il suffit de se laisser aller, comme on se soûle, comme on
augmente les doses dans la drogue. Le besoin crée le besoin, et puis
le manque. Au début de la guerre de 1914, à Cuverville où Gide fait
des séjours répétés, il écrit quelques-unes des pages les plus désespérées
de son Journal : il parle d'un état « dans lequel je n'ai que
trop de tendance à retomber » ; le 15 juin 1916 : « J'ai déchiré
une vingtaine de pages de ce carnet... On eût dit les pages d'un fou
» ; ou bien : « Il ne me reste plus que juste assez d'intelligence pour
constater que je deviens idiot. » (166) Mais, même pendant
cette crise, la force de sa lucidité lui permet précisément de reconnaître
un « état maladif » qui compromet son équilibre nerveux. Et lui qui
aime tant la vie et la maîtrise de soi, prend ce « désordre d'esprit
» en horreur. S'il s'abandonne
au lieu de résister, son désespoir augmente : espérant peut-être « exténuer
mon démon... et n'exténuant que moi-même ». Alors que ses plaisirs avec
des êtres de rencontre le rendent à lui-même, léger et dispos, ou ravi,
et lui paraissent le bien, ses « retombements » l'épuisent ; il les
appelle : le « vice ». Le vice devient le démon. La lutte se présente,
à un moment pour lui, comme un choix à la croisée des chemins, dont
l'un [226] serait censuré et l'autre ouvert ; l'un
le bien et l'autre le mal, comme dans une imagerie religieuse. Le mécanisme
de la lutte apparaît toujours le même, aussi longtemps qu'on cherche
à résister de front, qu'il s'agisse d'une passion dont on se promet
de se défaire sans le pouvoir : — « Demain, demain, tout cela finira
! » dit le Joueur de Dostoïevski — ou qu'il s'agisse d'une manie comme
le besoin de fumer (« Troisième jour sans fumer » (1921) ; « Ne me souvenais
plus de mon âge. C'est là ce que j'avais été chercher aux bains. — Mais
je me laisse aller à fumer beaucoup trop » (1929) : des notations de
ce genre apparaissent de temps à autre dans le Journal.) Mais
il est vain de prétendre lutter par le refus d'échappement et Gide écrit
: « Je fumerais moins, si je cherchais moins à moins fumer » (1929). Dans sa jeunesse,
André Walter s'enorgueillissait du combat : « C'est sublime cette lutte
dans le noir — seul à seul, corps à corps... Quelle fierté, Seigneur,
que vous m'en ayez jugé digne ! » En 1916, la lutte reprend : « ...
Souvent je doute si j'en puis échapper sans un secours venu d'ailleurs.
» C'est l'époque de sa grande embardée mystique et de Numquid et
tu... ? L'homme en détresse lance un appel : « Je roule aux marches
mêmes de l'Enfer. » Mais il n'est jamais complètement dupe. Il a cru
un moment (ou voulu croire) qu'une aide contre l'obsession pourrait
venir de l'Eglise. Il a cherché la paix — sans oublier que l'Eglise
ne pouvait la lui rendre sans le soumettre à sa règle, sans lui imposer
l'exercice de l'hypocrisie et du mensonge. Pour l'Eglise la sodomie
est aussi condamnable que l'onanisme ; Gide, au contraire, les oppose
l'un à l'autre, pensant que l'amour est la véritable délivrance de l'obsession.
Dans sa correspondance avec Claudel, il revendique son homosexualité
; il ne croit pas que l'abbé F., dont Claudel lui a donné l'adresse,
puisse par ses « exhortations, ses réprimandes et ses conseils », obtenir
plus qu'il n'a pu lui-même. En ce qui le concerne, il ne [228] lui paraît pas que l'Eglise ait à voir dans ces questions.
(167) Et dans son Journal, il note : « Il est malséant de chercher
à intéresser Dieu à des défaillances physiques dont une meilleure hygiène
peut aussi bien venir à bout » (1916). Il est remarquable que, sans
le secours ni d'un prêtre, ni d'un psychiatre, Gide se soit dégagé seul
de cette forme d'obsession sexuelle. Il a aspiré du plus profond de
lui à un amour et voici qu'en 1917, il rencontre, dans son propre milieu,
l'adolescent si longtemps attendu. Il semble que son désir de le rencontrer
l'ait fait apparaître. «... Un pareil calme, je ne l'avais plus connu
depuis des mois, des années. » Il éprouve un rajeunissement, une sorte
de puberté nouvelle, un élan tel qu'il est prêt à tout sacrifier à cet
amour. Il comprend que par lui il a trouvé sa joie et l'équilibre, qu'il
a toujours appréciés comme les biens par excellence. Plus tard quand
il cherchera à analyser la nature de l'instinct sexuel « non assouvi
directement », il expliquera qu'il « est susceptible... de multiples
hypocrisies » ; il divise la conscience et la déchire. « ... Quand l'assouvissement
de la chair n'entraîne aucun assentiment, aucune participation de l'être...
Quelles vengeances secrètes peut alors se préparer la part de l'être
qui n'a pas trouvé place au festin ? » (168) En créant le personnage
d'Armand, un des plus curieux des Faux-Monnayeurs, Gide a présenté
dans cet être divisé, contrefait, qui exerce ses « vengeances secrètes
» sur sa [229] famille,
un cas extrême d'hypocrisie sexuelle. Les expressions de son obsession
reproduisent parfois quelques notations du Journal, surtout de
1916. Sans doute rien n'est dit dans le roman de la vie secrète d'Armand.
(169) La cause de l'obsession peut avoir des origines différentes ;
elle revêt parfois des formes d'expressions voisines les unes des autres.
Mais alors que les crises même « terribles » de Gide sont toujours maintenues
à l'arrière-plan d'un moi qui se veut harmonieux, le comportement d'Armand
est mis en pleine lumière et les traits de ce personnage poussés dans
le roman à la limite font de lui un raté, contorsionné et impuissant.
Peut-être l'hypocrisie sexuelle apparaît-elle également, mais vue sous
une autre face, chez le Pasteur Vedel, père d'Armand dans les Faux-Monnayeurs
: son désir qui s'exerce à vide lui a donné le besoin de
s'étourdir en s'agitant continuellement dans la pratique de son ministère
; distrait de lui-même par l'ineffable illusion d'une vie toute adonnée
aux œuvres, il représente pour l'auteur l'exemple de l'inconsciente
malhonnêteté. (170) Gide constate
dans cette obsession le leurre et la division de la conscience. Mais
le « mal » véritable, c'est d'être seul ; c'est d'éprouver sa solitude,
qui conduit à une solitude plus grande encore. L'homme seul n'existe
pas, et l'amour est précisément la première manifestation de l'acte
social. Cet « horrible dégoût de tout et de moi-même » (171) exprime
la honte de la solitude. La honte qui suit le plaisir solitaire, c'est
d'avoir rayé l'espèce humaine. « Je ne sens pas en moi beaucoup d'inavouable,
écrit Gide, si ce n'est [230] dans le domaine
de la chair. » Remarque qui peut surprendre de la part de celui qui
dans ce domaine paraît avoir avoué sans réserve. Mais alors qu'il a
placé en plein soleil ses aventures d'Algérie, il a cherché à voiler
ses nuits désespérées par un sentiment de pudeur qu'il n'a jamais pu
complètement vaincre et la pudeur ici, c'est la crainte d'apparaître
seul, de n'avoir rien à cacher de sa nudité. Cependant quand
Gide se dégagea peu à peu de l'inquiétude religieuse, il se dégagea
par là même de l'obsession du désir sexuel « non directement assouvi
». Ses allusions voilées au besoin « d'exténuer son démon » sont notées
de plus en plus rarement dans son Journal et à partir de 1925
n'y figurent presque plus : il a cessé de connaître après le plaisir
solitaire les « retombements », le « dégoût de tout et de soi-même ».
« ...Savoir si j'ai raison de triompher de ce désir », de ne plus lutter,
ce sont des « questions, du reste, que je ne me pose plus jamais ».
(172) De quelque façon que le désir se satisfasse, la satisfaction lui
apparaît comme un repos, nécessité physique pour son équilibre moral.
Et la fin de la hantise puritaine met naturellement fin à l'excès. Il semble aussi,
quoiqu'il n'y ait pas d'aveu bien net, que Gide ait pris son plaisir
à des caresses dont il ne demandait pas la réciprocité et que l'écart
lui ait paru peu à peu moins net entre ces caresses et les pratiques
secrètes. Sans doute peut-il paraître surprenant que la jouissance dans
le plaisir solitaire soit de nature différente de la jouissance par
le plus furtif contact avec autrui ; mais la jouissance avec autrui,
même dans l'obscurité, s'accompagne de sa présence et de sensations
précises. Sensations plus ou moins fortes qui peuvent faire varier l'intensité
de la présence de l'autre. Sa présence est d'autant plus réelle que
l'assouvissement est profond. Il arrive qu'il n'y ait que dégoût dans
une rencontre de passage : alors le dégoût peut [231] ramener au
sentiment de la solitude. Quelque fondamentale que soit la différence,
dans le plaisir, entre la présence et l'absence, la frontière n'est
cependant pas précisément tracée. La présence de l'être aimé peut déborder
le temps de sa présence physique : après une nuit de plaisir
à Biskra avec le jeune musicien arabe, Gide raconte que sa « jubilation
» est telle que, resté seul : « ... Je ravivai nombre
de fois encore mon extase ». (173) Ou bien, quand il note,
en 1918, époque de sa passion pour M., qu'il ne doit revoir que dans
quelques jours : « ... Assouvissement médiocre et qu'aucune détente
ne suit », le souvenir et l'attente de l'être aimé sont tels qu'il ajoute
aussitôt : « Je parviens néanmoins à me maintenir en état de joie. » Et cependant
pourquoi tant de souvenirs et tant d'attentes, et si peu de présence
réelle, ou dans la présence même des plaisirs si brefs, si épisodiques
? L'assouvissement, quelque joie qu'il ait donnée, n'est jamais qu'éphémère.
Il semble que, dans l'amour pour l'adolescent, l'enlacement suive trop
rarement l'étreinte.
L'amour peut-il
donner une joie complète et dans l'instant durable ? Il semble qu'il
aspire à cette contradiction qu'est toute possession, qui en apportant
la personnalité à un être la lui enlève au même moment, qui donne à
l'homme le sentiment d'une volonté qui s'oppose à lui et d'une volonté
qu'il domine, qui est proprement l'acte de vaincre et de créer — un
dépassement. « Prends-moi donc et étreins-moi durement! » dit Marthe
dans l'Echange. Etreindre un être, c'est à la fois affirmer son
existence et sa liberté — et se soumettre à la nécessité du désir ;
c'est s'insérer dans l'existence d'un autre — et la nier ; c'est [232]
réellement
ou symboliquement pénétrer dans la masse d'une chair et lui donner l'existence
et l'autonomie ; c'est dans la lutte de deux forces confondues, faire
son œuvre. On pourrait
croire qu'un inconscient besoin d'imitation incite les invertis à conformer
leur comportement à celui du couple traditionnel. Mais la sodomie paraît
loin d'être la règle. Même l'amour pour l'adolescent, qui semble le
plus près de l'amour pour une femme, en reste fort éloigné. La possession
dans le couple traditionnel prend un sens si différent de celui que
lui donne le couple inverti qu'un homme et une femme, même s'ils ont
pris leur plaisir, ne déclarent pas avoir fait l'amour lorsqu'il n'y
a pas eu acte de possession. Cette manière de parler correspond à une
certaine réalité pour eux, mais elle traduit toujours inconsciemment
une conception traditionnelle de l'amour. Dans les amours réprouvées,
la conception rituelle du plaisir prend moins d'importance ; la représentation
du plaisir, davantage ; les mots « faire l'amour » correspondent à presque
toute la réalité, mais à une réalité de plus en plus difficile à cerner.
L'enlacement de deux corps nus en contact par tous les pores de la peau,
sans qu'il y ait possession dans le sens habituel de ce mot, peut paraître
à ces amants, dans l'ivresse de leur désir, la forme accomplie de la
réalisation. Ou bien les préambules, les caresses peuvent être pris
pour fin. Alors les amants ne trouvant plus dans le plaisir même un
critère précis aux mots « faire l'amour », décident parfois qu'ils ne
l'ont fait que lorsque l'un ou l'autre ont pris leur plaisir.
(174) Mais il arrive que le plaisir prenne des formes encore plus incertaines
: un contact, un acquiescement sous-entendu peuvent conduire à l'assouvissement.
Ou parfois dans l'attente d'une rencontre la nuit, à la lueur d'un réverbère,
l'impression d'être traqué, adjuvant au plaisir, devient tout le plaisir. [233] Sans doute chaque couple réinvente le plaisir ; chacun éprouve à sa façon le sentiment d'une possession. Mais revient toujours la contradiction : comment faire de l'être désiré une chose possédée, puisque l'être aimé est lui et pas moi ? Pour nous rendre maître de l'objet aimé, il nous faut parvenir tantôt à dominer sa personnalité, tantôt à nous assurer qu'il nous désire ou l'un et l'autre à la fois. Gide a cherché
le plaisir dans la docilité de l'enfant, mais plus encore dans la croyance
d'être aimé par lui. Il ne veut être aimé ni par vanité, ni par orgueil,
mais pour se rassurer, pour rassurer sa timidité, mû par une sorte de
nécessité intérieure, qui rejoint son besoin d'éprouver la sympathie
d'autrui. Devant ses amis, il ne retrouve ses moyens dit-il — pour parler
ou pour lire à haute voix — que lorsqu'il se sent attentivement suivi. Le désir d'être
aimé aboutit parfois à la méprise. En Egypte, dans les jardins de son
hôtel, il voit un peuple de petits jardiniers qui s'offrent avec facilité,
à l'affût d'un bakchich, (175) mais dans l'instant où il constate leur
cupidité, il peut l'oublier aussitôt, parce qu'il demande très peu de
chose à l'enfant. Je m'en suis tenu aux caresses, écrit Gide et « le
petit s'en montrait encore plus ravi que moi-même ». Dès sa première
aventure à Sousse, qu'il a racontée dans une forme d'une rare pureté
poétique, l'initiative vient de l'enfant : c'est lui qui « invite »,
lui qui, lorsqu'il croit que Gide refuse ses avances, prend « une expression
de déconvenue », lui qui, dans un mouvement d'impatience, défait son
vêtement et nu, « en riant, se laissa tomber contre moi ». En 1942,
dans son dernier Journal, Gide raconte avoir connu « deux nuits
de plaisir comme je ne pensais plus en pouvoir connaître de telles à
mon âge », et précise : « Il dit avoir quinze ans... Il n'était
pas question de complaisance de sa part, car il prenait au jeu autant
[234] d'initiative que moi-même... Tout son
être chantait merci. ». L'être aimé
a une volonté d'être ; c'est pourquoi il faut le conquérir, le circonvenir,
mais précisément la certitude d'être aimé rend la conquête inutile,
enchaîne l'objet aimé, le fait prisonnier. Alors le désir est libéré.
La conquête paraît préétablie et tout acquiescement, amour. Que peut d'ailleurs
signifier : être aimé d'un enfant ? L'enfant peut être flatté d'avoir
été distingué, d'intéresser un adulte qui lui consacre son temps, avoir
le sentiment qu'il devient un personnage, s'en targuer — sans que ces
sentiments s'associent directement à son plaisir. Un enfant se rend
parfois si peu compte de ce qu'est véritablement la sexualité que, tout
en répondant aux invitations d'un aîné, il lui arrive de nier qu'il
s'agit de gestes « d'amour » — et si un camarade lui disait : — Il t'aime.
— Il m'aime ? répondrait-il avec surprise. Tout se déroule pour lui
sur le plan du jeu, dans une atmosphère de gratuité (c'est d'ailleurs
peut-être au contact des enfants que l'idée d'acte gratuit a pris naissance
chez Gide). C'est la forme du jeu que revêt l'amour de l'adolescent
: « ... en riant, se laissa tomber contre moi » (176), les « riantes
avances de l'enfant », (177) « il apporta dans le plaisir une sorte
de frénésie amusée ». (178) Le plaisir n'est qu'un ébat parmi
d'autres, sans plus d'importance que les ébats du collège dont on ne
parle pas ; et la volupté est cueillie « en passant, comme furtivement
; délicieusement pourtant ». (179) Et Gide répète : « Pour
moi... que souvent, pareil à Whitman, le plus furtif contact satisfait.
» Le rôle du toucher s'aiguise, — le rôle de la vue devient plus important
comme s'il était à lui seul tout le plaisir ; — la naissance du bras
au poignet, — la vue d'un genou nu, qui permet d'imaginer la ligne du
mollet et de la cuisse. Il semble que chez Gide, l'amour ait pris
la forme de la caresse la plus [235] légère, se fasse aperçu, évocation,
insinuation et corresponde dans son art à ces indications à peine marquées,
à ce goût si connu de l'ambiguïté et de l'allusif. A la possession,
il préfère « le mystérieux attrait émanant de l'aspect d'un corps »,
(180) ou « certains visages de rencontre — et j'abandonnerais tout pour
les suivre », (181) — un coin de joue apparu, une silhouette par
opposition à l'éclatante allure d'un beau type d'homme, et même quand
la santé d'un « petit corps » l'attire, c'est avant tout d'une tache
de soleil sur ce corps qu'il s'éprend. « Je préfère, précise-t-il, mon
désir même et ce simple plaisir des yeux qui..., en soufflant sur la
convoitise, à la fois l'avive et l'apaise ». (182) Dans toute son œuvre,
le désir prend la forme d'une étoile fluide. Quand il parle de sa rencontre
tel soir, avec le jeune batelier du lac de Côme, « l'enchantement brumeux
», « les parfums humides » enveloppent son « extase ». (183) Dans
les Nourritures, c'est « au tournant creux du ruisseau », à travers
« un peu d'air tiède » qu'il évoque « un sourire et une caresse au petit
garçon de la forge... » ; c'est dans la nature et ses « voluptés réservées
» que s'exprime son « désir même », un désir diffus qu'il semble
préférer à l'objet de ce désir et qui finit par s'identifier avec l'être.
Certains des traits caractéristiques de son œuvre s'éclairent, et cet
état de convoitise perpétuelle se traduit par une perpétuelle curiosité.
Devant le petit corps nu et très beau d'un tout jeune démon, Saül, «
affriandé », demande : — « Ah ! il y en a d'autres ? — Où donc
? » Les Faux-Monnayeurs s'achèvent par ces mots : « Je suis bien
curieux de connaître Caloub », le petit Caloub, frère de Bernard, qui
représente pour Edouard la perspective d'une aventure nouvelle. Répondant
à l'auteur d'un roman équivoque, il écrit, en se gardant de le juger
: — Je voudrais bien savoir qui est ce personnage dont vous parlez [236] page x... L'art de Gide c'est d'avoir donné à sa curiosité
une forme amusée et humaine. Il est parvenu
à dégager le désir des veto, des commandements et d'une arbitraire hiérarchie.
C'est naturellement vers la plus intense joie que se dirige l'homme
libéré. Certes la satiété crée la tristesse qui est mauvaise, car le
désir comporte l'excès. Mais seul l'homme connaît lui-même l'étendue
de son désir qu'aucun être, ni aucune morale ne saurait lui mesurer,
son désir, expression même de son être. On sait qu'aussitôt
après les Nourritures, Gide écrivit Saül. Saül est retombé
dans l'inquiétude : c'est par une suite d'étapes opposées que Gide
s'est progressivement libéré. Les curiosités de Saül tournent autour
d'un secret. Il ne dira rien, mais si nous savions ce qu'il sait...
Il a fait tuer les sorciers d'Israël pour qu'aucun autre que lui ne
sache. Son secret l'oppresse ; parfois il le rejette en des « paroles
égarées ». Il ne le reconnaît pas pour sien ; il ne l'a pas encore pris
en charge ; il ne peut jouer qu'une sorte de comédie pour dissimuler
son inquiétude. Mais plus tard quand le secret sera proclamé, Gide se
sentira délivré : le désir aura retrouvé la voie libre. Le personnage
du Roi Candaule aussi repose sur une équivoque. Mais son secret
est celui d'un manque, le manque de jalousie, dont il s'enorgueillit
comme d'un « courage ». Il ne veut pas la reine uniquement pour lui
: « Je souffrais trop de la connaître seul... — Je me semblais comme
un cupide accapareur. » Son besoin d'appropriation est si peu marqué
que l'appropriation lui paraît parfois n'exister que dans la connaissance
qu'en ont les autres. L'Immoraliste,
dit Gide dans son Journal, est « un homosexuel qui s'ignore ».
Lui également paraît avoir un secret et Ménalque cherche à révéler l’Immoraliste
à lui-même : « — Il y a là, lui dit-il..., un sens qui semble vous manquer...
— Le sens moral, peut-être... — Oh ! simplement celui de la propriété.
» C'est peut-être finalement l'absence [237] du sens de la propriété qui caractérise le désir furtif.
Le désir de la possession ne dure que le temps du désir, s'évanouit
et renaît, toujours fugace. Le désir n'aboutit pas à posséder en propre
; il n'est ni désir de l'avare, ni désir de conquête. Il ne s'agit pas
de posséder un être comme on possède une chose, une terre, pour en faire
son bien. Pourtant l'idée
de possession est accompagnée généralement de l'idée de propriété que
le Code définit par le droit de jouir, d'user et d'abuser. Au
Roi Candaule précisément s'oppose le pêcheur Gygès. — « Je peux tout
sur cette femme », dit-il en parlant de sa femme. — « Elle
est à moi », et dans ce moment, par jalousie, la tue. L'acte de tuer
apparaît ici comme l'aboutissement extrême et presque symbolique du
désir de possession exclusive, — le plus éloigné de la caresse furtive.
Du Sentiment
d'Amour.
Quand l'aspiration
charnelle s'est évanouie, que reste-t-il ? La présence sans convoitise
suffit. Comme le petit Sadek (184) ne sait pas le français, Gide se
contente de regards et de gestes, et les gestes se réduisent à « cette
tendre façon... de me prendre les mains,... de sorte que nous continuions
de marcher, les bras mutuellement croisés, silencieux comme des ombres
». Ombres semblables à celles qui peuplaient [238]
l'enfer souterrain, de vivants après leur mort. Les gestes et les regards
prennent un sens figuré ; les mouvements ne sont que d'effusion. Dans
les violentes passions charnelles, il y a de merveilleux moments de
silence, mais c'est du silence même que se nourrissent les ombres :
« Quand nous aurions parlé la même langue, écrit Gide de Sadek, qu'eussions-nous
dit de plus... ? » Le désir s'est peu à peu subtilisé en une sympathique
attention, en un attendrissement. Parlant de Guido, un enfant de Roque-brune,
qu'il raccompagne chez lui, en lui donnant la main : « Il entre à peine
là du désir... » L'affection vague et diffuse s'étend jusqu'aux êtres
primitifs. Gide s'amuse à assimiler Athman, « cette petite boule tendre
et chaude » qui a dormi à ses pieds sur son lit, à un petit animal.
Plus tard il parlera de « la grande amitié
» qui l'occupera pour lui. Mais dans l'amitié de Gide pour les enfants,
comme dans son affection pour Dindiki, le paresseux, ou pour le sansonnet,
c'est son propre sentiment pour autrui, son désintéressement, qui le
touche. Alors inutile d'être aimé. Ces effusions sentimentales, ces
caresses platoniques conduisent elles-mêmes à un paisible et souriant
repos, dans un renoncement à la conquête. Cependant,
ce désir paisible s'attache parfois à un être particulier. C'est la
passion, une passion sans obsession sexuelle, mais qui lutte dans le
domaine des réalités morales. Dans cet amour aux formes apparemment
défuntes, ce que cherche Edouard, c'est à « jauger son crédit dans le
cœur et l'esprit » de l'autre. Minos soupèse les âmes des amants et
juge de leur amour selon leurs mérites. Sans doute les âmes revêtent
encore la forme de leur corps ancien et désirable. Dans les Faux-Monnayeurs
rien n'apparaît plus en Olivier du « duveté blond » de la peau,
c'est le souvenir de sa beauté charnelle qu'Edouard admire en lui. Mais
la sensualité ne le hante plus. Elle a fait place à la conscience morale.
Le débat s'élève et, sur ce plan, peut rester le même quel que soit
le sexe [239] de l'objet aimé.
La jalousie, anxiété
de tout l'être qui donne le plus souvent sa réalité à la passion, ne
se manifeste pas. La passion lutte contre la honte ou l'indignité. L'amour, dans
les Faux-Monnayeurs, apparaît comme la crainte d'une méprise.
Edouard se méprenait au silence d'Olivier au moment où « il eût voulu
[le] serrer dans ses bras » et Olivier : « J'ai peur que vous ne vous
mépreniez. » Olivier ne peut supporter la « mésestime » d'Edouard, et
Edouard : c'est pour « conquérir son estime » qu'il écrit les Faux-Monnayeurs.
C'est un jeu que l'esprit accueille avec gravité. A la méprise s'ajoute
la gêne. Toutes les nuances de la gêne sont éclairées dans ce roman
: la gêne de feindre par vertu, ou la gêne par pudeur, par amour. Olivier
rougit « énormément » quand il rencontre Edouard pour la première
fois et tout à coup Edouard lui dit : « Je suis bien plus gêné que toi.
» Les grands moments d'amour sont peut-être, pour Gide, ceux qui permettent
de surmonter la gêne, de supprimer le jeu. Mais chacun, par timidité
ou forfanterie, par désir de la perfection, devient factice. Il y a
une distance entre l'être et ce qu'il veut paraître, la réalité et la
réalité idéale : c'est le thème central des Faux-Monnayeurs. —
« Imaginez une pièce d'or de dix francs qui soit fausse, dit Edouard...
Si donc je pars de cette idée que... — Mais pourquoi partir d'une idée?
interrompit Bernard... » et, saisissant dans sa poche une vraie petite
pièce fausse qu'il fait sonner sur la table devant Edouard, il dit :
— « Je vois, hélas ! que la réalité ne vous intéresse pas. — Si, dit
Edouard ; mais elle me gêne. » Comment rester
naturel ? La jalousie, transposée également sur le plan moral, prend
la forme d' « un trouble malaise : dégoût ou dépit ». C'est surtout
crainte de la solitude, envie devant un couple : « sentiment affreux...
de demeurer en marge ». Finalement le désir, désincarné, trouve à se
satisfaire dans une rencontre de passage qui, dès qu'elle se prolonge,
engendre l'ennui, « rançon du [240] plaisir ».
Le sentiment, de son côté, cherche, dans une approbation mutuelle, une
communauté, un parallélisme de souvenirs et, à l'extrême, à faire coïncider
deux vies. Mais au même moment chacun se déforme en prenant modèle sur
l'autre, dans l'épuisant espoir d'atteindre à cette coïncidence par
la perfection. Pourtant la
véritable force d'une passion tient peut-être à l'imperfection, parfois
à l'indignité de l'objet aimé. « On ne doit jamais aimer, écrit Corneille,
en un point qu'on ne puisse n'aimer pas... », comme si les hommes étaient
sans défaut. Ce sont souvent leurs faiblesses qui nous attachent le
plus. « Si l'on n'en vient jusqu'à là, reprend Corneille, c'est une
tyrannie dont il faut secouer le joug ». (185) Mais un amour sans
tyrannie est plus proche de l'amour intellectuel de Dieu que de l'amour
des créatures humaines. « L'amour, dit Spinoza, est la joie accompagnée
d'une cause extérieure. » L'être aimé appartient au monde des choses
qui nous résistent. Nous ne pouvons en être maître. Par opposition à
l'amour-estime, c'est le drame de toute possession. Il ne suffit pas
de posséder, nous voulons être payés de retour, nous rêvons de l'amour
réciproque : d'où la rareté des grandes passions et des grands romans
d'amour, les romans exclusivement consacrés à l'amour. Nous cherchons
dans l'amour une certitude de droit et nous n'avons jamais qu'une certitude
de fait, sans cesse remise en question. C'est la projection d'une possession
qui suscite l'espoir de la coïncidence. Mais comment peuvent coïncider
deux êtres différents et souverains, deux êtres inégaux. — « Je te comprends
! » déclare la Vierge Folle, et il hausse les épaules. Quand l'amour
reprend un contenu sensuel et affectif et qu'il se heurte au monde extérieur,
apparaît son caractère de fatalité, de philtre, de poison. L'attirance
devient un délire et le mépris n'y peut rien : — « J'ai attrapé la peste
», s'écrie Karamazov. Mais Grouchégnka, qui rit des [241] uns et des autres impitoyablement, reste
une fillette pure au regard d'enfant, une fillette irresponsable. La
malédiction de l'amour, issue du monde de la nécessité, peut alors rejoindre
l'innocence. Ce caractère
de fatalité prend parfois des inflexions plus accentuées dans l'amour
pour l'adolescent et qui tiennent à l'éphémérité de sa nature, à l'inégalité
accrue. L'adolescent doit échapper quand cessera son adolescence et
l'aîné pressent cette échéance. L'extrême jeunesse de l'adolescent établit
un déséquilibre dans le couple, et c'est en vain que l'aîné se penche
vers lui, cherche à imposer à ses amis celui qu'il vient d'adopter,
qui accepte cette consécration et sent que ce n'est quand même pas à
lui seul qu'elle est accordée. L'âge de la puberté est une explosion
; l'adolescent veut retrouver son moi épars ; sa personnalité devient
« terrible » comme celle de Douglas faisant des scènes à Wilde
« d'une voix sifflante, méprisante, haineuse » (186). Rimbaud ricane,
puis pleure : — « Je te jure que je serai bon... » A Bruxelles, hargneusement,
il scande : — De l'argent ! De l'argent !... La question d'argent s'enfonce
comme un coin dans ces couples dissociés. On pourrait croire qu'il ne
s'agit pas de Bosie ou de Rimbaud, mais de quelque garçon qui trafique
de ses charmes, tant ces questions d'argent, au milieu des heurts et
des violences, se répètent suivant une même ligne de fatalité. Cependant
cet amour exaltant devient parfois inspiration ou voyance. Entre Rimbaud
et Verlaine, il y a eu cet engagement pris de rendre son pitoyable frère
« à son état primitif de fils du Soleil », il y a eu les Romances
sans paroles, les Illuminations. Pour Gide,
la vie de Rimbaud est une « banqueroute affreuse » (187) — par
opposition sans doute à une vie bien menée, heureuse, qui s'achève dans
la sérénité. Certes, Gide a admiré, mais en la ramenant à la dimension
humaine, [242] ce génie si
opposé au sien. Mais l'amour romantique lui reste étranger et même le
classique : Phèdre, malgré les beaux cris de sa passion, lui paraît
un peu encombrante : « Et Phèdre au labyrinthe ; avec vous descendue
—— Se serait avec vous retrouvée ou perdue. Mais la passion l'aveugle,
écrit Gide ; au bout de quelques pas, en vérité, elle se serait assise...
» Sans doute
nous retrouvons au départ, dans la passion d'Edouard, le sentiment de
la fatalité. Cependant Edouard ne peut s'attacher qu'à des adolescents
qui ne s'opposent pas à lui, ou, du moins, dont la rébellion atténuée
n'est que la forme charmante d'une nature « répondeuse », qu'à des adolescents
capables au plus de quelques détours. Avec eux, pas de graves mésententes.
La question d'argent n'est jamais pressante pour eux. Quand Bernard
quitte sa famille, il n'envisage qu'une vie de bohème amusante et gratuite
: « Alors où vas-tu vivre ? — Je ne sais pas. — Et avec quoi ? — On
verra ça. » La chance pourvoira à ses besoins, à la condition qu'il
respecte les règles du jeu et qu'il ne fasse pas le marlou : — « Ça,
je te le promets. » L'argent plus que tout fausserait le jeu : quand
Olivier propose d'aider Bernard, celui-ci répond : — « Non... Il me
semblerait que je triche. » De même, dans sa Conversation avec un
Allemand, Gide raconte, avec cette franchise déconcertante qui n'appartient
qu'à lui, — craignant que l'Allemand le « tape » : « Ma phrase est prête
: Si je vous aidais, vous ne m'intéresseriez plus. » L'adolescent
de Gide, même le prodigue ou le bâtard, continue à appartenir à son
milieu. L'amour ne le déclasse pas. Gide est parvenu à introduire dans
un roman l'amour pour l'adolescent sans qu'il y ait rupture entre les
personnages et leur milieu bourgeois. C'est que cet amour se joue sans
trop de fulgurance, presque en entier sur la carte de la tendresse.
Et quand il aboutit à son dénouement, Edouard « regarda dormir son ami
». Mais, alors que pour Proust : la regarder dormir n'est qu'une « heure
de rémission » [243] dans la souffrance et l'angoisse, — pour
Verlaine une terreur : « Va, pauvre, dors ! Moi, l'effroi pour
toi m'éveille », Edouard s'absorbe dans la contemplation du visage clos
et énigmatique d'Olivier. Il veille, il préserve, il attend son éveil
pour l'ouvrir à la vie. L'amour devient
finalement pour Gide un besoin d'éduquer, mais « avec quel amoureux
respect » d'autrui, quelle crainte d'un « enveloppement sans scrupules
» ! Introduire l'adolescent dans un nouveau milieu, le transplanter
implique déjà un risque, et Gide se demande s'il n'infléchit pas la
personnalité de l'enfant au moment où elle se forme, s'il ne l'accapare
point. Il semble hésiter à lui laisser prendre du champ, ou à le modeler
conformément à son image : ici réside peut-être l'ambiguïté propre à
toute éducation, et particulièrement dans cette pédagogie amoureuse,
il y a partage entre le désir de rendre le disciple tantôt différent,
tantôt un autre soi-même. Gide est ému de voir l'enfant mûrir, de suivre
son « attention toujours plus vive, à mesure qu'elle est plus instruite
» ; il est heureux de ses succès comme des siens propres. Il éprouve
une sorte de fierté quasi paternelle. Plus tard ce qu'il cherchera en
sa fille Catherine, c'est d'abord la joie de se reconnaître, de retrouver
ses propres traits en ses mots d'enfant ; bientôt il écrit des « lettres
à Catherine » ; il se réjouit « immodérément » des leçons qu'il s'apprêtait
à lui donner, mais « j'ai vite dû déchanter... » Il a pris plaisir à
lui offrir tel livre ; mais il ne pense pas qu'elle l'ait seulement
ouvert. Serait-ce une sorte de loi ? « J'ai connu de pareils déboires
avec Marc ; il suffisait que quelque chose vînt de moi pour que la curiosité
qu'il en marquait retombât aussitôt. C'est comme si l'un, puis l'autre,
avait à se défendre de moi. » (188) Alors il ne peut pas
ne pas se rappeler qu'ils sont pareils aujourd'hui à ce qu'il était
jadis. Pour se retrouver dans le disciple, il faudrait que le maître
se retrouve lui-même [244] dans son passé
; il cherche au contraire à l'attirer vers son présent, croyant ainsi
se rapprocher de lui, mais leur présent n'est pas le même. La contradiction
paraît insoluble. Dès sa jeunesse,
Gide enveloppait Nathanaël de conseils : « Je t'enseignerai... Je veux
t'apprendre... Je te le dis en vérité... » En vain ajoute-t-il : « Que
mon livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à lui-même... » Quand
il constate plus tard que Catherine « ne s'intéresse qu'à elle-même...
cela ne [l'] intéresse pas ». En éduquant, est-ce moi que je cherche
à éduquer — ou toi ? Peut-être l'amour est-il avant tout un point de
départ pour le maître, un point d'appui, un « collaborateur » (189)
qui lui permet de s'initier progressivement — quitte à l'objet aimé
à emboîter le pas, s'il le peut. « Eduquer ! Qui donc éduquerais-je,
que moi-même ? » L'amour qui m'a tant occupé pour toi, je me le « suis
surfait ». En dernière
analyse, le thème de la surestimation de l'amour achève cette œuvre
qui paraissait toute vouée au désir et à l'adoration éperdue. « La glorification
de l'amour, écrit Gide, aura été une des pires et des plus ridicules
erreurs de ce temps. » C'est la confusion du plus noble et du plus vil.
L'amour a été pour Gide le guide, le tremplin qui, dès le début de sa
vie, le « souleva si loin au-dessus de [lui-]même ». Sous toutes ses
formes, l'amour a été pour lui un besoin de don : « J'aimerais te donner
une joie... »; et plus tard, dans le Journal: « C'est
pour lui [Marc], pour conquérir... son estime, que j'écrivis les Faux-Monnayeurs,
de même que, tous mes livres précédents, c'était sous l'influence
de Em. ou dans le vain espoir de la convaincre. » (190) Mais précisément
puisqu'on n'arrive pas à convaincre, cela valait-il la peine de se livrer
à tant d'efforts ? La peine de... ? Le grand amour joue au grand
amour, et tout cela n'est que comédie. Certes une admirable comédie,
mais une comédie seulement. « Pour obtenir [245] de nous de
la grimace, aussi bien que beaucoup d'amour, un peu de vanité suffit,
» déclare Edouard. Mais alors, à quoi bon ? « Ce que je peux admirer
dans l'amour, c'est... le sacrifice ; mais ce sacrifice même
devient piteux si l'être qui le provoque est indigne. » L'amour vaut-il
un prix si élevé ? Cela valait-il la peine de naître ? La peine de...
Il arrive qu'un ami vous demande : — Ça vaut-il la peine de se rendre
à tel spectacle ? Quelle que soit la pièce, je réponds toujours : —
Non. Je pourrais aussi bien répondre : — Oui. La peine de... ? Cela
signifie, je pense, le prix d'une place pour ceux qui la paient. Si
l'entrée était gratuite, la question aurait-elle plus de sens ? Payons-nous
jamais notre place ? La société reçoit-elle son dû quand le criminel
lui paie sa dette ? Le sacrifice en amour est-il payé de retour ? Il
y a dans ce langage, implicitement contenue, la représentation du vieux
drame de la faute et de l'expiation. Gide n'a jamais pu s'empêcher de
s'y laisser prendre. Il rêvait jadis d' « agir sans juger..., [d']
aimer sans s'inquiéter si c'est le bien ou le mal ». Mais dans le même
temps « supprimer en soi l'idée de mérite..., il y a là un grand
achoppement pour l'esprit. » Alors il attribue
la contradiction de l'amour, à l'idée d'un devoir qu'il n'a pas rempli
ou d'obligations que l'être aimé n'a pas respectées. Le profit de l'amour
est resté insuffisant. Caractéristique, son attitude, à soixante ans,
envers le petit Emile D. : il note dans son Journal : « Avec
ce petit m'a quitté ce qui me restait de jeunesse, » mais le surlendemain
: ces sentiments « me paraissent exagérés jusqu'au bord de l'insincérité
». Le gosse, retenu par sa famille, sentant à la fois qu'il aime encore
le maître et ne veut plus l'aimer, ne voit d'autre issue que dans la
pensée du suicide. Allons ! Tout ceci n'a rien de réel. Sans doute la
lettre de l'enfant lui est « cruelle », mais quel gonflement de l'amour
tout au long de cette histoire. On en fait une affaire, l' « affaire
du petit Emile », alors que l'amour n'est qu'un jeu, auquel Gide s'est
laissé prendre [246]
« d'une
manière bien ridicule »,. parce que cette fois encore il n'a pas consenti
à considérer l'amour pour ce qu'il est, simplement « comme un jeu ». Un jeu ? Il
entre aussi du grotesque dans le grand amour. Que signifie, écrit Montaigne,
la « ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvements écervelés
et étourdis de quoi il agite » ? Et Gide : c'est le « bousculement irraisonnable
de nos pensées » que nous appelons « mouvements du cœur ». Si l'amour
est un jeu, ce n'est qu'un jeu pour petits garçons, qui fait de l'homme
viril un valet ou un diseur de fadaises. L'état de convoitise
où Gide a vécu presque tout au long de sa vie s'est éteint. Et cependant
le monde ne lui paraît pas désenchanté. N'a-t-il pas eu une femme, une
fille, un disciple — n'a-t-il pas laissé une œuvre ? Il ne proférera
pas que tout est poussière des vents. S'il a renoncé à croire à l'amour,
ce n'est pas pour ce mysticisme platonicien, d'où est sorti le chrétien.
Vieillard, il continue, comme d'autres grands vieillards, Hugo ou Goethe,
à satisfaire son désir, sans souci des interdictions, ou des censeurs,
naturel devant les plaisirs qu'il appelait autrefois « frelatés », affirmant
qu'il faut prendre l'amour pour ce qu'il est, qu'il rassemble l'être
et qu'il permet avant tout de travailler dans de bonnes conditions «
hygiéniques ». L'amour, commodité
hygiénique... : c'est dans ces termes que le petit bourgeois en parle
souvent quand il se rend dans un mauvais lieu, de même qu'il appelle
laïus, un développement lyrique. Cette volonté de dépoétisation que
Gide a appliquée à l'amour, il l'applique également à la poésie : «
Peu s'en faut, dit-il dans son dernier Journal, que l'état lyrique
ne me paraisse un état d'enfance. » Mais ce n'est qu'en s'éduquant «
interminablement » et en prenant l'amour comme une sorte d'exercice
spirituel, qu'il est parvenu à le vider de son contenu inspiré, à se
garder de l'inspiration même, où il a craint de voir, comme dans ses
embardées mystiques, une forme de la tromperie. Ce [247] triomphe de la raison s'appuie finalement
sur un goût fondamental du bonheur. S'il n'a jamais aimé le sale gosse,
s'il a éprouvé toujours « quelque pointe d'hostilité » à l'égard
d'un contentement de femme ne comportant pas « un peu de résignation
», c'est qu'il n'a pas voulu que la douleur empiète sur lui ; quand
elle l'a mordu, il a tout fait pour lui tordre le cou; l'ennui s'est
progressivement atténué dans sa conscience, comme la force du mot dans
le langage. Et cette résolution, il l'a tenue, que son Journal «
ne sera pas le confident de [ses] tristesses », ni sa vie la figure
du chagrin. [248] CHAPITRE II
« NOUS NE SOMMES
PAS FAITS POUR CES QUESTIONS... »
L'écrivain dans la
Société
Quand, à soixante-trois
ans, Gide entra dans le communisme, on pouvait penser qu'il s'y maintiendrait,
ayant concilié en lui le communisme avec l'individualisme. Mais on était
en droit de croire également que ce qui l'avait heurté dans les institutions
bourgeoises : famille, justice, colonisation, ne serait pas aboli d'un
coup et qu'il rencontrerait bientôt, — se substituant à l'autorité du
père et au dogmatisme religieux, — l'autorité de l'Etat, qui lui semblerait
aussi haïssable. Ses retentissantes déclarations, dans son Journal
de 1931 (que l'on peut prendre comme date de son adhésion au communisme),
impliquent l'utopique conception d'une société « sans religion »...
« sans famille »... Il imaginait un communisme idéal, répondant à sa
grande nostalgie de l'état anarchique. Il faut se rappeler que l'U.
R. S. S. pouvait, à cette époque, prêter encore à un tel malentendu
: la cellule familiale, dans le nouveau régime, paraissait véritablement
dissociée ; le mariage, réduit à une sorte d'union libre, prenait le
caractère d'une rupture antibourgeoise ; la religion était représentée
comme une grossière superstition et à la solde de prêtres cupides ou
de capitalistes [249]
intéressés. A la condition qu'ils fussent orientés dans un sens révolutionnaire
et marxiste, les courants de pensée les plus divers se manifestaient
librement et chacun pouvait espérer de l'avenir ce qui lui était le
plus cher. Pendant quatre
ans, Gide resta enfermé dans cette erreur, ou du moins dans ce qui nous
apparaît tel aujourd'hui ; ce n'est qu'au contact direct de la réalité,
en 1936, en U. R. S. S. même, qu'il en prit conscience. A son retour,
comme je lui demandais s'il reprendrait à présent une position évangélique
: — Oh, c'est
trop tôt..., dit-il, il s'agit d'abord de dessiller les yeux de tant
de jeunes gens abusés et qui ont pu l'être par moi. Quinze ans
plus tard, la Russie ayant triomphé de l'Allemagne, je fus amené à lui
demander où il en était avec le communisme ; il éluda un sujet qui l'avait
tant encombré jadis : — Je crois,
répondit-il, que nous ne sommes pas faits pour ces questions... Il était complètement
retourné dans son monde intérieur, fermé aux problèmes sociaux ; il
semblait avoir oublié son aller et retour, son retour spectaculaire
surtout (tirage de Retour de l'U. R. S. S. : plus de cent mille
exemplaires en 1937 et plus de quinze traductions dans la même année),
et les mouvements divers de l'opinion. Ses pages de
Journal sur ce sujet (de 1931 à 1937) n'ont jamais correspondu,
malgré parfois leur caractère anxieux, à une interrogation profonde
sur la structure de la société, à une véritable nécessité. Aussi, ce
qui nous intéresse, ce n'est pas tant l'aventure intellectuelle elle-même
qu'a représenté pour lui le communisme, — que les causes profondes qui
l'ont conduit jusqu'à celui-ci : une double évolution s'est produite
dans sa vie intérieure : la question religieuse le préoccupe toujours,
mais il a perdu la foi de sa jeunesse, en même temps que son ardeur
créatrice s'est épuisée ; il espère qu'un nouvel ordre social répondra
à la fois à ses [250]
préoccupations morales et suscitera une œuvre d'épanouissement qu'il ne sent
plus naître en lui. Le communisme lui apparaît comme un renouvellement,
une ouverture dans la vie de sa conscience : espoir rapidement déçu,
car il ne se détachera jamais complètement de la conception religieuse
et artistique du monde de sa jeunesse. Du point de
vue religieux, le communisme lui a fait faire un pas en avant : sa vie
est l'histoire de sa libération personnelle, d'un long cheminement vers
l'athéisme, où le communisme figure comme un accident, comme une méprise
sans doute et quand même comme une étape. Si c'est l'absence d'un dogme
religieux qui l'a attiré vers le communisme, c'est une nouvelle convention,
un dogme artistique, qui l'en a éloigné : du point de vue de l'art,
le communisme lui est apparu stérile ; il est revenu à la position de
l'artiste qui écrit pour une élite. Peu de temps
avant sa mort, il a réuni les lettres et les discours de cette période
sous le titre de Littérature engagée, mais c'est par une sorte
de contresens : il ne s'est jamais senti totalement engagé par ses déclarations
de 1931, ni, cinq ans plus tard, en reconnaissant publiquement son erreur.
Dans son Journal de 1942-1949, évoquant Retour de l'U. R.
S. S. et Retouches à mon Retour de l'U. R. S. S., il les
appelle, avec innocence, « deux pamphlets » et déclare que son voyage
lui paraît, avec le recul, un des plus attrayants qu'il ait fait ; ils
lui rappellent les plus beaux paysages et un des peuples les plus sympathiques.
Des faits politiques, des faits historiques, des faits concrets, il
semble qu'il n'ait pas voulu garder le souvenir, mais il n'a pas oublié
son accusation « portant sur l'oppression de la pensée. Ce que j'en
disais reste vrai... » Cette préoccupation ne tient pas seulement à
son voyage ; elle est celle de l'individualiste qu'il a été toute sa
vie. [251]
C'est avant
tout sa position d'artiste qui a rendu Gide si longtemps imperméable
à la question sociale. Elle n'a pas à être posée, selon lui, dans le
monde de l'art, à l'intérieur duquel l'homme doit trouver réponse à
l'art et également réponse à tout. A la suite
d'une évolution qui date du début du XIXe siècle, qui s'est
affirmée, au long d'une lignée d'artistes pour s'épanouir dans la première
décade de notre siècle, les écrivains de la génération de Gide sont
arrivés à faire de l'art un univers transcendantal (191): l'art est
le beau, le vrai, le bien, l'absolu, — et le reste du monde apparaît
dégradé. Ce qui relie les uns aux autres des écrivains aux tempéraments
aussi différents que Gide, Claudel, Valéry ou Proust, c'est une même
estimation de l'art, placé au haut de l'échelle des valeurs. Avec eux,
l'artiste devient un solitaire qui se comporte comme s'il vivait, tout
en les respectant, en dehors des conventions de la société. Valéry n'a
que mépris pour les questions de la morale ordinaire, qui pour lui,
font partie de l'étiquette... Pour Proust, l'artiste n'a d'autre devoir
que celui de ne pas se laisser distraire de son travail : il ne peut
servir qu'en écrivant, être utile à son pays « qu'à condition, au moment
où il étudie les lois de l'art... de ne pas penser à autre chose — fût-ce
à la patrie — qu'à la vérité qui est devant lui ». Pour Gide également,
la création est avant tout l'unique devoir. Mais Gide était engagé dans
la religion : il y avait pour lui un devoir religieux plus important
que le devoir de l'artiste. Il lui a donc fallu réagir contre son éducation
puritaine et échapper, par l'art, aux notions traditionnelles de bien
et de mal. Longtemps son esprit s'y est « achoppé », [252] mais il est parvenu, finalement, dans
certaines minutes, à l'extrême limite, à entrer dans une sorte de royaume
intérieur : le royaume d'une conscience libérée du soin de juger...
C'est le monde de Lafcadio, de son Prométhée aussi. Là, plus
rien ne tire à conséquence. L'artiste n'a plus à se figurer que le monde
veut quelque chose et que chacun doit en débattre et en décider. Le
monde reste suspendu et indifférent. L'homme n'a plus à obéir à personne,
sauf précisément aux lois de son art, érigées en règles absolues. A
l'intérieur de son refuge idéal, tout devient inspiration, et ce qu'il
recrée — le chant modulé d'un oiseau ou la mort d'un sansonnet — prend
une autre valeur que les plus retentissants événements dans l'histoire
ou dans la religion. Finalement il ne conçoit plus l'acte que comme
un acte gratuit, autrement dit dénué de signification véritable : l'homme
s'est évadé de la société. Cependant cette
conception se heurte à des difficultés, dont l'artiste ne prend guère
conscience aux époques de stabilité : au début de ce siècle précisément,
l'ordre social paraît établi pour toujours par la Providence, qui semble
avoir élu, pour régner, l'Europe et quelques grandes Puissances. Sans
doute l'affaire Dreyfus divise et passionne l'opinion, mais comme un
problème théorique qui n'atteint personne dans sa sécurité. Gide signe
pour, en s'en désintéressant, et Valéry contre, « après
réflexion ». L'écrivain, en prenant part à la mêlée, croirait déchoir,
s'abaisser au journalisme, sortir du rôle de pureté qu'il s'est assigné
et se salir dans le monde de la politique, de la vulgarité et de la
ruse. Dans ces époques
de calme, on assiste à ce fait étonnant : un écart s'établit entre l'œuvre
et l'homme. Balzac est un théoricien conservateur et qui défend la Royauté
et l'Eglise ; pourtant dans son œuvre, il est révolutionnaire jusque
dans sa conception de la femme et de son rôle social. Gide est attaché
profondément au système paternaliste de Cuverville et naturellement
conservateur ; et cependant toute son [253] œuvre tend à saper les institutions bourgeoises. Mais le
conformisme contre lequel l'œuvre s'élève ne paraît lié ni à une classe,
ni à une époque déterminée. C'est un non-conformisme fait d'une sorte
d'essence éternelle : la révolte. Par la révolte, l'artiste pense qu'il
ne s'abaisse pas au rôle de propagandiste, qu'il reste toujours dans
le domaine de l'absolu. Le révolutionnaire veut détruire pour recréer
; le révolté, non ; il est, en dehors d'un lieu géographique et de l'histoire,
contre, dans l'éternel. Il arrive cependant
que l'agitation des révoltés crée un climat favorable à la révolution.
Les grands écrivains du XVIIIe siècle ont préparé les conditions
de 89, de même qu'en Russie, Tolstoï, celles de 1917, quoiqu'aucun d'entre
eux n'ait été révolutionnaire et qu'ils auraient été sans doute hostiles
à la révolution. Mais quand
l'époque entre en convulsion, quand ses fondements sont remis en question,
que chacun — et l'artiste lui-même — se sent menacé, l'écart diminue
entre l'œuvre et l'homme. Il sent tout à coup qu'il est compromis dans
le social, qu'il est fait pour ces questions, que sa morale
individuelle d'artiste ne suffit plus, que le droit de jouir d'une chose
ou la défense de tuer ne se conçoivent pas en dehors des rapports des
hommes entre eux ; il pressent l'identité entre sa condition et celle
de ses semblables et il est appelé à se prononcer devant les grands
mouvements sociaux de libération. C'est alors que l'on voit Kant, se
détournant de sa promenade quotidienne, aller au-devant des nouvelles
de la Révolution française ou Hölderlin écrire : « Nous
lancerons notre plume sous la table et nous irons là où les ténèbres
seront les plus épaisses. » L'écrivain se sent rejoint par les lois
nouvelles de son époque et il croit que la liberté du monde ne fait
plus qu'un avec la sienne. Quand Marx déclare que « l'homme est
pour l'homme l'être suprême », il signifie qu'obéir conformément à soi-même,
c'est obéir au décret de tous et dans cette coïncidence, l'homme entrevoit
la liberté. C'est cette coïncidence que Gide a cru découvrir [254] soudain dans le pays où le monde avait
tremblé sur ses bases ; c'est ce qu'il a appelé la préoccupation de
l'humain et qui l'a amené à remettre en question de nouveaux problèmes
: la situation des hommes entre eux, les intentions qui les groupent,
l'utilité immédiate de l'action. Coïncidence
presque toujours momentanée et qui dépasse les moyens de l'écrivain.
Jeté sur la place publique, il devient l'écrivain-mage et le grand inspiré
fait piteuse figure dès qu'il accepte en chaque circonstance, à l'occasion
de chaque entreprise publique, d'apporter une réponse précise. Bergson,
débarquant aux Etats-Unis et interrogé par des journalistes sur des
sujets d'actualité (le système Taylor ou Carpentier), leur dit : — Je
peux vous donner mon opinion, mais elle n'a pas plus de valeur que celle
du premier débardeur venu ; si vous désirez que ce soit moi qui
vous réponde réellement, pour chaque question, je vous demande deux
ans... Il exprimait par là le besoin qu'éprouve tout créateur d'établir
une distance entre le public et lui. Gide a senti la difficulté de distinguer
le recul nécessaire à la création du recul devant l'action, qui devient
une forme de la désertion ; et, comprenant le danger de s'engager avec
légèreté et ignorance dans un monde qui n'est encore que celui de la
conjecture, il n'a cessé, pendant toute sa période communiste, de vouloir
se reprendre... En vain. Il a introduit, malgré lui, dans son monde
intérieur, des résidus de sentiments et d'images sociales plus ou moins
tronquées ; il n'est pas parvenu à le préserver du désordre. Il n'a
jamais pu accepter la contradiction — qui apparaît surtout aux
époques d'incertitude — qu'implique la situation réelle de l'écrivain,
engagé par les événements et néanmoins irresponsable, appelé à coïncider
avec la vie sociale et à retourner quand même à la solitude.
Quelque acuité
qu'ait pris ce débat, il était en quelque [255] sorte résolu quand Gide entre dans le
communisme. C'est que le début de son activité politique coïncide avec
un vide dans sa vie de créateur. Les Faux-Monnayeurs datent de
1926 ; Œdipe, de 1931. A partir de ce moment, il y a un trou
dans sa bibliographie ; aucune œuvre nouvelle ne paraît. Il n'écrira
plus d'ouvrage de fiction, même après Retour de l'U. R. S. S. Il
ne parviendra plus à se débarrasser de ses contradictions par des personnages
d'imagination qui les endossent. Il arrive fréquemment
que des créateurs, poètes ou savants, livrent leur message dans leur
première jeunesse. Certains, se rendant compte qu'ils n'ont plus rien
à écrire ou à découvrir, s'orientent vers une activité nouvelle. On
peut dire de Gide que son intérêt croissant pour la question politique
est en liaison directe avec cette rupture qui s'est produite dans sa
vie.
Le Jeu des Idées
Depuis que
nous connaissons le texte actuel de son Journal, à le lire attentivement,
nous constatons, dès 1932, qu'en même temps qu'il adhérait au communisme,
il en sortait ; qu'il en était sorti, avant même d'y être entré. « De
cœur, de tempérament, de pensée, écrit-il, j'ai toujours été communiste.
» Il n'a pas à adhérer ; il l'a toujours été ; il n'a pas changé ; il
n'a pas à abjurer. Aragon a expliqué qu'un bourgeois qui entre dans
le Parti doit abjurer, comme il le fit d'ailleurs, — sinon, c'est un
homme qui veut rester lui-même, plus autre chose : Gide a été
un [256] de ceux qui a voulu entrer dans le communisme
avec toute sa pensée, tout son « gidisme » qu'il refusait de laisser
examiner. Il veut bien sacrifier sa vie au Parti, mais non sa pensée
; sa pensée, c'est plus que lui : c'est l'écrivain. Malgré ses grandes
professions d'espoir, il veut pouvoir douter. Il se rappelle la phrase
de Charles-Louis Philippe, que les nouveaux convertis au catholicisme
lui citaient souvent : « Sois un homme : choisis. » Il croit avoir choisi
pour le communisme, mais il ne choisit que contre... contre
le capitalisme, contre la religion, et peut-être aussi contre la position
désintéressée de l'artiste. Pourtant a-t-il lieu personnellement de
se plaindre du capitalisme ? Il s'y est toujours senti bien à 1' « abri
». Mais il connaît tous les abus, les persécutions qui se tapissent
à l'ombre de celui-ci. Il est gêné par sa « situation de favorisé »,
et cette sentimentalité d'intellectuel ne sera pas une des moindres
causes de son ralliement. De la religion, il a gardé d'ineffaçables
souvenirs d'enfance, mais comment s'incliner devant l'infatuation des
croyants ? Effectivement
il doute et poursuit tout au long son examen de conscience. Il a besoin
qu'on lui explique le sens des événements politiques ; il les discute
et sait que les discussions ne servent à rien. Une conversation l'assombrit
; la déclaration d'Einstein le trouble ; mais deux jours plus tard un
discours de Staline le remet d'aplomb. Il écrit : « Et j'ai grand'crainte,
je l'avoue... » (192) ou : « Mais il me faut bien m'avouer
(193) à moi-même toute ma pensée... » L'intellectuel
nourri de christianisme s'avoue à lui-même ; le militant communiste
avoue également, mais au Parti. Ainsi, les convictions de Gide pendant
quatre ans se sont exprimées en conjectures. Il semble jouer avec des
idées : la guerre et la paix, le progrès et la foi, la croix et le capitalisme.
Il caresse ses idées avec légèreté ; il ne prend pas possession de ses
idées ; il n'est pas foncièrement pris au jeu [257] et
pourtant, aujourd'hui, « le jeu n'est plus permis ». Il s'agit
de savoir où vont les hommes.
Le fait le
plus surprenant dans l'attitude de Gide, c'est qu’après avoir
adhéré, il a cherché à se faire une opinion, lui qui n'en a jamais eu.
Dans le milieu où Gide a été élevé, on n'a pas d'opinion, ou pas d'autres
du moins, que celles qui nous sont inculquées par lui. Ce que révèle
à Gide son entrée dans le communisme, c'est que, lui, qui se croyait
individualiste, n'a cessé d'être conformiste, du moins pour tout ce
qui concerne les questions sociales. Je m'en rapportais à l'opinion
des « gens de métier, économistes, administrateurs... » ; je pensais
qu'ils devaient être mieux informés que moi ; « je leur faisais crédit,
confiance », écrit Gide à Jean Schlumberger en 1935. Comme artiste,
il pensait qu'il était inconvenant de soulever ces questions de politique
dans une œuvre d'art, de même qu'il était malséant dans le milieu de
Gide, de parler de questions d'argent, — que l'artiste doit tendre à
ne pas sortir de son domaine intérieur et gratuit, sous peine de faire
oeuvre de propagandiste. C'était l'époque où il écrivait Amyntas,
récit de ses voyages d'Algérie. Aujourd'hui, il déclare qu'il a
bien observé alors l'expropriation des indigènes par les banques et
les trusts, mais qu'il s'est volontairement abstenu d'évoquer ces questions
pour n'avoir pas à se prononcer à leur sujet. Ainsi Gide jusqu'à soixante-trois
ans s'est gardé d'avoir une opinion. Mais, de même
qu'on fait de la prose sans le savoir, n'avoir pas d'opinion en politique,
c'est en avoir une quand même. Le plus souvent, l'opinion de ceux qui
n'en ont pas est réactionnaire. Les réactionnaires déclarent que les
partis politiques, qui représentent précisément les opinions de la pensée
publique, sont composés de bavards, et, ne souhaitant rien tant que
de les faire taire, ils acceptent volontiers un dictateur par horreur
du laisser-aller. Gide, puisqu'il n'a pas d'opinion, a bien souvent
emboîté le pas [258] de ces gens — des gens de l'Action Française. « Si
j'en viens à souhaiter pour la France, un roi, fût-ce un despote...
» écrit-il en 1918 — et en 1940 : « ...J'accepterais une dictature
qui, seule je le crains, nous sauverait de la décomposition... » Mais
il ajoute qu'il ne s'accommoderait d'un pouvoir absolu qu'à la condition
d'avoir le droit « de penser et d'aimer librement ». Comme si la dictature
n'impliquait pas toujours la suppression du droit de pensée. Ou alors
il faudrait imaginer être soi-même le dictateur, avec une pensée libre
enfermée en elle-même et le reste du monde en esclavage. Son examen
critique est dans le communisme poussé plus loin encore, puisqu'il remet
en question les notions traditionnelles qui lui sont les plus chères,
auxquelles il est revenu après Retour de l'U.R.S.S. : la
liberté de pensée en régime capitaliste n'est-elle pas une illusion
? Et l'art, cet art merveilleux auquel il a consacré sa vie, conçu comme
devant répondre à toutes les questions, toutes les remplacer, ne soulève-t-il
pas, en période de crise sociale, d'insolubles contradictions pour l'artiste
?
Si, parmi tant
d'activités possibles de l'esprit, Gide s'est orienté vers les questions
sociales, c'est que celles-ci se sont présentées à lui comme la suite
du problème religieux. De même que sa vision d'artiste, la foi ardente
de sa jeunesse qui s'est prolongée jusqu'à l'âge mûr et même au delà,
l'a fermé pendant très longtemps à la réalité sociale. Quand cette foi
retombe, la religion lui est apparue proprement comme l'opium du
peuple, s'insinuant dans toutes les formes de la vie de la société:
l'établissement de classes, la justice, la guerre... On sait que la
religion, en offrant « une compensation aux maux » de cette vie,
l'espoir d'une vie meilleure après la mort, conduit les opprimés à accepter
les inégalités et les souffrances, le monde tel qu'il se présente ici-bas.
De même que l'existence du monde est soutenue par l'existence de Dieu,
de même la société. Les choses sont comme elles sont, puisque Dieu [259]
l'a voulu ; le mal est nécessaire, et il faut l'accepter. L'acceptation entraîne
l'obéissance : « Rendez la crainte à qui elle est due, » dit saint Paul,
cité par Bossuet, et Bossuet : « La seule défense des particuliers »
ne doit être que « leur innocence » ; à la puissance publique, il ne
leur est permis d'opposer « que des remontrances respectueuses, sans
mutinerie et sans murmure ». L'humilité chrétienne permet de maintenir
l'ordre. L'homme est plongé dans l'ignominie pour être racheté ; il
s'agit de l'abaisser pour en faire un perpétuel mineur. De la grande
tragédie de la Faute avec draperie, larmes, femmes au pied de la Croix
n'a surgi qu'un monde inhumain. Dieu élève les uns et abaisse les autres
; l'histoire apparaît comme un bouillonnement dérisoire à l'intérieur
d'un cercle fermé. Elle n'a plus de raison d'être. Dans les prétoires,
l'injustice comme la justice est toujours juste, puisqu'elle exprime
le jugement de Dieu, — de même que la guerre exprime sa colère : le
dieu chrétien défend la « juste guerre » et les prêtres qui la
représentent, les intérêts de chaque camp ; aux survivants reste l'usage
des prières pour les morts. Quand survient
la guerre de 1914, Gide croit encore, tout imprégné qu'il est de puritanisme,
que la guerre va purifier la France jusqu'au point d'avouer qu'il souhaitait
« presque » la guerre pour cette régénération : auprès d'Emmanuèle
en prière, il s'agenouille. Dans son œuvre, il n'a cessé de compenser
ce qui pouvait y paraître impie par des mouvements de piété, de prier
dans « Les Nourritures Terrestres, de s'agenouiller, les yeux
pleins de larmes, dans l'introduction de l'Enfant Prodigue, de
faire lutter Bernard, dans les Faux-Monnayeurs, avec son ange
gardien, comme lui-même, au début de son Journal : « Seigneur,
donnez-moi la force... Seigneur, instruisez-moi ! » Dans sa jeunesse,
il écrivait : « Les pensées sont des tentations » et, plus tard, se
retournant vers son passé : « On eut dit que ma propre pensée me faisait
peur... » Cependant « ...
ces tourments, ces luttes, ces débats gratuits, [260] chimériques...
» peu à peu se dissipent. A soixante ans enfin, il écrit, parlant de
la religion : « Je ne comprends même plus qu'à peine de quoi il s'agit.
» Il ne comprend
qu'à peine, mais il comprend encore et, à la même époque : « Ce
qui m'amène au communisme, ce n'est pas Marx, c'est l'Evangile. » C'est
qu'en se séparant de la religion, il a voulu garder le Christ ; il le
juge encore si beau qu'il en parlerait volontiers aux camarades s'il
ne considérait comme mal venue cette tentative. Mais l'Evangile n'est-ce
pas la charité?... Et la charité, la négation même de l'indépendance
du travailleur ? A la limite, la charité est une notion absurde, puisque
si tout le monde mendiait, personne ne pourrait rien recevoir. C'est
pourtant l'idée d'une charité parfaite qui a éloigné si longtemps les
hommes de l'idée de justice sociale, qui est effectivement à l'opposé.
(194) En entrant
dans le communisme, Gide a dû renoncer à cette croyance. Les croyants
sont des idolâtres, fait-il dire à X... dans son Journal, et
X..., dont il parle si souvent, c'est lui-même, (195) il l'avoue en
cette page précisément, mais il préfère attribuer à X... ce qui lui
paraît encore, tout au fond de sa conscience, un blasphème. Si la statue
du Commandeur levait le bras... Le mystique est un aveugle. Toute croyance
aveugle... Le prêtre Tirésias est aveugle. C'est au moment où Œdipe
voit clairement les choses qu'il se crève les yeux. Au moment où Gide
découvre que la foi religieuse est une tricherie, va-t-il à nouveau
s'aveugler ?
Il a besoin
d'une foi nouvelle. « La foi, c'est la fois pour [261] toutes...» (196) Le plan quinquennal,
l'ampoule électrique, au lieu de la Croix, sont-ils le symbole de sa
foi présente? (197) A peine s'est-il lentement « déconvaincu de
tout credo » qu'il écrit : « La première condition pour que ce
projet réussisse [le plan quinquennal], c'est de croire obstinément
qu'il réussira. » La révolution joue, entre autres rôles, celui que
jouait jadis la vie éternelle. Il soupçonne déjà dans le communisme
un dogmatisme, qui lui est insupportable. Il est écrit...
est une formule qu'il n'accepte ni de la Bible, ni de Marx.
A la suite
de ses oscillations, une image s'éveille dans son esprit désemparé par
l'intrusion de tant d'idées sociales nouvelles, à quoi il se raccroche,
qui n'est pourtant que la vieille image du XVIIIe siècle,
l'image du Progrès. Dans le moment présent, son esprit désencombré de
personnages de fiction se dessécherait s'il ne se sentait pas rajeuni
par un « cœur plein d'amoureuse espérance ». Il rêve éveillé ; il rêve
émerveillé et dans son Journal : « Je sais que quelque
part... mon rêve est en passe de devenir réalité. » Dans ses déclarations
publiques le ton devient plus catégorique encore : Jeunes gens de l'U.R.S.S.
« grâce à vous sera... » Ce sera dans l'avenir, mais l'avenir est certain. Le monde de
Bossuet s'est effondré dans son esprit, en même temps que l'Eglise qui
ne varie jamais. L'idée de progrès est restée si longtemps étrangère
aux hommes que dans le moment même où elle naît, Montesquieu, continuant
Montaigne, écrivait : « Le meilleur de tous [les gouvernements] est
ordinairement celui dans lequel on vit. » Tout bouleversement révolutionnaire
paraît à la fois inutile et entaché de mensonge. Pour le sage, il n'y
a de progrès que dans son monde intérieur. [262] Mais voici
que, dans l'idée de progrès du XVIIIe siècle, s'est brusquement
introduit, bousculant les idées toutes faites, intégrant l'idée de progrès
graduel à la réalité révolutionnaire, le mouvement d'une conception
dialectique de l'histoire, conduisant les hommes à la limite de leur
marche en avant, vers un état sans classe sans institution, à une association
où individualisme et communisme se rejoignent. Entre le présent et l'utopie
des philosophes de jadis s'élève un chemin en lacets, qui permet d'atteindre
le sommet, mais « petit à petit » dit Marx. On comprend
que Gide, tout imprégné encore d'immobilisme, se soit lancé avec une
sorte d'ivresse dans ce chemin ardu. Mais est-ce bien le marxisme qu'il
a fait sien ? Sa conception du progrès n'est-elle pas restée plutôt
celle toute abstraite du XVIIIe siècle, née de l'espace cartésien,
où chaque homme semblable à un point mathématique, avance en ligne droite.
La révolution marxiste entre dans la réalité de l'histoire ; elle détruit
pour créer. Mais Gide n'est pas destructeur ; il répète souvent : « Je
ne suis rien moins que révolutionnaire. » S'il a gardé son vocabulaire
religieux, s'il parle toujours de « secourir » les « indigents », il
accorde pourtant au communisme une vertu qu'il refuse désormais catégoriquement
au christianisme. Quand au cours d'un entretien, (198) Jacques Maritain
déclare : « ... Le christianisme seul pourrait réussir... » Gide interrompt
: « — Pourrait ? », Maritain reprend : « — Pourra... », et Gide explique
: « ... Je crois que c'est l'imparfait qu'il fallait employer : pouvait
» : Mauriac répond : — Qu'est-ce que 2000 ans d'existence pour le
christianisme ? Mais Gide pense qu'en deux mille ans le christianisme
a démontré qu'il a fait faillite et que, s'il est une chance nouvelle,
elle est à accorder au communisme ; et pourtant, quand Gide se rendra
en U.R.S.S., le communisme sera instauré depuis dix-neuf ans et il lui
refusera cette chance.
[263] Si les causes
profondes qui ont conduit Gide au communisme sont de nature artistique
et religieuse et de ce fait contradictoires, le panorama que lui présentait
le monde à cette époque, — chaotique et flamboyant, — devait l'inciter
à manifester. Il y a toujours une minute où de simples préoccupations
de l'esprit, qui ne sont encore que des distractions, se transforment
presque nécessairement en adhésion, où il faut somme toute passer à
l'action. Jusqu'aux environs de 1932 précisément, il n'était pas concevable
que Gide ait pu participer au communisme : le Parti était si fermé que
les intellectuels bourgeois qui y entraient, étaient amenés à rompre
toute relation avec leurs anciens amis. Mais en juillet 1932, le Parti
a commencé d'accueillir les intellectuels de « gauche » (par l'A.E.A.R.)
(199) C'est un mois plus tard que paraissent dans la N.R.F.
les pages du Journal de Gide de 1931, où il exprime sa sympathie
pour l'U.R.S.S. et dont nous avons parlé. Il n'y a pas de rapport direct
entre ces deux faits, néanmoins 1932 est l'année où le communisme commence,
modestement encore, à s'élargir.
Le capitalisme
était pris d'une convulsion telle qu'il n'en avait encore jamais connue.
Sur l'Europe s'étendait une crise qui avait commencé trois ans auparavant
aux Etats-Unis. C'était dans l'euphorie de la prospérité : la production
n'avait cessé de croître à un rythme accéléré, grâce à un nouveau phénomène
qu'on appelait respectueusement la rationalisation. Il suffit qu'un
jour un léger souffle pénétrât dans Wall-Street pour qu'il se transformât
en ouragan : le jeudi 24 octobre 1929 fut nommé le jeudi noir. Depuis
un siècle, quand baissaient les prix, les producteurs réduisaient la
production. Dans ce système, le déséquilibre économique se rétablissait
spontanément. On déclarait que les crises étaient dans la nature des
choses, voulues par Dieu, pour l'établissement d'un ordre supérieur
qui était le capitalisme. [264] Cette fois
Dieu resta absent ; un grain de sable dans le système : la guerre de
1914... — Laissez faire ; Dieu se manifestera. Cependant toute la machine
à prospérer resta brusquement en suspend et 12 millions de chômeurs,
en Amérique seulement, s'enfoncèrent dans la détresse et dans l'hébétude. Sur le chômeur
pèse la honte, comme sur le mendiant. (200) Devant le
chômeur, Gide a mauvaise conscience, qui rejoint celle du chômeur. La
« nacre de [sa] coquille » ne le protège plus. « Je sens aujourd'hui,
gravement, péniblement, écrira-t-il bientôt, cette infériorité, —
de n'avoir jamais eu à gagner mon pain, de n'avoir jamais travaillé
dans la gêne. » Puisque le capitalisme s'est détruit lui-même, Gide
s'est porté à l'extrême opposée : au communisme. Des lectures, la rencontre
d'amis, militants du Parti, l'y ont encouragé également. Le capitalisme
ne se défend plus ; on peut l'attaquer de tous côtés. Gide faisait
un pas de plus en avant, sans avoir néanmoins de porte à forcer.
Dans le Communisme.
Un pas de plus
en avant… Ce fut un étonnement,
du côté de la bourgeoisie comme du côté des militants lorsqu'on vit
apparaître à la tribune[265]
le
grand écrivain dont la figure était encore presque inconnue et qui n'avait
jamais parlé aux masses. Il venait, avec son œuvre d'individualiste
derrière lui, s'expliquer si naturellement qu'il remplissait l'espace
qui sépare l'homme public de l'écrivain exigeant, dont chaque mot est
pesé : il était parvenu à la coïncidence que cherche si souvent l'écrivain
entre son monde intérieur et le monde social. Dans ce nouveau milieu,
il restait fidèle à lui-même avec l'espoir de « se dévouer à une noble
cause » ; il apportait cette présence qu'il avait donnée à tant d'hommes
personnellement rencontrés. Ce n'était pas sa situation d'orateur qui
ajoutait à son prestige ; c'était l'homme, au contraire, qui grandissait
l'orateur. Sa phrase restait la même, avec, dans le discours, un ton
d'affirmation plus net, plus constant, et parfois une image d'orateur
qui cherchait à échapper au conventionnel.
La première
apparition de Gide à la tribune coïncide avec le premier grand tournant
du Parti, qui s'explique avant tout par la nouvelle politique étrangère
de l'U.R.S.S., plus que tout autre puissance, menacée par la montée
du fascisme. La paix qui, tant bien que mal, s'était établie depuis
1918 en Europe, semble devoir prendre fin. Une crise internationale
se développe parallèlement à la crise économique. Les nazis s'installent
en Allemagne et Hitler ramasse ses millions de chômeurs pour les enfourner
dans les usines d'armement, — tandis qu'à l'autre extrémité des frontières
russes, le Japon se jette sur la Chine. L'U.R. S.S. se sent contrainte
de sortir peu à peu de son isolement ; elle soutient, en accord avec
les démocraties, toutes les manifestations pacifistes, politique qui
aboutira à son entrée à la Société des Nations. (Arrivée de Litvinov
à Genève en 1934.) A l'intérieur du Parti, c'est le même tournant. En
1932, l'A.E.A.R., bientôt transformée en une Maison de la
Culture, fait appel à la vieille garde des écrivains de gauche,
qui aussitôt s'y bousculent. Les anciens militants se sentent [266] au début désorientés ; puis, de part et d'autre, l'idée
d'une démocratisation progressive du communisme est acceptée, que renforcera
la nouvelle Constitution russe de 1936. C'est l'ère des illusions. On
espère un passage possible, presque sans révolution ou avec une révolution
atténuée, entre les vieux régimes démocratiques et I'U.R.S.S. Dès que Gide
eut fait paraître ses premières déclarations dans la N. R. F., il
est sollicité par le Parti et par toutes ses organisations annexes et
élargies. Sans doute ne s'y attendait-il pas : le mot « sympathisant
» n'existait pas encore ; il pensait rester, de loin, un spectateur
qui approuverait. Mais, dès 1932,
Félicien Challaye lui demande son adhésion au Grand Congrès mondial
contre la Guerre (201) dont les communistes ont réussi à
former un Comité d'initiative, composé de personnalités internationales.
Ici, Gide est décidé à se montrer actif ; il entraîne Roger Martin du
Gard ; il s'adresse à Valéry. — « ... Nous, pacifistes… » affirme-t-il
d'un ton neuf. Le pacifisme des communistes est également nouveau :
jusqu'à l'époque du Congrès d'Amsterdam — tout en dénonçant les
guerres impérialistes issues des contradictions capitalistes, — ils
prévoyaient ces guerres en escomptant qu'en sortirait la « révolution
mondiale ». C'est non en la douceur mais dans la violence qu'ils croyaient.
A présent l'évolution de l'U.R.S.S. est le résultat d'un compromis :
pour se défendre contre l'hitlérisme, l'U.R.S.S. est devenue pacifiste,
mais pas tout à fait à la manière que Gide souhaiterait et qui lui permettrait
de parler des objecteurs de conscience avec qui il sympathise, de soutenir
une politique de non-résistance, issue de son évangélisme et qui est
la sienne profondément, mais secrètement depuis 1917. (202) [267] A l'entrée
de l'année 1933, Hitler a pris le pouvoir ; le Reichstag est incendié
; Thaelmann, (203) arrêté. A la suite du Procès du Reichstag,
surgit une figure d'une puissance individuelle étonnante, Dimitrov,
représentant du communisme sans doute, mais symbole également de l'individu
contre l'arbitraire du pouvoir absolu. Gide n'hésite pas à le féliciter
pour son retentissant acquittement (octobre 1933). A Paris, il préside
un meeting, en faveur de Thaelmann, retenu en prison (novembre 1933),
réclame avec Malraux, sa libération à Berlin même (janvier 1934) ; accepte,
au moment de la création du comité Thaelmann, de le présider (avec Malraux
et Langevin). Après l'arrestation
de Thaelmann, Gide a publié une protestation individuelle dans l’Humanité
Le communisme s'identifie désormais aux revendications de l'individu
contre l'injustice et c'est contre elle que les premiers actes de Gide
sont dirigés, plutôt que directement en faveur du communisme ; c'est
contre le fascisme qui suspend les libertés individuelles qu'il s'élève.
Son premier discours (21 mars 1933), porte précisément sur le Fascisme
; dans le communisme comme dans le fascisme, il y a dictature,
mais Gide distingue : « Pourquoi et comment j'en suis arrivé à approuver
ici ce que là je réprouve, c'est que, dans le terrorisme allemand, je
vois une reprise, un ressaisissement du plus déplorable, du plus détestable
passé. Dans l'établissement de la société soviétique, une illimitée
promesse d'avenir. » Et Gide en acceptant la, promesse, accepte les
moyens qu'elle implique. Devant les
sollicitations de plus en plus nombreuses des communistes, son attitude
est cependant de défense comme celle de l'écrivain envers les admirateurs
qui l'encombrent. Les événements deviennent plus pressants : il a refusé
d'entrer à [268] l'A.E.A.R.
(— « Non, chers camarades... » ; il craint d'être embrigadé, de parler
selon une « charte »), mais il accepte d'être présent ou de présider
les réunions de cette « ligue » ; c'est malgré lui qu'il adhère
à l'Association Ouvrière Anti-Fasciste d'Europe (mai 1933), mais
il ne reprend pas sa signature. Parfois son embarras est grand ; quoique
président d'honneur d'un congrès, il refuse sa présence : — « Ne m'annoncez
pas, je vous en prie..., écrit-il à Barbusse... Je ne suis pas fait
pour les réunions publiques. »
C'est contre
le fascisme avant tout qu'il a agi ; à présent, il est entraîné à répondre
aux appels qui lui viennent directement de Russie : il adresse une Lettre
à la Jeunesse de l'U.R.S.S. (mars 1933) ; — en avril 1934, répondant
à une demande par télégramme d'U.R.S.S., quelques lignes sur l'épopée
du Tchélioukkine ; — un Message au premier Congrès
des Ecrivains soviétiques : l'U.R.S.S., « l'exemple de cette
société nouvelle que nous rêvions... » (août 1934) ; — à une autre demande
par télégramme de la Société des Relations Culturelles entre l'U.R.S.S.
et l'étranger, un texte pour le quinzième anniversaire du cinéma
soviétique (décembre 1934) ; — sollicité en 1935, un message à l'U.R.S.S.
pour l'anniversaire de la Révolution d'Octobre. Aucun argument de sa
raison ne l'arrête « sur la pente du communisme », et il ajoute : «
Sur cette pente qui m'apparaît comme une montée... » aujourd'hui ; il
se conduit en militant strict et fidèle. Désormais,
il accepte de joindre sa signature aux noms de tous ces écrivains de
gauche, parmi lesquels on trouve socialistes et radicaux, idéalistes
et nouveaux quarante-huitards, artistes, savants, professeurs, étudiants,
comédiens, journalistes, dont certains ne semblent avoir d'existence
que parce qu'on les retrouve immanquablement de tract en tract. Il craignait
en apposant son nom sous tous les manifestes collectifs, de le démonétiser
; il s'était promis de ne jamais signer de textes non rédigés par lui.
Mais il signe [269] l'Appel aux
Travailleurs (avril 1934), qui donne naissance au Comité
de Vigilance (avril 1934) ; — l'Adresse à Thaelmann pour son cinquantième
anniversaire (avril 1935) ; — le télégramme à la Maison du Peuple
de Madrid en faveur des « héroïques combattants » pour la « victoire
finale du peuple espagnol » (1936). Aragon, de
Moscou, lui propose de tirer un film russe des Caves du Vatican,
qui serait transformé en un film de propagande anti-religieuse.
Cette fois, Gide refuse « amusé par la proposition », dont « je comprends
de reste sa raison d'être... » Cependant l'Humanité reproduit
en feuilleton le texte fidèle de la sotie. En 1935, il envoie aux Jeunes
Gens de l'U.R.S.S. ses Nouvelles Nourritures, accompagnées
d'une lettre : « Camarade de la Russie nouvelle... C'est vers toi que
je me suis tourné en achevant [ce] petit livre... » Gide avait commencé
de l'écrire en 1917, inspiré par sa rencontre avec Marc ; il en a donné
des fragments dans ses Morceaux Choisis en 1921. Les thèmes sont
souvent les mêmes que dans Les Nourritures; son aspiration au
bonheur devient une propagande contre cet « état flasque de l'âme »
: la mélancolie. Et celui qu'il appelait autrefois d'un nom qui lui
paraît aujourd'hui trop plaintif Nathanael, il l'appelle camarade :
« Camarade, ... Ne sacrifie pas aux idoles. » Le Parti continue
à s'élargir. En juillet 1933 se fonde une nouvelle revue littéraire,
Commune ; dans le comité directeur, André Gide s'associe à Vaillant-Couturier,
Barbusse et Romain Rolland ; — Barbusse qui conçoit l'art comme moyen
de propagande politique et pour lequel il ne peut avoir d'estime littéraire
; Romain Rolland qu'il a jadis si vivement attaqué dans son Journal
de 1918, allant jusqu'à écrire : « Il ne peut que gagner au désastre
de la France..., à ce que la langue française n'existe plus...» (204)
Toute la revue est animée par Aragon.
[270] Toutes les
prises de position de Gide dans le communisme sont relatives à la politique
extérieure ou à des événements qui ont lieu hors de France : en Russie,
au communisme même ; « cette expérience, écrit-il dans son Journal,
c'est en Russie qu'elle devait être tentée... » ; — en Allemagne,
au procès de Leipzig ; — ou à l'inefficacité des sanctions de la S.D.N.
ou à la libération des poètes grecs (janvier 1936). Ce n'est pas que
la solidarité internationale, que l'idée d'une justice nouvelle, qui
tend à aboutir à un droit de regard sur la juridiction du voisin, soient
établies ; Gide déplore, au contraire, leur disparition progressive,
mais il lui faut bien reconnaître qu'elles sont dépassées par les événements
: les coups de force se multiplient en Europe (Assassinat de Dollfus
en 1934. — Agression italienne contre l'Ethiopie en 1935. — Occupation
de la rive gauche (du Rhin en 1936. Le fascisme est installé en Pologne,
au Portugal, en Bulgarie... ; le rexisme menace la Belgique ; bientôt
l'Espagne sera atteinte). Dans la confusion des alliances contradictoires
se prépare le pacte anti-komintern ; jamais les forces des démocraties
qui paraissaient en 1918 triompher partout, n'ont été plus faibles,
plus en désarroi, malgré l'appui que la Russie leur donne et l'appui
qu'elle en attend. La conférence du Désarmement se transforme en autorisation
d'armer ; successivement le Japon, puis l'Allemagne se retirent de la
S.D.N. Gide ne s'exprime
véritablement, ne prononce d'importants discours que sur la question
de l'art ; pour tout le reste, somme toute, il suit. C'est à l'A.E.A.R.
siégeant au milieu d'un présidium, que Gide prononce un de ses discours
les plus importants, Littérature et Révolution. La grande, la
constante préoccupation de Gide, c'est de chercher un accord entre l'artiste
et le révolutionnaire. Ici Gide [271]
insiste : « Que l'art [puisse] servir à la Révolution, il va sans dire, mais
il [l'écrivain] n'a pas à se préoccuper de la servir. » Son raisonnement
dès qu'on l'analyse apparaît simple : l'artiste doit devenir un homme
vrai et l'homme vrai, c'est le communiste. Dans ce discours, Gide prend
presque toujours un ton d'affirmation ; il établit un postulat : « La
cause de la vérité se confond dans mon esprit avec celle de la Révolution...
» La culture même classique cachait sous le masque des conventions,
sous le factice, l'homme naturel, d'où le caractère amer, douloureux,
« impie » de sa littérature. Mais le masque doit tomber, l'homme naturel
réapparaîtra et on peut attendre une littérature « triomphante et joyeuse
». Dans ses textes,
dans ses entretiens privés, dans le Journal, la question est
posée avec plus de nuances et beaucoup plus d'anxiété. Gide se demande
si toutes ces conventions de la société bourgeoise, qu'il a combattues
dans son œuvre, ne lui ont pas été néanmoins nécessaires pour créer,
parce que, peut-être, par suite d'une longue habitude prise, il ne conçoit
l'artiste que placé à contre-courant dans la société. Il se sent parfois
comme dépouillé et à nu, n'ayant plus rien à dire. C'est en 1935
que se tient, sur l'initiative de Ramon Fernandez, l'entretien, devenu
célèbre, à l’Union pour la Vérité, entretien contradictoire.
Gide est invité à venir discuter librement ses idées nouvelles avec
Mauriac, Daniel Halévy, Gillouin, Gabriel Marcel, Thierry Maulnier,
Maritain et son plus grand ennemi de jadis, qu'il n'a pas revu depuis
vingt-trois ans, Massis. On peut dire qu'il est sorti de cette surprenante
rencontre plus glorieux qu'auparavant, ayant su préciser sa position
envers des adversaires de haute tenue ; il a expliqué que ce qui l'a
amené au communisme, c'est bien la conception d'un humanisme fondamentalement
chrétien, dont il ne voit plus, dans le catholicisme, aucune chance
d'épanouissement. Néanmoins lorsqu'il traite de l'art dans cet entretien,
on [272] constate, malgré la forme assurée de son expression, une
profonde inquiétude en lui. Cette coïncidence, dont il a parlé dans
ses discours, entre l'artiste et le révolutionnaire, c'est en U.R.S.S.
qu'il la croit possible, et non en Occident. « Mais si, maintenant,
j'ai besoin pour écrire, d'avoir l'approbation d'un parti... je préfère
ne plus écrire, encore qu'approuvant le parti. » Il craint de « faire
cavalier seul », mais, d'autre part, ne conçoit pas que l'artiste puisse
obéir à des mots d'ordre. Peut-être n'y a-t-il plus d'art véritable
en période révolutionnaire. Gide accepte ce sacrifice intellectuel,
ce sacrifice personnel pour — malaise plus considérable encore — ne
plus se sentir un privilégié ; il accepte même que le sacrifice devienne
général s'il doit permettre le bien-être de tous. Ces problèmes
prennent dans le Journal un caractère d'obsession ; il ne peut
plus penser qu'à cela ; tout le ramène à ce sujet : y a-t-il vraiment
union entre l'U.R.S.S. et l'humain ? entre son individualisme et sa
grande « espérance » ? entre le matérialisme et son désir de « le spiritualiser
» ? Avec une émouvante bonne volonté, à l'entrée de la vieillesse, il
ouvre Karl Marx, dont la lecture le rebute. Mais quand il parvient à
reprendre ses lectures, c'est avec Zola qu'il établit une sorte de compromis,
Zola le romancier pour qui la vie collective est réelle. Dès qu'il veut
cerner sa pensée sur un des problèmes du communisme, elle lui échappe.
Il lui arrive de juger absurde sa participation aux manifestations collectives
: au lieu d' « aboyer » avec les autres, il regrette de n'avoir pas,
— ce qui eut été dans la ligne de sa vie — fait inviter en France Einstein
exilé par les nazis, et son abstention le hante soudain pendant plusieurs
jours. Il se sent si harcelé par ses doutes et par les appels publics
du Parti qu'il écrit : « Je voudrais tant ne pas y être », et lui qui
n'a pas « souvent souhaité mourir (deux ou trois fois seulement) » songe
à la mort. C'est au moment de son entrée dans l'action, en 1932, — que
l'obsession devient une crise de dépression. [273] Mais l'action
guérit de la pensée. Pendant qu'il parle, qu'il envoie télégrammes ou
messages, son esprit s'apaise. Ses plus grandes joies sont celles qu'il
éprouve avec ses nouveaux amis, intellectuels ou jeunes ouvriers quand
il croit sentir « cette sorte de sympathie subite et violente, qui bondit
par-dessus les barrières factices ». Il découvre ce qu'est cette camaraderie
si particulière du combat, et que tout un nouveau public inconnu l'accueille,
l'adopte. Au début de
l'année 1934, il s'échappe pour se recueillir ; on le retrouve à Syracuse,
où il se sent presque heureux ; il a repris ses lectures, s'est remis
au piano. (205) Avec le recul dans l'espace, il se sent
capable de reprendre Geneviève. Mais aussitôt il est embarrassé.
Il souhaite que ce livre ait une signification sociale ; il ne veut
pas déserter l'action, mais écrire pour « avertir ». Il ne parvient
pas à terminer l'ouvrage qui paraîtra inachevé : la position d'artiste
moralisateur le gêne, lui est insupportable. Il ne se sent plus inspiré.
Robert ou l'intérêt général, pièce de théâtre qu'il compose à
la même époque, est un ouvrage « engagé », (206) qu'il
essaiera de désengager après sa rupture avec le Parti, mais qui sous
sa première ou sous sa nouvelle forme sera toujours jugé par lui comme
le plus faible de ses écrits. En réalité,
depuis 1935, il n'agit plus que parce qu'il a été entraîné. Aucune allusion
dans son Journal au Pacte franco-russe, ni surtout aux événements
politiques français : au [274]
Front Populaire. Mais la question de l'art, il ne peut plus l'envisager d'un
point de vue désintéressé.
C'est cette
question qui est évoquée, en 1935, au Congrès International pour
la Défense de la Culture. Trente-huit pays y sont représentés ;
Gide et Malraux président la première séance. L'Humanité qui
en rend compte, écrit : « Dans la salle comble de la Mutualité, une
foule ardente où la jeunesse dominait, représentait les masses laborieuses... »
(207) Mais voici qu'au cours de ce congrès s'introduisent des questions
politiques inattendues, qui semblent mettre en cause la tactique du
régime et le régime même de l'U.R.S.S. Les surréalistes d'abord protestent
contre l'habitude de « truquer les faits » (208) qui conduit, prétendent-ils,
les communistes à ne voir dans les plus grands poètes que leur rôle
de propagandistes ; exemple, déclarent les surréalistes, d'une politique
générale de l'U.R.S.S., qu'ils combattent. C'est également la question
de la vérité et du mensonge que posent Magdeleine Paz, Poulaille et
quelques autres écrivains. Question qu'ils ont préparée avec obstination
et qu'ils veulent à tout prix, comme fait Breton de son côté, soulever
durant cette vaste assemblée. La question de Magdeleine Paz se concentre
sur un point précis : que devient l'écrivain Victor Serge? C'est
à l'occasion du cas Victor Serge que Gide eut à choisir, non plus entre
capitalisme et communisme, mais entre le régime autoritaire [275] de l'U.R.S.S. et les partisans de la pensée libérale. Victor
Serge, écrivain d'origine belge et anarchiste, devenu citoyen soviétique,
un des premiers combattants de la Révolution, avait été déporté, sans
jugement, pour propagande trotzkyste. (209) Il était accusé,
en outre, de divers crimes d'autant plus indéterminés qu'il n'avait
jamais été jugé, de machinations et de participation à un complot
qui aboutit à l'assassinat de Kirov, ce que ses défenseurs déclaraient
matériellement impossible. Qu'il fût de pensée trotskyste, le fait n'était
nié par personne, et la délégation d'écrivains russes déclara que ce
fait suffisait à rejeter Serge de la communauté soviétique. Quant aux
imputations de complot, les Russes s'en remettaient à leurs dirigeants
: au fond peu leur importait, puisque Serge n'était plus pour eux un
véritable communiste. Interpellé par les amis de Serge, sommé en quelque
sorte de se prononcer, on vit Gide, quittant la tribune, avancer vers
le public et, au lieu d'un discours qu'on attendait, prononcer avec
force quelques mots : « Dans un cas pareil, notre confiance est la plus
grande preuve d'amour que nous puissions donner à l'U.R.S.S. » Telle
fut, dans le moment, son attitude publique, mais il n'en éprouva pas
moins un « indicible malaise » et, le lendemain, se tournant vers l'Ambassadeur
de l'U.R.S.S. à Paris, réaffirmant sa solidarité, il lui adressa une
lettre prudente, où il lui demandait, en vue même du bien de la patrie
idéale des communistes, que soit éclaircie une affaire troublante. Il
prit alors soin de ne pas se placer sur le plan de la liberté abstraite
et des droits de l'écrivain. Implicitement il demandait des preuves. Mais des preuves
de quoi ? Le trotskysme de Serge était un fait. Ce qui heurtait la conscience
occidentale, et même [276] dans une certaine mesure la conscience russe puisque des
imputations calomnieuses étaient ajoutées au fait, c'était d'assimiler
ce qui paraissait alors une opinion personnelle à une hérésie, et l'hérésie
à une donnée objective portant atteinte à la sûreté de l'Etat. Mais
toute société se défend contre ce qui paraît dangereusement s'opposer
à ses institutions de base. La liberté résulte de la marge laissée libre
autour de ce qui est réellement fondamental dans le régime. Mais, entre
le fondamental réel et le fondamental mythique, s'établit un passage
graduel, une sorte de va-et-vient, objet d'une lutte entre l'individu
et le social, qui dure aussi longtemps qu'ils ne coïncident pas. Ici
commençait pour Gide l'angoissant problème de la liberté, d'autant plus
angoissant encore dans un régime où toute l'économie, avec ses ramifications
innervant tout le pays et chaque individu, est devenue une institution
nouvelle et, de toutes, la plus importante. (210) [277]
Retour de l'U.R.S.S.
Quand Gide,
en 1936 est invité en U. R.S. S., il part, accompagné de plusieurs amis,
(211) fort exalté. Partout il est attiré par l'homme russe, par les
foules qu'il sent heureuses, même quand elles sont misérables ; tout
au long de son voyage, il restera à l'extérieur, spectateur, avec la
nostalgie d'une impossible solidarité. Dès son arrivée, sur la Place
Rouge, devant le catafalque de Gorki, il assiste à un morne défilé d'hommes,
« un tout-venant douloureux », qu'il voudrait presser entre ses
bras, aimer jusqu'aux larmes. Il a écrit dans son Journal :
« Dans communisme, il y a bien aussi communion. »
Mais Gide cherche à communier dans l'unanimité, et il éprouve le sentiment
d'un appauvrissement, d'une dépersonnalisation ; le communiste, lui,
communie, par le sens du collectif, avec une masse organisée; il
prend place, au sein de la plèbe. On fait visiter
à Gide les « parcs de culture », les garderies d'enfant ; toutes ces
œuvres collectives attachées aux usines et aux kolkhozes, qui doivent
élever l'adulte et l'enfant, le séduisent ; elles lui paraissent mieux
organisées que les œuvres de bienfaisance dans les familles protestantes.
Les distractions y sont décentes ; les enfants en bonne santé manquent
d'humour et de sens critique. A Leningrad, il admire les dômes des églises,
expression de l'art russe traditionnel. Presque partout, il est accueilli
chaleureusement, avec des banderoles glorieuses. Cependant commence
la déception, quand il constate la misère générale, la rareté et la
laideur des étoffes fabriquées, les vitrines presque vides. Avec la
découverte du pays, ce sont en réalité les impressions d'un touriste
de bonne volonté [278] qu'il nous
donne, — tandis que s'accroît sa difficulté à comprendre la marche d'un
système économique qui englobe un homme nouveau, presque étranger pour
lui. Ses critiques sur la standardisation des produits à un bas niveau
peuvent nous rappeler, sur l'Amérique avant la crise, Scènes de la
Vie future, où Duhamel déplorait la réduction des produits à quelques
types. Ses remarques sur le stakhanovisme restent fragmentaires, parce
que Gide n'a pas saisi la signification de cette nouvelle méthode de
travail, qui en est encore à ses débuts en U. R. S. S. et mal appliquée,
parce qu'il ne soupçonne pas le rôle révolutionnaire de la rationalisation,
qui s'est introduite peu à peu aujourd'hui dans tous les pays du monde.
Si Gide est frappé du retard de l'ouvrier russe par rapport à l'ouvrier
français, c'est qu'il juge dans l'absolu, oubliant les réserves qu'il
a faites sur les modes de vie encore primitifs en Russie ; c'est qu'il
a imaginé l'U.R.S.S. comme l'enivrante cité de l'utopie et qu'il n'a
pas pu, pendant cinq ans, se représenter son espoir sans le croire réalisé.
L'inégalité des salaires le trouble particulièrement dans son goût évangélique
d'un dénuement généralisé ; il ne défend, certes pas, « la doctrine
de la parfaite égalité » c'est-à-dire « de l'antiindividualisme... »,
mais le rétablissement des classes de voyageurs en bateau ou en train,
les interminables banquets qui lui sont offerts par les écrivains officiels
du Parti, prennent à ses yeux une signification symbolique de renaissance
des privilèges, de défaite du régime, de retour au passé. Alors, rien
n'est changé ? Il y a toujours une hiérarchie sociale, quoique d'une
autre sorte ? Gide veut abandonner
à d'autres les questions économiques pour s'en tenir à des critères
psychologiques, qui seuls sont de son domaine, mais lorsqu'il évoque,
même brièvement les institutions de l'U.R.S.S., il touche encore à des
questions économiques dans un régime où même la famille et la religion
ne sont établies qu'en fonction d'elles. Cette subordination de l'homme
au système commence à [279]
créer en lui
une sourde hostilité, dont il ne prendra que peu à peu conscience. Quand
il visite le musée anti-religieux de Moscou, il devrait être satisfait,
mais il l'est au delà de ses espérances ; il est sentimentalement gêné
par un anticléricalisme primaire auquel il a été hostile pendant toute
sa vie. L'absence d'esprit critique et la naïveté du patriotisme russe,
jusque chez les enfants, l'irrite. La reconstitution de la famille le
heurte plus profondément avec les restrictions à l'avortement, au divorce,
le rétablissement de l'héritage... qu'il ne parvient pas à intégrer
dans la vie collective, à concilier avec son point de vue individualiste.
Ses déceptions
successives ne sont que les aspects d'une déception plus profonde, dont
la signification le dépasse. On peut dire que toutes les impressions
de Gide, dans Retour de l'U.R.S.S., correspondent à des critiques
de détails, parce qu'il n'a pas saisi que le point central du régime,
le cœur de l'organisme nouveau est le Plan. Sans doute Gide a évoqué
dans son Journal, avant son voyage, le Plan, mais d'une manière
abstraite, comme une image symbolique du communisme ; en U.R.S.S. même,
il n'est pas en contact direct avec lui, avec les « planificateurs ».
Mais il commence à soupçonner le caractère du Plan, par nature autoritaire.
Et pendant tout son voyage, Gide sent, inconsciemment mais de plus en
plus, le Plan peser sur son esprit. Le Plan, indiscutablement,
supprime les biens de luxe inutiles ; le chômage ; la guerre économique.
Mais le Plan est une dictature, parce qu'il
faut assigner un ordre de valeurs à la production, décider des besoins
à satisfaire (métro ou bicyclette) et de l'importance des réinvestissements.
Dans un pays arriéré comme la Russie, où les réinvestissements sont
considérables (« rattraper et dépasser le capitalisme... »), le
Plan peut paraître plus inhumain encore, en sacrifiant, provisoirement
au moins, les biens de [280] consommation.
(212) Mais si le Plan dirige tout, qui dirige le Plan ? Le prolétariat
sans doute, mais par quel moyen ? Même dans un Plan rationnel, il y
a des erreurs à corriger et l'on voudrait, comme Gide l'a pressenti
en U.R.S.S., qu'il ne s'imposât pas à l'homme comme un appareil, mais
comme un vêtement souple taillé à sa mesure. Une synthèse est-elle possible
pour l'élaboration du Plan, entre le système autoritaire et le système
représentatif occidental ? Ce n'est pas sous cette forme que la question
s'est posée à Gide ; c'est d'elle pourtant que sont sortis pour lui
les problèmes de la liberté de pensée et de l'art, qui décidèrent de
sa désaffection.
Gide découvre
l'oppression de la pensée et s'élève contre elle d'un ton dur, catégorique
: « ... La moindre protestation, la moindre critique est passible des
pires peines, et du reste aussitôt étouffée. Et je doute qu'en aucun
autre pays aujourd'hui, fût-ce dans l'Allemagne de Hitler, l'esprit
soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé. » Les Russes
ne nient pas qu'ils vivent dans un régime de dictature, conséquence
nécessaire de la planification, et de [281]
la construction même du communisme, impliqué dans la lutte des forces mondiales.
Encore prétendent-ils que dans les démocraties, les libertés restent
abstraites : à quoi sert à un chômeur le droit de parler quand
il meurt de faim ? Que signifie la reconnaissance théorique de ce droit
si, pratiquement, il n'est pas établi ; si, par exemple, un journal,
dans les pays capitalistes, ne peut vivre qu'avec l'appui des grands
industriels ? Le capitalisme est assez stable pour, en temps de paix,
s'offrir le luxe de laisser paraître quelques feuilles d'opposition,
— peu gênantes parce que, faute d'argent, elles n'ont qu'un petit tirage.
On arrive ici à la distinction établie par Marx entre les libertés abstraites
et la liberté concrète. Quelle que
soit cependant la valeur relative des libertés démocratiques, Gide n'a
pu accepter les restrictions qui les limitent en U.R.S.S. Alors se pose
la question : la liberté concrète, c'est-à-dire le droit au travail
pour tous, le droit à la répartition pour tous, cette liberté ne peut-elle
être établie qu'au détriment des autres libertés ? L'accession généralisée
des hommes à une plus haute condition mérite-t-elle le sacrifice que
représente l'acceptation d'une dictature, même provisoire ? Des opprimés
se sont associés et ont fait la Révolution. Peut-on estimer son prix,
un prix qui ne serait pas à dépasser ?
C'est à une
contradiction analogue que Gide s'est heurté quand il a découvert la
nature de l'art en U.R.S.S. Presque tous ses discours, au cours de son
voyage, portent sur ce sujet. Dans le premier, il déclare : « Aujourd'hui,
en U.R.S.S., pour la première fois... en étant révolutionnaire, l'écrivain
n'est plus un opposant. » Gide croyait alors la coïncidence établie
entre l'artiste et le communiste, entre l'artiste et le peuple entier,
et « ce qui est le plus admirable, ses dirigeants ». Aux étudiants de
Moscou, le 27 janvier 1936, il explique que s'il est resté, pendant
des dizaines d'années, solitaire, inconnu, et en marge de la bourgeoisie,
[282] avec
de petites plaquettes, comme les Nourritures Terrestres, invendables,
c'est qu'il a « toujours écrit pour ceux qui viendront ». S'adressant
aux « jeunes gens de la Russie nouvelle » : « Mon mérite, leur dit-il,
est d'avoir su vous attendre. J'ai attendu longtemps, mais avec confiance,
avec cette certitude que vous viendriez un jour. A présent vous êtes
là... » En cet instant, la coïncidence, c'est en lui-même que Gide l'éprouve
et il en tire la plus grande joie de
sa
vie. Un mois plus
tard, ayant découvert le conformisme en U. R. S. S. et que l'écrivain
obéit à des mots d'ordre, il craint la naissance d'une nouvelle convention
dans l'art révolutionnaire, aussi grave, aussi anéantissante pour l'art
que la convention bourgeoise. C'est ce risque qu'il s'est proposé de
dénoncer dans une allocution, devant la Société des Gens de Lettres
de Moscou, mais qu'on ne lui laisse pas prononcer. Pour Gide, c'est
l'étape finale de sa désillusion. Retouches.
A son Retour de l'U.R.S.S., Gide déclare qu'il se serait résigné à la disparition de l'art et même à l'oppression de la pensée si la Révolution avait poursuivi sa marche ascendante, [283] si elle avait continué à gravir l'escalier, au lieu de le redescendre. C'est dans ces termes que s'expriment toujours ceux qui désespèrent de l'aboutissement de cent cinquante ans de socialisme, des plus grands bouleversements de pensée et de vie qui ont fait trembler le monde depuis des siècles. En réalité, tout heurte Gide dans cette civilisation de temps de crise, alors que le satisfait cette société bourgeoise où il a été élevé, avec ses abus mêmes contre lesquels la raison d'être de Gide a été de s'élever. Tout ou rien, pense-t-il alors... Sans doute
la Révolution s'est grisée un moment du « tout » pour revenir au
« peu à peu ». En 1917, le jour de sa prise du pouvoir, Lénine,
dans un discours au Soviet de Pétrograd, affirmait : — Et demain nous
commencerons à instaurer le socialisme. En 1922, annonçant la N.E.P.,
il déclarait : — Le socialisme ne sera pas pour nous ou nos enfants,
ni pour les enfants de nos petits-enfants... Le but était projeté dans
un avenir indéterminé, mais la transformation économique maintenue en
mouvement. Il est vrai que le « peu à peu », c'était, et c'est encore
la religion tolérée, les chars de l'Armée rouge portés en triomphe au
même titre que les tracteurs, et tout un appareil reconstitué. Cette
révolution qui fait marche avant et marche arrière représente-t-elle
le progrès ? Au progrès,
idée abstraite, Gide veut continuer de croire — mais en fait, il n'y
croit plus, puisque pendant tout son voyage, il est resté insensible
aux bienfaits les plus indiscutables de l'économie planifiée, et plus
généralement à cette tendance du monde moderne à introduire un peu d'ordre,
appelé dirigisme, dans une économie complètement anarchique. Alors cherchant
à masquer, non pas sa déception en U.R.S.S., mais qu'il est redevenu
indifférent, comme jadis, à la question sociale, il déclare que c'est
l'U.R.S.S. qui a changé et non pas lui ; il prend la position de ces
intellectuels absolutistes qui, en 1918 déjà, prétendaient la société
[284] sans classe
perdue, parce que Lénine avait introduit une légère différence entre
la rémunération du manœuvre et celle du spécialiste. (214) Comme eux,
Gide s'interroge : La Révolution valait-elle la peine de... ? Cela valait-il
la peine de naître ?... La peine de ... ? Nous retrouvons toujours la
même question — absurde — qui relève d'un finalisme mystique. L'absolutiste
est le plus souvent un révolté ; parfois imprégné même de la grande
nostalgie anarchiste. Son but ultime est le même que celui du marxiste
: le dépérissement final des institutions de l'Etat, le passage de l'homme
au régime de la liberté. Mais tandis que pour le révolté, même inconscient
de sa révolte, le but paraît à la portée de la main, qu'il pense qu'un
effort et qu'une rupture suffiront pour l'atteindre, — pour Marx, le
but n'apparaît qu'à la fin d'un immense développement au cours duquel
il avance du pas régulier de sa dialectique. Mais au fur
et à mesure que l'homme approche, le but recule. Le but n'a pas à être
atteint. Cette grande doctrine propose un effort qui, par nature ne
peut pas être accompli ; elle indique une direction vers un état limite
toujours hors de notre portée : — Fais-toi dur comme la pierre... —
Vivez comme les oiseaux du ciel qui ne sèment, ni ne moissonnent...
— Le libre développement de chacun [sera] la condition du libre développement
de tous... Ce qui exalte l'homme, c'est l'ordre impossible à réaliser,
ou la nécessité d'un processus historique avec lequel il doit s'identifier.
Le but n'est pas atteint, mais il modifie la condition-dé l'homme, à
travers des cycles de luttes et de guerres. Il est difficile de savoir
si l'ouvrier en blouse de jadis absorbait plus ou moins de calories
que l'ouvrier d'aujourd'hui. Ce qui les différencie n'est pas seulement
quantitatif ou statistique. Si, à d'autres époques, c'est le retour
à la liberté individuelle qui fut libérateur, aujourd'hui, c'est l'intervention
[285] de l'Etat qui
a modifié les conditions de vie, cette intervention repoussée par la
classe des dirigeants sous le nom de tyrannie et d'inquisition parce
que cette intervention s'exerce contre eux. (215)
Avant son voyage
en U.R.S.S., déjà Gide écrivait : « Fuir ! » Pouvoir s'abstenir « de
juger sans trahir ni déserter pourtant aucune cause ». On ne vit pas
dans le Parti sans le quitter le cœur déchiré, avec le sentiment d'une
nouvelle solitude. Quand Retour de l'U.R.S.S. est sous presse,
plusieurs de ses amis communistes interviennent, comme firent les catholiques
à la veille de la sortie de Corydon, pour le dissuader de faire
paraître ce livre, déclarant que sa publication était d'autant plus
inopportune que les fascistes menaçaient davantage, et envoyaient, malgré
la politique de non-intervention, des troupes à Franco. Jef Last s'est
engagé dans les brigades internationales ; Schiffrin parle de sa « déception
en U.R.S.S. et de celle de Guilloux » ; Dabit est mort en Russie
et Gide, comme défroqué, sent son cœur s'enfoncer dans l'angoisse. Cette fois
ce n'est pas la vertu de l'insoumission qui le conduit à se désolidariser.
Ce n'est pas à cause, mais malgré l'inopportunité du moment qu'il dénonce
le mensonge, parce que « la vérité, fût-elle douloureuse, ne peut blesser
que pour guérir ». Si la vérité est d'un côté, et l'U.R.S.S., de l'autre,
il choisit la vérité, mais il écrit : « Je reste malgré tout l'ami de
l'U.R.S.S... » Les critiques
communistes furent dans l'ensemble pleines d'égards, mais certaines
quand même plus acerbes qu'il n'attendait. [286] Les attaques de Romain Rolland ou de
Bergamin, qu'il estimait comme hommes, le touchèrent péniblement. Peu
à peu son nom disparaît de tel comité directeur, de tel groupe de jeunes
communistes. Alors il se pique au jeu et publie Retouches à mon retour
de l'U.R.S.S. Il est rare que celui qui sort du Parti reste simplement
un sortant et ne se rebiffe pas sous les coups. Les adversaires de Gide
ont prétendu qu'il n'avait parlé qu'au nom de la culture. On veut des
chiffres ; il en donne, ou plutôt donne ceux des trotzkystes et des
renégats : Retouches n'est qu'un ramassis de témoignages anticommunistes
et a perdu ce qui faisait la valeur et la portée de Retour, la
spontanéité des impressions vécues. C'est « un immense, un effroyable
désarroi » en lui — qui atteint à nouveau l'obsession ; il ne parvient
pas à « désengager » son esprit : « J'ai désappris de vivre... Je savais
si bien ! »... jusqu'au moment où quand même l'emporte son goût de vivre,
plus fort que tout, son bonheur et sa sagesse. Retour de l'U.R.S.S.
n'aura été finalement ni un cauchemar, ni une rupture, mais un rétablissement
des choses, une réconciliation de lui avec lui-même. [287] CHAPITRE III
L HOMME
L'Homme sans
son Œuvre.
Une longue
vie est avant tout une jeunesse qui s'affirme. Gide a connu la passion
de l'adolescence dans l'âge mûr et l'âge mûr dans la vieillesse ; il
semble avoir été en retard d'une saison ; ce fut là sa jeunesse. Les visages
successifs d'un homme au cours de sa vie sont parfois si différents
qu'ils représentent chacun un autre homme. A vingt ans, le visage de
Gide garde un contour incertain et mou, qu'il cache sous un air sombre
et maniéré ; il pose devant la vie. Puis apparaît, signe d'une hésitante
virilité, sa barbe en pointe, qu'il fait couper à la première connaissance
de lui-même, à vingt-quatre ans, avant de partir pour l'Algérie ; restent
des moustaches à la gauloise, comme des moustaches postiches, jusqu'à
ce qu'apparaisse enfin le visage nu, avec un sourire contraint, qui
se détend peu à peu jusqu'au naturel. Chacune de
ses expressions successives n'a été qu'une sorte de tentation. Gide
ne s'affirme ni par son visage d'adolescent, sa barbe ou sa cape ; mais
par tous ces traits et quelque chose de plus : un visage vraie, celui
de l'homme. [288] Ce qu'il représente
avant tout pour nous, aujourd'hui, c'est un style de vie, un mode de
pensée. Sans doute lui-même s'irritait d'entendre si fréquemment parler
de son influence et, par contradiction, par souci de ce qui lui échappait,
il prétendait qu'il fallait se placer, pour le juger « sainement »,
du point de vue esthétique, qui est le seul qui ne convienne pas précisément.
On ne peut juger son œuvre comme celle d'un Balzac, d'un Flaubert ou
d'un Proust. Ce qui nous intéresse en lui, c'est, contrairement à ce
qu'il a cru, son action directe et immédiate sur les hommes, sa position
de moraliste. L'attitude de Gide en tant qu'homme dépasse de beaucoup
ses mérites de créateur: De l'œuvre proprement créatrice de Gide, il
est difficile de dire ce qui survivra, peut-être aucun livre, peut-être
des fragments, des formules seulement, des épigrammes. Une œuvre légère,
une vie lourde de sens. Une grande figure d'entre les deux guerres,
figure et non écrivain. Depuis vingt-cinq
ans, son œuvre ne s'est pas accrue, sinon son Journal; mais le
dessein de sa vie n'a cessé de se prononcer. Le Journal, c'est
l'homme, un essai presque ininterrompu sur lui-même, l'œuvre de synthèse
qu'il a voulu longtemps donner en un roman et qu'il a composée comme
à son insu. Les Correspondances, récemment publiées, sont des
documents directs sur son passé ; chacune d'elles retrace le cycle d'une
amitié, dont il reste le centre. C'est toujours lui. Les préfaces, qui
ont accompagné les réimpressions de ses livres, les interprétations
qu'il n'a cessé de leur apporter, font converger de nouveaux éclairages
sur sa personnalité. Les miettes d'œuvres sont souvent plus importantes
que l'œuvre même, et ses courts essais, tel souvenir, telle plaquette,
une note dont il a pris soin à juste titre de ne pas laisser perdre
une page, ne cessent de témoigner pour l'homme. On peut se
demander finalement ce que signifie pour un écrivain être un homme sans
son œuvre. Etre un homme a toujours été rare ; l'existence même d'un
homme est un [289] scandale.
(216) Etre un homme qui agit conformément à soi, qui répond à ce qu'il
y a en lui de plus valable, prêt à jouir loyalement de lui-même, à s'accepter
tel qu'il est et non tel que les autres le veulent, c'est croire que
chacun est le détenteur individuel d'une sagesse qui doit tendre
vers la joie — que chacun ne cesse d'apprendre à ses dépens que la liberté
se refuse constamment et qu'il faut parfois « passer outre ». Aspiration
vers la liberté que Gide a atteint à des moments exceptionnels, où sa
vie et son œuvre ne font qu'un (dans la création du personnage de Lafcadio,
dans sa Conversation avec un Allemand, dans certaines pages de
son Journal) et par un perpétuel apprentissage, qui est son art
même de vivre.
C'est vers
une certaine forme de liberté que Gide n'a cessé de tendre. Liberté
de quoi ? Il n'est pas de mot plus fulgurant et de contours plus incertains.
Il mobilise la passion du poète : « Le seul mot de liberté est
tout ce qui m'exalte encore », écrit André Breton, et Eluard : « Et
par le pouvoir d'un mot — Je recommence ma vie. » Puissance magique
du mot. Isolé, il garde sa vertu, mais dès qu'on veut le cerner, il
échappe ; incarné, il se détruit. Pour le philosophe, la liberté, c'est
coïncider avec son contraire, comprendre la nécessité, et pour le révolutionnaire,
c'est : « Toute liberté sauf contre les ennemis de la liberté.
» Dans une société, c'est la contrainte qui établit la liberté, et l'individu
ne peut se sentir libre que dans la mesure où il coïncide avec une loi,
avec un ordre. Rien n'est
plus étranger à Gide, ne lui fait plus horreur que le : « Fais ce que
voudras », qu'un état d'anarchie passionnel. Ce n'est pas de la liberté
en soi qu'il a rêvé ; c'est la liberté de pensée qu'il a voulue, d'où
il a cru que découlaient les autres : « Une liberté de pensée,
dit-il, [290] c'est ce à
quoi j'attache plus d'importance qu'à tout le reste. » Par éducation
et par modération, il sait qu'il n'y a pour lui de liberté que dans
l'esclavage consenti ; mais aussi qu'un homme qui peut penser librement
est ce qu'il y a de « plus dangereux et redoutable ». Ce ne sont pas
tant les actes qui effrayent que le sens qu'ils prennent. La pensée
libre devient libre pensée ou défi aux pouvoirs constitués. Le pouvoir,
qu'il s'agisse du père, du prêtre ou d'un chef, règne par le dogme,
les tabous, la censure et l'index. A toutes les époques des bibliothèques
furent détruites et, hier encore, les étudiants se livraient avec joie
à des autodafés de livres. Au XIXe siècle libéral, les célèbres
Ordonnances de Juillet 1830 déclarent qu'il est dans la nature de la
liberté de presse « de n'être qu'un instrument de désordre et de sédition...
». « Il n'est pas de progrès de la pensée, écrit Gide, qui n'ait d'abord
paru attentatoire et impie. » A l'origine
de toute liberté, il y a révolte. Bien avant que Gide n'ait découvert
Nietzsche, la lecture du Zeus de Gœthe — un des plus surprenants
poèmes du grand olympien — provoqua un déchirement dans sa vie studieuse.
Le choc intellectuel lui fit prendre conscience du caractère distinctif
de pieuses familles comme la sienne, où la discrétion sans borne est
de règle, où l'on se tait sur toutes les choses. « Le nombre de choses,
écrit Gide, qu'il n'y a pas lieu de dire augmente pour moi chaque jour.
» La révolte,
c'eût été la pipe au bec, les grands cheveux, les poèmes fous, la rage
au ventre. Gide prend un « air sentimental », porte « une redingote
qu'avait réussie [son] tailleur ». Ce sont là moins les marques d'une
rébellion que les attributs de l'artiste. La révolte de Gide à dix-huit
ans, ce n'est pas son air retranché et supérieur ; c'est le cœur qui
lui bat à certaines lectures, c'est la rougeur qu'il cache. Sa révolte
marche à pas feutrés. C'est un malaise, une névrose. Sa mère pèse sur
lui, par « une sollicitude sans cesse aux aguets, un conseil ininterrompu,
harcelant ». [291] Et Gide ajoute : « Elle avait une façon de m'aimer qui parfois
m'eût fait la haïr. » Gide n'osera jamais la quitter. Il reste attaché.
Il rêve du Prodigue. Il en rêvera toute sa vie. Le Prodigue doit partir. En vain. Bernard échoue de nouveau chez les siens et Lafcadio épousera probablement quelque oie blanche. Mais le cadet partira. C'est d'une résistance dont Gide a besoin. Dès qu'il n'a plus à s'opposer à sa mère, il lui faut une autre chaîne. Quand sa mère meurt, il épouse sa cousine et reste dans une tradition qui le « contraint de revenir » en arrière. L'amour de la famille le ramène à la révolte, et le célèbre cri lui échappe : « Familles, je vous hais ! Foyers clos, portes refermées... » Mais cette famille n'a jamais été la sienne ; sa famille, son orgueil la défend ; sa mère, il ne veut la voir que belle. Quoiqu'il n'ait guère connu son père, il ne doute pas que ses parents ont formé « le ménage le plus uni », foyer évangélique, tutélaire et puritain. Mais les autres familles lui paraissent puer l'hypocrisie et l'égoïsme, ou plutôt une sorte de famille, symbole du dogmatisme. De même le
Prodigue, dont il a tant rêvé et sur qui est centré son œuvre, reste
une figure idéale, mirage d'un individu sans lien avec le reste du monde
et qui satisfait son besoin d'une liberté merveilleuse qu'il sait impossible
et qu'il craint. L'adolescent de Balzac conquiert Paris par les femmes
; celui de Stendhal les conquiert par sa désinvolture. L'adolescent
de Gide est celui qui se détache, c'est le sans-famille ; c'est Lafcadio,
fils d'une demi-mondaine, qui, dans son enfance, n'a pas de père, mais
cinq oncles ; c'est Bernard, fils de l'adultère petit bourgeois, autre
bâtard ; c'est aussi Œdipe, le bâtard glorieux ou qui s'est cru tel.
Et tous ces bâtards sont prêts à tenter la prodigieuse aventure. Cette
association entre le Prodigue et le Bâtard, par opposition aux images
pieuses de l'Ecriture et à celles de la famille indissoluble, crée pour
Gide l'image-choc de l'affranchissement, l'appel d'une liberté contradictoire
en elle-même. [292] Gide n'a pas
développé ces contradictions dans son œuvre ; c'est sa vie d'homme qui
les traduit. Entre son point de départ et son point d'arrivée, la distance
parcourue est considérable ; ils sont presque à l'opposé l'un de l'autre.
Entre Gide tel qu'il s'est pris en charge dans les premières pages du
Journal et ce qu'il a fait de lui, la somme des efforts, leur
constance représente un immense cheminement, au cours duquel il n'a
cessé de tendre à se modifier pour intégrer en lui des aspirations contraires.
L'Amateur de
Lettres.
Si nous faisons
un retour en arrière, (217) Gide apparaît au départ au plus loin de
nous, au plus loin de lui, du véritable Gide, lié à une autre époque,
comme à un autre monde : la fin du XIXe siècle. Il représente
un des derniers types de l'amateur de lettres et un mode d'existence
à peu près révolu aujourd'hui. C'est avant
tout un homme complètement dégagé du souci de gagner sa vie et à qui
l'oisiveté donne, parfois jusqu'au malaise, le sentiment d'une liberté
abstraite infinie. Le travail paraissait encore, à cette époque, comme
depuis l'origine de l'histoire, maudit, ou du moins le plus souvent
avilissant : de même que dans l'antiquité, où selon Platon ou Cicéron,
un homme libre qui se livrait au [293] négoce risquait
d'être rendu à la condition d'esclave, ce préjugé s'était maintenu dans
le milieu de Gide : la sœur d'Alissa, en épousant un marchand, fait
une mésalliance qui consterne ses proches. Lorsqu'il s'est décidé pour
la littérature, Gide a moins cédé à une vocation que choisi, d'accord
avec les siens, une de ces carrières, peu rémunératrices, mais qu'une
certaine bourgeoisie libérale se réservait pour le rôle de direction
sociale et intellectuelle qu'elle se croyait appelée à jouer grâce à
ses privilèges d'argent et de culture. « Un jeune
homme de 30.000 livres de rente... », cette expression, qu'on rencontre
dans certains romans de Flaubert ou de Balzac, avait gardé un sens précis
en 1890. Gide était un jeune homme appelé à disposer du même revenu
jusqu'à la fin de ses jours — du moins s'il ne se livrait pas à des
prodigalités. Et ni son Prodigue, ni lui-même n'ont jamais songé à dilapider
leur fortune. Le libéralisme est bien assis dans un monde bien solide
; rien de suspect à l'horizon. Sans doute Gide a-t-il le goût d'une
certaine bohème ; il tient à paraître dénué ; il sait que le confort
peut amener un auteur à trop bien écrire, que certaines œuvres « puent
le confort... » ; pour se donner le change, il s'est défait de certains
signes extérieurs et encombrants de la richesse. Mais quoi qu'il fasse,
sa bohème est une bohème d'homme riche. Il n'a jamais connu même un
peu de « détresse matérielle ». A certains moments, il lui arrive, comme
écrivain, de considérer la misère de la zone pour son aspect « exotique
» ; s'il rencontre un jeune vagabond, il est violemment « intéressé
» : « Curieux, curieux, écrit-il, la psychologie du vagabond, » qui
lui paraît un être d'une espèce inconnue, comme le chenapan, comme le
malandrin (expressions de l'époque). Parfois, il entre dans la « contemplation
» des pauvres, sans honte, parce qu'il est établi qu'il y a des pauvres
et des riches, comme aujourd'hui des chômeurs et des travailleurs ;
et s'il se penche sur le « labeur des pauvres », c'est [294]
pour y trouver un moyen d'excitation au travail, pour apprendre, lui qui est
dégagé de toute contrainte, ce qu'est le travail dans la contrainte
; et en garder un peu pour lui. A vingt ans,
Gide est donc totalement libre de son temps. Plus d'examens à préparer
; il n'envisage pas d'études universitaires. Sa timidité l'éloigne des
salons ; il n'a aucune ambition d'homme du monde. Devant lui, rien à
faire ; la page est blanche : rien à dire encore, sinon tenir son Journal.
Il lui reste à s'examiner lui-même. On croyait volontiers alors
qu'il fallait du temps pour s'analyser dans le rôle d'amant,
(218) pour faire sa cour, mais Gide n'a pas, à cette époque,
de véritable passion amoureuse. Pas de passion pour le jeu non plus,
ni pour aucune sorte d'excitants. Seuls les sens l'appellent et seul
le préoccupe, en conséquence, le problème religieux, mais il ne veut
pas encore en discuter. Ce sera par là pourtant que sa vie s'ouvrira
plus tard directement sur le réel. A présent,
il se referme sur lui. Sa liberté, il ne cherche qu'à la restreindre,
qu'à la « compromettre » : puisque la société a complètement renoncé
à l'obliger, il a été amené à imaginer des obligations de lui envers
lui-même. D'où ses minutieux emplois du temps, épinglés au mur, dont
il se moquera bientôt avec humour dans Paludes, ou ses études
détaillées des conditions pratiques du travail, faute d'un travail continu
précisément. Obligations assez dérisoires... L'oisiveté,
ce n'est pas tant ne rien faire que faire des choses non nécessaires.
Pour beaucoup, c'est manier des cartes ou des dés, tant que le jeu ne
soulève pas une émotion profonde ; ce sont les mots croisés ou les mots
d'esprit. Pour Gide, c'est continuer à se cultiver, sans méthode, mais
avec quel art ! La culture était limitée avant tout pour lui aux humanités gréco-latines et classiques ; il ne s'agissait
pas
de faire le tour des connaissances de son temps, et [295] moins encore d'une spécialisation. Il
voulait vivre en honnête homme : « Le vrai honnête homme, écrivait La
Rochefoucauld, est celui qui ne se pique de rien. » Gide ne manque ni
une exposition, ni un Salon ; chaque matin, il se rend au Louvre et
il est « tout désœuvré le lundi ». Il y a également le Bois de Boulogne
ou le Musée Guimet, ou le Musée paléontologique, et les « Zoo » de Suisse,
de Hollande ou d'Allemagne, où il prend goût à observer bêtes et plantes
; il y a les lettres à répondre, les papiers qui s'accumulent, et le
rangement des papiers, et les visites à ces dames (les femmes d'écrivains)
pour qui le fait insignifiant prend, plus encore que pour l'écrivain,
une importance démesurée. A Cuverville, il y a le jardinage. A Paris,
les discussions dans les cénacles symbolistes, et le banquet
de Paul Adam, le banquet de la Phalange, « où nous pouvions être
cent cinquante », et où il est flatté d'être invité à la place d'honneur,
à la droite de Royère ; et les bavardages de littérateurs, « inanité
sonore » ; et les rencontres avec les écrivains étrangers célèbres de
passage dans la capitale. Il s'applique à faire comme il faut, ce qu'il
faut pour être un artiste. Il en porte les signes vestimentaires distinctifs,
comme les médecins de jadis le chapeau pointu, pour montrer au dehors
talent ou génie. La littérature n'avait pas encore pris un sens péjoratif
ou dérisoire. C'était l'époque des préraphaélites et de Whistler, des
femmes aux longues chevelures dépliées, du grand François Coppée,
du maniérisme, et de d'Annunzio, aux compliments duquel, chaque fois
qu'il le voit, il ne reste pas insensible, mais qui représentera plus
tard pour lui le haïssable même. Cependant il
est pris d'un peu de vertige devant tant d'heures vides. Se cultiver
ou vivre en artiste, c'est toujours une manière de tuer le temps,
une des plus satisfaisantes sans doute ; néanmoins, c'est trouver
au temps une raison d'être au lieu de la trouver en soi. Les thèmes
de la disponibilité, du voyage, du départ, que Gide s'est ingénié [296] à développer, n'avaient peut-être de signification que pour
justifier son désœuvrement. Pour d'autres,
cette liberté idéale dont jouit l'amateur de lettres, « presque aussi
complète que la peut souhaiter être qui vive », finit par fausser les
perspectives ; elle détend le moi, qui ne colle plus au réel. Cette
raison d'être que Gide cherche : — Pourquoi être un homme ?, il sait
finalement qu'il ne la connaîtra que par le travail de création, mais
celui-ci l'occupe fort peu de temps. Il lui arrive de rester des années
sans écrire. L'Enfant Prodigue, il le conçoit et l'achève en
trois semaines ; La Porte Etroite, en quelques mois ; le dernier
acte de Saul en un jour, parce qu'il a porté longtemps ses sujets
en lui. Alors il relit ses propres livres, même traduits, et, tel jour,
l'un d'entre eux l'émeut jusqu'aux larmes : les larmes sont comme un
embellissement d'une vie d'artiste... Entre ses petits récits, il fait
paraître des articles, qui dans ses Œuvres Complètes, occuperont
une place considérable. Sa brusque
rupture avec le symbolisme sera une manière de tenter d'échapper à ce
mode de vie, mais ce n'est que beaucoup plus tard qu'il se rendra compte
que nous sommes entrés dans une ère nouvelle, où le travail est réhabilité.
Ce sera là, peut-être, la signification profonde de son adhésion au
communisme. Il est vrai qu'aujourd'hui le travail est lié à des notions
de rendement, de rationalisation, de productivité, qui tendent à déformer
la personnalité autant que, jadis, en un sens contraire, la vie oisive.
Cependant le travail, au moins quand il n'est pas trop abrutissant,
est accompagné désormais de loisirs, qui ne sont que la forme fragmentée
de l'oisiveté à perpétuité d'autrefois. Par leur forme même, les loisirs
prennent un sens nouveau. [297] Le Lecteur.
Dans sa vie
d'homme cultivé et en soi presque irréelle, Gide est peut-être parvenu
à donner un sens à certaines de ses occupations, plus particulièrement
au piano et à la lecture, qui ont joué pour lui le rôle d'une sorte
de second métier. Il a poursuivi ses études de piano, tout au long de
sa vie, parfois cinq ou six heures par jour. Les lectures tiennent une
place plus considérable encore, notamment dans son Journal. Ce
qui nous intéresse en elles, ce ne sont pas tant les jugements de l'auteur
que la manière dont il lit, l'accueil qu'il fait à un livre. Les jugements
sont laconiques. Parfois le livre est cité sans être accompagné d'aucune
notation. Mais au fur et à mesure que nous avançons dans le Journal,
les titres relevés sont de plus en plus nombreux ; c'est comme un
engouffrement de lectures : romans, poésie, essais, classiques, latins,
œuvres étrangères. La distraction qu'est la lecture devient alors une
si intense curiosité, un si insatiable besoin de connaître qu'elle reprend
un caractère humain. Au début de
sa vie, Gide y cherchait avant tout un moyen d'entraînement pour écrire.
Le travail créateur lui ayant paru toujours difficile, il savait n'obtenir
l'inspiration qu'après un exercice de l'esprit, qui lui donnait l'élan.
Fréquemment pour se mettre en train, il prenait un auteur classique
: « Une page y suffit, une demi-page si seulement je la lis dans la
disposition d'esprit qui convient » ; il veut y trouver moins un enseignement
« que le ton... », comme le la en musique. A cette époque,
s'il lit tout ce qui lui tombe sous la main, il aspire néanmoins à une
discipline, si futile et si arbitraire qu'elle soit : il déclare par
exemple qu'il reprend chaque automne Leibniz ou Dickens ou Eliot, qu'il
a des lectures pour la fin de la journée ou pour le matin ; il est d'autres
livres qu'il lit couché ; plusieurs [298] commencés à
la fois, qu'il lit à petites doses réglées, chaque livre gardant son
signet, « que par instants je déplacerai de quelques pages ». La manière
d'entamer la journée est une question qui l'a toujours préoccupé : faut-il
se mettre, sitôt levé, au « délicieux travail du matin » ? Sinon, en
commençant par ouvrir des livres, n'éparpille-t-il pas ses forces ? « Lire un livre
de bon matin, au lever du jour, en pleine fraîcheur d'esprit, en pleine
aurore de la force, écrit Nietzsche, j'appelle cela du vice. »
Mais pour Gide la lecture n'est jamais un vice ; elle est devenue, il
est vrai, très vite, un besoin touchant presque à la manie. Il lit Tacite
en marchant ; les Frères Zemgano, « sur l'impériale du Trocadéro-Gare
de l'Est» ; il lit Guerre et Paix et Schopenhauer en visitant
les grottes de Han, et « je m'irritais d'avoir arrêté ma lecture pour
regarder un paysage » ; il lit en auto ou dans les jardins publics,
achève quiètement Ferrero dans sa baignoire et, quand plus tard il se
rend à Oxford pour recevoir le titre de docteur honoris causa, il
poursuit l'Enéide, sauf à Reading, pour demander où est la prison.
La lecture est comme la drogue, à la fois un apaisement — (« ...N'ayant
jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé... », écrit
Montesquieu) — mais plus encore un excitant. A quarante ans, Gide se
lance dans Milton et dans Shakespeare pour apprendre l'anglais ; à cinquante,
pour l'étude de l'allemand, dans le texte original de Faust et
sans cesse il reprend Virgile pour se remettre au latin. Il faut également
qu'il puisse de chaque lecture tirer un profit, le profit ne serait
il que négatif : il lit les Concourt « pour apprendre comment il
ne faut pas écrire ». Sans doute,
avec l'âge, il se demande si cette habitude qu'il a prise de lire à
tous moments, « de ne pouvoir rester sans lire » n'est pas finalement
une forme de la paresse. Il arrive alors que lire soit, au lieu d'une
aide, un empêchement pour écrire, en favorisant la fuite devant la page
blanche, [299] en retardant
le moment de la création véritable. D'activé, la lecture devient passive,
ce qu'elle est d'ailleurs pour la majorité des hommes, même quand l'ouvrage
qu'ils ont en main est de qualité. Elle n'est plus qu'une simple distraction
ou qu'une rumination de l'esprit. « Depuis combien de temps, écrit Gide
en 1932 quand il fait cette remarque, n'ai-je plus vraiment travaillé
! » C'est à cette date précisément qu'il constate en lui une sorte d'épuisement,
qu'il espère momentané.
Cependant tout
au long de sa vie, quelle que soit la manière dont il ait lu, Gide a
eu l'art de rendre captivantes ses notes de lecture. Nous le voyons
lire. Le livre apparaît comme la rencontre de sa journée ou de l'heure
; et le jugement se borne à une remarque faite comme en passant, à une
précision donnée comme par surcroît. Ses jugements ont la même légèreté
et la même brièveté que ses caresses furtives. Ils ne dépassent guère
deux ou trois lignes : un seul mot parfois suffit. Comme Stendhal dit
d'une femme qu'elle est belle, d'un jeune homme qu'il a du caractère,
sans plus, il parle de « l'excellent... Stevenson », de «
l'admirable... Journal de Darwin », de son « ravissement
» à la lecture à'Armance ou de Musset. Il lit « avec tremblement...
» (Chtchedrine) ; « avec grand amusement... » (Les silences du Colonel
Bramble) ; à haute voix, « dans les sanglots... » (Athalie).
De même qu'il paraît ne pas choisir ses lectures, il ne se soucie
pas de classer ses auteurs, de les faire figurer sur une échelle de
valeurs ; il se garde de faire de la critique ; il ne cherche pas à
motiver ses notations, ni à s'expliquer ; il nous donne sa première
impression, intacte, toute de fraîcheur, qui correspond à son humeur
même. C'est l'expression personnelle d'un esprit non prévenu. Parfois
il ne dit rien : le récit d'une visite qu'il a rendue à Bourget, à Mirabeau
doit suffire à les juger. Le plus souvent, il nous dit simplement qu'un
livre l'a passionné ou rebuté, qu'il a « achevé Jane Eyre »,
ou au contraire qu'il [300]
n'a
« pas achevé les Mémoires de Retz ». Il semble correspondre
avec nous par un code secret : il dit « consternant » parce qu'il a
été déçu ; « complaisant » quand il a été heurté au plus profond de
lui ; « Aimerais traduire » est une marque d'attachement. Ses lectures
sont, somme toute, une autre manière pour lui de se raconter, de se
confesser.. Parfois, comme au cours d'une conversation, il aboutit à
quelque trait, à une formule lapidaire : de France, encensé par toute
la bourgeoisie et qu'il a placé résolument au second rang, il dit qu'il
est « incapable aussi bien de musique que de silence » ; de Voltaire,
que « sa plume est trop fine ; il ne réussit que les déliés ». Le plus
souvent, il garde un ton familier ; entre les grands auteurs du passé
et lui, c'est un rapport amical et personnel qu'il cherche à établir.
Ne l'intéressent vraiment que les amis, parmi les contemporains également.
Pas un mot, — ou presque rien — dans son Journal, sur Giraudoux,
ou Aragon, ou Breton, qu'il ne rencontre guère dans la vie privée, mais
il parle, (assez sévèrement d'ailleurs) d'un roman d'Abel Hermant, qui
fait partie de sa génération. De même que dans une confidence, on ne
dit jamais tout, il est des auteurs que Gide ne revendique pas, les
théologiens par exemple, qu'il a dû pourtant beaucoup pratiquer dans
sa jeunesse. Mais les ouvrages cités restent si abondants qu'ils constitueraient
une importante bibliothèque et il n'a, rue Vaneau, que quelques rayonnages.
Il achète n'importe où, à Paris ou en voyage, sans aucun souci de bibliophilie. Sans doute
il arrivait qu'il se contentât de feuilleter, et quand on le poussait
un peu sur un ouvrage récemment paru, il répondait facilement : — Je
dois vous avouer que je l'ai seulement parcouru. Mais souvent, il lui
suffit de humer un livre. Il en est d'autres qu'il lit « lentement,
patiemment, diligemment, avec presque autant d'amour et de foi que l'Evangile
».
Il est curieux
de mettre en parallèle un de ses essais de [301] critiques — sur Dostoïevsky — avec ses
notes de Journal, où il compare souvent, comme il le fait pour
Zola et pour d'autres, les qualités respectives des différents ouvrages
du même auteur : « à l'Idiot », nous dit-il, « je préfère les
Possédés et les Karamazov, peut-être même l'Adolescent...
» Ses impressions de lectures sont aussi différentes de sa critique
qu'une conversation d'une étude. Cependant chaque
conscience étant un juge unique qui rend des verdicts intimes, il déclare
que sa position « à l'égard de La Rochefoucauld ne saurait être maintenue
sans injustice », autrement dit implique un procès en révision. Ses
impressions les plus brèves sous-entendent qu'il donne une note : «
Lu avec intérêt » peut signifier : 5 sur 10, et quand il dit : « Je
n'emporte avec moi — » en voyage que tel ou tel livre, il semble décerner
une récompense. Dans les jugements
de lecture, les extraits de motifs, les citations qu'il fait sont en
rapport avec les thèmes qui dominent sa pensée du moment. S'il dissocie
si volontiers le fond de la forme, c'est qu'il ne s'intéresse finalement
qu'au « fond », comme en peinture d'ailleurs. Il aime les Elégies
de Gœthe, les poèmes de Whitman, les Sonnets de Shakespeare
pour la liberté que le poète a pris avec son sujet. En sens contraire,
il serait captivé par Mérimée, si Mérimée nous faisait connaître la
position religieuse de ses personnages, mais il considère Mérimée —
Proust également — comme des analystes du cœur impies, parce
que les sentiments d'amour profane sont, dans leurs livres, vaincus
sans la résistance des sentiments religieux : c'est ce qu'il nomme «
scepticisme », et c'est ce scepticisme qui l'éloigne d'une partie de
la poésie, des livres d'histoire proprement dits, des philosophes, dont
il ne parle guère que dans sa jeunesse. Cependant,
parmi tant de rencontres, il y a celles qui furent pour lui décisives.
Ce que Nietzsche appelle en parlant de Stendhal « l'un des hasards les
plus beaux de ma vie », Gide aurait pu le dire de Montaigne, de Blake,
de [302] Dostoïevsky.
Ils l'ont encouragé avant tout dans sa propre pensée, lui donnant plus
d'audace pour traiter plus librement certains sujets. C'est le sens
même de sa critique.
Le Critique.
En un certain
sens toute l'œuvre de Gide est de critique : critique littéraire dans
Paludes, critique des mobiles de l'action dans Les Caves du
Vatican, critique (celle-ci, la plus importante) de l'introspection
et des conventions nécessaires au romancier dans Les Faux-Monnayeurs.
Ce ne sont pas les récits de Gide par eux-mêmes qui nous intéressent,
ni ses personnages assez inconsistants, mais les hypothèses qu'ils suggèrent.
Le récit est de critique parce qu'il aboutit à une question. L'abnégation
(dans La Porte Etroite) doit-elle se résoudre en duperie ? La
charité (dans La Symphonie Pastorale), en une involontaire escroquerie
? La sincérité (dans L'Ecole des Femmes) conduit-elle inconsciemment
à l'insincérité ? Chaque sentiment a-t-il pour répondant, et comme lié
à lui, caché derrière lui, un double qui est son contraire ? L'acte
intéressé a-t-il pour refuge l'acte désintéressé ? Chacun doit-il se
trahir ? Il semble que Gide remette en question la vie psychologique
telle qu'elle a été découpée et étiquetée par la morale et la religion
du XIXe siècle — et le principe d'identité même qui la gouverne. Blake marie
le Ciel et l'Enfer, et Dostoïevsky, l'amour [303] et la haine
au même instant, en un même personnage. Gide s'est attaché à ces écrivains
dans la mesure précisément, où ils ont été, avant tout, des critiques
de la vie intérieure. Dans ses grands essais, il ne les étudie pas d'un
point de vue proprement littéraire. Gide est un critique, non un critique
littéraire... C'est comme moraliste et connaisseur des hommes, c'est-à-dire
comme critique que s'explique son rôle si important d'animateur de la
Nouvelle Revue Française ; comme critique littéraire, ce sont
ses goûts qui décident de ses jugements et ici nous avons souvent peine
à le suivre.
Dans sa jeunesse,
Gide s'est livré, pour une large part, à une critique de polémiste,
s'attaquant (contre Maurras, Barrès...), à des valeurs traditionnelles
(nationalisme, littérature moralisatrice...), valeurs assez ébranlées
aujourd'hui pour que ces articles de combat, parus pour la plupart dans
Incidences et Prétextes, ne soient plus appelés à prendre
place, malgré leur esprit vif, juvénile et libéral, que dans une histoire
des idées. Si l'on s'intéresse
aux livres dont Gide a rendu compte, particulièrement dans ses Billets
à Angèle, de nombreux noms d'auteurs qu'il a retenus, nous surprennent
: François de Curel, Camille Mauclair, Henri de Régnier, Saint-Georges
de Bouhélier, Louis Dumur et bien d'autres, dévalorisés ou oubliés (quoique
les auteurs, qui ne servent ici que de « prétexte », donnent
lieu souvent à d'excellentes remarques). Considéré comme
critique littéraire uniquement, Gide ne laisse pas de déconcerter. En
art il ne cache pas sa faiblesse pour le joli, parle du « délicieux
» Boylesve, découvre Duvernois (219) ou déclare de Banville : « J'aime
jusqu'à [304] l'excès cet
esprit délicat, perspicace et charmant. » Qu'il ait admiré Signoret
et qu'il ait dit de ses vers : « Dans notre langue, je n'en connais
pas de plus beaux », ceci peut être considéré comme un accident amical.
S'il fait des réserves sur Anna de Noailles, qui représentait pour la
critique unanime la grande poésie, il appelle « un chef-d'œuvre
» (en 1905) : Le Visage émerveillé. Rien de plus difficile que
les reconnaissances en littérature contemporaine, où s'entrecroisent
tous les courants : Proust qui, comme artiste, a si remarquablement
compris et recrée Flaubert ou Saint-Simon, admirait, les yeux fermés,
Madeleine Lemerre, Boldini ou Reynaldo Hahn, non seulement pour leur
position mondaine, mais parce qu'il ne cherchait pas à remettre la valeur
de leur œuvre en question, ni l'admiration du monde pour elle. Chez Gide,
ce sont souvent ses premières impressions de jeunesse qu'il ne remet
pas en discussion : d'où son amour pour Lamartine et ses effusions larmoyantes,
ou pour le Hugo conventionnel et religieux des Contemplations. D'où,
également, son choix si décevant dans l’Anthologie de la Poésie Française,
qu'il a publiée peu de temps avant sa mort et qui aurait dû apparaître
comme l'expression complète de ses goûts de critique : il s'est souvenu,
dans cet ouvrage, des poèmes qui avaient ému son enfance puritaine et
qui l'avaient touché par leur sujet religieux. S'il y fait figurer,
par ailleurs, des poèmes qui ne sont que des réussites d'acrobaties
verbales, Les Djinns, par exemple, (qui le plongent, à la relecture,
« dans un gouffre d'admiration »), c'est que les questions de prosodie
le passionnent, et qu'il y revient dans sa vieillesse, songeant même
à transposer en français le système grec ou allemand des longues et
des brèves ; c'est qu'il croit, comme l'a prétendu Poe par défi (en
construisant Le Corbeau sur des données quasi-mathématiques)
que la perfection d'un poème tient à sa technique avant tout. On pourrait
penser que Gide n'a pas saisi l'importance de [305] la révolution que les surréalistes ont
introduite dans la poésie moderne, et dans la compréhension de la poésie
même, en dépréciant précisément la valeur anecdotique d'un poème et
les questions purement formelles, — en faveur de l'inspiration. Les
surréalistes, qui représentent incontestablement le plus grand mouvement
poétique d'entre les deux guerres, n'ont pas pris place dans cette Anthologie,
ce qui s'explique parce que Gide en a écarté les écrivains vivants,
mais il ne traite pas mieux leurs grands devanciers. S'il admire Lautréamont
et Rimbaud, il aime avant tout le conteur chez l'un, le poète symboliste
chez l'autre. (220) C'est qu'il est, lui, l'amateur de lettres et l'homme
de goût, trop éloigné de ces poètes maudits, révoltés et scandaleux.
Il le reconnaît d'ailleurs : « La lecture de Rimbaud, du VIe
Chant de Maldorort me fait prendre en honte mes œuvres,
et tout ce qui n'est qu'un résultat de la culture, en dégoût. » N'est
d'ailleurs pas un véritable critique littéraire, celui qui, comparant
l'œuvre qu'il admire à la sienne, ne trouve dans cette admiration qu'un
motif, — même s'il n'est que momentané — de sous-estimation de soi et
de désespoir.
Et cependant
Gide a attiré autour de lui, à la Nouvelle Revue Française, presque
tous les grands écrivains de son époque. Comment expliquer cette opposition
entre les jugements de Gide et la valeur du groupe qu'il a créé, entre
Gide critique et Gide animateur d'un des mouvements les plus importants
de notre littérature ? A un article
de Gaston Deschamps prétendant qu'il n'y avait plus de Balzac, de Daudet,
de Georges Sand inconnus, Gide, dans son Journal, répondait :
« Et il n'a jamais parlé [306]
de
Paul Valéry, ni de Paul Claudel, ni d'André Suarès, ni de Francis Jammes
ni de moi. » Cette remarque date de 1905, c'est-à-dire d'une époque
où ces écrivains étaient loin d'avoir écrit le plus important de leur
œuvre. (221) Si Gide ne doutait pas que Claudel et Valéry,
comme plus tard Valéry Larbaud, Martin du Gard, Proust, étaient les
écrivains les plus importants de son temps, c'est qu'il avait découvert
en eux une certaine qualité humaine irremplaçable, qu'il jugeait
la condition nécessaire et peut-être suffisante pour qu'un écrivain
s'affirme grand écrivain ; elle correspondait à une exigence, à une
volonté de perfection, poussée parfois jusqu'à l'intransigeance, de
l'homme envers lui-même et elle rendait ce son probe et pur qui
devait émouvoir Gide au long de sa vie. Cette qualité humaine qu'il
avait reconnue en eux était une qualité morale, expression d'un sens
moral qui lui paraissait plus décisif, plus déterminant que des qualités
strictement artistiques, souvent éphémères et les impliquant d'ailleurs.
Elle sous-entend, à priori, qu'il n'y a pas de génie vil, et qu'un être
de génie a une volonté d'être — d'être ni plus, ni moins que lui-même
: c'est en ce sens que l'on peut affirmer que l'expression de sa personnalité
dans l'œuvre ou dans l'action est ou sera authentique. En art, la
qualité humaine peut s'exprimer par la volonté de ne faire aucune concession
au public pour atteindre la renommée, de maintenir à travers toutes
les incompréhensions une ligne de conduite, de trouver même parfois
dans cette incompréhension une exaltation, de ne pas céder à la facilité,
aux flatteries, aux promesses fallacieuses, à l'encensement et surtout
à la solidarité de clan, de milieu ou de camaraderie. Cette manifestation
de l'exigence, qui fut proprement celle de Gide et des écrivains de
la Nouvelle [307] Revue Française,
nouvelle sous cette forme, n'est véritablement
apparue qu'à la fin du XIXe siècle, — en même temps que se
fragmentait le public en petit et en grand public, public de chapelle
et public d'élite, public présent et public idéal projeté dans l'avenir.
L'écrivain a le choix possible de son public ; le choix s'impose plus
ou moins consciemment, mais nécessairement à lui ; en plaçant le débat
à une certaine hauteur, souvent avant qu'il n'ait commencé d'écrire,
l'écrivain se situe lui-même. C'est par leur situation avant tout que
Gide a reconnu la qualité des écrivains dont il s'est entouré, indépendamment,
dans leur diversité, de leur caractère, de leurs aspirations, de leurs
goûts, et même de leurs livres. (222) C'est sans
doute pourquoi Gide n'a jamais étudié, ou presque jamais, l'œuvre de
ces écrivains. Nous n'avons guère d'articles de lui sur Claudel ou sur
Valéry, sur Valéry Larbaud ou Martin du Gard. Dans son Journal, il
nous entretient de ses relations personnelles avec eux. S'il les juge
non plus comme amis, mais comme poètes ou romanciers, c'est souvent
du livre le moins important de leur œuvre qu'il nous parle, préférant
à La Jeune Parque les poèmes « plus courts » de Charmes, ou
Les Plaisirs et les Jours, (que Proust a pourtant reniés) au
reste de son œuvre. [308] Dès qu'apparaît
chez Gide le critique littéraire, son goût est incliné par des sentiments
subjectifs ou des circonstances, qui ne concernent plus l'œuvre. De
l'œuvre, il n'a véritablement rien à dire ; mais avec quel art il parle
de l'homme. (223)
Quand s'est
créée La Nouvelle Revue Française, Gide a aussitôt compris
que le succès de la revue dépendait de la collaboration de ces trois
ou quatre écrivains, complètement inconnus du public (sauf Jammes qui
sera d'ailleurs une erreur). Avec quel zèle, quelle persévérance ne
s'est-il pas efforcé d'obtenir qu'ils se libèrent d'engagements qu'ils
ont pu prendre avec d'autres revues. Mais il est sûr d'eux ; depuis
quinze ans, il les a soutenus de toute sa foi, sans réserve, à travers
les petites revues, l'Ermitage surtout, dont il s'est occupé
; il les a déjà distingués, en pleine effervescence symboliste, en plein
mouvement naturaliste, quand ils étaient tous trop jeunes encore pour
avoir écrit quelque chose, et que ce choix pouvait paraître tenir de
la magie. En janvier 1909, à la veille de la publication du premier
numéro de la N.R.F., il écrit à Francis Jammes : « Les deux seuls
noms qui nous importent vraiment, c'est celui de Claudel, c'est le tien...
» Et à Claudel qui est à Tientsin : « ... Sans vous, il me semble
vraiment que notre revue n'a presque plus de raison d'être. » Il insiste
: Si vous pouviez disposer encore d'une de vos nouvelles Odes «
ne fût-ce que partiellement et si vous consentiez en notre faveur...
ah ! qu'un mot de vous aussitôt, qu'une dépêche au besoin... me rendrait
heureux... ! » C'est lui, [309] personnellement, qui agit. Ainsi, avec
ses plus proches amis, en cinq ans, de 1909 à 1914, il a pu former,
créer et lancer la revue. Sans doute n'a-t-il jamais été livré seul
à la direction de celle-ci, où ses brusques écarts, ses emballements,
ses erreurs par impulsion, l'importance qu'il attachait aux « flots
d'infamie » dirigés contre lui l'auraient conduit à quitter sa
ligne de conduite. En 1909, tout à sa tâche nouvelle, il avoue : «...
Je ne prends pas officiellement la direction... mais c'est tout comme,
et c'est mieux — » ajoutant : « ... Car je laisse l'apparence
(224) de la Direction à trois amis plus jeunes... » (225).
Les bons secrétaires de rédaction (Schlumberger, Copeau et Ruyters d'abord,
qui portaient le titre de directeurs, puis, après des remaniements successifs,
Jacques Rivière, enfin Paulhan) sont toujours rares ; leur rôle fut
décisif, d'autant plus qu'à partir de 1921, Gide a, en quelque sorte,
rompu avec la direction : il a d'ailleurs envoyé une lettre à Rivière
pour s'expliquer, qui a bouleversé celui-ci et dont les motifs nous
paraîtraient aujourd'hui un peu légers... A la même date, dans un Billet
à Angèle du 1er avril 1921, Gide écrivait dans la revue
: « Plus je me retire de la N.R.F., plus on croit que c'est moi
qui la dirige... C'est toujours dans [les initiatives] qui diffèrent
le plus de ma façon de voir, que le public se plaît à reconnaître le
plus mon esprit. » Cependant,
même sans agir directement, Gide n'a cessé de participer à ce vaste
mouvement littéraire : il a été au centre dans la mesure où il a été
aimé, admiré : ce n'est pas Gide qui a choisi ; on l'a choisi. C'est
parce qu'il était entouré qu'il était le centre. Son mérite est d'avoir
su être et rester un pôle d'attraction, d'avoir su prendre et se donner
de l'importance, une importance justifiée d'ailleurs. Parmi les premiers
collaborateurs, on peut dire qu'il y avait deux types d'hommes : les
amis et les intrus. Les amis, c'est-à-dire les quelques grands créateurs,
formaient [310] le noyau. Autour, il y avait Thibaudet qui eut de la difficulté
à s'imposer, à l'époque même où il faisait paraître son Mallarmé.
Par Valéry Larbaud est venu Saint-Léger-Léger, Giraudoux, un indépendant,
s'était proposé. D'autres, comme Bachelin, Edouard Pilon, Louis Laloy...
ne représentent à peu près plus rien aujourd'hui. Ceux qui venaient
de la grande Revue Blanche étaient généralement assez mal accueillis
: Léon Blum ou Tristan Bernard n'ont jamais collaboré ; on résistait
à Jarry et à Apollinaire ; on résistait également à un auteur étranger
: Dostoïevsky, que Gide n'a aimé que beaucoup plus tard. La N.R.F.,
à ses débuts, était avant tout néo-classique. Mais bientôt
Gide s'est pris d'admiration pour quelques-uns dont le génie était le
plus éloigné du sien, non seulement par leur art, mais par leur situation
sociale, tel Charles-Louis Philippe, dont le père était cordonnier et
ne savait pas lire. Devant Philippe, Gide éprouvait une sorte de complexe
de la pauvreté, qui l'amenait à désirer davantage encore son estime.
Il voulait que Philippe l'estimât pour lui-même, malgré l'apparence
d'amateur riche et cultivé qu'il présentait. Ce n'est pas
par hasard qu'en 1910, un numéro d'hommage pour la mort de Philippe
contribua au lancement de la revue. En sens contraire, l'exécution que
Gide avait faite de Catulle Mendès au moment de sa mort avait précisé
également la position de la revue. Si en Philippe, Gide admirait l'homme
authentique, en Catulle Mendès, il condamnait l'absence de « tenue
», le « triste poète, avilissant, galvaudant ou salissant tous les
genres... » Dans l'un comme dans l'autre cas, Gide précisait que l'art
est non seulement un problème d'expression, mais de morale et de signification,
et il introduisait dans l'art même une critique de l'art.
[311]
L'orgueil.
Il est naturel
quand l'œuvre est écrite que l'écrivain cherche à l'imposer. Flaubert
ou Proust s'en firent un devoir. Mais on peut dire que Gide attend la
gloire avant l'œuvre faite ; il l'a préparée comme si l'œuvre devait
sortir d'elle. Pour écrire un chef-d'œuvre, il pense qu'il faudra, certes,
de la « circonspection », des précautions, ne rien fausser en soi. Il
s'occupe de déblayer le terrain avant de construire. Dès le début
de sa vie, il a pris conscience de sa valeur, avant d'avoir commencé
d'écrire, — malgré parfois des doutes cuisants. Il ne lui reste qu'à
s'accomplir. Pour être un homme de valeur, il faut un ensemble de données
matérielles (fortune, indépendance...), de conditions morales qu'il
sent réunies en lui : l'œuvre n'en sera qu'une conséquence. « Mon travail...
n'avancera pas davantage tant que je ne serai pas plus convaincu que
c'est un chef-d'œuvre que j'écris. » Autrement dit, il s'agit de s'appliquer
constamment à faire valoir ses qualités, de parvenir à l'estime de soi
— pour conquérir celle des autres. Cet exceptionnel orgueil aboutit
à la modestie, à un examen perpétuel de ses faits et gestes, à une auto-critique. Que fera-t-il
au juste ? Quelque chose d'extraordinaire ? Une action dont il pourra
dire : — « Celle-là seule, je peux la tenter. » Il y a pensé souvent
dans sa jeunesse et à tout âge, sitôt après la mort de sa mère, quand,
grisé de sublime et de générosité, il a cru se grandir dans le mariage,
ou, plus tard en publiant Corydon, — plus tard encore, en entrant
dans le communisme. Mais il s'est efforcé, aussi bien, par de menus
actes quotidiens, de donner un sens à sa vie. Conduire sa
vie... Dès vingt ans, il n'a pas conçu de plus beau projet, s'y appliquant
avec ardeur, avec intelligence, soutenu par cette conviction que « ...
toute action de moi [312]
tournerait
toujours... à la plus grande glorification de ma vie... » Les dieux
l'ont élu, le protègent. — « Ce qui est, m'apparaît toujours comme ce
qui devait être. » Tout ce qui lui arrive est pour le mieux. Pas de
résignation devant l'événement, ni de griserie. Il ne faut être, ni
au-dessus, ni au-dessous de soi ; quand les actes deviennent la juste
expression de la personnalité, l'homme ne sait plus si c'est lui qui
dirige sa vie ou si c'est sa vie qui le dirige : ils ne font qu'un.
Conduire sa vie prend la forme d'un accomplissement, d'un destin. C'est
cela même, pour Gide, la sagesse. Pas de regrets, quoi qu'il ait fait
; pas d'angoisse profonde, ni durable. S'il a connu de longues crises
répétées de doute et de remords, il revient toujours, comme l'aiguille
de la boussole, à la même position : être soi, pour atteindre le bonheur.
Encore veut-il que ce bonheur, expression de son ambition, s'impose
aux autres ; il faut qu'on le sache heureux. Conduire sa
vie l'amène à comparer la sienne à celle des autres, à celle de Valéry
ou de Claudel, par exemple. Et toujours à son détriment, la sienne ne
lui paraissant jamais parfaite. « Devant Claudel, dit-il, je n'ai sentiment
que de mes manques » et devant Valéry : « Il l'a si bien menée que la
mienne, auprès, ne me paraît plus qu'une triste suite d'impairs. » Il
n'admire rien tant que coller à la vie, de l'équilibrer jusqu'à apprendre
aux autres « à bien nous sentir ». Ici la durée
est nécessaire. Gide a misé sur une longue vie. Ce n'est pas parce que
le succès ne devait venir qu'avec le temps, mais parce que sa figure
ne devait se dégager qu'à la suite de tentatives nombreuses, de livres
que nul autre que lui, pensait-il, n'aurait pu écrire. A cette question
qui a tant préoccupé les écrivains d'entre les deux guerres : — Pourquoi
écrivez-vous ? — la véritable réponse de Gide est celle qu'il donne
dans son Journal : pour « mettre quelque chose à l'abri de la
mort », c'est-à-dire moins pour prolonger sa vie que pour la placer
hors du [313] temps. (226) On comprend qu'il ait appréhendé,
si longtemps, une mort prématurée. Imaginons Gide disparaissant en 1914,
son œuvre de fiction, (sauf par Les Faux-Monnayeurs) n'eût guère
été changée, mais bien toute sa figure d'homme. « Par quelle témérité,
par quelle présomption de longue vie, ai-je gardé toujours le plus important
pour la fin ?... » « Chacun de
nous, écrit Gide, et même inconsciemment, travaille au piédestal de
son buste, presque autant qu'au buste lui-même. Il s'agit de se placer
sous un bon jour, » c'est-à-dire de s'imposer aux autres. L'individu,
pour s'accomplir, a besoin d'eux, et ce grand individualiste qu'est
Gide nous laisse entendre que, lorsqu'il est seul, il n'est plus lui-même,
il n'est plus rien. En faisant cette remarque, il reste sur le plan
affectif, mais il est amené à tenir compte de la vision et des jugements
de ses contemporains. Il s'occupe, presque autant qu'à écrire, à rétablir
les fausses interprétations qu'ils ont pu tirer de lui. Il veut qu'on
le reconnaisse, mais pour ce qu'il est, — qu'il y ait identité entre
ce qu'il est et ce qu'il paraît être, non seulement en lui, mais dans
son entourage. Puisque son œuvre est autant un ensemble de livres qu'une
position morale de l'homme, chaque trait des critiques peut le défigurer,
rester attaché à lui. A soixante ans encore, il craint que des échos
de journaux, qu'il appelle « ignominies », que des mots sur
lui mal rapportés ne déforment sa personnalité. En attachant de l'importance
à ces choses insignifiantes : — Ne touchez pas, ne retouchez pas, semble-t-il
dire, à ce que j'ai fait de moi. (227)
[314] Une faute d'impression,
même banale, le trahit. C'est aux fautes d'impression qu'il attribue
parfois l'incompréhension du public à son égard. (228) Il
lui faut rétablir les fausses citations que l'on a tirées de ses livres,
prendre tant de précautions pour ses œuvres posthumes, — (car il sait
trop bien comment les proches tripatouillent ces textes) — que finalement
il n'en restera guère après sa mort. C'est pourquoi il considère aussi
que le livre une fois publié ne se suffit souvent pas ; il éprouve le
besoin de l'accompagner ou de le faire suivre de préfaces, de justifications.
Il est vraiment l'auteur autant des interprétations du livre
que du livre même. (229) Quel épuisant
souci dans cette nécessité de « se placer sous un bon jour » ! A Rouveyre,
qui prépare une étude sur lui, il demande des modifications : ceci est
exact, ceci l'est moins ; il le supplie de changer quelques lignes :
« encore une fois, ce que j'en dit me paraît des plus importants. [315] » A Iseler,
qui publie des extraits de sa correspondance avec Pierre Louys, il écrit
: « Les grandes qualités de votre travail m'encouragent à vous parler
davantage. — Et même, ne seriez-vous pas tenté d'écrire une histoire
plus complète... » autrement dit : sur lui. Dès qu'il sent un admirateur
en puissance, il use de sa séduction pour l'attirer. S'il cherche le
tête-à-tête, c'est que ce timide y est plus à l'aise pour parler de
lui. Il faut qu'il éprouve la sympathie de chacun, ce qui l'oblige lui-même
à se sentir irréprochable. Le besoin d'être aimé, si caractéristique
déjà dans ses relations amoureuses, devient ici un besoin, poussé jusqu'à
l'angoisse, d'être aimé de tous, approuvé par eux.
On comprend
qu'il ait pu être amené à confondre la conduite de sa vie avec la stratégie
littéraire proprement dite. Car, pour que sa vie prenne un sens et s'impose,
il faut, d'abord comme écrivain, qu'il atteigne le succès. Mais s'il
le cherche par des flatteries, il jette, par là même, son personnage
à bas ; il le défigure encore plus que ne le font les racontars. Aussi,
chaque fois qu'il fait le fat, il s'en veut, comme Lafcadio prêt à s'enfoncer
un canif dans la cuisse. Lorsqu'il cède à la vantardise, au désir de
se gonfler, de se mettre en avant, à une crise « d'orgueillite », en
vain cherche-t-il à se ressaisir ; il sent un être odieux et grimaçant
prendre sa place, qu'il ne peut désavouer, « car c'est soi-même ». Ces
crises « d'orgueillite » le rendent littéralement malade pendant plusieurs
jours. Cette lutte entre son désir de s'affirmer et son désir de ne
s'abandonner à aucune complaisance se prolonge très tard jusqu'à l'époque
de sa gloire. Ce qui rend
la conduite de Gide si difficile, c'est la hauteur où il se place et
l'éloignement de son public. On a de la peine à se rappeler aujourd'hui
qu'à l'entrée du vingtième siècle, Gide était encore totalement inconnu
ou [316] seulement l'objet de quelques dénigrements.
(230) La distance entre son orgueil et son insuccès ne cessait
de le torturer. Son orgueil souffrait d'un « véritable désespoir ».
« Je commence à être las de ne pas être », écrit-il à l'âge de trente-sept
ans. Dans son Journal, il déclarera préférer « l'admiration
d'un seul honnête homme, à celle de cent journalistes ». Mais il ne
pouvait s'empêcher de compter une à une les coupures de presse (toutes
injurieuses) qu'il recevait d'Allemagne, en 1907, à l'époque où son
Candaule était joué. Les attaques dans la presse, qu'il déclare
dédaigner lorsqu'elles viennent de critiques qu'il n'estime pas, le
démolissent par ce qu'il appelle « la persistance de la haine ». Très
caractéristique est son attitude envers Paul Souday : alors que Proust
malgré sa politesse se rebiffe sous les attaques du critique, contre-attaque
et raille, (231) — que Claudel accueille les éloges comme les réserves
en fonctionnaire discipliné, — que Valéry, encensé, répond : « J'aime
mieux être lu plusieurs fois par un seul, que de l'être une fois par
plusieurs », — Gide, qui lui aussi a conscience de la notion d'élite
— la seule même qui lui importe, caresse le grand critique officiel,
le félicite d'avoir loué Voltaire et lui écrit : « Nous ne sommes pas
aussi loin l'un de l'autre... » Cependant l'histoire d'un article sur
l'ensemble de son œuvre que Gide attend de Jammes, nous fait connaître
son véritable comportement : à la fois l'importance qu'il attachait
à cette étude de Jammes qu'il plaçait alors très haut dans son estime,
et son courage plus grand encore que son désir de renommée. La correspondance
entre Jammes et lui a pour objet, pendant dix ans, avant tout cet article.
Au moment de la publication de chacun des livres de Gide, la question
est posée : Jammes [317]
fera-t-il l'article ou non ? Mais chaque fois le nouveau livre de Gide paraît
trop scandaleux à Jammes converti, même l’Enfant Prodigue. Quand,
après La Porte Etroite, Jammes entreprend l'article, croyant
Gide pris d'inquiétude religieuse, Gide l'arrête, et par un effort de
tout son être poussé jusqu'à la mortification : — Tu te méprends à mon
sujet, lui écrit-il ; il prend sur lui de renoncer à ce à quoi il tient
si profondément, par un besoin plus profond encore de vérité : c'est
le Gide de grand format, qui ajoute ici un trait de plus à sa figure.
Lorsque l'article finalement paraît, en 1909, il pleure de joie comme
un enfant, proposant à Jammes d'aller lui rendre visite dans les Pyrénées.
Chaque fois
qu'il entreprend un livre, il pense qu'il risque gros comme si son œuvre
entière, toute la conduite de sa vie étaient remises en cause. Il répète
fréquemment qu'il « faut... de [la] précaution pour délivrer son propre
message... », à la fois de la hardiesse et de la prudence. « Prudence
» était la maxime de Spinoza ; elle signifie : intelligence appliquée
à toutes les formes de l'action. Il s'agit de savoir jusqu'où un homme
placé dans la société peut avancer. Très loin en vérité... Mais avec
prudence. A une époque où les athées étaient brûlés en place publique,
Spinoza est parvenu à exposer un système du monde sans Dieu créateur,
mais où le mot Dieu et les termes traditionnels du langage des théologiens
sont repris, quoique détournés de leur sens ordinaire. La prudence a
été pour lui, comme pour Gide et pour tous ceux qui ont quelque chose
d'audacieux à dire, un art véritable. Sans doute
il est une fausse prudence — forme de l'hésitation ou lâcheté des faibles.
Il arrive que Gide passe de l'une à l'autre. Parmi toutes les positions
littéraires, morales et politiques successives qu'il a prises, il n'en
est peut-être pas une qui ne comporte une restriction, une [318] contrepartie, un revers ; il semble chaque
fois laisser un blanc pour pouvoir se reprendre et repartir. Ce n'est
que dans Corydon, qui est pourtant un dialogue, qu'il a pris
une position complètement assurée, brûlant derrière lui ses vaisseaux.
La prudence, image même de sa vie, s'explique par une approche continue
de la vérité, qui permet de la mieux cerner. A certains
moments, il écrit : « Ah ! j'ai vécu trop prudemment... », et il se
reproche alors ses manques de hardiesse. On pourrait croire qu'il a
cherché à éviter les grands risques, les violences. Sa force consiste
à savoir rompre au moment voulu pour mettre sa raison d'accord avec
lui-même. Il sait que sa valeur s'exprime par les Non qu'il prononce.
Il dit : Non, quand il quitte le Centaure, la revue parnassienne
de Pierre Louys ; non à Ducoté à qui il doit tant, mais qu'il
refuse pour sa médiocrité de faire entrer à la Nouvelle Revue Française
; non, pendant la dernière guerre, lorsqu'il a cessé de collaborer
à cette même revue ; non, à ceux de ses amis avec qui il n'est
plus d'accord, quand il se sépare de leurs livres, en 1925, au cours
d'une vente publique ; non au catholicisme ; non, au protestantisme
; non, au communisme après son retour de l'U.R.S.S. (232) La rupture,
mais non la révolte. La révolte, dit un de ses personnages des Faux-Monnayeurs,
provoque, chez les jeunes surtout, le défi, la jactance, déforme
le caractère. La révolte est effectivement une résistance passionnelle,
un obscurcissement momentané de la conscience, une sorte de colère,
semblable au geste de l'enfant qui, se heurtant à une table, la frappe.
La révolte ne s'élève d'un degré que lorsque l'accompagne une revendication
(chez Gide, contre la famille, la religion). Mais quelle que soit sa
forme, elle aboutit à une impasse. La révolte ne veut pas changer le
monde, mais se heurter passionnément à lui. Dans les [319] ruptures de Gide, il y a au contraire un désaccord fondamental.
Il dit non à ceux qui déclarent par exemple : si Dieu n'existait
pas, les hommes vivraient comme des chiens ; ou bien : il n'y a que
des vices, pas d'inclinations de la nature. Gide ne peut pas fermer
les yeux : la lucidité l'oblige à se manifester.
Nous trouvons
du rigorisme puritain dans cette attitude, défensive avant tout, qui
se manifeste également dans sa vie quotidienne, parfois même de la dureté.
Quand il rencontre le nom de Wilde sur le registre d'un hôtel d'Algérie,
il biffe le sien ; quand Douglas, plein de gentillesses et de prévenance,
l'invite à sa table, il refuse maussadement. Son premier mouvement est
de méfiance, de rechignement ; mais alors le second est d'accepter.
Il n'a refusé que par timidité : le timide est celui qui ne se montre
pas tel qu'il est parce qu'il croit avoir quelque chose à cacher. (233)
Mais les refus véritables de Gide, ceux qui donnent un sens à sa vie,
sont au contraire d'audace, pour montrer son cœur à nu.
La sévérité
puritaine.
La timidité
et l'orgueil peuvent s'expliquer par l'empreinte d'une éducation puritaine.
Gide en est marqué [320]
quoiqu'il
veuille et ne cessera de se débattre contre elle : « Il faut que j'ose
franchement le reconnaître : c'est mon enfance solitaire et rechignée
qui m'a fait ce que je suis. » Dans cette éducation, tout prend facilement
la couleur de l'ennui et l'ennui devient le critère du bien. Par opposition,
Gide a dépeint en Lafcadio les traits qu'il peut aimer dans un
adolescent et qui lui font précisément défaut, — avant tout la désinvolture,
ce que Stendhal appelle le caractère : un être qui n'hésite
jamais, qui ne revient pas en arrière, qui coïncide avec l'événement
; quand le détachement est poussé assez loin, il donne au caractère
de la hauteur. Gide a rêvé de Lafcadio avec amour, le prenant souvent
pour modèle : et il en est devenu un pour la génération de 1918, en
rupture de bourgeoisie.
Cet être d'inconséquence
est désintéressé. L'esprit puritain, au contraire, s'attache à tourner
« tout à profit ». « D'inappréciable profit », écrit Gide, en
parlant d'une lecture, ou de son expérience de juré aux Assises de Rouen,
d'une rencontre amicale ou amoureuse. Il veut que l'événement l'enrichisse
; il veut le profit engrangé pour l'avenir. Même dans ce qu'il appelle
la débauche, il a parfois besoin de « s'appliquer », de se donner
« de la peine » : c'est qu'il lui faut faire un effort pour perdre l'estime
de soi, qui le retient dans le désir.
Effort caractéristique
également dans son travail. Il n'est évidemment pas de création
sans une certaine discipline : Hugo, le phénomène de la puissance d'inspiration,
écrivait tous les matins, un nombre déterminé de vers. Mais la discipline
ne suffit pas à Gide ; il est d'ailleurs incapable de travail régulier
; ce qu'il cherche c'est l'obligation en soi : « Je devrais... me forcer
à écrire... chaque jour quelques lignes, » dit-il au début de son Journal.
Puis tout au long : je ne le fais que « par devoir » (1912), « par
discipline » ou « pour ne pas lâcher prise » (1939). Le travail doit
prendre [321] un caractère
triste, sévère et souvent d'exercice ; il dit même « rebutant »
à propos d'une traduction ; tout doit être, surtout dans sa jeunesse,
prévu jusque dans les positions physiques pour écrire. Le travail n'apparaît
chez Gide ni comme une nécessité, ni comme une distraction ; souvent
Gide n'a rien à dire ; il n'est même pas intéressé. Dans sa chambre
de travail, ornée seulement d'objets graves, rien ne doit sauver de
l'ennui, que le travail ; c'est le travail forcé, mais dans cette
chambre où, malgré tant de précautions prises, il se met à rêver, le
démon s'est enfermé avec lui.
Cependant les
meilleures pages de Gide sont conçues et écrites d'un jet, sans ratures
; il ne trouve de difficultés qu'à ordonner l'ensemble, dans ce qu'il
appelle les « jointoiements ». Mais quand la phrase se présente
avec aisance, il se force à écrire avec lenteur, avec patience. Il arrive
au contraire que lorsque cet esprit continuellement tendu a décidé de
noter, au jour le jour, des sensations immédiates, au cours d'un voyage,
en Andorre ou en Turquie, — ces notes sur un sujet déterminé, qu'il
s'est imposé à l'avance, apparaissent comme un devoir de français. Parmi
les nombreux volumes que forment ses œuvres complètes, il est peu de
pages qui correspondent à un mouvement spontané. Très souvent, il s'étonne
de parvenir si vite à la fin de son sujet. Le travail forcé implique
généralement un souffle court, mais surmontant ce régime de contrainte,
il atteint soudain la liberté dans un fragment inattendu.
Quand Gide
relit son Journal pour le publier, il est surpris d' « y retrouver
si longtemps et si tard la contrainte morale et l'effort ». Sous l'influence
de son éducation chrétienne, il a été incité à se refuser aux invitations
les plus, aimables de la vie. Toute son enfance l'a dressé contre les
voluptés faciles. On sait que la révélation du plaisir sensuel provoqua
en lui, à l'âge de vingt-quatre ans, une première [322] rupture affective, qui le libéra de la religion. Mais il
ne put se maintenir dans cette position avancée, conquise trop soudainement.
Son mariage, ses amis, son milieu le font battre en retraite, et le
développement de son esprit sera pendant longtemps l'histoire, non d'un
progrès, mais d'un retour sur lui-même. Il ne lui faudra rien moins
qu'un demi-siècle pour parvenir au détachement complet de Dieu, vivre
réellement ce détachement au cours d'arrachements successifs. Encore
ne retrouvera-t-il jamais plus le premier éblouissement de ses vingt-quatre
ans. Il avance, avec bien des ballottements, des allers et retours —
pour parvenir devant la mort à des balbutiements, à des banalités, à
la conviction de notre ignorance, à la séparation de l'erreur, et finalement
à la forme d'une plénitude. Dans ses dernières années, il avait gardé
le langage spiritualiste de son enfance, parlait encore de l'âme et
du corps, mais c'était pour dire : je ne sais pas ce que signifie ce
dualisme. Dès qu'il a
commencé de rompre avec la religion, sa position intellectuelle n'est
que faiblement étayée, sinon par quelques lectures philosophiques de
rencontre et quelques thèmes vaguement panthéistes : avec des subtilités
et des craintes, il appelle Dieu tout ce qui est, ou plutôt dans des
formules équivoques, il nomme Dieu, ferveur et amour. Il n'a jamais
eu de goût pour l'intelligence abstraite et il préfère, à un raisonnement,
chanter la « Ronde des belles preuves de l'existence de Dieu. » Tout
lui paraît sophistiqué dans les raisonnements qu'il a ressassés en tous
sens : « la preuve du premier moteur » ou « la preuve par les causes
finales », la preuve par l'absurde ou la preuve par les miracles, ou
les preuves du cœur : Tu ne me chercherais pas... Mais si Gide dédaigne
le raisonnement, encore tient-il à s'appuyer sur la raison. La position
des dévots et celle des convertis, qu'il apprend peu à peu à connaître,
le heurte par la pauvreté de leurs arguments (234) chaque fois [323] qu'il cherche à les approfondir, et leur
position ne lui paraît pas renforcée par leur dogmatique intransigeance
qu'il appelle leur « orgueil incommensurable ». Au nom de qui
prétendent-ils juger les autres et rendre des verdicts ? « ... Quoi
que vous puissiez dire, écrit Claudel à Gide, il vous sera impossible
de me décourager, de me scandaliser. Les fantaisies les plus désordonnées
ne me gênent en rien. » Mais deux ans plus tard, en 1914 : vos mœurs,
« les mœurs dont vous me parlez ne sont ni permises, ni excusables,
ni avouables... », ce qui signifie : vous trouverez dans la religion
une liberté complète, étant entendu que vous ne ferez rien de ce qui
va à l'encontre des lois naturelles et divines établies... Puisque rien
ne lui paraît plus vain que les discussions idéologiques, où d'ailleurs
Gide se sent mal à l'aise, il quitte, dès qu'il le peut, la métaphysique
pour l'éthique. L'éthique, c'est pour Gide le monde des réalités, le
seul monde réel ; l'éthique seule donne du relief aux êtres et aux choses
; sans elle l'univers n'est plus qu'un ensemble de signes et rien n'est
plus à déchiffrer dans le cœur de l'homme. Cependant l'éthique
elle-même, dès qu'interviennent les théologiens et leurs raisonnements,
pose des problèmes embrouillés et contradictoires, dont l'esprit clair
sort difficilement. Comment l'esprit peut-il se tirer du piège qu'est
le péché dans la doctrine chrétienne ? Gide a toujours eu de la peine
à reconnaître la réalité du mal : « J'aime, écrit-il, que la cécité
pour le mal vienne de l'éblouissement du bien. » Autrement dit,
le mal n'existe pas en soi ; le bien est à lui-même son propre critère
: un homme qui vit dans le mal peut ne pas savoir qu'il y vit, comme
un rêveur ne pas savoir qu'il rêve ; mais un homme dans le bien est
un homme éveillé et qui sait qu'il ne rêve plus. Le mal [324] est négatif.
Souvent Gide dit du diable que sa plus grande force est de nous faire
croire qu'il existe par lui-même. Dans la mesure où le mal est, il est
en nous ; résister au mal, c'est le signe d'une volonté privatrice :
« Je n'aime point cela », écrit Gide ; c'est toujours résister à une
partie de nous-mêmes, à des désirs refoulés, dont on sait qu'ils dégagent
une « odeur pestilentielle ». Accepter l'idée de bien et de mal, c'est
accepter la mythologie chrétienne, avec ses péchés bien définis, ses
tentations, ses repentirs, qui forment comme un jeu savant auquel les
croyants se laissent prendre. Il y a là quelque chose d'enfantin dans
cette figuration, dans cette lutte simplifiée, aussi contraire à toutes
les découvertes récentes de la psychologie que l'univers de la Bible
l'est des conceptions nouvelles de la science.
Dans les subtilités
qui différencient le bien et le mal, Gide en voit une, fondamentale
: l'hypocrisie. Il y a d'abord ceux qui travestissent simplement
la vérité. Gide éprouve une sorte de malin plaisir à les saisir sur
le fait. Fréquemment il avoue lui-même ses petites roueries et quand
il se rend chez Natanson pour une réclamation d'argent, il dit : « J'avais
appris ma phrase par cœur. » Viélé-Griffin fait un mot à propos d'un
fait qu'il prétend exact : « J'ai pu vérifier, écrit Gide, ce n'est
pas vrai » ; il l'a collé ; il est ravi. — Je veux qu'on soit sincère,
s'écrit Alceste, mais comment l'être tout simplement ? Chacun vit dans
le pas vrai, se guinde, se force, se surestime. Dans le Journal,
quand La Pérouse dit : « Ma femme ment toujours. Dès qu'elle ouvre
la bouche, je pense : Allons ! Cela ne va pas être vrai ! », le mensonge
prend déjà un caractère plus grave ; il indique la duperie généralisée
de la plupart des hommes et particulièrement de ceux qui cèdent aux
notions traditionnelles du bien et du mal. Dans les Faux-Monnayeurs,
La Pérouse dit : — « ... Tout le monde m'a roulé ; ... Dieu m'a
roulé. Il m'a fait prendre pour de la vertu mon orgueil. » C'est
alors la perpétuelle comédie de [325] celui qui veut
être le maître de ses désirs et qui devient leur esclave. Saül déclare
qu'il a vécu trop longtemps chaste et succombe à tous les jeunes démons.
Le mensonge devient une tromperie inconsciente de l'homme sur lui-même. Ce caractère
de jobardise apparaît surtout chez les pasteurs de Gide, on peut dire
chez le Pasteur, dont il fait une grande figure symbolique. Le
Pasteur vit dans un étourdissement de bonnes et pieuses paroles, aveuglé
sur lui-même, sur les siens et leur véritable conduite. « A chaque difficulté,
dit de lui son fils, il tombe en prière et laisse Rachel se débrouiller.
Tout ce qu'il demande, c'est de ne pas y voir clair. » Le Pasteur ne
cesse de se « blouser » ; c'est son état naturel, — pour Gide, un état
« ineffablement alpestre », une « moralité de conifères », qui
est l'état du puritain. Quand le Pasteur découvre la vérité, perdant
le contrôle de lui, il blasphème : apprenant que son fils n'a pas vécu
chaste : « Plût au ciel, s'écrie-t-il, qu'il fût mort à la guerre !
» Ce n'est pas
dans la religion seulement que les hommes se blousent ; sans cesse ils
posent devant la vie, ils sont en représentation, découvrant de faux
secrets, montrent leur jeu truqué, ne tiennent pas leurs promesses envers
eux-mêmes ou envers les autres. Autrement dit, ils n'ont pas de conscience
; êtres sans foi ni loi, ils vivent en mécréants. Effectivement, pour
Gide, qui n'a jamais pu échapper à l'influence mystique du climat de
son enfance, la conscience, c'est toujours la conscience morale. Comment
sortir de cette impasse ? La conscience ment et les êtres sans conscience
sont inhumains. Comment trouver
un être « qui ne ferait semblant de rien », c'est-à-dire qui
serait vrai, qui oserait avouer l'inavouable ? « Un homme en qui
l'on ne pouvait trouver de fraude. Cette parole de l'Ecriture, déclare
Gide, [a] dominé ma vie. » Un homme sans feinte et sans tactique, un
homme sans raideur et sans déformation passionnelle, un [326] homme authentique et naturel. Ce serait l'existence d'un
tel homme qui prouverait la vérité. Lorsque Gide au long de sa vie s'est
posé ou reposé la question : croire ou ne pas croire, ce ne sont pas,
nous l'avons vu, des preuves qu'il cherchait. Vers la fin de sa vie,
il témoigne, sous une forme plus catégorique encore, sa méfiance des
preuves : « La preuve que vous vous trompez, c'est que... » (235)
L'erreur, dit-il, est une geôle ; la vérité aussi. Sur l'athéisme, il
n'a finalement pas d'opinion. De même qu'il n'y a pas de vérité en soi,
il n'y a pas d'athée. La vérité n'est jamais à établir ; elle se cherche
; la recherche de la vérité est plus importante que la vérité même.
Chercher à être vrai, c'est chercher à être d'accord avec soi-même,
c'est être soi.
Les Crises
Lorsqu'on ouvre
le Journal de Gide au hasard, il nous donne presque toujours
l'image d'un homme qui se cherche, — sans soulever les grands problèmes,
mais en s'interrogeant sur les petits actes de la vie journalière. Presque
à chaque page, il paraît se demander à lui-même : — Comment vas-tu
? et, impliquées dans la réponse à ces simples mots, nous découvrons
fréquemment des crises intérieures, dans la mesure précisément où les
états intellectuels sont liés à des états physiologiques. Le Journal
se présente comme une analyse quotidienne, — véritable exercice
spirituel [327] — de son état de santé et de bonheur.
Gide prend chaque matin sa température pour la journée. Dans sa jeunesse,
il écrivait : « Ce matin je vais bien », c'est-à-dire : « Je m'éveille
dispos à tout ; l'esprit prompt, la tête légère… ». (236) A soixante
ans, à la même question implicitement posée qui correspond à un débat
moral, il répond : — Je ne sais pas. A d'autres moments, et le plus
souvent, il parle de malaises, de vertiges, de troubles nerveux, de
gouffres d'indolence... Mais alors que Nietzsche raconte qu' « au
milieu des tortures provoquées par un mal de tête qui dura trois jours
sans répit, accompagné de vomissements de bile, je conservais une lucidité
parfaite et j'approfondissais posément des problèmes pour lesquels en
période normale je manque de finesse, de sang-froid et des vertus de
l'alpiniste », Gide au contraire est heureux de pouvoir imputer au corps
les défaillances de l'esprit et de noter par exemple : « Mon plus ou
moins de bonheur, aujourd'hui, tient presque uniquement au fonctionnement
plus ou moins parfait de mon corps. » C'est la revanche
du corps contre le puritanisme. Les méthodes d'entraînement ou d'excitation
au travail, dont il s'est saoulé dans sa jeunesse, demeurent impuissantes,
au cours de ses crises d'apathie accompagnées d'étourdissements physiques.
S'il veut à tout prix se mettre au travail, forcer l'inspiration ou
biaiser avec elle, rien n'y fait. Il ne suffit pas de commander : —
Que le travail soit ! — le travail n'est pas, et il ne fait ni nuit,
ni jour après une nuit d'insomnie. Il constate que l'état de grâce lui-même
est lié à notre corps, cette guenille selon les saints, et dont il découvre
chaque jour, avec étonnement, l'importance grandissante. Si certains
inspirés sont parvenus à faire bon usage des maladies, à tirer parti
de leur état pathologique (Dostoïevsky, de l'épilepsie ; Nietzsche,
des menaces de sa folie), c'est non pas comme le pensent les croyants
par la [328] volonté, mais par l'intelligence uniquement. La volonté
n'est sans doute qu'une abstraction. Mais si la volonté ne décide pas,
la vie de la conscience perd toute signification pour la religion. C'est
pourtant cela : une vie intérieure où la volonté est incapable d'intervenir,
que Gide constate par l'observation exacte de lui-même. Après son mariage,
en 1895, Gide reste absent, comme on le verra plus loin, pendant six
ans de son Journal. Quand il le reprend, en 1902, nous assistons
jusqu'au milieu de la guerre de 14, à une suite de crises, états de
détresse morale liés à des détraquements physiologiques. Il y en a généralement
une ou plusieurs par an. La plus grave est celle de 1916, dont nous
avons déjà parlé, (237) crise mystique inséparable de l'obsession de
la chair et du plaisir solitaire. Mais pour n'être pas aussi intenses,
les autres n'en sont pas moins significatives ; elles s'éclairent d'ailleurs
à la lumière de celle de 1916. Les signes
physiologiques sont presque toujours les mêmes : un grand sommeil l'alourdit.
Il a des tremblements, des « torpeurs », qu'il éprouve surtout
à Cuverville. En 1904, il constate qu'il n'a plus travaillé depuis plusieurs
années, (238) qu'il végète. En 1905, il perd pied à nouveau, s'amollit,
sent partout la volupté s'insinuer en lui et c'est dans ces moments-là
qu'il est tenté de céder à une conversion : « J'aurais un confesseur,
j'irais à lui... » Il aspire si profondément à une discipline morale,
que, fut-elle même absurde, il accepterait cette protection contre lui-même,
mais aussitôt il ajoute : « Vienne un jour de santé, je rougirai d'avoir
écrit cela. » Les années suivantes (1906-1907), les crises s'aggravent.
Ses nuits sont atroces jusqu'à la détresse, l'égarement. Il est à la
merci de la moindre contrariété. L'insuccès de ses livres, les attaques
d'un critique l'empêchent de dormir au point que, pour se justifier,
il se lève au milieu de la nuit et écrit une préface à la [329] Porte Etroite
— qu'il ne publiera d'ailleurs pas. Puis il ajoute : « J'ai
trop longtemps pris mon parti de ces fatigues et de cette diminution
de vertu. » Sans doute appelle-t-il « diminution de vertu » l'abandon
de lui-même, seul dans la nuit, à la pratique secrète du plaisir, espérant
selon une formule qui lui est familière « que la fatigue viendrait à
bout de l'insomnie. » En mai 1906, à bout de nerfs, il écrit : « Impossible
de continuer comme ça. » Puis : « Il faut que je me décide à aller consulter.
» Suit une ligne de points ; les lignes de points apparaissent très
rarement dans le Journal, précisément dans les moments de « détresse,...
égarement,... atroce fatigue », quand le surmenage de lui-même et l'obsession
atteignent une acuité insupportable.
Si l'on suit,
pas à pas, les démarches de Gide dans son Journal le long d'une
année entière, choisie au hasard parmi celles d'avant 1914, l'année
1912 par exemple, elle reproduit ces cycles de dépression et d'envolées.
Les deux premiers mois occupent en nombre de pages les trois-quarts
de l'année : pendant cette période de « retombement », où il s'appesantit
sur lui si longuement, il se force à écrire presque chaque jour, quitte
à donner de lui une image « pitoyable ». L'insomnie est devenue, dit-il,
« une forme même de perplexité ». C'est la crise avec indécision et
« vagabondance du désir ». Il se sent incapable de se ressaisir.
Peut-on, à quarante ans encore, prendre des décisions, décider de ne
plus rôder, de ne plus poser son regard sur de jeunes êtres de rencontre,
« ... dans le métro entrer par la première porte qui se présente, sans
chercher mieux...». (239) Comme à vingt ans, il se promet de « petites
victoires », dont l'addition représentera une ligne de conduite. Il
veut se prendre en charge — mais son « détériorement » intérieur est
tel qu'il pense à nouveau avec soulagement à se convertir, autrement
dit à jeter les rênes.
[330] Comme
tout serait simplifié : le problème de Corydon et le drame de
son mariage aussi ; n'avoir plus à s'assumer ; mais comme toujours,
dès qu'il va un peu mieux, il prend honte du lâche abandon de la partie
et, par là même, se réserve prudemment pour l'avenir du reproche d'une
défaillance. Presque dans le même moment, les terribles avertissements
de Claudel le font trembler ; il voudrait se boucher les oreilles, «
n'avoir jamais connu Claudel », mais il sait qu'il doit un jour s'affirmer
contre lui. Il lit l'ouvrage d'un évêque condamné par l'Eglise, ce qui
l'amène à des « Variations sur la peur de l'Index » et ce qui l'
« éclaire un peu sur la secrète cause de [son] mal » : il sait qu'il
travaille dans le sens de l'interdit et s'y sent encouragé. Sa vie lui
paraît une impasse. C'est sans doute à sa femme qu'il pense quand il
écrit : « Savais-je ce que je faisais à vingt ans », quand il voulait
concilier avec soi le « plus différent de moi-même... » ? Le voici incapable
de créer ; il ne notera plus que minutieusement, presque heure à heure,
l'emploi de son temps : sorties, visites, lectures, piano, lettres à
répondre, piano, lectures... Le morceau s'achève par : « Laisser-aller
atroce..., dispersion de tout l'être », et ces mots dont nous connaissons
le sens : « réclamation de la vertu », mots qui lui rappellent André
Walter, qu'il évoque en cet instant : il mettait alors sa « fierté
à n'échapper de nulle part ». Nous savons quelles étaient les luttes
d'André Walter contre les pratiques secrètes : « Quelle n'eût
pas été ma force, précise-t-il, si bientôt je ne m'étais donné congé...
» Ici, le Journal ne porte plus de date, mais les jours de la
semaine, dont aucun n'est omis. Dans son total désœuvrement, la lecture
et le piano ne jouent plus le rôle d'un second métier, mais de secours
; que ferait-il sinon lire ou jouer du piano, puisqu'il n'écrit pas,
n'attend rien de l'amour et de la gloire, qui ne viennent pas à lui.
A la fin de la semaine, il note : « Rien encore », c'est-à-dire, toujours
incapable de travailler ; [331] aucun événement,
aucune distraction ; « Je vis dans l'attente de moi ». Alors, pendant
plusieurs jours, il cesse de se raser par besoin de se sentir laid,
pour accentuer son dégoût de lui, parce qu'il s'abandonne. La lutte
continue, sournoise, où il observe chacun de ses mouvements, chacune
des allées et venues de sa vie intérieure. Il est là, mais est-ce bien
lui qui guette ? Toute cette
période est d'atonie, de « désintéressement », avec ses maux
de tête habituels ; il se sent nié par lui-même. Dans cet état d' «
équilibre... sur la corde raide », un minime événement prend une importance
disproportionnée : une lettre de Copeau tonifie son orgueil pour un
jour ; le moindre élément hostile l'accable. A peine reste-t-il maître
de ses nerfs, et dans une loge de théâtre où il s'est rendu avec sa
femme et des amis, devant un malotru, au lieu de s'expliquer avec lui,
il a envie : « de cogner, de crier, de pleurer », comme l'enfant de
jadis, à crises nerveuses, qui se roulait par terre : « ... Je quitte
la loge tout tremblant et je rentre seul à Auteuil. » Pourtant, au
cours de ces deux mois, la vie continue : parfois il cherche la présence
d'un ami, et, ne trouvant pas Jean Schlumberger chez lui, va chez Copeau,
et comme Copeau est absent, va chez Laurens, puis chez Ruyters, dans
l'impossibilité de se supporter seul. Il se rend à des réunions de la
N.R.F. Comme il s'est proposé lui-même, au cours de l'une d'elles, de
remplacer Rivière pour une lecture d'un texte à haute voix, il s'en
veut de s'être mis en avant, se sent gêné, accablé, et cet accablement
ajoute à son effondrement. Cependant depuis
quelques temps un projet de voyage « électrise toutes [ses] pensées
». Un voyage a toujours été pour lui une entreprise difficile, car il
s'agit chaque fois de partir sans sa femme. A peine a-t-il conçu ce
projet qu'il se laisse reconquérir par la joie et qu'il fait la remarque
générale et curieuse sur la nécessité de nettoyer la conscience des
monstres et des hydres que le christianisme y a [332]
déposés.
Sans doute sait-il déjà ce qu'il attend de son voyage et il est prêt
à tout. Depuis deux mois, il a vécu dans une sorte de constant désespoir.
Soudain le Journal est suspendu de mars à mai. A son retour,
après des remarques diverses, il parle, comme accidentellement, en une
page, de son voyage à Florence : tout allait si bien qu'il n'a rien
à en dire. Ni églises, ni musée, travail régulier, « et, le soir, un
peu de vadrouille ». Ces derniers mots expliquent sa métamorphose. Enfin,
dit-il, le 16 avril (1912), il est allé chercher Ghéon à Pise,
l'a ramené à Florence et les deux compagnons mènent « dix jours durant,
une prodigieuse vie irracontable, d'inappréciable profit ». Une date
seulement nous est donnée, relevant le caractère exceptionnel des faits
: sous l'allusion se cachent des rencontres aussi importantes pour lui
que celles de son premier voyage en Algérie. De retour à
Cuverville, il a presque aussitôt perdu l'élan, l'esprit flasque, la
phrase « complètement retombée ». Ici suit immédiatement un retour aux
Evangiles, où il s'élève contre les « sceptiques et [les] esprits forts
». Puis, nouvelle coupure dans le Journal de juillet à octobre,
au cours de laquelle il passe huit jours à Florence et quinze « admirables,
(240) à Acquasanta ». Rien n'est dit, mais quelques années avant
sa mort, Gide a publié une plaquette intitulée précisément Acquasanta.
Il s'agit du même voyage, car quoique par une fausse prudence les
dates ne soient pas données, il précise, dans la plaquette comme dans
le Journal, qu'il lisait à cette époque Le Paradis perdu et
un livre d'Edmond Gosse. Dans la plaquette, il raconte qu'il a découvert
dans une piscine un de ces enfants d'Italie à qui il a ouvert « un nouveau
ciel ». Gide a retrouvé toute son ardeur. En novembre, autre « nuit
admirable », à Narbonne qui, dit-il, par le surmenage des sens,
« m'a remis d'aplomb de corps et d'esprit ». Ce qui lui paraît admirable,
[333] c'est
sa facilité à trouver le bonheur si vite après le désespoir. Ce qu'il
admire, c'est qu'il puisse se dégager si facilement du puritanisme,
dont pourtant il ne s'affranchit jamais complètement. Le lendemain (c'est
la ligne suivante dans le Journal), il entend la réclamation
de la prière. Il aspire à être complètement dégagé des sens pour revenir
uniquement au Christ. Enfin, les sens et l'esprit à la fois satisfaits,
il travaille dans un état voisin de la « béatitude ». Il écrit Les
Caves. Vers la fin
de l'année, il est retombé en partie dans l'ennui, note à nouveau l'insignifiant
et ne travaille plus seulement que par l'élan acquis. Quand il reçoit
la visite de Claudel, il n'a plus le temps de parler de lui, sinon de
sa bêtise. Les dénigrements des critiques, au lieu de l'abattre comme
jadis, maintenant l'exaltent ; naturellement il répond quand même à
une critique de Pierrefeu par une lettre qu'il n'envoie pas, mais qu'il
publie en note dans le Journal. Puis reviennent des journées
dissolues. Dans la dernière page de l'année 1912 : « Ne prenant pas
mon parti de me coucher déjà... » Mais il ne va pas rôder ; il se remet
à lire du Conrad, « ce qui gâte considérablement ma nuit ». Il ne parvient
pas à s'endormir et s'abandonne. Suit une ligne de points. Au cours de
cette année, la rareté de ses exploits lui paraît si remarquable qu'il
éprouve le besoin de les dater ; ils suffisent cependant, pour un temps,
à l'éveiller, à le redresser : c'est le Gide des Nourritures Terrestres
qui apparaît alors, qui a retrouvé ses moyens et son équilibre,
enivré par la création. Mais ces moments heureux se détachent sur un
fond gris de jours monotones, au cours desquels il reste au-dessous
de lui-même. [334] CHAPITRE IV
« l'explication
de ma vie... »
Son mariage.
Ces périodes
de chasteté, d'indécision, de retours à Dieu — et soudain ces appels
des sens, brefs, impératifs, qui font de lui un autre homme — donnent
l'image d'une double vie. Alors qu'il aspire par-dessus tout à la probité,
à l'unité de la conscience, il a dû organiser sa vie dans la contrainte
et le secret, se heurtant, malgré la publication de Corydon, à
l'hypocrisie. Seul éclaire ces contradictions son amour pour sa femme,
dont il a déclaré lui-même qu'il est l'explication de toute ma vie. Dans les Cahiers
d'André Walter et dans le Journal, il l'a nommée Emmanuèle
(241) Dans le Journal, il écrit : « ... De tout ce qui touche
à Em., je me défends de parler ici. » (242) Son visage devenait soucieux
dès que la conversation abordait ce sujet ; et lui qui a entretenu si
volontiers les autres de lui, ici, brusquement, rompait. Il est des
écrivains qui n'osent pas traiter du drame essentiel de leur [335] vie par pudeur, ou parce qu'il leur est trop douloureux.
Gide a dit qu'il n'avait pas le droit de compromettre le repos de ses
proches, mais c'était là une de ces mauvaises raisons que suggère le
diable ; il savait bien que toujours l'artiste « gêne », qu'il tire
toute création de sa propre chair, ou des morceaux de chair des créatures
vivantes qui l'entourent. Si Gide s'est
livré par étapes à des aveux partiels, dont chacun a fait momentanément
scandale, le scandale s'est chaque fois apaisé, et la main qui s'est
ouverte a pu paraître n'avoir laissé couler qu'un peu de sable. Sans
cesse il a reculé devant l'aveu complet, qui eut réuni en un seul livre
les formes divisées, disons même compartimentées de sa vie. Dans sa
plaquette posthume, Et nunc manet in te, Gide a abordé de front
son drame le plus profond, celui de son mariage ; encore cette brève
et déchirante confession, et la plus audacieuse, reste-t-elle, elle
aussi, fragmentaire. Cependant Gide
a tout dit, ou presque, mais selon l'art qui lui est propre. Sur ce
mariage, nous n'avons que très peu de documents directs. Les lettres
que Gide a adressées à sa femme, elle les a brûlées, comme nous le verrons
plus loin. Quand Gide a publié son Journal, il a constaté qu'il
l'avait « pour ainsi dire aveuglé » (243), et si à la fin de
Et nunc manet in te, il a rétabli quelques pages coupées dans
le Journal, il n'a pu nous donner tous les morceaux qu'il s'est
retenu d'écrire ou d'achever, expliquer toutes les allusions et tous
les recoupements. Néanmoins, si rapidement qu'il parle d'elle, dans
Si le grain de meurt ou dans le Journal, en la nommant
ou sans la nommer, en disant je — ou en disant il, par
pudeur ou précaution, à propos d'un projet de roman ou d'une remarque
anonyme placée entre deux blancs, c'est toujours elle qui l'occupe.
Sa figure se dévoile peu à peu dans la pénombre. Quoiqu'elle reste le
plus souvent à l'arrière-plan, il n'a pris, dans presque tous [336] ses récits, qu'elle pour modèle, qu'il
s'agisse de la première Emmanuèle des Cahiers, d'Angèle, ou de
Marceline, d'Alissa ou de Laura, et l'on retrouve dans leur expression
quelques mêmes traits fondamentaux : une figure abstraite, dont la vertu
propre est de modestie et que Gide a comme désincarnée.
Ce mariage
peut paraître une tentative incompréhensible, naïve ou sublime. Gide
a cru prolonger, dans l'âge adulte, une émotion issue de l'ardeur mystique
de leur enfance et poursuivre avec elle, ou plutôt auprès d'elle, une
vie de chasteté, sans se rendre compte qu'il espérait trouver dans ce
mariage blanc un accommodement. Ce qui importe, dira-t-il plus tard,
« n'est pas le fait d'être uraniste, mais bien d'avoir établi sa vie,
d'abord, comme si on ne l'était pas ». (244) Dans les Cahiers
d'André Walter, il croyait encore au cheminement parallèle de deux
âmes, qui éviteraient jusqu'aux serrements de mains par dégoût des réalités
charnelles, par crainte, de défaillance en défaillance, d'en arriver
à la possession. — Ton caractère de femme est hors nature, lui disait
Pierre Louys, après la lecture des Cahiers, que par ailleurs
il admirait. Gide avait écrit ce livre « comme une profession d'amour
», pour vaincre l'opposition des parents. Ses proches appréhendaient
ce mariage, pressentaient qu'il ne serait pas heureux. Dans André
Walter, Gide rend sa mère plus clairvoyante que lui, en lui faisant
dire : « Votre affection est fraternelle, ne vous y trompez pas. »
(245) Ils s'appelaient: frère et sœur; frère et sœurette; [337] et déjà dans
les Cahiers, comprennent bientôt que ces jeux ne sont plus de
mise. Pendant le restant de leurs vies, ils s'appelleront : — Mon ami...
— Ma pauvre amie... Si Gide désire
sa main, obstinément, patiemment, avec la « confiance absolue »
qu'il l'obtiendrait, c'est qu'il ne doutait pas de se grandir par ce
mariage. Elle était sa cousine et il avait juré de la protéger contre
le mal ici-bas, de l'initier à la vie de l'esprit, attitude pédagogique
qui lui était chère. Il sentait qu'elle devait le conduire loin au-devant
de lui-même, et son orgueil se satisfaisait d'autant plus qu'elle devenait
pour lui « la vertu même ». Leur estime
était réciproque, mais non identique. — « C'est que toi tu es fort »,
lui dira-t-elle plus tard, même à l'occasion d'un acte ordinaire ; elle
l'acceptait pour le grand homme qu'il voulait être, l'admirait, sans
prendre conscience qu'elle le désirait charnellement, et elle se dupait,
elle aussi. Sans doute Gide pressentait-il la réciproque méprise : — « Pauvre Jérôme, fait-il dire plus
tard à Alissa, il n'aurait qu'un geste à faire. » Il le savait, mais
croyait, en ne le faisant pas, qu'ils allaient vivre une aventure extraordinaire,
former l'un et l'autre, par leur renoncement au désir, un de ces couples
légendaires, grands parce qu'ils représentent une entreprise impossible,
Rien de plus exaltant que ces entreprises qui proposent à l'homme un
but qui dépasse ses forces, mais ce sont elles, précisément parce qu'elles
sont irréalisables, qui conduisent l'homme à accepter le plus facilement
les compromis, à confondre l'exigence de l'esprit avec les mobiles intéressés.
Gide n'a sans doute pas entrevu que dans son mariage serait étroitement
liée au sublime, une pénible, parfois sordide, hypocrisie. Il connaissait
pourtant suffisamment la nature particulière [338] de ses désirs pour savoir qu'aucune femme
ne l'attirait. Et la sienne moins encore que d'autres. Avec une autre,
il aura plus tard une fille. C'est qu'Emmanuèle représente pour lui
la spiritualité et qu'il n'éprouve de plaisir sensuel qu'avec des êtres
de chair uniquement, dénués de toute vie intellectuelle et morale. Gide
a toujours séparé les sens de l'esprit : dans les romans du moyen âge,
le chevalier partait à l'aventure pour conquérir par ses exploits l'estime
de sa Dame, ne satisfaisant son désir, au long de son parcours, qu'avec
des êtres de rencontre, simples et primitifs. Ici l'opposition traditionnelle
entre Don Quichotte et Pança devient une sorte de dédoublement de la
conscience. (246) A Bernard, un tout jeune homme, agenouillé en adoration
devant Laura, Laura, une femme avertie, répond : « ... Le reste aura
ses exigences qui devront bien se satisfaire ailleurs. » Gide, à cette
époque, semblable à Bernard, parle des sens tantôt avec enivrement,
tantôt avec dégoût. Il éprouve une sorte de vénération pour Emmanuèle
; il répète qu'il l'aime plus que lui-même, mais il ne veut pas penser
qu'il existe des « saloperies indispensables », (247) et que
sa femme est destinée à devenir et à rester jusqu'à sa mort une vieille
fille. L'année qui
précède ses fiançailles, il a serré dans ses bras le corps d'un adolescent,
avec une ivresse, qui l'a, dit-il, révélé à lui-même. Cependant au moment
où il se fiance, il veut défier sa nature : « J'étais hypnotisé par
cet élargissement sans fin où je souhaitais entraîner [Emmanuèle] à
ma suite, sans souci qu'il fût plein de périls. » Dans un oubli total
de ce qui ne lui apparaît pas fondamental en lui, et qu'il appelle tantôt
son « délire », tantôt son « enfer », il écrit : « Je l'omettais à l'instant
même... et ce que je ne consentais plus à voir avait cessé pour moi
d'exister. » [339] Dans Et
nunc manet in te, il avoue même, avec une déconcertante naïveté,
qu'il ne soupçonne pas que les femmes (sauf celles de mauvaise vie)
puissent souhaiter le plaisir. Il les croit toutes semblables à
sa mère, confondant ainsi la vertu chrétienne de résignation et d'humilité
avec une représentation de la femme conforme à ses désirs, ou plutôt
à son absence de désirs. Que cette conception ait pu se maintenir dans
son esprit à l'âge d'homme prouve comment il est parvenu à accommoder
ses goûts particuliers à son puritanisme, — combien il s'est « blousé
», plus complètement que le Pasteur. Et l'on peut se demander si l'importance
qu'il a attachée, dans toute son œuvre, au Pasteur et à la jobardise,
ne tient pas précisément à l'erreur sur laquelle il a établi sa vie
—, à sa propre duperie. Celui qui veut dénoncer la duperie, comme le
pire des maux, devient lui-même dupe d'un mal pire. Le but de Corydon
perd sa signification. L'hypocrisie, en apparence déchirée, s'est
refermée sur elle-même.
Aussitôt après
la mort de sa mère, Gide se sent pris d'élans mystiques, de transports
de générosité et d'amour. Il est seul, orphelin, n'a ni frère, ni sœur.
Alors il ne lui reste « à quoi se raccrocher » que son amour pour sa
cousine ; elle lui est plus que tout ; il se sent l'aimer « plus que
je ne m'aimais moi-même ». Sa mère avait été tyrannique, intervenant
dans sa vie, lui mesurant son argent, s'opposant à ses projets, et néanmoins
il a besoin d'une autre chaîne. La solitude lui apparaît avant tout
comme la crainte d'une liberté éperdue dont il ne sait que faire,
[340] comme
un « gouffre de détresse » où il sent s'abîmer tout son être. Que serait-il
devenu sans Emmanuèle ? Si jadis c'est lui qui la protégeait, c'est
elle maintenant qui le protège — contre lui-même, contre son indécision,
contre sa trop grande facilité à céder aux appels des sens. Elle pourra
le juger ; elle sera sa conscience. Le célibat
est un défi et presque inhumain. Rares sont ceux, dans l'histoire de
la pensée, qui l'ont tenu, qui ont trouvé, dans leur œuvre ou dans l'action,
le sentiment total d'obligation que la plupart des hommes connaissent
avant tout par l'engagement du mariage. — « Il n'est pas bon que l'homme
soit seul, » dit Jéhovah dans la Genèse. Sans doute, dans son amour
pour Emmanuèle, Gide a satisfait son besoin de s'intégrer dans un ordre
social. Sans doute a-t-il éprouvé aussi la nostalgie d'un rite accompagnant
la présence d'une femme, imaginant Emmanuèle, non pas sous son visage
réel et quotidien, mais sous la forme du mythe de l'amour, de l'idée
d'amour qu'elle devait incarner, de « l'amour admirable ».
(247) S'il l'a tant aimée, il n'explique rien; il répète seulement :
« De cela seul, j'étais sûr... Je me sentais l'aimer plus que je ne
m'aimais moi-même. » (248) Plus que moi-même, plus que ma propre
vie, ces mots se retrouvent dans ses confessions, ses pièces et
ses romans, leitmotiv qui entrecroise dans l'idée d'amour l'impossible
union de soi avec le non-soi.
A peine fiancé,
son exaltation retombe. Il commence « un infatigable repos auprès de
la plus tranquille des femmes», (249) écrit-il à Francis Jammes, qui
trouve ce repos un peu prématuré. En fait, il ne l'a jamais regardée
: dans ses livres, il ne fait d'elle aucune description physique. Il
l'a toujours vue grandir à son côté : choc et surprise ont disparu.
D'elle, il ne connaît que deux sourcils arqués, l' « interrogation à
la fois anxieuse et confiante » de son [341] visage. Un
charme émouvant, autre que celui de la simple beauté. Dans l'Immoraliste,
il écrit : « Marceline était très jolie... Je me reprochais de ne
m'en être pas d'abord aperçu. » Qu'Alissa fut « jolie, c'est ce dont
je ne savais m'apercevoir encore... » (250) Ils partent, en voyage de
noces, pour l'Italie et l'Algérie. Et voici qu'il observe Emmanuèle
pour la première fois. Ils semblent rester séparés ; leurs couchettes
sont l'une au-dessus de l'autre ; mais il est amené à se dire — évoquant
cette scène dans l'Immoraliste : « Marceline, ma femme... » Elle
a sa vie propre et réelle ; il doit désormais en tenir compte ; il a
charge d'une âme, se sent désemparé, comme pris au piège. Il s'est marié,
sans penser que quelque chose de sa vie pourrait être changé. C'était
pour lui la fin du « monologue ». Peut-on se marier comme distraitement
? A leur retour,
entre Biskra et Alger, dans le train, il joue devant elle avec quelques
garçons d'un compartiment voisin, frôlant par la fenêtre leurs bras
nus, attouchements si légers qu'à peine prennent-ils la forme de caresses
furtives. Ce n'est pas par provocation, trait qui n'est pas dans son
caractère, ni même pour se prouver son indépendance qu'il se livre ainsi
devant elle, mais parce qu'il est pris, comme malgré lui, par un irrésistible
attrait. A leur arrivée à Alger, elle lui dira : — « Tu avais l'air
d'un criminel ou d'un fou. » (251) Ces mots doivent résonner en lui
d'autant plus qu'il se sent coupable. Mais qu'a-t-elle
pu comprendre ? Que pouvait représenter pour elle la séduction sensuelle
d'un « lycéen » ou, à Rome, d'un « ragazzo » de quinze ans à peine ?
C'est l'agitation, l'étonnante excitation de Gide qui la surprennent.
Si Gide s'était expliqué à ce moment, aurait-elle pu le suivre ? Est-ce
qu'une jeune fille imagine ce que sera sa première nuit d'amour ? Le
langage reste ici impuissant, et plus encore s'il s'agit d'une forme
de débauche [342] qu'Emmanuèle
ne peut même pas se représenter, qui lui est totalement étrangère, inconnue
dans son milieu. Peut-être Gide, sentant déjà toute explication impossible,
espérait-il ainsi inconsciemment l'initier par le fait. Eût-elle soupçonné
la réalité, que son horreur de tout ce qui est louche, sa croyance que
la volonté peut diriger le corps l'en eût éloigné davantage encore.
Elle lui aurait dit simplement : — Il suffit de ne pas céder, il ne
dépend que de soi. Ce voyage de
noces où ils s'enfoncent vers le Sud, où il l'entraîne à Florence, Naples,
Syracuse, par étapes successives, jusqu'à Biskra, reprenant le même
itinéraire que celui qu'il avait tracé, seul, trois ans auparavant,
lorsqu'il découvrait en Algérie l'attrait « terrible » (252) du plaisir,
ne cessa d'être cette fois, pour Gide, déception et déchirement. Dès
qu'il la quitte, en Algérie, pendant quelques heures pour suivre des
enfants, il s'inquiète de l'avoir abandonnée. C'est une partie de ce
sujet qu'il a transposé dans l'Immoraliste. Mais il figure déjà,
sous de discrètes allusions, dans Feuilles de route (1895) du
Journal, qui est le récit du même voyage. Tel soir, Emmanuèle
souffrante se couche sitôt après le dîner ; alors, il se met à rôder
par les rues, puis s'attarde, dans le hall de l'hôtel : « on joue aux
petits jeux » ; il y a des danses et des cris ; « vers minuit, une assez
irrésistible tristesse me prend... de ce qu'Em. n'y soit pas près de
moi. » C'est un remords, qui se présente à lui sous la forme de l' «
absence de sérieux de tout cela », de sa vie dans ce moment. Il a perdu
son assurance et même sa volonté de ne pas avoir de tristesse. Peut-être avait-il
espéré, sans bien se rendre compte, faire d'elle une complice, précisément
parce qu'il n'attachait pas d'importance à ces jeux et que ni « mon
cœur ni mon esprit ne s'y engageaient...» (253) Mais elle le juge, non
tant [343] avec intransigeance,
que parce qu'elle l'aime et qu'elle souffre ; et c'est pourquoi il y
a dans son incompréhension une volonté préméditée de ne pas savoir.
Ici commence
ce que Gide était loin d'avoir prévu ; sa sorte de double-vie. Il a
le sentiment de l'échec de son mariage ; et prudemment il note, à la
troisième personne : « L'ami, à qui il avait confié ses rêves de jeunesse
sait bien que c'est là une forme de banqueroute. » Pendant six
ans, Gide cesse de tenir son Journal. Il le reprend en 1902.
De 1902 à 1914, ce seront ces années mornes dont nous avons parlé, dont
nous comprenons mieux à présent les crises de torpeur, au cours desquelles
il se sentait nié par lui-même, et, soudain ragaillardi par des plaisirs
clandestins, cueillis surtout au cours de ses voyages en province ou
à l'étranger. Les voici donc
mariés. A Paris, il fait construire, pour l'habiter avec elle, sa villa
qui sera plus qu'une erreur architecturale. Emmanuèle ne l'habitera
presque pas, mais de plus en plus souvent Cuverville, dont le nom s'identifiera
bientôt avec le sien. Auprès d'elle, le flot monotone des jours s'écoule.
A Cuverville, Gide sent son esprit s'engourdir, s'assoupir. Un élan
le pousse chaque fois vers elle mais, en même temps, il se sent, là-bas,
entrer en léthargie. Quand il arrive de Paris, il trouve parfois Emmanuèle
achevant « d'endormir Cuverville ». (254) Là-bas, ce ne sont que déconvenues
; les espèces les plus rares de ses rosiers dépérissent. Le climat de
Cuverville lui paraît « rétrécissant », « soporifique ». [344] Il y végète. Il incrimine son régime de chasteté : « Et
comment mon esprit tout stagnant eût-il triomphé de mon corps ? » «
Je m'abrutissais » dit-il. C'est chaque fois un déchirement pour lui
de quitter Cuverville, mais il ne connaît là-bas que le malaise ; ou
encore, écrit-il dix ans plus tard, qu'une « sorte de détresse. » (255) Emmanuèle s'affirme
par une volonté d'effacement ; elle se replie, elle ploie. — « N'abuse
pas de ta faiblesse », lui dit-il souvent. Dans une salle, devant le
sans-gêne d'un voisin qui s'étale, elle se résigne « si naturellement
qu'il ne lui paraît plus qu'elle se résigne »
(256) Elle
craint le bruit des enfants et avance l'heure des pendules pour les
faire coucher plus tôt. Comme dans son enfance, elle aime s'isoler avec
un livre et il lui prépare ses lectures. « Lu à haute voix avec Em...
» Mais il semble qu'il s'enlise avec elle. Dans son Journal, il
note : « Eté voir avec Em... » le musée du Louvre, une classe enfantine,
Paris illuminé par la visite d'un roi. En montagne, le neveu de Gide,
Gérard, lui dit : — « Tu irais tellement plus loin si tu consentais
à aller seul. » Mais lui : — « Parbleu, je le sais bien ; mais ce qui
m'importe ce n'est pas d'aller loin moi-même, mais bien d'y mener autrui.
» (257)
Il arrive cependant
que, « comme il veut qu'elle l'accompagne partout, il n'ose plus aller
nulle part. » (258) Quand il va rôder, souvent seul, le soir, elle
l'attend, elle veille. Il le sait et il l'accuse dans une remarque générale
: « ... Toujours une femme s'attarde, s'inquiète... écrit-il. Elle tire
en arrière Thésée... » (259) Il pense : « Qui se dirige vers
l'inconnu, doit consentir à s'aventurer seul... » « L'inconnu » représente
le plaisir ; ce sont les rencontres de hasard. [345] La quitter
devient une brusque nécessité pour lui : et chaque départ, l'objet d'une
scène. Certaines d'entre elles sont racontées discrètement dans le Journal.
Il a décidé de partir, mais semblable au Prodigue qui n'accepterait
de quitter la Maison qu'avec la bénédiction du père, il exige qu'elle
l'approuve, qu'elle comprenne son besoin d'éloignement, qu'elle l'y
incite même et, cela, il ne l'obtient pas. Il veut qu'elle soit sa bonne
conscience ; elle se refuse à cette complicité. Indifférente à ses explications,
à ses justifications, elle prend une attitude silencieuse d'abnégation.
Alors il se sent désemparé jusqu'à l'angoisse. En 1903, dans le wagon
qui le conduit à Rouen, comme il vient de quitter Cuverville, il note
: « J'aurais perdu tout ce que j'ai, tout ce qui m'est cher sur la terre,
je ne m'en sentirais pas moins heureux ce matin. » (260) Suivent
entre deux blancs deux lignes isolées : « Même à l'instant de la quitter,
tu n'as pu lui cacher ta joie. Pourquoi t'es-tu presque irrité qu'elle
n'ait pu te cacher ses larmes ? » Cependant à mesure qu'il s'éloigne
d'elle, l'inquiétude renaît en lui et il se demande : « Suis-je en règle
avec mon destin ? » (261) Dès qu'il voyage,
le Journal s'interrompt, remplacé par la « lettre à peu
près quotidienne à Em. » En 1904, il est parti, seul, une fois de plus,
pour l'Algérie, mais après un mois, il l'appelle auprès de lui. Quand
elle arrive, que peut-il lui offrir, sinon des lectures en commun ?
A Alger, il lui lit le matin du Boyslève, et le soir, « sitôt à Biskra
», (262) un livre de Tieck. Le lendemain soir, à voix basse et chacun
de son côté, un dialogue sur le tragique, puis à Rome, sans reprendre
haleine, ils attaquent courageusement un autre ouvrage allemand, « que
nous n'achevâmes qu'à Paris et pour prendre aussitôt après Die Marquise
von O... » (263) Les lectures sont ce qui les rapprochent au
plus près ; elles jouent un rôle de substitution. Cependant rien
n'équivaut à un élan charnel ; aucun [346] échange intellectuel ne peut le remplacer.
Il implique une réalité profonde, cette complicité surtout que Gide
a vainement cherché à obtenir. L'encouragement qu'Emmanuèle lui donne
reste distant ; elle ne peut qu'approuver ses projets ou les condamner.
Dès qu'il tente seul une entreprise : « Je te dois bien cela »
lui dit-elle avec un visage « si triste, si grave qu'aussitôt [il] ne
songe plus qu'à renoncer... » (264) C'est l'accouplement qui atténue
la contradiction dans le couple. Ici elle s'aggrave au contraire puisque
«... l'amour le plus fervent, le plus fidèle, dit Gide, n'a pu obtenir
aucun acquiescement de ma chair. » (265)
La contradiction
est parfois si impérieuse, si intolérable que Gide ne voit de solution
qu'en supprimant la question. Chacun tue ce qu'il aime, écrit Wilde,
les uns avec des mots, les autres avec une épée. La tuer représente
une résolution imaginaire et idéale à une situation qu'il entrevoit
parfois comme désespérée ; la tuer est dans le même temps, une accusation
qu'il porte contre lui-même. Puisqu'elle est encore avec lui quand il
est loin d'elle — en sa présence, il éprouve parfois une intolérable
angoisse... Je songe « à la vie que peut me promettre Cuverville
et à laquelle je ne vois pas comment pouvoir échapper, sinon en rompant
les liens et me dégageant des obligations les plus vénérées et les plus
chères. » (266) Dans la même page : « Je suis tout étonné d'avoir
su parfois voyager », ce qui signifie d'avoir voyagé seul. L'obsession
du crime apparaît à maintes reprises dans son œuvre de fiction. C'est,
liée à l'obsession de cet amour même, le sujet de l’Immoraliste ;
c'est une partie du sujet de Saül. Saül est si profondément
distrait par ses désirs qu'il a cessé d'être jaloux. Le serait-il cependant
du jeune musicien David ? — « Jaloux, peut-être ! — Vous ! ! » [347] lui dit la reine avec mépris. C'est alors
qu'il la frappe de plusieurs coups de javelots. Les personnages de Gide
deviennent des boucs émissaires sur qui il se débarrasse de son sentiment
de culpabilité. Dans ses moments de création artistique, peut-il prévoir
jusqu'où l'entraînera l'imagination et le subconscient ? Dans des images
où on ne se reconnaît peut-être pas plus que dans les névroses, qui
s'expriment en des rêves affreux et qui restent étrangères à l'individu
dans la vie ordinaire. Cependant, en 1918, après un nouveau drame dont
nous parlerons plus loin, il note : « L'admirable sujet de roman que
voici » et qui serait la reprise sous une autre forme de l'Immoraliste
; cette page s'achève par ces mots : « C'est la raison pourquoi
il y a souvent si peu de bonheur dans le crime — et ce qu'on appelle
« repentance » n'est parfois que l'exploitation de cela. » (267) Le crime devient
le symbole de la rupture de l'engagement et du reniement de soi, le
symbole également de la cruauté devant un être faible, de la cruauté
de sa pensée quand il se détache de la foi religieuse. Dans le Journal,
il écrit : « Quand la voie dans laquelle l'esprit s'engage contriste
jusqu'à la mort des êtres qui vous sont infiniment chers, on peut tout
à la fois croire que c'est cette voie-là qu'on doit suivre, et pourtant
ne s'y avancer qu'en tremblant... Ce n'est pas la constance qui me fait
défaut ; c'est la férocité. » A présent, il sait qu'il la tue chaque
jour un peu. Le 20 janvier 1918 : « Le vent déjà tiède... soulève tous
mes désirs. Je suis excédé de tranquillité, de confort... » et aussitôt
après ces mots, suit sans transition un paragraphe qui commence
par : « — Oh ! je te comprendrai toujours, mon ami — et quand bien même
tu tuerais. Mais il est pour le crime également une sorte de virginité
qui ne se peut plus jamais ressaisir... On sait à présent, une fois
pour toutes, qu'on est capable de le commettre. » [348] Elle le comprend,
non parce qu'elle entre dans les mobiles de l'acte, mais parce qu'elle
l'aime comme une mère et ne veut pas comprendre, parce que même le crime
ne le ferait pas autre que ce qu'il est ; il est lui. Dans son œuvre
d'imagination, ce sont parfois d'autres sentiments destructifs qui l'animent.
Candaule, que Gide a sans doute dû écrire à l'époque où il se
plaisait à partager un adolescent avec un ami, est l'histoire d'un roi
qui, par une sorte de générosité chrétienne poussée à l'absurde, offre
sa femme au pauvre pêcheur Gygès. Cependant cette pièce peut comporter
d'autres interprétations. On peut croire que Candaule n'agit pas seulement
par besoin de se déposséder de tout, mais qu'il se dégage de son devoir
envers sa femme pour maintenir, en restant seul, le bonheur parfait
qu'il a atteint. — « Courage, se dit-il au moment de la profanation
! ... Et maintenant, que tout autour de moi soit heureux. » Mais de
sa femme, Candaule est quand même épris ; il en est quand même jaloux,
et lorsque la reine lui apprend qu'elle a passé sa plus belle nuit avec
Gygès, il court à Gygès pour lui demander comment il s'y est pris. Sous
l'assurance apparente du non-conformisme en amour, il y a la nostalgie
d'un véritable foyer.
Dans cet amour,
Gide trouve néanmoins des instants « d'une extraordinaire douceur »
et à Cuverville, au sein même de crises qui lui paraissent sans issue,
parfois trois jours avec elle, qui « ressemblaient encore à du bonheur ».
(268) A Cuverville, il entend le moindre mouvement de leur cœur. Dans
la journée, Emmanuèle se tient parfois dans la salle à manger ; lui,
dans son cabinet de travail. Quand le jour baisse, chacun allume sa
lampe et le soir « nous réunissons nos lumières ». (269) C'est
à quoi se réduit leur amour. Il arrive que Gide attende que les invités
soient partis pour avoir la joie de se sentir seul avec elle. Alors
[349] il n'y a entre eux, comme entre deux amis, qu'à nouveau
des lectures, qu'une « des meilleures conversations », qu'une promenade
nocturne où Gide sent son cœur « tendre et prêt à fondre. » (270)
A l'imitation des grandes passions charnelles, les paroles deviennent
inutiles : en hiver, ils regardent « le presque imperceptible... travail
du vent sur la neige » (271) ; pendant la guerre de 1914 où Gide a séjourné
à Cuverville plus longtemps qu'auparavant, sur un banc devant la maison,
il reste seul « près d'Em. à éplucher des haricots ». Un grand « silence
autour de nous, en nous, s'emplissait malgré nous de bonheur... » C'est
ainsi que s'exprimait cet amour ethéré, incertain. Il pourrait
s'en satisfaire, mais elle, ne le peut ; elle sait qu'il n'est jamais
totalement présent. Du mariage, elle attend autre chose que ces soirées,
que ces après-midi délicieusement tranquilles. Depuis leur mariage,
le serment de la Porte Etroite n'a plus le même sens ; les lectures
de l'Apocalypse où ils conversaient « avec les anges » et revêtaient
« leur âme de suaires blancs », ne peuvent plus leur apparaître que
puérils. Dès lors elle
accentue ce mouvement de fuite qu'elle a toujours eu par pudeur, par
modestie. A Cuverville, elle n'est presque jamais présente ; elle glisse
comme un oiseau ; un rien la terrine : un rat pris au piège, elle se
sauve ; une discussion tumultueuse à table, elle se retire. Quand elle
pourrait disposer de son temps, elle a toujours à faire : les soins
ménagers l'occupent « tout le long du jour, tous les jours. » (272)
A peine parvient-il à la rencontrer. Pour la voir à Cuverville même,
il est obligé de lui donner un rendez-vous. Celui-ci est fixé pour le
lendemain matin, à 8 heures, en vue d'une lecture des lettres de Dupouey.
Il s'y rend, le cœur battant, avec l'élan d'un jeune homme de vingt
ans qui court vers sa maîtresse. Elle n'est pas là ; il [350] attend. Cependant
la voici dans le vestibule, s'affairant à remonter une grande pendule
à poids. Il n'y tient plus, il va vers elle, mais elle lui dit : « ...
Tu vois que j'avais à faire. Quand cette pendule n'est pas à l'heure,
toute la maison est en retard... » Mais il pense : « Ma pauvre amie,
tu trouveras toujours, sur ta route, des pendules à remonter, chaque
fois qu'il s'agira de me rejoindre. » (273) Pourtant lui
aussi se dérobe, mais autrement ; il ne cherche pas à se nier ; simplement
à Cuverville, il n'est plus lui-même. Devant leurs
amis, leur éloignement reste masqué. En apparence, ils n'ont pas changé
: elle a toujours son sourire un peu moqueur, lui, sa simplicité. Ils
posent malgré eux au couple uni. En fait, ils vivent sur un compromis
qu'enveloppent, dans la vie quotidienne, les traditions bourgeoises
: les jours « où l'on fait la chambre » (274) — les housses maintenues
dans le salon. Cuverville a pu apparaître aux autres le lieu idéalisé
du naturel, du familier, c'est-à-dire de la famille. Il y a «... l'article
Dons » (275) qui absorbe le quart de leurs dépenses, les soupes
pour les pauvres que prépare Emmanuèle, la vieille paysanne qui répète,
quand une femme vient de mourir : « Quel bonheur encore que ces dames
aient été là ! », les fermiers, les bonnes, les parents, la gaîté des
amis et de leurs enfants. Si Gide étouffe
sous l'hypocrisie, c'est qu'il n'y a jamais eu, c'est qu'il ne peut
y avoir, maintenant moins encore qu'autrefois, d'explications entre
elle et lui. Parfois, il note : « Par instants, j'ai envie de me plaindre...
» Mais : « Il y a par trop d'arriéré. » (276) Elle n'a jamais voulu
se confier à personne, pas même à une de ses sœurs, et quand Claudel,
en 1913, lui propose de s'entretenir avec elle de Gide, elle lui répond
qu'il faut faire confiance à Gide, et qu'on ne peut rien d'autre que
prier pour lui. [351]
Lequel s'aveuglait
le plus ? Elle n'avait pas compris, puisqu'elle croyait n'être pas désirée
par manque de beauté ou d'esprit : « Ah ! si seulement j'étais plus
belle et savais mieux le charmer, se disait-elle. » Cette interprétation
qu'elle donnait à l'absence de désir chez Gide, cette accusation qu'elle
portait contre elle-même, c'est la révélation la plus importante de
Et Nunc. Elle s'est crue comme répudiée. Alors elle n'a plus
cherché qu'à se « désornementer ». « Les mains les plus exquises...,
dit-il en parlant des mains d'Em..., elle les a déformées en en mésusant
», en les soumettant aux travaux les plus ordinaires. Ensemble ils vont
consulter un médecin. Dans le Journal aveuglé, Gide n'en dit
pas plus : mais dans Et Nunc, il nous révèle qu'elle s'est abîmée
elle-même jusqu'à négliger de soigner des ulcères variqueux aux jambes
; elle s'est déformée ; elle a vieilli au point que dans un hôtel, Gide
s'entend dire par un chasseur parlant d'elle : — Madame votre Mère vous
attend. Elle ne s'intéresse plus à la musique, ni à la poésie, comme
si elle n'y avait pris goût jadis que pour lui. Pendant longtemps
Gide a cru que chez Ém. « l'humilité naturelle », l' « abnégation »
se confondaient avec des raisons vertueuses. Et il en était venu à prendre
« l'esprit de sacrifice en horreur ». (276) En réalité cette défiguration
par elle-même, cette dépossession d'elle-même, ce « dépouillement progressif
», elle ne voulait pas devant Gide le reconnaître, parce qu'elle s'y
était appliquée avec toute sa volonté. Ses moyens de vengeance étaient
misérables, mais [352]
elle
usait des seuls moyens qu'elle avait en sa possession. C'est alors que
Gide connaît une atroce douleur, presque un sentiment d'horreur devant
ce drame auquel il assiste impuissant. Ce n'est plus le sentiment symbolique
de tuer qu'il éprouve, mais pire : il sent qu'il ne l'aime plus, qu'il
la hait. Plus tard, dans les Faux-Monnayeurs, quand il sera éclairé,
parlant de Laura, il écrit : « ... Son amour dédaigné, n'employait plus
sa force qu'à se cacher et à se taire.» (277)
Ce drame du
réciproque aveuglement atteignait en 1917 un point culminant. Une lettre
de Ghéon ouverte par Emmanuèle (278) lui apporte sur le passé des précisions
devant lesquelles elle ne pouvait plus reculer. Ce dévoilement du réel,
Gide l'avait toujours appréhendé. Dans Saül déjà : « Ton secret,
dit la reine en mourant... Je ne le croyais pas si redoutable. » Il
n'y a toujours pas de paroles décisives entre eux ; mais le bonheur
n'apparaît plus concevable. L'année suivante, en pleine guerre, Gide
va rejoindre Marc en Angleterre, poussé comme toujours par [353]
l'irrésistible force de son désir, mais cette fois avec une puissance mettant
tout son être en jeu. A cinquante ans, il a les violences d'un adolescent
en pleine crise de puberté. Abandonnée seule à elle-même dans sa grande
maison de Cuverville, elle relit une à une toutes les lettres qu'il
lui a écrites depuis trente ans : la « lettre à peu près quotidienne »
de ses voyages — et elle les brûle. Quand elle lui en fait l'aveu, il
se met à pleurer comme un enfant. Il pense d'abord moins à l'écroulement
qu'implique pour elle cette vengeance désespérée — qu'à son manuscrit
anéanti, qui entraîne la disparition de toute une part de sa personnalité,
désormais faussée pour toujours ; il ne restera de lui que l'image d'un
homosexuel et non pas celle d'un homme qui a voué sa vie à l'amour d'une
femme admirable. En vain cherche-t-il à la convaincre alors de son amour,
mais ils ne peuvent guère parler : ce ne sont que silences et sanglots.
Il écrit cela dans Et Nunc, mais déjà dans le Journal il
évoque, en des termes incompréhensibles pour le lecteur, ces moments
qui provoquèrent la plus grande rupture entre eux : « Je ne tiens authentiquement
plus à grand chose depuis que j'ai perdu ce à quoi je tenais le plus
(mais ceci depuis douze ans seulement). » (279) Gide a très
rarement pensé au suicide (il aimait trop la vie) ; deux ou trois fois
pourtant, une fois précisément au cours de la période qui suivit 1917,
« depuis le jour où... je n'ai pas repris conscience parfaite de ma
continuité morale ». (280) C'était pendant les années qui suivirent
la guerre ; il semble n'avoir même plus le courage d'écrire régulièrement
dans son Journal pour se raccrocher quand même à la vie. « Je
suis comme si j'étais déjà mort depuis longtemps, » écrit-il, « comme
si ce n'était déjà plus de moi qu'il s'agit... » (281) « X... qui
voulait se suicider, en arrive [354] parfois à se
demander si, en réalité, il ne l'a pas déjà fait... » X, c'est
évidemment lui ; souvent il parle de lui sous le nom de X, par crainte
d'avoir à se désavouer ou de blasphémer ; parfois il précise : « X...
(moi plus tard). » (282) Dans les Faux-Monnayeurs, La
Pérouse parle également de lui à la troisième personne et presque dans
les mêmes termes : « M. de La Pérouse est mort... M. de La Pérouse n'a
pas de fièvre. Il n'a plus rien. Depuis mercredi soir, M. de La Pérouse
a cessé de vivre. » Or La Pérouse fait ici précisément allusion au jour
où il avait décidé de se tuer, mais où il n'en a pas eu la force. Si
dans le roman, ce projet est diversement motivé, il apparaît avant tout
comme l'échec affreux de la vie en commun. Quand Edouard lui demande
des nouvelles de sa femme, il répète d'abord : « Madame de La Pérouse...
interrogativement. On eut dit que les syllabes avaient perdu pour lui
toute signification. » Désormais Emmanuèle
vit à Cuverville comme retirée dans un couvent, repliée totalement sur
elle-même. Elle cesse de lire ses livres, ou elle n'en connaît que quelques
fragments qu'il veut bien lui communiquer. On pourrait croire qu'elle
n'est plus l'Emmanuèle des livres de Gide, mais, vieillie, Madeleine
Rondeaux. On l'appelle : tante Madeleine ; la religieuse. Elle
trotte, recueillant des bêtes errantes ou parcourant Cuverville avec
une grande bassine pour distribuer la pâtée aux chiens et aux chats
du village, avec des manies, des entêtements. Gide est comme
un homme qui aurait perdu sa femme, qui se sentirait seul, mais au plus
profond de son chagrin, soulagé, libéré malgré lui. Il a perdu Emmanuèle
sans même l'avoir jamais gagnée, mais un des plus pénibles problèmes
de sa vie personnelle paraît résolu, solution illusoire sans doute et
qu'il remettra sans cesse en question. Désormais il sait qu'elle a soupçonné
la réalité : aussi croit-il pouvoir [355]
la
quitter plus facilement que jadis, et ces années de 1917 à 1921, en
même temps qu'à des crises de désolation, correspondent à une sorte
de rajeunissement, de renaissance de son être, et de vitalité nouvelle
: c'est l'époque où, à Paris, il sort presque constamment avec Marc,
où il prend contact avec les mouvements littéraires nouveaux et bientôt
prépare les Faux-Monnayeurs. (283) Nous savons
que les sentiments les plus contraires peuvent coexister en une même
conscience : dans Et nunc qui n'évoque que le drame de son amour
pour sa femme, Gide ne parle pas des élans de joie qui l'habitaient
pourtant à cette époque ; dans son Journal, non plus, où ces
années figurent en raccourci et où nous ne trouvons notées, dans quelques
pages, que des crises semblables à celles de jadis, mais encore aggravées.
A Cuverville
cependant, l'atmosphère est pour Gide plus étouffante qu'auparavant,
parce que s'y ajoute l'inconsciente méfiance d'Emmanuèle. Elle suspecte
parfois ses intentions les plus innocentes. Elle craint l'influence
de Gide sur ses proches. « Elle me supplie de ne rien faire pour attirer
Jean. J'ai dû promettre de lui battre froid », et Gide ajoute : « C'est
absurde. » De beaucoup de ses actes, elle dit à présent : « Il n'en
peut résulter rien de bon... » (284) Quand elle soupçonne quelque
irrégularité dans une famille, quand elle imagine « du peu [qu'il] ose
lui en dire » le drame d'El. auprès de laquelle il est appelé sans qu'elle
entrevoie un instant qu'il y est directement intéressé : « J'ai toujours
pensé, dit-elle, qu'il était fâcheux qu'El. fût élevée sans religion.
» (285) Gide fait allusion ici à Elisabeth, la mère de sa fille, une
jeune fille qui avait désiré de lui un enfant. Emmanuèle ne soupçonnera
donc pas la naissance de Catherine. Dans les Faux-Monnayeurs, Gide
évoque une situation [356] analogue, en parlant de Laura, qui accouche clandestinement
en montagne et qu'Edouard va rejoindre. Au moment de
la « campagne » de Massis, Emmanuèle écrit à Gide : « C'est la
force de ta pensée et son autorité qui... déchaînent [cette campagne]...
Mais tu es vulnérable, et tu le sais ; et je le sais. » Gide ajoute
alors dans son Journal : « Vulnérable... je ne le suis,
je ne l'étais, que par elle. Depuis, tout m'est égal et je ne crains
plus rien... » (286) Rien effectivement ne le retiendra de publier Corydon
et Si le Grain ne meurt.
Vers 1932,
le fossé s'élargit encore entre eux. Il constate que semblable à une
gangrène, la religion a atteint en elle des régions « plus profondes,
plus secrètes, inguérissables à jamais. » (287) Elle est entourée de
parents et d'amis qui la soutiennent et dont il ne peut plus la séparer.
Et Gide, parlant d'elle, est amené à écrire : « Ils... » (288)
« Ils veulent faire de moi un être affreusement inquiet. » Gide parle
face au clan des croyants. Et pourtant quand sa pensée antireligieuse
s'affirme, quand il incline vers le communisme, il a l'impression de
la piétiner. Tout en s'enthousiasmant pour une société sans famille,
sans religion, il se demande dans le même instant si : « ... sans vouloir
me l'avouer..., je n'aurais jamais cessé tout à fait d'y croire. Oui,
de croire en Lui... », (289) de croire dans le Christ. Mais désormais
l'échec de toute sa vie, dont il a eu le pressentiment très tôt après
son mariage, s'accuse : « La partie est perdue que je ne pouvais gagner
qu'avec elle. » Ou bien sur un ton d'ironie acerbe qui ne lui est pas
coutumier
[357] : « Tu devrais
te marier. Cherches à faire le bonheur d'un autre être... Tu verras
comme on s'y rend malheureux. Tous les deux : oui, tous les deux. Mais
ça instruit. » Cependant «
le surprenant, écrit-il dans le Journal des Faux-Monnayeurs, c'est
qu'il se sent l'aimer encore éperdurnent. J'entends par là d'un
amour désespéré. » Il éprouve à présent une jalousie qu'il n'a jamais
connue : « Il est jaloux de Dieu qui lui vole sa femme. » Jadis, il
était avec elle associé en Dieu ; aujourd'hui, il se sent « vaincu
d'avance ». Il voudrait l'arracher à ce rival, l'enlever à son milieu
et aux « ils » qui la défendent. Dans ce vain espoir, il continue
à l'instruire, s'efforce encore de la protéger comme du temps de leur
enfance. Pour qu'elle puisse se rapprocher de lui et comprendre ses
préoccupations nouvelles, il lui lit les Discours de Rousseau
ou des critiques sur Saint-Just, dont elle s'écarte avec « une horreur
toute chrétienne. »
Alors que par
orgueil il a toujours affirmé que tout événement qui était dans sa vie
devait être, il s'accuse à présent de présomption et l'accuse de n'avoir
pas eu confiance dans l'union qu'il lui a proposée, comme si la confiance
pouvait se donner sans l'irremplaçable connaissance de la chair, sans
abandon de l'être entier, sans impudeur. Pour se justifier,
il considère d'autres couples, des êtres admirables parfois, dont les
différences s'accusent par le vieillissement et qui, après de longues
années de vie commune, ne cessent de se heurter affreusement l'un à
l'autre, — sans penser que, malgré l'adaptation naturelle que produit
le temps, c'est la disparition progressive du plaisir pris en commun
qui rend si difficile la fin d'une longue union. Gide continue à croire
que la vie conjugale est avant tout représentée par des liens affectifs
et qu'il n'est pas de caractère de femme véritablement chrétienne où
n'entre « un peu de résignation », autrement dit un peu de renoncement
[358] au
plaisir. S'il s'est « blousé », sa vie durant, comme dans
sa jeunesse, Et nunc est un démenti tardif qui remet en question
la thèse qu'il a constamment soutenue : en 1907, il écrivait que « l’alcôve
» ne peut jamais enfermer le bonheur (290) et, vingt-cinq ans plus
tard, (291) il répétait avec Tolstoï que « de toutes les tragédies,
celle de l’alcôve était de beaucoup la plus affreuse ». Le plaisir,
dans le mariage, dit-il, est rarement pris en commun, et le plus souvent
il se présente comme un devoir pour l'un ou l'autre des époux.
Dès lors : « le mariage ne peut-il pas devenir un enfer lorsqu'il n'apporte
que cela ? » Cela, c'est la satisfaction des sens. Par là, Gide
rejoint sans s'en rendre compte, un point de vue qui lui est complètement
étranger, celui de Claudel : « Le paradis, dit Claudel, qui consisterait
dans la possession totale d'une femme et dans la prise comme fin suprême
de ce corps et de cette âme ne me semble en rien différent de l'enfer.
» La position de Claudel, elle, du point de vue catholique, se justifie.
Si l'amour terrestre pouvait conduire à la béatitude, Dieu n'aurait
plus de raison d'être.
Après le drame
de 1917, il y aura encore vingt ans de vie commune entre eux, vingt
ans de contradictions constamment douloureuses dans un amour que l'esprit
seul commande. Ses désirs physiques sont ailleurs ; sa pensée se développe
dans un autre univers, son attachement paternel doit rester secret.
Et pourtant « chaque fois que je la revois, [359] c'est pour sentir à neuf que je n'ai jamais aimé qu'elle
; et même, parfois, il me semble que je l'aime plus que jamais. »
(292) Mais c'est toujours pour repartir. Il ne peut vivre avec elle,
ni sans elle, d'où sa « vie errante », cette vie disloquée, combien
« préjudiciable » pour lui. Au loin, Cuverville lui paraît une sorte
d'Eden, mais quand il revient, un Eden aux fleuves glacés, aux arbres
rabougris. Inhabitable Cuverville, « où tous les fruits de mon verger
avortent », (293) dit-il au sens propre. Néanmoins les allées et
venues continuent entre Cuverville et le reste du monde. « Le vrai,
écrit-il, c'est que je ne puis prendre mon parti de m'éloigner d'elle.
» Dans les dernières
années de leur union, ils étaient parvenus à mieux se comprendre. Il
faut sans doute, a-t-elle dit un jour à un ami de Gide, lui pardonner
sa nervosité à cause de son génie. Elle évitait les grands mots, et
qu'elle ait prononcé le mot « génie » était de sa part la reconnaissance
de tout un ordre de faits. Que voulait-elle dire par « nervosité » ?
Elle entrevoyait probablement tout un monde dans lequel elle n'était
jamais entrée. De son côté, Gide reconnaissait qu'il lui avait proposé
une union inhumaine. Ils s'accordaient de nouveau, l'un à l'autre, comme
au début de leur vie, — mais après quel drame —, une estime aveugle. Qu'avait-elle
été pour lui ? Au long de sa vie ? Il n'a peut-être pas pu lui parler
de ce qui le touchait réellement, ni de son œuvre, ni de sa fille, ni
de son compagnon le plus cher ; il n'avait pas pu se motiver. Elle avait
été sa conscience. Parle-t-on à sa conscience ? Elle sait. A-t-elle
à répondre ? La conscience est muette. Elle entend, comme on entend
dans un rêve, des paroles qui ne sont pas prononcées. La recherche d'un
autre soi-même, de son propre double est une illusion. Mais la conscience,
une réalité. On peut tuer sa conscience ; elle est indestructible. On
ne la [360] quitte pas ; on ne se quitte pas soi-même. Il avait voulu
être libéré du souci de juger, mais la conscience juge ; elle était
devenue son remords.
Gide était
loin de Cuverville quand Emmanuèle mourut en 1938. Elle mourut seule,
comme mourut Alissa. (294) Dans sa douleur, ce n'est pas
tant la solitude qu'il éprouve que le sentiment d'avoir « perdu ce témoin
de ma vie qui m'engageait à ne point vivre négligemment…
». (295) Plus tard, il écrit : « Pour un sourire d'elle aujourd'hui,
je crois que je quitterai la vie, ce monde où je ne pouvais pas la rejoindre ».
(296) Dans les dernières
pages de son dernier Journal, il se pose cette étonnante question,
qui semble mettre en échec le principe de la réalité. « Elle était,
dit-il, ce que j'aimais le plus au monde... Oh ! Peut-être ne parlerais-je
pas de même si je l'avais charnellement aimée. Et comment expliquer
cela : c'était son âme que j'aimais ; et, cette âme, je n'y croyais
pas... » [361] CHAPITRE V
LE REPOS
C'est des années
les plus douloureuses et secrètes de sa vie conjugale et de sa passion
pour Marc, où il semble avoir touché la réalité au plus près, qu'est
sorti le grand Gide,
— le
Gide d'entre les deux guerres, le créateur des Faux-Monnayeurs. La
publication du Journal, son entrée dans le communisme et son
Retour prennent place à la fin de la même époque.
Pendant sa
période communiste — ( on se le rappelle) — Gide a écrit ce petit récit, qui fait suite à l'Ecole
des Femmes et à Robert : Geneviève. De même que Nathanaël
a pris une forme vivante, trente ans plus tard, sous les traits de Marc,
il est permis de penser que c'est Lafcadio qui s'est incarné dans cette
jeune fille pure, ignorante de la vie, décidée et révoltée : Geneviève.
Mais alors que la révolte de Lafcadio est spontanée, le cynisme de Geneviève
est plein « d'idées artificielles » : — « Je m'y forçais, dit-elle,
... en triomphant... de ma réserve. » Geneviève s'est libérée de la
société, mais d'une société déterminée, celle du XIXe siècle.
La fillette prend son défi au sérieux et veut passer à l'action. Défier
la société pour elle, c'est avoir un enfant en dehors du [362]
mariage,
enfant qu'elle revêt des plus merveilleuses qualités. — « ... Faut-il vraiment que le père
soit un mari, demande-t-elle, pour aimer son enfant ? » Elle n'a plus
qu'à choisir le père et à le bien choisir. Il n'est pas
possible de savoir, ni de dire dans quelle mesure Geneviève est
une transposition, une préfiguration ou un souvenir de la réalité pour
Gide. Quoi qu'il en soit, Geneviève est le seul de ses personnages qui
représente la révolte abstraite, mais efficace. Pour la première fois,
l'enfant que désire Geneviève, en rupture avec les siens et avec le
monde, n'est plus envisagé comme le Bâtard ou le Prodigue symbolique,
mais entre dans la réalité sociale, par l'union libre. La femme légitime
et traditionnelle, inutilement aimée, ne peut plus que transformer sa
jalousie en résignation, mais cette résignation, cette soumission de
la femme a perdu, ici, pour l'auteur, sa vertu et sa valeur. C'est qu'en
dehors de la femme légitime, il est des femmes indépendantes qui, sans
aimer, envisagent la maternité, qui ne croient pas possible la réunion
en un seul homme de l'amour et des qualités de père, qui ne croient
pas en l'amour, ou pas encore... « L'oncle Marchant » ne trouve pas
cela « très mal », mais « très imprudent ». Il est marié ; il n'a pas
d'enfant. « Oncle Marchant, dit Geneviève, au cours d'une scène habilement
commencée, il faut que je vous dise... Je voudrais avoir un enfant...
Mais je ne veux pas me marier... » — « Tu as quelqu'un en vue ? » Et
Geneviève, dans un grand effort, murmure :
— «
Oui : vous. — Ah ! ça, par exemple !... » s'exclame Marchant. Son premier
mouvement le conduit à dire : — c'est une absurdité, « parce que j'aime ma femme ». Nous
ignorons son second mouvement, parce que l'ouvrage est resté inachevé,
comme si Gide n'avait pas eu la force d'assumer par la fiction les contradictions
qui le déchiraient, de recréer la réalité par une œuvre d'art, qui eut
peut-être expliqué ce fait déconcertant que fut la naissance de sa fille
en dehors de son mariage. [363] Presque aussitôt
après la mort d'Emmanuèle, Gide adopta sa fille, — qui jusqu'à ce moment
s'était appelée Catherine van Rysselberghe — pour lui donner son nom.
Dès lors, il n'eut plus à dissimuler ses rapports avec sa fille ; il
déclara avoir toujours souhaité être père ; il n'était pas fâché qu'on
le photographiât avec elle. De même qu'il avait connu avec sa femme
un fragment de foyer, il en recréait un autre avec sa fille ; de son
côté l'enfant retrouvait toute sa famille. Il s'intéressait à son éducation,
passionnément, comme il fit pour Emmanuèle, comme il fit pour Marc,
chaque fois avec d'autres nuances. Heureux de découvrir dans sa fille
un optimisme foncier, un naturel, une sincérité auxquels il attachait
tant de prix. Mais il est tout déçu qu'elle ne désire pas se créer,
comme lui jadis, des devoirs. « Tout l'effort d'attention, dit-il, c'est
moi qui le donnais, non pas elle, qui ne faisait que se prêter... »
En 1939, parut
le Journal, qui s'étendait de 1889 à 1939. Cinquante années (avec
très peu d'années manquantes) en 1.300 pages : c'est ici où la concision
de la forme, qui rend souvent linéaires les petits récits de Gide, devient
saisissante. La liberté à laquelle il a tant aspiré, il semble l'atteindre
par la liberté dans le choix du sujet, presque à chaque moment. Dans
le Journal, il se sent complètement à l'aise... Sans doute
les événements les plus importants de sa vie n'y figurent pas. Presque
rien sur ses amours et ses plaisirs : « Je ne peux écrire dans ce carnet
rien de ce qui me tient à cœur... » Mais même lorsqu'il paraît écrire
n'importe quoi, il donne un irremplaçable sentiment de spontanéité ;
il parvient à être le plus personnel en notant de minutieux détails
quotidiens, — comme si jamais au long des jours n'intervenait le drame.
Par là son journal est, comme toute confession, une trahison, trahison
par tout ce qui n'y est pas dit. Dans l'omission plus ou moins inconsciente
Gide est passé maître. Avec quelle savante hypocrisie,
[364] avec
quel art il a su masquer ou aveugler ! (297) Quoique la partie
la plus importante de sa vie soit délibérément omise, le Journal
a joué éminemment le rôle d'une délivrance pour Gide : tout
au long de sa vie il y écrit par « devoir », par « discipline ». « Je
me cramponne à ces feuillets », dit-il, ou encore « Vite quelques lignes...
pour ne pas lâcher prise », comme si en ne notant que l'insignifiant
il s'attachait à la recherche du plus important de lui-même. Dans le Journal,
il se fait des promesses ; il rougit en le relisant. Le Journal
donne l'image de sa conscience morale ; il apparaît peu à peu comme
une chose qu'il s'est donnée, qui originairement lui était étrangère,
qui l'épie à l'intérieur de lui, qui le dédouble. Il y a son Journal
et lui : ils dialoguent, délibèrent et à certains moments, quand
la vie intérieure lui devient intenable, nous croyons entendre les disputes
d'un vieux ménage. Mais Gide en reste le maître. Ce qui fait sa beauté,
c'en est précisément la retenue, qui va croissant au fur et à mesure
que la force créatrice s'épuisant l'incite à s'abandonner davantage.
Le Journal n'a pas débordé sur toute sa vie ; il n'est pas devenu
le vampire. Symbole de la maîtrise de soi, il donne un visage à sa vie.
Après sa sortie
du communisme, Gide fut ramené à ses [365] problèmes intérieurs. Cependant, si représentatif
qu'il a continué d'être de son époque, l'ayant même orientée, un certain
écart a commencé de naître entre le siècle nouveau et lui. Les ouvrages
qui ont ému tant de générations successives, comme les Nourritures
terrestres, touchent moins souvent en profondeur les jeunes gens
de 1933 et des années suivantes. 1933, date
de la crise économique en France, marque un tournant, plus nettement
que la guerre de 1914. Malgré l'absence d'une révolution, des préoccupations
nouvelles apparaissent, peut-être aussi nouvelles qu'après une révolution.
C'est la fin d'une certaine conception de la littérature considérée
comme une valeur absolue, des chapelles littéraires, des revues d'avant-garde.
Le surréalisme prend une Position politique. La N.R.F. ne vivra
plus que sur l'élan acquis. Un goût du document précis, du témoignage
a commencé de naître qui se développe encore de nos jours. Nous sommes
déjà dans une avant-guerre. De quelque côté que cela soit, c'est à l'opposé
de l'individualisme pur que s'orientent les forces nouvelles. Gide,
tout en restant maintenant détaché des événements, parvient à maintenir
hors du temps, comme un modèle de beauté, son art de vivre. Au milieu
des mouvements contraires qui vont se succéder, il ne prendra pas position,
sinon en refusant de se laisser « enrôler », pour penser « librement ». Il se réjouit
d'abord, avec la bourgeoisie et une partie du pays, des accords de
Munich, parce qu'il croit encore à la force de la non-résistance,
— pour revenir presque aussitôt, — dès que quelques amis attirent son
attention sur le sens véritable de l'événement, — au sentiment du danger. Quand la drôle
de guerre est là, — « pour échapper à son obsession, je repasse et apprends
de longs passages de Phèdre et d'Athalie... » Cette fois,
il n'a pas honte, comme au début de la guerre de 1914, de continuer
à mener sa vie propre, d'ouvrir son piano, de se laisser émouvoir par
[366] la perfection
de La Fontaine. Cependant, comme les grands écrivains de sa génération,
il déplore, dans son Journal, la fin des valeurs de culture,
c'est-à-dire de la vieille civilisation chrétienne, inspirée d'humanités
gréco-latines. Dans l'hitlérisme, il ne voit alors que la négation de
cette civilisation, — et ses déclarations rejoignent la propagande officielle. Au moment de
l'armistice, Gide est ressaisi par sa sentimentalité religieuse et l'esprit
conservateur de son milieu : si la guerre accroît la moralité, c'est
l'absence de moralité qui explique la défaite. « L'esprit de jouissance,
déclare Pétain, l'a emporté sur l'esprit de sacrifice... » « On ne peut
mieux dire, » écrit Gide, que ces paroles « consolent ». Dans la
panique de la défaite, le soldat comme le civil cherchent un responsable,
pour jouer le vieux rôle de bouc 'émissaire, et c'est d'abord un homme,
un chef qui est choisi ; — Nous sommes trahis — ; puis, derrière, il
y a Dieu, qui punit les méchants. La défaite ne peut jamais avoir pour
cause des causes militaires seulement ; il faut aussi des causes morales
: la démoralisation, la dépravation, la perversité étaient représentées,
en 1914, par le cubisme et le tango qui venaient de s'introduire en
France ; en 1940, par la littérature dite moderne. Quand Gide juge « admirable
» le premier discours de Pétain, il est loin de se douter qu'il sera
lui-même bientôt considéré comme un des principaux représentants de
« l'esprit de jouissance. » (298) Il est vrai
que le second discours de Pétain lui paraît un reniement. Finalement,
en 1942, il considère que le Maréchal « s'en est tiré pour le moindre
dam de la France... ». Aussitôt après
la défaite, quand il se rend à Paris, ceux qui lui parlaient de de Gaulle
avec conviction ne lui paraissaient [367] pas sérieux. La certitude de la victoire
alliée restait pour lui irréelle. Il comparait ceux qui partaient pour
Londres à des « bateaux ivres », et l'attitude de Paulhan ou de
Politzer, il la jugeait pour le moins inconsidérée. Il pensait rester,
lui, dans les limites d'un point de vue paysan, qui se maintient solidement
sur sa terre. Les autres étaient dans le rêve. A l'époque
du plus grand triomphe d'Hitler, il ne s'est pas caché d'une certaine
admiration pour lui. Peut-être a-t-il été attiré par cette forte personnalité
et a-t-il même songé, dans un moment de rêve, sans en rien dire, ni
rien écrire, — qu'il ne lui aurait pas déplu de le rencontrer, comme
Goethe, Napoléon, à ce grand moment où la main de Napoléon était serrée
par tous les peuples de l'histoire. Mais Gide a manqué ses rencontres
historiques, aussi bien avec Staline qu'avec Hitler, et s'il est plus
tard, à Alger, présenté à de Gaulle, il ne racontera que ses « bévues
» au cours de cet entretien particulier. Dans son Journal, il
déclare que Hitler a agi « avec une sorte de génie » (à Mers-el-Kébir),
avec une « habileté consommée » en proposant aux Français la collaboration,
à quoi, lui, Gide ne croit pas, tout en affirmant cependant que rien
ne lui paraît plus vain que « la révolte impuissante » du vaincu. Dans
la conversation, il va plus loin : il dit que Hitler rêve un rêve grandiose,
et alors qu'il l'accusait, en 1939, de menacer notre civilisation, aujourd'hui
il le félicite d'avoir débarrassé l'Allemagne de l'humanisme chrétien
qui s'est manifesté surtout par l'Inquisition. Ce sont là
les opinions de Gide, auxquelles, nous le savons, il n'attache guère
d'importance. Opinions flottantes avec les mouvements même de l'opinion.
Pour le Figaro, il écrit un article où il rappelle assez inopportunément
qu'il prôna l'entente franco-allemande, puis remanie si complètement
son article en sens contraire qu'il devient impubliable. Devant la succession
désordonnée d'événements politiques et d'idées contradictoires depuis
sa sortie du [368]
communisme,
Gide accepte bien de n'avoir pas d'idées du tout (les siennes le mettent
mal à l'aise), mais non de jouer avec les idées : cela implique une
absence de sérieux qui soudain lui fait horreur. Et pourtant c'est là
sa grande tentation : « En politique... je comprends trop bien l'adversaire.
»
Son attitude
envers la Nouvelle Revue Française après l'occupation allemande,
témoigne également de ses hésitations. En mai 1942, Valéry, venu de
Paris, le rencontrait à Marseille et, au cours d'un déjeuner, lui dit
: — Il n'est pas possible de laisser plus longtemps la Nouvelle Revue
Française à Drieu ; il faut que nous la reprenions nous-mêmes ;
toi, moi, si tu veux, avec Louis Gillet... Gide garde le silence, et
comme Valéry insistait, Gide, d'un geste de la main écartant l'actualité
: — Tu sais que je m'embarque demain pour Tunis. Après mon retour
; oui, on verra après mon retour... Gide était surpris par l'intransigeance
nouvelle de Valéry, qui, vivant à Paris, ne supportait plus qu'avec
impatience les méthodes de l'occupant, et son intrusion dans la revue.
« La revue, écrira Gide l'année suivante, somme toute, se maintient,
en dépit des absences, aussi bien qu'il se peut. Certes, je me flatte
de m'en être retiré... » En réalité,
il ne s'en était pas séparé sans quelque repentir. Pour lever les scellés
apposés par les Allemands dans la maison de la N.R.F., Paulhan,
qui avait pris avant l'occupation déjà des positions marquées très nettes,
fut amené à quitter la Revue. Après quelques mois d'interruption de
la N.R.F., Drieu la Rochelle, comme nouveau directeur, — poste qui lui avait été en quelque sorte imposé, — s'adressa
d'abord aux anciens collaborateurs de la Revue. — J'ai dit, expliqua Malraux après avoir
refusé l'offre, que c'était à cause de Clara [sa femme]... Il y eut
toute une époque d'hésitation. Même les réponses catégoriques : — Inutile, lui dit Queneau dès 1940,
car je vois les Ecossais [369]
défiler bientôt sous l'Arc de Triomphe — ne déconcertaient pas Drieu : — Vous
êtes resté un surréaliste, lui répondit-il. N'avait-il pas reçu, au
départ, pour la création d'une nouvelle N.R.F., l'approbation
de principe de Gide et même de Valéry ? Approbation qui n'avait été
suivie, il est vrai, d'aucun acte. Drieu se rabattit sur les tiroirs
de la Revue, où il trouva de brefs Feuillets de Gide, qui, publiés
en décembre 1940, amenèrent de Gide une protestation, platonique d'ailleurs.
Trois mois plus tard, redevenu favorable aux amis de Drieu, Gide remit
d'autres feuillets à la Revue (parus en février 1941). Il lui fallut
un certain temps pour se replacer dans les justes perspectives du moment,
— quelques mois encore pour rompre, en silence d'ailleurs et sous le
plus mauvais prétexte. En 1942, Drieu sentit son échec, et au début
de 1943, c'est Blanchot qui dirigea la N.R.F. Gallimard avec
habileté créa toutes sortes d'empêchements pour retarder la publication
des numéros. Malgré l'importance intellectuelle que les Allemands attachaient
à la Revue, ils se rendirent compte bientôt que la partie était perdue
pour eux. Le dernier numéro parut en juin 1943. Si la Revue ne fut pas
reprise après la guerre, c'est peut-être par suite d'une certaine réglementation
de la presse, mais surtout parce qu'elle avait achevé sa carrière, après
avoir répondu, avec une continuité et une intelligence remarquables,
à toute une époque de littérature désormais révolue. Gide l'avait si
bien senti lui-même, qu'avant la guerre déjà, il songea, à un moment,
à créer une petite revue à lui seul dont il eut été le seul collaborateur.
En Tunisie
Gide languit loin de ses amis, soucieux du bienséant et du malséant
au milieu des péripéties de la guerre. Il fut surpris à Tunis par l'occupation
allemande, puis, dès la libération de la ville, se rendit en Algérie
(mai 1943), au Maroc (octobre 1943), voyagea en Egypte, ne cessa, dans
la mesure où il put, de se déplacer en Afrique du Nord et dans le Bassin
Méditerranéen (Biskra, Naples. [370] Louqsor, Assouan...)
avant de rentrer à Paris après quatre ans d'absence. A la Libération,
nous le retrouvons soudain lui-même, s'opposant partout à ceux qui pensent
« comme il faut », prenant une position nettement hostile à l'épuration
des intellectuels : — « Le monde, dit-il, ne sera sauvé, s'il peut
l'être, que par les Insoumis. » (299)
Alors que dans
le communisme et la guerre la position de Gide, si courageuse qu'elle
ait été, pouvait paraître dépassée, — bornée aux problèmes moraux, elle
répond toujours à nos préoccupations ; mais si Gide continue à poser
ses problèmes, l'intensité de son interrogation a baissé de ton. A soixante
ans, il appelle fatigue sa vieillesse, « dont rien ne peut reposer que
la mort ». Mais il ne croit pas encore à sa vieillesse ; n'a-t-il pas
toujours parlé de fatigue, à chacune de ses crises ? Dix ans plus tard,
quand il connaîtra véritablement la vieillesse, il ne parlera plus de
fatigue, puisqu'elle sera irrémédiable : « Mais non, mon pauvre vieux,
ce n'est pas de la paresse ; tu es réellement très fatigué. » Cependant,
il se sent encore et plus que jamais attiré par le plaisir : « Il est
une certaine félicité de la chair que poursuit et toujours plus vainement,
le corps vieillissant, s'il n'en a pas été saturé dans sa jeunesse...
» Dans son [371] regret de vieillir
il n'y a pas vieillissement seulement, mais un phénomène de nature morale
: que n'a-t-il mieux tiré parti du plaisir à vingt ans ! il renoncerait
plus aisément. Le plaisir ne se présente pas encore à lui complètement
pur ; c'est toujours un devoir : il s'y donnait jadis avec peine
pour lutter contre l'idée de péché, aujourd'hui avec un regret,
qui prend « la sombre couleur du repentir ». Mais ce n'est pas un repentir
religieux : « Les jeunes mains, dit-il, sont faites pour la caresse
et l'amour. C'est pitié de les faire trop tôt se rejoindre dans la prière.
» Ce sont là ses dernières protestations contre son enfance trop sévère. Au fur et à
mesure que s'appesantissent sur lui les années, il approche du repos.
Comme il a gardé une surprenante jeunesse, c'est le désir dans sa réalisation
qui est pour lui la forme même du repos, un désir exactement ajusté
à son besoin. S'il constate qu'il n'a pas pendant quelques années rencontré
le plaisir, il n'hésite pas à le provoquer. Tout est pour lui devenu
fort simple ; il suffit de dire : — Allons-y ! « J'ai souvent éprouvé
que mon cerveau n'est jamais plus lucide... que quand la veille, j'ai
surmené ma chair jusqu'à l'excès, » écrit-il. L'excès même ne lui paraît
plus jamais un mal, puisqu'il se connaît assez bien pour savoir qu'après
le surmenage d'une nuit d'amour, il retrouve son équilibre intellectuel,
la lucidité et l'apaisement. Il n'a plus de tremblement religieux devant
l'appel de la chair. Il le dépouille aussi bien de l'inquiétude que
de l'élan passionnel. Le plaisir est réduit à ses justes proportions
et la vie n'est cependant pas désornementée. Il est athée en ce sens
qu'il a finalement trouvé le bonheur dans le repos, qui est une sorte
de béatitude sans mysticisme et proprement la fin du débat moral. Devant
l'enchaînement des effets et des causes, des joies et des peines, il
ne cherche pas à les transformer en abstractions qui se combattent,
ni à se durcir ou à s'abandonner ; il reste dans le mouvement de la
vie ; il est naturel. [372] Comme un éternel
retour, il redécouvre l'Enéide, réapprend les fugues qu'il a
oubliées ; lectures et piano sont devenus, certes, des refuges, mais
il les pratique parce qu'il ne pourra jamais cesser de s'instruire.
Il refait un exercice, non pour apprendre à mieux jouer, mais pour
l'exercice même, puisqu'il ne peut plus espérer assouplir encore sa
main. Les règles de grammaire retiennent son attention et une de ses
dernières œuvres, Thésée, est faite d'acrobaties de la langue,
dont il s'amuse. La vie est sans attrait pour lui, quand il cesse de
progresser ; il s'abandonne alors à des méditations vagues, dégoûté
parfois par l'aspect de la feuille imprimée ; il a tout dit, n'a plus
rien à dire, entre dans des somnolences, dans des orgies de néant :
« Jadis j'ai rêvé que je tombais dans un gouffre ; à présent simplement
que je manque une marche... » De ses fatigues, il ne parle plus ; il
les associait autrefois — souvenir de son puritanisme — à des formes
de la paresse, qu'il fallait combattre ; à présent il s'accepte. Dans le même
temps, ses insomnies s'aggravent : — Si je pouvais dormir, disait-il,
j'écrirais peut-être un nouveau Thésée. Il compare le projet
de sa mort, telle qu'il l'envisageait jadis dans les Nourritures
terrestres, à l'approche de sa mort. Il constate que ce ne sont
pas tant ses forces qui diminuent que tout son être et qu'un équilibre
s'établit entre la vie qui lui reste et la mort qui approche. Il attend
de la mort un ordre, sachant qu'il devra alors « tout laisser
». S'il a déjà dû consentir, sans beaucoup de peine, à la disparition
de ceux qui l'ont entouré, c'est qu'il est prêt, — et tranquille, —
devant la mort. « Tout m'invite à croire, écrit-il à la fin de son Journal,
[que ces lignes] seront les dernières... » Il écrit ces mots en
janvier 1950. Au cours de l'année qui lui reste à vivre, il continue
à prendre des notes. Elles feront partie de cet ouvrage posthume auquel
il a donné le titre : Ainsi soit-il. Il a accepté la vie ; il
a accepté la mort, et tout est pour le mieux, sans pensée de l'au-delà.
Dans ses écrits, dans ses [373]
propos,
tout fait apparaître qu'il a vécu, depuis longtemps, et jusqu'à la dernière
minute (c'est la vérité historique, écrit Roger Martin du Gard) dans
une incroyance reposante... Ainsi soit-il...
S'il juge comment
il a conduit sa vie, elle lui apparaît comme une odyssée avec des errements,
des détours, des retours, mais qu'un fil conducteur unit aujourd'hui
les uns aux autres. Le remous des louvoiements s'est effacé et, au lieu,
s'est substitué un sillon idéal. Quand une longue vie prend un sens,
elle se boucle ; dans une vieillesse heureuse, il semble que la terre
ait achevé sa révolution. Gide a bien
sculpté son buste. A présent il y apporte les dernières retouches ;
il parfait sa légende : il revient, dans ses dernières causeries à la
radio ou dans quelques notules, sur quelques-uns de ses jugements, les
adoucit, devient indulgent, embellit son passé. Il a cessé de lutter
sur le champ littéraire également ; ses anciens rivaux deviennent de
grandes figures.
Le plus grand
écrivain français, telle fut la position de Gide, qui fut celle de Valéry,
dans les dernières années de sa vie — celle d'Anatole France après l'autre
guerre. L'époque se découvre en un homme — reconnaît en lui la charge
de son passé : mais les époques changent. Si nous voulons juger
l'œuvre de Gide, ce ne sont pas ses petits récits qui nous intéressent,
mais bien selon nous les Faux-Monnayeurs où apparaissent quelques
personnages consistants : Armand et La Pérouse. Il est un point
considéré comme indiscutable, c'est la perfection du style de Gide,
et c'est cependant cette perfection qui pèsera sur toute une partie
de son œuvre. Il n'y a pas un, mais de nombreux styles de Gide. Quelle
étonnante évolution entre les Cahiers d'André Walter avec leurs
tirets, leurs points de suspension, leurs surabondances [374] de virgules et le style heureux, apaisé, affermi malgré
l'âge, de son dernier Journal. Lorsque Gide n'est encore que
l'amateur de lettres, il s'efforce souvent de n'écrire que pour décrire
: sa préciosité dans les Nourritures terrestres par exemple,
n'est pas tant le besoin de trouver une forme nouvelle à une pensée
nouvelle que le désir, dans la forme même, d'éviter la monotonie. Dans
sa première époque, Gide, encore guindé et sévère, a cherché à rompre
l'effet de ses phrases trop bien scandées par l'introduction en elles
de tournures archaïques, de mots familiers, d'élisions pour retrouver
la spontanéité absente. Il avait tout son temps pour bien écrire, s'assurer
de l'exactitude de sa syntaxe, mais il savait que même ses efforts de
concision, sa volonté de dire le plus par le moins risquaient d'aboutir
à une forme trop bien écrite et qui apparaît effectivement aujourd'hui
désuète. Mais lorsque débarrassé des questions abstraites, des soucis
d'ordre moral, il ne s'est attaché qu'à raconter l'histoire de Dindiki,
d'un oiseau, une scène familière, il est alors demeuré le peintre
animalier, aspect sous lequel il est le moins connu, le peintre de la
vie simple et intime. Il sait déshabiller moralement un personnage,
faire apparaître sa maladresse et, débordant son sujet comme par surprise,
il atteint à l'humour sans lequel il n'est pas de grand écrivain. Gide
s'est souvent exprimé par des formules où il est maître : « Le difficile
n'est pas de monter, écrit Michelet, mais en montant de rester soi »,
mais Gide, plus brièvement et de façon plus frappante : « Suis ta pente,
mais en montant. » Dans ses dernières
années, à l'aise avec lui-même, moins préoccupé de prudence, nous retrouvons
dans sa phrase l'expression juste et authentique de l'homme qu'il est.
Sa forme est décantée ; une sorte d'apaisement règne quoique le grand
vieillard n'ait renoncé à rien, ni à ce perpétuel souci d'une vie avant
tout dégagée. Il veut se tenir droit jusqu'au bout, sans se cramponner
à la vie. [375] A l'âge de
quatre-vingt-un ans, après avoir écrit depuis l'âge de vingt ans, Gide
meurt entouré de ses plus proches ; c'est à Cuverville, près de sa femme,
qu'il a été enterré. L'année précédente,
dans la clinique où l'avait frôlé une première fois la mort, il a écrit
quelques-unes des pages où s'affirme le mieux sa hardiesse, sa soudaine
ouverture sur les choses. Il y parle d'un enfant mort-né, d'une extraordinaire
beauté, parce que l'âme n'avait pas encore habité son corps : les mots
corps et âme, chair et esprit, échappant aux définitions traditionnelles,
ne se dissociaient plus en lui et ne se rejoignaient pas non plus. Son
esprit a voulu mettre ici en échec le dogme chrétien, et également,
le temps d'un éclair, la croyance et sa logique, pour laisser entrevoir
ce que pourrait être certaine forme de la liberté.
« J'ai pris
congé, j'ai mon congé... » Débordant toutes les formes de la pensée
qui s'enrôle, il s'agit, écrit Gide dans les dernières pages de son
dernier Journal, « non point d'être ceci ou cela — mais d'être
». Gide a voulu être, — être un homme qui est au monde.
[376]
LIVRE III
ENTRETIENS
AVEC GIDE
ET
SES CONTEMPORAINS ENTRETIENS...
Je donne ici les notes prises à la suite de mes premiers entretiens avec Gide ; j'ai été amené à les lui lire, il y a deux ans, en vue de leur publication. A l'évocation de ces souvenirs, il parut vivement intéressé et les écouta avec une vigilante attention. J'ai également
fait figurer ici des notes de la même époque (1926-1931),
qui correspondent à des entretiens avec des amis et des contemporains
de Gide. Beaucoup d'entre eux sont morts. Les autres ont bien voulu
se reconnaître dans les propos qu'ils ont retrouvés ainsi vingt ans
après. La guerre dont
il est parfois parlé ici, sans que soit précisé de laquelle des deux
guerres mondiales il s'agit, est toujours celle de 1914. Seules quelques
notules finales datent de 1950.[378]
...AVEC ANDRÉ GIDE
1926. Dans le hall du Grand-Hôtel. Gide est rejoint par Curtius, puis par Marc et Yves Allégret. Ayant passé un certain temps à me chercher, il s'excuse. Nous sommes assis dans des fauteuils, autour d'une table. Gide entouré
de familiers, ce qui le met à l'aise et le rend heureux. Sa vivacité
d'esprit, son goût pour les manifestations les plus diverses : il vient
d'une soirée donnée par Léo Poldès au Faubourg ; — il
invite des amis au Vieux-Colombier à voir La Fin de Saint-Pétersbourg
; — il parle de la nouvelle pièce de Roger Vitrac ; — d'une
exposition de peinture ; — et auprès de Curtius, s'informe des manifestations
surréalistes à l'étranger. Curiosité inépuisablement renouvelée de cet
homme qui, en évitant de se faire remarquer, en craignant souvent d'être
reconnu, se rend partout où il croit la satisfaire.
1926. Je retrouve
Gide chez la duchesse de Trévise (aujourd'hui vicomtesse de Lestrange),
qui l'héberge durant son absence. La sensibilité de Gide m'apparaît
aujourd'hui, en ce lieu, enfermée dans un corps de paysan sec et dur.
[379] Gide offre
le thé. Plus exactement, c'est la femme de chambre de madame de Trévise
qui l'offre. Gêné de se faire servir. Le cérémonial du thé : les petites
phrases rituelles, il semble les réciter par cœur, avec maladresse et
d'un ton forcé. Et, naturellement, il s'excuse. Me parle longuement
de mon article sur lui, paru dans les Nouvelles Littéraires, approuve
mon interprétation, comme il approuve toutes les interprétations, fût-ce
les plus contradictoires, quand elles lui paraissent établies sans mauvaise
foi.
1926. Avec Gide,
dans une librairie du boulevard Haussmann. Il désire acheter un livre
rare sur le Congo. Le directeur étant absent, il s'adresse à la vendeuse.
Il se nomme. Elle, sans doute ignorante, ne répond pas. Alors avec timidité,
il examine l'ouvrage, un grand album illustré, mais il examine sans
voir, inutilement et pour la forme. C'est qu'il attend qu'un dialogue
s'engage avec quelqu'un, à défaut avec cette vendeuse presque muette,
mais comme rien ne vient, il prend silencieusement le livre, sans discuter
son prix élevé, sans demander une remise et sort anonymement. [380]
...AVEC ANDRÉ GIDE ET CHARLES DU BOS
1930. Chez Charlie
Du Bos. — Entre les deux amis, l'entretien se poursuit devant moi sur
un ton grave. Du Bos, suave, le crâne poli, moustaches tombantes, col
dur et droit, subtilise. Gide est le grand personnage. L'entretien,
affectueux pour Gide, merveilleux pour Du Bos, dure depuis douze ans.
Plus tard, Gide déclarera dans son Journal que ces conversations
lui paraissent souvent « un jeu d'une gratuité totale, où [il s'amusait]
comme un gosse ». Du Bos : —
... Le débat moral est entre ceux qui, comme vous et comme moi... Gide : — Vous
savez comme je suis loin de toujours m'approuver... Du Bos : —
Ah ! Cher, votre modestie, qui me paraît la justesse même de votre ton...
(Emotion frissonnante, presque larmoyante de Du Bos.) Vous m'éclairez
sur la forme de votre style dans La Symphonie Pastorale, en me
contraignant de préciser, comme je le ferai dans mon étude, que...
Gide se détache
courtoisement de la conversation. Avec simplicité, se tourne vers moi.
Ou plutôt c'est son siège qu'il a tourné. Son regard fixe devant lui
un coin sombre [381] de la pièce. Il semble que c'est de ce point de l'espace
qu'il veuille faire surgir et rendre concret ce qu'il veut dire de lui.
S'excuse à plusieurs reprises de se mettre en avant. Mais ne déforme-t-on
pas constamment sa pensée ? Ne doit-il pas rétablir la vérité ? Dès que Gide
se livre, il cherche, détournant son regard de l'ami, à faire apparaître
comme à tâtons, puis progressivement, l'être intérieur qui l'habite.
Moi : — J'ai
pensé écrire un livre sur vous. Gide : — Je
n'osais pas vous le demander... craignant que vous n'ayez renoncé à
ce projet. (Et il laisse entrevoir d'autres rencontres, d'autres confidences...)
A présent,
Gide et Du Bos sont assis, séparés par la bibliothèque grande ouverte.
Entre eux, recommence un extraordinaire et nouveau dialogue. Amiel et
Benjamin Constant. Prospection, introspection, analyse. L'analyse d'Henry
James. Gide propose un autre thème : — « Ce mot de Dostoïevski, que
je fais mien : On ne doit gâcher sa vie pour aucun but. » Du
Bos s'élance : — « Creuser ce mot jusqu'à en toucher le fond, et ici
réintroduire Pascal... » Gide avance de nouveaux prétextes : — « Vous
accordez trop à Pascal. C'est Montaigne qui grandit en moi. » Du Bos
fait varier les thèmes : ... Vivre au plus haut — opposé à : la perfection
interne... La dépréciation de la douleur — au profit de la sincérité...
Du Bos, saisi par la fascination de la transcendance, gagne les cimes.
Le monde extérieur s'est volatilisé. Seul vestige du réel, la bibliothèque.
De sa place, Du Bos tire d'un rayon Hyperion, relié en plein
cuir bleu : — «
...Le principe de la beauté abstraite de Keats... Le cristal de Novalis,
en fonction de votre Traité du Narcisse... » Aux thèmes, sont
reliés les noms pathétiques de morts : Whitman, Shelley, William Blake.
Du Bos : — « Ah ! Cher, je voudrais réfléchir
avec vous sur ces morts que j'aime... » Gide est entré dans le jeu :
— « Il [382] n'y a qu'avec vous que j'aime à parler d'eux. » Du Bos développe
des éventails de nuances, soulève des poussières de subtilités, comme
des souffles d'air paradisiaques. Surgit une nouvelle constellation
: Browning, Nietzsche, Dostoïevski, « triangle auquel je voudrais vous
rattacher, quoique vivant ». Gide accorde sa sympathie. Du Bos se penche
et s'épanche ; s'émeut, s'interroge. Il règne sur les esprits, range
Browning dans sa bibliothèque, reprend Keats, lit quelques pages d'Hyperion
à haute voix, qu'il ne peut relire sans un sanglot... Gide silencieux.
Gide pour atterrir, fait quelques pas dans la pièce. Moi, poliment
: — Je suis surpris par votre aisance à trouver les livres que vous
désirez. Comment les classez-vous ? Du Bos (pénétré
et supérieur) : — Mais, par affinité.
Gide prend
un ouvrage broché qui traîne sur une table, un livre qui vient de paraître
de D. sur l'Amérique. A son tour en lit certaines pages, à haute voix,
admirablement, les juge avec un esprit non prévenu, critique le style
compact et lourd, l'œuvre mal composée et impure, mais ne rejette pas
tout. A nouveau, il fait bifurquer l'entretien.
Quinze ans
plus tard, je lisais dans le Journal de Gide : 4 juin 1931
: «...Charlie Du Bos... avouait qu'il ne croyait pas avoir jamais vu
d'escargots. » [383] AVEC ANDRÉ
GIDE
Samedi, Noël 1927.
Froid très
vif. Voie privée et presque impraticable : les propriétaires, indifférents
au repavage. Je me dirige
vers la villa Montmorency. Les fenêtres
de la façade apparaissent comme des lucarnes, étagées en escalier. La
porte du jardin, — jardin à l'abandon, est ouverte ; celle de la maison
aussi ; celle qui donne dans le vaste hall, également. J'appelle. Voix
lointaine qui donne un ordre : — Fermez les portes ! Je reviens sur
mes pas. Apparition
d'un homme en chapeau et en pardessus. Moi : — Vous
sortez ? — Non, j'ai la grippe. Et aussitôt
je retrouve son accueil fait de sympathie : — Je vous attendais. Il est huit
heures du soir. Je crois sentir qu'il se réjouit de me revoir, que son
temps est à moi, — sans que rien ne l'exprime précisément, — et malgré
une sorte de froideur, mêlée à une ferveur retenue. Le matin, au téléphone,
j'avais dû le réveiller et ses : « Qu'est-ce qu'il y a ? Que voulez-vous
? » frémissaient.
Au coin du
feu. Une large cheminée de campagne sans trappe, un peu en retrait.
De temps à autre, Gide tisonne. Les pièces, qui se suivent obliquement,
sont si vastes que le calorifère chauffe insuffisamment. L'éclairage
raréfié ne permet
[384] pas de distinguer le plafond, ni les toiles aux murs. Pas de tapis
; de la pierre partout. Dans un coin, une table fragile, sorte de table
de jeu improvisée, sur laquelle Gide a posé des notes. Deux chaises
entre la table et le feu. Nous parlons
des critiques parues sur Si le Grain ne meurt. Coup de sonnette.
Gide remet son chapeau, petit feutre mou d'excursionniste, son grand
manteau de voyage et part en expédition pour ouvrir la porte. Aucun domestique.
C'est Marc et son frère qui préparent le thé. Marc débarrasse la table,
pose les tasses. Gide proteste pour ses notes dérangées. Marc, amusé
: — Je referai le désordre ! Ces jeunes
gens qui entourent Gide, ce sont ses compagnons, presque une autre famille.
S'il joue avec eux, comme malgré lui, parfois à l'aîné, c'est joyeusement,
en toute simplicité. Il vit, par sympathie, à travers eux. Un peu plus
tard, lorsque, pendant notre long entretien, Gide sera amené à traverser
le hall contigu, laissant la porte ouverte, je les apercevrai groupés
dans le fond (ils doivent être quatre ou cinq) autour d'une lourde table
de bois. Au-dessus de
cette table, au lieu de lustre, une ampoule nue. Contre les murs, des
malles. C'est le camping véritable. L'hôte qui habite cette demeure
ne peut être qu'un voyageur de passage. Sur la table,
un tas de bricoles : des bouts de film, des bobines métalliques, la
carcasse d'un appareil de projection (Marc vient de rapporter d'Afrique
son premier film, tourné avec Gide), des livres, un exemplaire de la
Revue de France, avec un article de Vandérem sur Voyage au
Congo.
Quand Gide
va chercher, pour m'en faire présent, un exemplaire de Numquid et
tu... ? (dans la première édition, sans nom d'auteur, qui n'a encore
été tirée qu'à 70 exemplaires), il remet à nouveau son chapeau et son
manteau. Il monte, non par l'escalier principal et glacial, mais par
[385] un petit escalier
intérieur. Tout le monde, ici, a pris son parti de l'inconfort.
A ses mains,
des mitaines, elles aussi pour le protéger du froid. — J'ai entrepris,
me dit Gide, plusieurs travaux à la fois. Je pense à un complément à
mes Nourritures Terrestres. Je voudrais faire un livre plus assuré,
plus détaché des contraintes que mes autres livres, plus authentique.
Il correspondra à la véritable plénitude qui m'habite. Je crois qu'on
n'a jamais vraiment parlé du bonheur, ou jamais assez... J'ai des quantités
de notes sur ce sujet si important. Gide m'en lit
quelques-unes.
Gide : — Je veux écrire
également le journal d'une femme qui naturellement parlera à la première
personne. J'évoquerai la famille, la religion, beaucoup d'autres questions.
Il faudra que l'ouvrage soit assez vaste. (Jeu de lunettes de Gide.)
Je n'ai pas encore précisé le point où je suis arrivé. Quand je m'analyse,
on me dit : — Narcissisme !... Quelle plaisanterie !
Un silence.
Une hésitation. Gide rapproche son siège de moi : — Avant de
vous parler, je dois vous avouer que je suis gêné... je crains de vous
heurter. Ce qui signifie,
si je comprends bien : — Où en êtes-vous avec la religion ? Je réponds,
sans sortir du sujet : — A treize
ans, j'ai eu des « doutes » et dès lors, il n'y eut plus jamais de religion
pour moi. Pourtant j'ai vécu quelque temps encore, avec un Dieu créateur
; un jour, il s'est effondré. Aujourd'hui... Gide, penché
vers moi, captivé :
—
Parlez,
je vous en prie... je vous suis avec pleine attention. [386] Moi : — Tout cela
est si ancien que ma vie religieuse me paraît ressortir à ma vie prénatale.
Ce sont d'autres questions, aujourd'hui, qui me pressent... — Alors, vous
n'êtes pas inquiet... ? C'était là où il voulait en venir. Pour
Gide, il n'y a qu'une question : on est — ou on n'est pas inquiet. — Pas inquiet
du tout, dis-je. — Moi non plus.
Je suis parvenu à ne l'être plus. C'est ce que je veux dire quand je
parle de détachement, d'équilibre, d'état olympien. Mais il y a autre
chose. Et c'est pourquoi je n'écris rien à ce sujet ; c'est que cette
question me révolte, c'est que je ne peux en parler sans passion, sans
violence... Si je n'ai rien écrit, sans doute est-ce d'abord pour ne
pas peiner certains amis, ma femme...
Je songe, pendant
qu'il parle, à la publication toute récente de Si le grain ne meurt.
Ainsi les confidences du cœur, la vie du corps, les désirs dits
« contre nature », le désir des adolescents, le désir solitaire, ceux
qui heurtent le plus directement la société, tout cela mis à nu est
moins grave, pour lui, que l'aveu de ne plus croire ; tout peut être
exposé au grand jour, doit l'être, sauf la négation de Dieu. Peur de
tout « perdre » ?
— Et c'est
ensuite, continue Gide, parce que je suis outré devant certaines interprétations,
hélas courantes, qui ont été données aux Evangiles. C'en est arrivé
au point que l'on peut être catholique sans être pour cela vraiment
chrétien. L'interprétation catholique, c'est une seule interprétation,
toujours la même, de la Bible, et résolue, — tendancieuse. L'Eglise
contre le Christ : ce pourrait être, ce serait le titre d'un
livre que je me propose d'écrire... c'est banal, trop évident... Et
c'est pourquoi je ne l'écris pas. Mais j'ai une chemise de notes toutes
prêtes. Gide en sort
quelques-unes qu'il me tend pour lecture. [387] Il reprend
: — On m'accuse
d'interpréter. Je prétends que les Evangiles sont tout de joie... Heureux
ceux qui... Heureux... : c'est la première parole du Christ,
tout comme son premier miracle est la métamorphose de l'eau en vin.
C'est là, la lumière des Evangiles. On m'accuse d'anarchisme. Après
tout, pourquoi pas ? Mais non, je n'interprète pas. J'exprime, j'aime
les Evangiles ; je vis en eux...
Sonnerie du
téléphone, placé dans je ne sais quel recoin incommode. Marc répond. Gide : — Je puis vous
l'avouer, un trait domine mon caractère : je ne sais pas, je ne veux
pas « posséder ». Caractère évangélique ? Avez-vous lu un livre de Raphaël
sur Rathenau ? Il parle d'une organisation sociale qui aboutirait
au « contraire » de la propriété, la propriété ayant été la cause de
tous nos maux. Il est vrai que je n'adhère nullement au socialisme.
A vrai dire, je n'en sais rien ; je me crois incompétent... mais peut-être
que je le rejoins par là. Je prends ma joie à ne rien posséder ; ma
joie, c'est de donner. J'aurais voulu ajouter un chapitre à Si le
grain ne meurt, parler des « propriétés foncières ». J'ai vendu
La Roque (je le dis dans l'Immoraliste) et, si j'ai gardé Cuverville
que j'aimais moins, c'est par amour pour une autre personne. Cette ferme,
ce morceau de terrain, il faut que je me répète qu'il est à moi. « Mon
» fermier, je ne comprends pas ce que cela veut dire. Mon bien, mes
affaires, il faut qu'on me les rappelle. Je vjs à Cuverville comme un
prince consort. A La Roque, on m'avait nommé maire ; je n'ai cherché
qu'à me dérober à cet « honneur », qu'à échapper à cette effroyable
corvée. Lorsqu'on dit : « Il possède ; c'est un propriétaire », je suis
affreusement gêné. A Cuverville, je vis enfermé, sans sortir ; j'ignore
le temps qu'il fait ; pluie ou soleil, on me l'apprend. Prince consort,
vous dis-je... — Tenez, ici même, j'ai quelques tableaux, mais je préférerais
les voir [388] dans des musées ; j'aimerais que des
amis en tirent du plaisir... — J'aurais rêvé d'installer dans cette
« villa-ci » une sorte de phalanstère, avec des parents, des artistes,
des étudiants... Les circonstances ne l'ont pas permis. Je vous ai dit,
je crois, que je ne trouve pas de femme de ménage... En vérité, je n'en
cherche pas. J'ai horreur de me faire servir. Il m'est pénible de voir
les autres travailler pour moi.
Est-ce par
timidité ou par suite de son éducation ? Toujours est-il que Gide préfère
renoncer au bon ordre dans son ménage plutôt que d'en assumer le souci.
Si au début de notre entretien, il m'a offert le thé, peut-être espérait-il
que je n'accepterais pas. Il est vrai qu'un peu plus tard, quand Marc,
sachant lui être agréable, a proposé de le préparer, il lui a répondu
d'un air compétent et un peu malicieux : — Mais sa saveur
ne dépend pas seulement, comme tu le prétends, de la marque de la boîte
; encore faut-il savoir le faire.
Tourné vers
moi, Gide : — On parle
souvent de mon avarice : il est vrai que je n'aime pas pour moi m'offrir
un bon repas, entrer seul dans un bon restaurant, me faire plaisir matériellement.
J'en arrive à croire que ce serait me voler moi-même.
Ses voyages
en troisième classe ; ses déjeuners dans le petit bistrot de la porte
d'Auteuil ; la crainte d'avoir laissé des pourboires insuffisants qui
provoque en lui des débats de conscience, lorsqu'il découvre, après
coup, qu'ils ont dû être effectivement insuffisants.
— Votre détachement,
lui dis-je en souriant, est-il une étape vers la sainteté ? [389] Gide sourit
à son tour : — Persuadez-vous
que le diable n'y perd rien...
Le goût de
donner chez Gide. L'aide matérielle qu'il apporte à des amis, parfois
à des inconnus, et par des voies souvent détournées, pour ne pas les
« gêner ». Comment ce qu'on appelle son avarice rejoint son désintéressement.
Tout cela entre dans son goût de la « non-possession ».
Gide : — Oui ; mais
cela peut mener bien loin. On m'a reproché la dernière page de Si
le grain ne meurt. Je sais. Je croyais, en aimant, en épousant «
la vertu même », pouvoir mettre ma nature au défi : je prétendais en
me mariant apporter le bonheur. Evidemment, j'ai dû reconnaître, hélas,
que je m'étais trompé. J'ignorais presque tout de la femme, je méconnaissais
ses besoins réels, les besoins de sa vie propre, charnelle... Je vous
ai dit qu'aujourd'hui, je suis profondément heureux. Et que, sauf quand
je me sens mal physiquement, quand mon travail ne va pas, quand je me
sens arrêté par lui, je suis heureux. Il est vrai. Mais il y eut de
ma part, par mon mariage, cette sorte d'engagement pris imprudemment,
— présomptueusement — et je dirai aussi, presque innocemment, d'engagement
que je n'ai pas tenu et qui reste pour moi le problème le plus grave,
constamment et atrocement douloureux... On ne peut apporter le bonheur
que quand il s'échange. Mais comment oser parler de bonheur... d'un
bonheur qui compromet celui d'autrui ? Mais ne croyez
pas que ceci se placerait tout de suite après la dernière page de Si
le grain ne meurt. Il y aurait plusieurs autres chapitres auparavant
: vingt ans... Et quand un jour, j'ai pu trouver un autre bonheur, quand
une immense joie m'appela ailleurs... Profondément
remué, Gide reste quelques moments à regarder le sol, dans un grand
silence. [390] Gide : — Je voudrais
vous dire encore quelques mots de la jalousie. J'ai longuement pensé
à ce sujet. A dire vrai, la jalousie n'est un sentiment violemment ressenti
que dans un puissant amour hétérosexuel : c'est la haine du mâle pour
le mâle. Dans les autres amours, la jalousie devient d'une nature différente,
et je la crois beaucoup plus rare. Ma haine pour C., ma plus grande
souffrance, mon besoin de cogner, ma vie complètement déréglée, c'était
Pygmalion retrouvant sa statue abîmée, son œuvre saccagée ; mon travail,
mes soins d'éducateur, mon esprit complètement galvaudés par un autre
: le « gentil » C. Ce n'était pas de la jalousie, c'était autre chose.
Il y a beaucoup de cela dans Candaule. C'est à la faveur de ces sentiments
que j'écrivis cette pièce.
Gide : — Oui, à certains
moments, j'ai été complètement païen... L'alliance du ciel et de l'enfer...
? Vous n'ignorez pas mon admiration pour Blake. A présent,
je ne lutte pas contre l'attrait du plaisir. Je pense que je ne dois
pas lutter. J'ai renoncé à lutter et j'en suis heureux. Et néanmoins...
Comment vous dire ?...
A nouveau un
long silence ; puis Gide : — Connaissez-vous
l'histoire de Polycratès ? Je me suis nourri de la Bible et des mythes
grecs. Pour l'un comme pour l'autre, vous savez que je ne cherche pas
à interpréter, mais à approfondir, comme j'ai fait pour l'Enfant
Prodigue. Je vous parlais
de l'histoire de Polycratès. Voici ce que j'y vois. Polycratès s'est
peu à peu démuni. Et plus il se démunit, plus heureux il se sent. Il
s'est appauvri de tout jusqu'à ne posséder plus rien que son anneau
de mariage. Dès lors commence son angoisse : c'est son anneau ; ...
il [391] le jette à l'eau, mais un poisson le lui rapporte. Un mariage
ne se rompt pas.
Il me semble
que l'inquiétude ressurgit en Gide sous l'absence d'inquiétude ; que
son esprit religieux n'est pas
encore
vaincu.
Gide se lève.
Par la porte entr'ouverte, j'aperçois et j'entends les cinq jeunes gens... Notre entretien
prend fin, certes, moins par défaut d'aliment que parce que les confidences
ont atteint une frontière. Il y a aussi l'heure tardive, la fatigue.
Silence un peu gêné de Gide. De ses deux mains, il presse fortement
la mienne, en souriant, sans desserrer les lèvres, sans plus prononcer
un mot. [392] AVEC JACQUES-EMILE BLANCHE ET PAUL VALÉRY
1927.
Jacques-Emile
Blanche me parle de son mariage, qui eut lieu à l'époque même où Gide
était fiancé. Blanche voit là une analogie de situation : mêmes scrupules,
même indécision ; même attente, — bien que ses hésitations, s'empresse-t-il
d'ajouter, reposaient sur d'autres motifs. Ils n'en parlaient
qu'à demi-mot, par confidences allusives. Blanche paraît fier d'avoir
compris, dès cette époque, la vie privée d'André Gide.
Entrée de Paul
Valéry. Valéry : — Gide a été
mon ami de toujours et je n'ai, quant à moi, qu'à me féliciter de cette
amitié. Elle est peut-être d'autant plus étrange que nous n'avions,
que nous n'avons encore, sur aucune question, des idées analogues.
Valéry ne veut
pas entendre parler de la « pensée » d'André Gide. Valéry : — Gide me parlait
de ses scrupules religieux. Il m'expliquait que nous avions chacun Dieu
en nous ; je lui répondais [393] que je voulais bien admettre, à la
rigueur, un Dieu, que ceci peut se concevoir, mais je lui disais : —
Non, Gide, ça je ne marche pas ; je ne vois pas du tout comment Dieu
peut être en nous...
Blanche : — Mon amitié
pour Gide a eu des hauts et des bas. Il s'intéresse longuement à vous,
puis semble vous oublier complètement. Ou même, se retourner contre
vous.
Mais Valéry
proteste de la fidélité de Gide. A son tour, Blanche proteste dans le
même sens et se déclare un de ses plus anciens, de ses plus fidèles
amis. Blanche parle,
en bredouillant toutes sortes de choses, du caractère et de la nature
des désirs de Gide. — Je dois reconnaître,
déclare Valéry, que je ne m'en étais jamais avisé et que je n'ai su
cela qu'il y a fort peu de temps. Etonnement
quasi indigné de Blanche : — Pas possible
! Voyons, vous !... un intime de Gide, qui avez vécu si longtemps avec
lui... ! — Je dois avouer,
répond Valéry, que toutes ces questions me paraissent bien étranges.
J'aimerais citer le proverbe arabe, sans doute assez indécent... Blanche : — Je vous en
prie… Visage aux
yeux affriolés, concupiscents de Blanche. Valéry : — Homme, femme,
enfant, brebis, peu importe, ce n'est toujours qu'une affaire de cul.
Mais Gide, à ces questions, semblait mêler des scrupules, remuer des
soucis moraux et religieux, qui ont dû même profondément le faire souffrir.
Valéry paraît
vivre dans un autre univers, sur un autre plan, complètement absent
de ces préoccupations, ne pas les admettre... [394] Valéry — Ce qui manque
à Gide, c'est une culture scientifique ; il n'a jamais voulu entrer
dans ce domaine ; jamais voulu le connaître. J'ai toujours eu l'impression
qu'il cherchait à « conserver » son talent par tous les moyens possibles
et qu'il pensait qu'une culture scientifique approfondie aurait pu le
gâcher. Ses livres témoignent souvent du souci de protéger la source
de son inspiration.
Valéry : — Gide est
un moraliste. Qualification
qui, dans l'esprit de Valéry, n'est pas un éloge. Le moraliste est probablement
pour lui l'homme qui vit en dehors du réel. Les opérations mentales,
leurs rouages, leur pouvoir, leur limite, et leur rigueur, cela seul
a de la valeur pour Valéry. — Ce que j'aime
chez Gide, reprend Valéry, ce sont les moments où il se montre naturel,
lui-même et spontané : dans Si le grain ne meurt, les portraits
qu'il fait de sa famille, de ses parents, de son oncle Charles Gide.
Mais je n'aime pas du tout Lafcadio, et toutes ces recherches artificielles
autour de l'acte gratuit qui me semblent profondément absurdes.
N'y a-t-il
pas pourtant une certaine parenté entre Teste et Lafcadio ? Ne sont-ils
pas l'un et l'autre des personnages créés avec du « possible » ? Des
personnages, plutôt qu'inventés par l'imagination, « supposés »,
et qui agissent dans l'abstraction, l'un à l'extrémité de la logique,
l'autre de la liberté.
Blanche : — L'artiste
pourtant me semble, chez lui, plus important que le moraliste ; toujours
l'artiste revient au premier plan. [395] Valéry : — Ce qui m'intéresse
en art, c'est uniquement la question technique. Seule la technique me
paraît importante.
Mépris général
de Valéry — un peu à la manière surréaliste — pour la littérature. Je
pense à sa correspondance avec André Breton. Jugeant un
tableau de Blanche en cours d'exécution, Valéry lui fait remarquer que
les personnages du premier plan n'ont pas la grandeur voulue. Blanche : — Vous avez
sans doute raison, mais ces règles de la perspective ne sont guère observées
par les peintres modernes... Valéry : — Si l'on abandonne
la technique, il ne restera plus rien de la peinture.
Valéry parle
de son discours académique en préparation. Il regrette que la tradition
ne lui permette pas d'exprimer librement son opinion sur France, d'où
la difficulté pour lui d'établir ce discours. Quelques-uns prétendent
: — Quel beau sujet ! Mais il pense que c'est « un admirable écueil
». France lui
paraît un mélange de Sardou et de Paul de Kock. Il vient de relire Les
Dieux ont soif où la partie historique, l'affabulation dramatique
lui semblent du Sardou et les personnages, du Paul de Kock. Il raconte
qu'il ne prononcera à aucun moment le nom d'Anatole France, mais au
lieu, par jeu et par mépris : « mon illustre prédécesseur », « votre
docte et subtil confrère », « le jardinier du Jardin d'Epicure »...
Il se propose de parler de l'illusion de la clarté qui donne le sentiment
de comprendre sans attention, de s'enrichir sans effort. [396]
Blanche : — Je crois
que vous avez connu la mère de Gide. Elle me paraissait une femme terriblement
autoritaire. Il devait en arriver parfois à la détester...
Valéry : — Détester...
je ne sais pas... Elle était, en tous cas tyrannique. Elle ne voulait
pas révéler sa fortune à son fils, pour que celui-ci gardât des goûts
modestes. A Montpellier, imaginez... elle lui avait trouvé un logement
dans un quartier invraisemblable pour qu'il soit moins incité aux dépenses.
Quand elle allait le voir, elle se promenait avec sa bonne dans ces
rues sordides, sans savoir qu'elle avait été amenée à le loger dans des lieux... fort mal fréquentés, près des
bordels.
Que la mère
soit « tyrannique », comme celle de Gide ou, au contraire, toute faiblesse,
comme celle de Proust, peu importe ; c'est en prolongeant sa protection
que la mère prolonge l'enfance de son fils et, par là, son « narcissisme
» ; c'est cet enveloppement trop étroitement et longtemps maintenu qui
incline peu à peu, fâcheusement, les tendances sexuelles de l'adolescent. Mais ma séduisante
explication tombe d'un coup, quand j'entends Valéry parler longuement,
en termes émus, de sa mère, qui vient de mourir : — Elle avait
plus de quatre-vingts ans. Presque aveugle, elle enfilait encore des
aiguilles, en faisant un geste extraordinaire, qui consistait à tendre
la main vers la lumière en penchant la tête. Elle avait gardé sur moi
toute son autorité. Elle me posait encore des questions sur l'emploi
de mon temps. Cette autorité, elle a cherché aussi à la prendre sur
mes enfants. [397] Les paroles
de Valéry me rappellent ce que m'a dit un jour Valéry Larbaud de sa
mère : — J'ai cessé
de voyager à cause de maman. Elle est si âgée que je n'ose pas la laisser
seule. Dès que j'étais en Espagne ou au Portugal, je ne songeais qu'à
revenir. Elle me fixait parfois la liste des villes où passer l'hiver.
Je serais devenu sans doute un explorateur, c'était au moins mon désir,
si maman ne m'avait retenu. J'ai parfois souhaité qu'un ami lui fasse
comprendre que je ne pouvais toujours rester dans la villa Larbaud-Saint-Yorre... [398]
AVEC ANDRE
GIDE
Décembre 1928.
Nouvel appartement
de Gide, rue Vaneau. Plus exactement, il en y a deux, qui n'en font
qu'un, réunis par l'entrée. Dans l'un, celui de Mme Théo
Van Rysselberghe, qui doit recevoir en ce moment, j'entends les voix
de plusieurs personnes, une agitation bruyante de neveux et d'enfants.
Je pénètre dans l'autre, celui de Gide, et j'aboutis, par un couloir
développé, aux portes nombreuses, dans un assez vaste atelier plein
de livres, où un petit escalier intérieur conduit encore à une loggia.
Pour travailler, Gide s'est niché dans un recoin de la pièce, tout contre
une minuscule fenêtre, qui donne sur les jardins de l'hôtel Matignon. Je retrouve
les complications de la « villa » et aussi le rouge assez laid de la
bibliothèque. Je pensais que la « villa » était une erreur de goût de
sa jeunesse ; non, le goût ne s'est pas modifié ; en vérité, on ne s'installe
qu'une fois dans la vie. — En vérité, déclare Gide, ça ne m'intéresse
pas. C'est madame
Van Rysselberghe qui s'est occupée des plans, de l'ameublement, de ce
déménagement qui n'est pas encore achevé : désordre dans les autres
pièces ; tableaux non accrochés ; des cordes pendent aux murs. Une vieille
bonne alsacienne (au service de Gide ou de madame Van R. ?) m'a ouvert
et me fait tenir debout dans [399] l'entrée. Quand j'ai découvert Gide, je
l'ai trouvé installé dans son coin, entouré de cartons, de papiers,
la machine à écrire de sa secrétaire tout près de lui. Voici que s'ouvre
une porte que je n'avais pas remarquée dans le studio ; elle le fait
communiquer avec une nouvelle pièce inattendue pour moi, d'où Marc apparaît
pour demander à quelle heure ils doivent sortir.
Au début d'une
conversation, Gide, gêné, accentue plus qu'à aucun autre moment la profondeur
de sa voix, qui traîne sur certaines syllabes. Gêné aussi
dans de simples réponses à une secrétaire de passage chez lui. Elle
est prête à partir. Il lui parle avec une amabilité affectée, contrainte. Au milieu des
chemises et des manuscrits qui traînent, il cherche des papiers. La
pièce paraît bourrée de tout ce qui représente la vie de l'homme de
lettres.
Il me paraît
en ce moment occupé à relire ses notes, les pages de son Journal,
sa correspondance avec Louys (— Que je vous ferai lire). Il me parle,
en les soupesant, des propos et des critiques à son sujet. Gide : — Je viens
de lire le Dialogue de Du Bos avec moi : la première partie est
tellement élogieuse qu'il a été obligé, dans la seconde, de déclarer
comme les Massis et les Maritain que je me « déspiritualisais », que
je représentais un cas « d'inversion généralisée » ! Je n'ai pas
empêché la publication de ce livre, comme le prétend la légende, mais
j'ai dit que j'étais peiné, navré de ce qu'écrivait un ami cher ; oui,
c'est cela que j'ai dit à Du Bos quand il m'a demandé de juger son livre. Puis il est
revenu chez moi pour que je le console de ce qu'il avait écrit sur moi. Que voulez-vous
? Mon influence n'a pas dû être si « terrible » puisque tous mes amis
se convertissent. Il est [400] vrai que dans la conversion de Charlie
Du Bos, c'est la maladie qui a dû être déterminante.
— Je l'avoue,
déclare Gide : les critiques qui paraissent contre moi me gênent, non
pas tant par leurs attaques que parce qu'elles m'empêchent d'écrire
aujourd'hui librement. Il y a des moments où je pense en écrivant que
chaque mot sera interprété dans tel ou tel sens faussé et qu'on s'en
servira aussitôt pour se retourner contre moi. En France, je reste mal
compris. La légende me trahit. L'étranger me comprend beaucoup mieux.
Il n'y a pas de préjugés contre moi à l'étranger, je veux dire
pas de préjudice dans le sens anglais de ce mot. Vous avez aimé
mes Faux-Monnayeurs. Votre article, vous savez que j'aurais souhaité
qu'il fût publié en préface. Eh bien, le succès de ce livre, qui va
s'accentuant, devrait pourtant m'encourager. La vente du livre se rapproche
de la vente des livres de Proust. Même les ouvrages de Valéry connaissent
le succès. Puis, se reprenant
: — Peut-être
mon œuvre, après tout, est-elle de part en part littérature. Je n'ai
pas jusqu'à présent fait véritablement œuvre d'affirmation. Je me persuade
maintenant que j'ai un message à apporter. Mais il faut que je me hâte,
car je n'ai plus beaucoup de temps. J'avoue que je suis obsédé par l'idée
de la mort. De crainte religieuse de la mort, non, je n'en ai pas, en
dépit du désir de mes amis, les uns chagrinés, les autres exaspérés
de me savoir tranquille. Mon obsession
vient d'ailleurs : je constate à présent que j'ai été trop longtemps
détourné de ma véritable voie par la sympathie. Mon époque d'abord m'a
détourné de moi-même : le symbolisme avec son souci d'art ; ma vénération
pour Mallarmé. Et puis, je
peux bien vous le dire : l'amour détourne aussi beaucoup de soi. Mon
mariage... C'est une question dont je n'ai pas le droit de parler, qui
sera probablement [401] expliquée après ma mort. Je n'ai pas pu écrire ce que j'aurais
écrit si ma femme n'avait été là. Il y a des choses que je ne pouvais
pas dire à cause d'elle. Je n'en ai presque rien dit non plus dans mon
Journal. Mon Journal, d'ailleurs, je l'ai tenu surtout
dans des périodes de calme ou de dépression. Je l'ai rarement ouvert
quand il se passait quelque chose dans ma vie.
— Au fond,
ce que j'ai à dire, je l'affirmais déjà à dix-huit ans : la plupart
de mes idées d'aujourd'hui, je les retrouve dans des notes prises à
cet âge. Je les réaffirmerai, mais plus nettement, dans un livre qui
s'appellera : Les Nouvelles Nourritures. Je défendrai ma position
morale actuelle par rapport à la famille et à la religion. Un livre
tout entier devra être, selon moi, consacré à la question religieuse,
pour qu'elle soit traitée comme il sied.
Au moment où je vais partir, il retrouve les liasses de ses notes de jeunesse et en sort au hasard quelques-unes. Je lis sur l'une d'elles : « Commettre un crime. Recherche de l'absolu. Commettre un crime dans un secret total. » Suit immédiatement ceci : « Ne pas exagérer ou ne pas aller trop loin. » Sur une autre note : « Le vice est passif, la vertu, non. » Sur une autre
: « Se maintenir disponible » et Gide explique : — C'était la
grande idée de l'époque. Elle préoccupait alors Valéry autant que moi
: ce qu'on fait n'a aucune importance ; ce qu'on pourrait faire est
plus important, plus probant que ce qu'on fait.
— J'achève
en ce moment, reprend Gide, un autre livre dont je vous ai déjà parlé.
Ce sera le journal d'une femme mal mariée. Je l'appellerai : L'Ecole
des Femmes. Après, j'écrirai peut-être le pendant : L'Ecole des
Maris. Je suis préoccupé par l'idée de la sympathie. Combien une
femme peut changer
dès qu'elle éprouve un amour ; combien elle s'intéresse alors à tout
ce qui intéresse l'époux. Mais quand son amour commence à s'éteindre,
la femme retrouve sa première personnalité, qui n'est cependant plus
la même, le plus souvent appauvrie, enlaidie.
L'Ecole
des Femmes a pris des formes successives très différentes
dans l'esprit de Gide et pendant la composition même du livre. [403] AVEC JACQUES COPEAU
Mars 1927.
Jacques Copeau
arrive chez moi, sa maigre et haute silhouette enfermée dans un imperméable
très long du bas et qui, vers le haut, le cache jusqu'au menton. Débarrassé
de son enveloppe, assis en face de moi, il gesticule continuellement.
Pouces dans les entournures du veston. La position des jambes ne cesse
de changer. De temps à
autre, il passe la main sur son front complètement chauve comme pour
faire appel avec un douloureux effort à des souvenirs anciens. Tout
dans cette évocation du passé lui semble pénible ; mais il y a surtout
un ou deux événements auxquels il paraît particulièrement sensible comme
s'ils étaient d'aujourd'hui. Il hésite à s'en expliquer, il tourne autour
d'eux, avec des sous-entendus, comme s'ils devaient être connus de tous.
Pense-t-il à sa « conversion ? » Pense-t-il à son Théâtre abandonné
? Les deux événements sont d'ailleurs liés. Je me rappelle
un entretien avec Gabriel Astruc après qu'il eût quitté le Théâtre des
Champs-Elysées ; il revenait constamment sur le sujet : les amis qui
avaient été pour lui, ceux qui avaient été contre. Les larmes lui seraient
venues aux yeux si l'entretien s'était prolongé. Tout datait cependant
d'il y a quinze ans. — Pour Copeau, l'histoire du Vieux-Colombier,
de sa gestion, de son départ, c'est encore sa vie présente. [404] Copeau : — Gide n'a
jamais aimé le théâtre. Il croit que c'est par amitié que j'ai monté
Saül, mais je crois, moi, que c'est par gentillesse qu'il m'a
dit que le Vieux-Colombier l'avait réconcilié avec le théâtre. Gide n'imaginait,
comme Mallarmé, qu'un théâtre idéal, une essence de théâtre projetée
dans l'avenir, dont il parlait remarquablement. Mais le théâtre ce n'est
pas ça ; le théâtre vit dans l'instant. Connaissez-vous une pièce qui
ait été un « four », reprise cinquante ou cent ans plus tard avec succès
?... Moi je n'en connais pas.
N'ayant pas
le temps de chercher des exceptions dans l'histoire, je n'ose pas contredire
Copeau. Mais j'ajoute : — On peut quand
même écrire une pièce pour cent spectateurs et qui ne sera comprise
que par la génération suivante... Copeau agite
les bras : — Mais oui.
C'est ça ! On peut l'écrire, cette pièce. Mais l'on ne peut pas la jouer.
Le théâtre n'attend pas. J'ai monté l'Otage, il est vrai, comme
on tire un livre à cinquante exemplaires, pour quelques représentations.
J'en suis fier, mais ça ne fait pas vivre un théâtre. Le théâtre s'adresse
à la masse, ou, dans nos petites salles, à une foule qui se renouvelle
chaque jour. Je pense que Claudel est le plus grand dramaturge de notre
temps, mais on ne pourra le jouer que dans vingt-cinq ans. Gide m'a toujours
suivi avec affection. Mais c'est surtout Ghéon et Schlum qui m'ont aidé
au départ. Notre soirée inaugurale attira le Tout-Paris. Nous nous sommes
arrêtés quelques mois avant la guerre sur le triomphe de La Nuit
des Rois. Le Vieux-Colombier avait vécu un an à peine. C'est
peut-être la brièveté même de son existence qui a fait si vive impression. Gide lui-même
l'a senti profondément. Il y avait chez lui, qui ne connaissait que
de petits tirages, comme une secrète [405] nostalgie du
grand public. Peut-être aurait-il voulu pour la N. R. F., qui avait
pourtant une assez vaste audience, la même ouverture sur le monde, lier
davantage le théâtre à la revue. Il désirait alors écrire une pièce,
mais il n'avait pas de sujet. Il aurait souhaité que je lui en commande
une. Ah, que de projets n'avons-nous pas ébauchés ensemble ! Mais il
n'a jamais fait confiance à l'élément d'incertitude qu'est l’interprétation.
Il sentait bien la qualité littéraire des pièces qu'il avait écrites
; mais le théâtre est un acte de la vie sociale, un échange entre la
scène et la salle, une communion. On n'imagine pas un directeur de théâtre
vivant sans contact avec le grand public. C'est ce qui
a surpris Gide. A notre première rencontre, il m'a trouvé trop souple,
trop armé pour la vie. (Copeau passe la main sur son front.) Oh ! Cela
doit remonter à 1903. J'étais vieilli par une grande barbe et pas du
tout l'adolescent timide qu'il attendait. Il m'a d'abord manifesté une
sorte de méfiance. Plus tard, nous en avons ri. Ma vie lui paraissait
trop aventureuse, je crois...
La vie de Copeau.
Ses souvenirs surgissent pêle-mêle : du faubourg Saint-Denis au Lycée
Condorcet. Mariage au Danemark. Leçons de français. Dirige et coule
la fabrique de son père. Vendeur de tableaux. Critique dramatique. Collaborateur
de la Grande Revue, de l'Ermitage. Le groupe de Gide :
« ils » étaient déjà presque tous là... Premier numéro de la N. R. F.
: — « Je suis chargé d'expulser le « capitaliste » Montfort. » Premier
comité de la N. R. F. : — « J'en fais partie. » Directeur de la N. R.
F. (1910). Voyage de propagande aux Etats-Unis (1916) : — « Je crée
là-bas le seul théâtre qui, avec le Théâtre d'Art de Moscou, ait eu
de l'influence. » Le théâtre dans le sang. A dix-huit ans, avec Romain
Rolland, Robert de Flers et d'autres, il s'occupait d'un théâtre populaire
: — « Evidemment sans Gide, j'aurais mêlé toutes les valeurs. » [406] Copeau décroise
ses longues jambes ; une apparence de léger cabotinage sentimental.
Il proteste contre les campagnes de Béraud : puissance du journalisme
et de la polémique sur les directeurs de théâtre, qui sont des hommes
d'action : — « Béraud nous a présentés comme des académiciens se passant
réciproquement de la pommade... C'était idiot. A la suite de cette campagne
j'ai pu constater l'abstention du public au Vieux-Colombier. »
Copeau de ses
bras embrasse l'espace : — Que vous
dire de mon amitié avec Gide ? Je le connais depuis presque trente ans.
Tant de pays, de figures, aimés ensemble, d'émotions partagées... L'Enfant
Prodigue, Les Caves, dont j'ai corrigé les épreuves
avec lui. Il a toujours aimé essayer sur les autres ses livres en les
lisant à haute voix. Nous allions
souvent, ma femme et moi, à Cuverville. Au début de la guerre, nous
nous sommes installés là-bas. Cuverville était devenu notre propriété
de famille ; on y menait la vie la plus régulière, la plus ordonnée,
au milieu de confidences et d'entretiens prolongés sur toutes sortes
de sujets. En été, on se baignait à Etretat. Je revois le
cèdre, la hêtraie, le perron et je retrouve en vous parlant cette odeur
d'encaustique des pièces de la maison. Il y avait le plus souvent des
nièces et des neveux, nos trois enfants. Et madame Gide : toujours Alissa,
juste de ton, prête à se replier, à céder la place, attentive aux amis,
secourable à ses fermiers et même à un chien errant qu'il lui arrivait
de recueillir. Je voyais Gide parfois tailler ses rosiers, ou chercher
des vers pour son sansonnet.
Après un silence,
Copeau : — Nous étions
aussi amis, mais moins intimement liés, quand j'ai quitté le Vieux-Colombier
en 1922. J'étais harcelé par les difficultés financières, — et puis
il y avait ma conversion. Il me fallait, pour continuer à vivre, faire
des transactions [407] pour les décors, pour l'interprétation : en
vérité, avec moi-même. Je me sentais harassé et seul. Gide prétendait
que j'avais voulu cette solitude : — Vous êtes un mystique abandonné,
me disait-il. Nous avons interminablement discuté religion. Il prétendait
que ça ne servait à rien. Au fond, quoi ? Je voulais accorder à ma vie
intérieure ma vie active, qui ne correspondait plus à mon état d'âme. Oui, je l'avoue,
ce fut un grand arrachement que mon départ. J'avais fait constamment
espérer à mes acteurs un avenir brillant et brusquement il m'a fallu
les lâcher. Cela n'eut pas lieu sans crises ni pleurs. J'espérais que
Jouvet reprendrait le Vieux-Colombier. Il ne l'a pas fait. Baty,
n'en parlons pas. Dullin aurait pu, avec sa flamme, son dévouement... En ce moment,
je vis avec ma femme en Bourgogne, dans une petite propriété. J'ai des
pensionnaires, de jeunes catholiques qui paient leur modeste écot. Avant
tout, je continue à les éduquer. Nous jouons dans les villages, ou parfois
à l'étranger. J'espère quand même revenir à Paris. Je serais prêt à
recommencer la lutte. Mais c'est si difficile, ici, de s'installer dans
un théâtre.
Copeau : — Je vous ai
beaucoup parlé de moi et pas beaucoup de Gide. Moi : — Il me semble
que la principale question qui préoccupe Gide aujourd'hui est celle-ci,
celle qu'il m'a posée : — Etes-vous inquiet ? Copeau : — C'est passionnant
ce que vous me dites... Copeau est
tout ému de ma remarque. Il est debout sur le pas de la porte, ferme
la porte, revient : — J'ai vu Gide
récemment, il est venu passer quelques jours près de moi en Bourgogne.
Comme je savais qu'il devait rester très peu de temps, nous avons évité
d'aborder [408] les sujets délicats. Il revenait du Congo, et je dois
dire qu'il m'a fait l'impression d'un homme complètement équilibré.
Avant son départ, ce qu'on appelait communément son « état olympien
», m'avait paru pas très sérieux. Je ne pouvais pas y croire. Mais cette
fois j'ai été frappé par l'aspect apaisé de son visage. Vous savez que,
pendant son voyage en Afrique, il a découvert, stupéfait, des scandales
coloniaux. La misère de la population, « l'insuffisance », la cruauté
de certains administrateurs ont éveillé, je pense, en lui, des sources
d'affectivité nouvelles. Il est peut-être parvenu à une sorte d'humanisme
plus social que moral. Oui, il est bien possible que Gide soit, à l'heure
présente, tranquille. C'est une grande question...
Par le ton
de sa voix, Copeau me semble inquiet de la quiétude de Gide. Peut-être
même saisi d'une sorte d'envie. Peut-on trouver la quiétude en dehors
de la conversion ?
Copeau : — Il y a bien
des traits du caractère de Gide qui me paraissent des provocations,
au fond des enfantillages... Je voudrais vous reparler de tout cela.
Copeau regarde
sa montre. Il quitte Paris ce soir. [409]
AVEC HENRI GHEON
9 avril 1927.
Rendez-vous
avec Ghéon au Vieux-Colombier, dans un vaste atelier au
second étage, presque tout en vitrail. Ghéon étudie avec un fournisseur
des projets de décors pour une tournée théâtrale qu'il doit entreprendre
les jours de Pâques, à Barcelone. Nombreuses
tapisseries étendues sur des meubles. C'est un saint homme, avec une
grande barbe noire, qui lui présente des draperies, des chasubles... Ghéon enlève,
d'un geste précipité, un petit béret basque, qui cachait son crâne chauve.
— Tête de potiron, nez rouge du bon curé de campagne. De la bonhomie
et une sorte de vivacité acerbe. — Large sourire ; gestes exubérants. Long préliminaire
sur l'heure de notre rendez-vous. (Etait-ce 3 heures ? Ou bien 5 heures
?) Il s'assoit
à son bureau : deux planches réunies et posées sur deux tréteaux. Sur
cette table : appliques lumineuses, papiers, crayons, etc... Ghéon a
remis son petit béret basque, qui lui barre le front et il enfonce dans
les épaules sa tête ronde, à peau luisante.
— Je suis une
nature, dit-il.
Sa joie d'être
un auteur joué à l'étranger. La Hollande, [410]
l'Espagne, l'Allemagne à présent, montent régulièrement ses pièces. L'Angleterre
a joué trente fois de suite Le Pauvre sous l'escalier. Les ouvriers
d'usine, en Angleterre, jouent du Shakespeare... et du Ghéon. Il faut
bien que l'étranger retienne une des rares manifestations qui se présente
à côté du théâtre officiel (Dullin ou Jouvet mis à part), c'est-à-dire
du Ghéon.
— Nous faisons
tout nous-mêmes : décors, costumes, lumières, couleurs, tout selon mes
propres conceptions. (Ghéon prend son index droit et le porte à son
front : les conceptions sortent de son cerveau.) Il n'y a dans ma troupe
aucun professionnel. (Le professionnel est un scandale pour Ghéon.)
Ce sont tous des jeunes gens, — occupés dans des bureaux ou des administrations
(deux ou trois seulement sont des oisifs), — qui travaillent pour moi
— avec moi — dans leurs moments de liberté. Aussi les seules tournées
que nous puissions faire sont des tournées de vacances. Aucune rémunération.
Le théâtre est pour eux une vocation. — A Paris, nous perdons de l'argent
évidemment. Songez qu'une salle comme l'Atelier nous est louée
deux ou trois mille francs pour un soir. Il n'y a pas moyen (grande
intonation de voix profonde sur le mot : moyen) de rattraper ses frais.
En province, par contre, on nous propose des forfaits. Oh ! très modestes,
mais garantis — et nous pouvons lentement nous rattraper et équilibrer
notre budget. C'est donc une sorte d'entreprise de théâtre fervent que
j'ai organisée. Pas depuis longtemps ; depuis deux ans, environ ; —
et maintenant, cela prend tout mon temps. Je suis débordé. J'ai écrit,
continue Ghéon, une trentaine de pièces depuis la guerre. Fécondité
littéraire ? Je ne sais pas. Il est tellement naturel, dès que l'écrivain
est assuré d'un débouché, qu'il produise. Avant 1914, les théâtres m'étaient
complètement fermés et je n'avais absolument aucune issue. Je [411] ne pouvais
donc pas écrire. Je crois qu'une pièce a besoin d'être jouée, de vivre
à l'époque où elle a été écrite. J'ignore s'il y a dans mon théâtre
un élément de pérennité, mais en tout cas, il vit aujourd'hui dans des
conditions suffisantes pour durer, s'il le doit.
Ce que ne me
dit pas Ghéon, c'est qu'il est soutenu, au moins moralement, par certains
représentants et amis de l'Eglise. « L'œuvre de Ghéon, déclare Maritain,
représente ... un étonnant retour aux sources vives de l'art dramatique
» et il ajoute, opposant Ghéon à Gide : — « Ici tout est droit et pur.
» Mais Gide sur ce point (pour différent que soit par ailleurs son jugement)
complète celui de Maritain : Ghéon, écrit Gide, « se tient pour satisfait
si son œuvre est édifiante... ». Et Schlumberger l'appelle : le « compilateur
de miracles ».
— A l'âge de
vingt ans, reprend Ghéon, j'ai écrit deux pièces : L'Eau de Vie (je
connaissais, je crois, déjà Gide) et Le Pain. Elles ont attendu
dix ans. Découragement. Inutilité d'écrire. L'une d'elles cependant
fut prise par le Théâtre des Arts, où Rouché procédait à une
rénovation scénique, analogue, dans l'ordre du décor, à ce que tentaient
alors les Ballets Russes. Mon autre pièce a été jouée par Copeau.
Ce furent là mes débuts. Oh ! de bien modestes débuts, vous voyez. En réalité,
je vivais sous l'influence de Gide, — en véritable apprenti. D'où dix
ans de réflexion silencieuse. C'est peut-être ce qui me permet aujourd'hui
d'écrire comme il me plaît, avec sécurité. On me dit : — Ceci est travaillé.
Ceci ne l'est pas... — C'est faux ! Tout est écrit spontanément. Au cours de
ces dix ans, j'ai fait une masse de critiques. J'étais jeune ; je parlais,
dans les revues, de théâtre, de musique, de peinture, de tout... Mais
de grandes choses, je n'en faisais pas. [412] En critique,
je me glorifie d'avoir découvert Proust. A la N. R. F., on l'avait lu
; on l'avait écarté. Quand son livre parut chez Grasset, à compte d'auteur,
personne ne voulut en parler : c'était le livre « ennuyeux » d'un «
boulevardier ». On me l'a confié et j'eus aussitôt l'impression d'une
découverte ; je l'ai dit. J'ai fait de nombreuses réserves, et Proust,
plus sensible aux réserves qu'aux éloges (car il avait la conscience
de sa valeur), m'a répondu pour les réfuter. C'est après mon article
que Rivière, à son tour, a lu Proust, l’a aimé, l'a fait lire à Gide,
qui l'a amené à la N. R. F. J'explique
l'incompréhension de Gide en ce sens que la tentative de Proust fut,
si vous voulez, parallèle à la sienne : l'un et l'autre se sont livrés
à une analyse psychologique et à une étude de la vie sexuelle, sans
doute sur des plans très différents. Mais Gide, dans « son » domaine,
eut préféré, je pense, rester seul...
Ghéon : — Je vois trois
périodes dans la vie de Gide. La période Pierre Louys : la grande période
symboliste (1884-94). Les maîtres étaient Mallarmé, Viélé-Griffin, Henri
de Régnier. Une seconde
période, très longue, jusqu'en 1917. Je peux dire qu'elle correspond
à celle de notre amitié, une amitié de toutes les minutes, de tous les
instants. Puis une troisième
période, celle des conversions dans notre groupe : Claudel dès 1900,
puis Jammes, Rivière et moi pendant la guerre, puis Copeau, puis Du
Bos, Paul-Albert Laurens et Marcel Drouin, beau-frère de Gide. Et savez-vous
que Valéry Larbaud, dès avant la guerre et sans qu'on l'ait su, s'est
également converti ? Pour Gide, c'est l'isolement. L'unité de
sa vie ? Non pas celle d'un homme de lettres, mais d'un littérateur,
dans tous les sens du mot. Les préoccupations religieuses, quoique fondamentales,
lui apparaissent comme une sorte d'excitation utile à l'écrivain ; elles
sont une dépendance de sa littérature, une source de beaux [413] motifs, de
prétextes sublimes, de tourments dont on se libère par l'œuvre d'art.
— Gide a senti
de très bonne heure, reprend Ghéon, le moment où il fut opportun de
quitter le symbolisme. Celui-ci n'était que lyrisme pur et musical,
— (quoique Henri de Régnier déclare aujourd'hui que les symbolistes
ne comprenaient rien à la musique et n'étaient d'ailleurs tous que des
imbéciles). Un mouvement antisymboliste commençait déjà à se former
avec Francis Jammes, avec le jeune Proust (alors inconnu), qui polémiquait
avec Mühlfeld dans la Revue Blanche. Mais c'est surtout vers
1900 que la Revue Naturiste, quoique très éphémère, prôna la
spontanéité contre le caractère artificiel du symbolisme mallarméen.
En firent partie Paul Fort et Fernand Gregh, le romancier Eugène Montfort,
Maurice Leblond, le critique (aujourd'hui une grosse légume dans un
Ministère), et surtout Saint-Georges de Bouhélier. Si Gide n'a
pas marché avec eux (il était encore trop attaché à Mallarmé), on peut
dire qu'il a coupé dans le génie de Bouhélier — comme dans celui de
Signoret d'ailleurs. Aujourd'hui, je pense que personne ne peut croire
en Bouhélier, même s'il se fait jouer à l’Opéra par madame Ida
Rubinstein. Au fond, l'amitié de Gide et de Saint-Georges de Bouhélier
s'explique peut-être par une commune admiration pour Rimbaud, Il est
possible que l'un l'ait fait connaître à l'autre. Remarquez que si Gide
a admiré Rimbaud, Rimbaud ne l'a jamais influencé. Entre les chapelles
symbolistes et le Boulevard, vous savez que l'opposition était alors
beaucoup plus accusée qu'entre les surréalistes d'aujourd'hui protégés
par le snobisme des salons, — et la littérature officielle. Les symbolistes,
au moins la plupart, débraillés, hostiles aux aînés, fréquentaient leurs
cafés, leurs cénacles, en manifestant pour le reste du monde le plus
profond mépris. Gide était en réaction contre eux, et d'ailleurs contre
tous les mouvements. Il voulait [414] diriger la littérature vers une forme élargie du roman
psychologique français. Un homme, à
cette époque, était déjà entré dans cette voie : Charles-Louis Philippe.
Gide admirait profondément son œuvre, la jugeait considérable. Le père
de Philippe était cordonnier ; et comme il travaillait pour vivre comme
« piqueur » de la ville de Paris, cela ajoutait à son prestige. Sans
faire véritablement partie de la Nouvelle Revue Française, il
a été jusqu'à sa mort, en 1909, un ami de notre groupe. Gide défendait
alors l'assujettissement littéraire à la tradition, ce qui l'amenait
à développer avant tout une « morale artistique ». Ce fut par elle qu’il
exerça une si grande
influence
sur ses proches. Elle lui permettait de faire entrer dans ses admirations à la fois un Dostoïevski
et un Nietzsche, — moins
le Nietzsche prophétique de Zarathoustra que celui d'Humain,
trop humain, épris de classicisme français et qui nous enthousiasma.
Contrairement à ce que certains ont prétendu, les Nourritures ont
été composées avant que Gide ait lu Nietzsche. Le seul écrivain
qui ait exercé une influence libératrice sur Gide, ce fut Wilde. Mais
précisément Gide ne l'admirait pas sans réserves. Il aimait ses livres
de critique (Intentions), son attitude, ses mots. Sur l'ensemble
de l'œuvre, son opinion a beaucoup varié ; elle était presque méprisante
dans In Memoriam ; aujourd'hui il réhabilite l'auteur.
Gide l'a rencontré en Algérie avant le procès, tandis que je ne l'ai
connu qu'à Paris après son emprisonnement. Saviez-vous que c'est moi,
l'ami assis avec eux à la terrasse du Napolitain ? Wilde n'est plus
qu'une loque, — épaissi, lourd, misérable et vulgaire. C'est alors qu'il
fait, comme au temps de ses grandeurs, le noble geste de payer, pour
déclarer ensuite à Gide : — Je suis absolument sans ressources.
Ghéon : — L'affranchissement
de Gide n'est cependant pas dû à [415] des influences littéraires, mais
à l'éveil brusque de sa sexualité, engagée dans une voie si particulière
qu'elle l'a mis en opposition avec ses amis, la religion, la société,
le monde entier et qu'elle a décidé de lui. D'où un besoin d'affectation,
de parade, et depuis la guerre, de scandale. Dès que nous
nous sommes connus, je suis parti avec lui pour l'Algérie, plusieurs
fois, puis en Italie, en Espagne, en Grèce, et l'année même de la guerre,
en Asie Mineure. Pendant vingt ans, je l'ai accompagné dans tous ses
voyages, partout... (Sourire de Ghéon.) A Paris, nous sortions toujours
ensemble : théâtre, expositions, banquets, sorties qui se prolongeaient
souvent la nuit. Jusqu'à 4 ou 6 heures du matin (en attendant mon train
pour Bray-sur-Seine), nous errions autour des Halles, dans des petits
cafés louches, au milieu des marlous et des filles, avec des garçons,
à qui la jeunesse donnait la beauté, vendeurs de drogue parfois ou repris
de justice... Le danger nous excitait. Nous ne nous quittions pas. Je
crois que Gide cherchait en moi ce qui lui faisait le plus défaut :
un certain allant ; bouillonnement, force, santé, franchise et je l'avoue,
hardiesse dans la réalisation des désirs. Epoque de dérèglement, de
honteuse et folle dissipation ! Nous avons eu des mardis gras mémorables,
où nous nous promenions jusqu'à l'aube costumés en pénitents, masqués
par des cagoules...
Ghéon, le sourire
béat, figé, les bras étendus tenant dans chaque main un coin de la table,
le buste offert, continue de marmonner, mais comme à lui-même, pour
se mortifier, sans achever ses phrases... Il laisse entendre... Je comprends
qu'il n'y avait pas de plus actif entraîneur que lui, que c'était lui
qui accostait avec effronterie, lui qui proposait avec cynisme des rendez-vous
et que Gide, émerveillé par son audace, le suivait dans cette quête
extraordinaire d'un certain bonheur.
Et brusquement
Ghéon redevient présent, sa voix bruyante s'affirme à nouveau. Le passé
indigne, évoqué [416] comme malgré lui, rentre dans l'ombre ; il le
supprime. Si Gide continue de se perdre, lui a suivi la voie du rachat. — Chez Gide,
reprend-il pour changer de sujet, j'ai connu Francis Jammes, les Charles
Gide, les Drouin. Ses parents, ses amis sont devenus les miens. L'été,
j'étais invité dans le Calvados, à la Roque-Baignard, où habitait madame
Gide...
Soudain, Ghéon
se recueille : — Une sainte,
dit-il.
Ghéon : — Ce mariage
a paru inexplicable. Mais il faut comprendre ceci, si important chez
Gide, qu'il séparait toujours le plaisir — de l'amour, et les joies
du désir — des joies de l'intelligence. Sans doute à cette époque il
n'avait pas véritablement pris conscience : son mariage est le fait
d'un jeune homme qui s'ignore. On peut dire que son besoin de ferveur
idéale jouait en lui un rôle aussi important que celui de son désir
sexuel, qui s'était encore peu manifesté. Quelques expériences, en Afrique
surtout. Ces deux aspects de sa personnalité semblent s'être côtoyés
en lui, sans aucune interférence. Il ne voyait pas pourquoi, dès lors,
il ne pourrait pas se marier, tout en continuant à mener, séparément
et dans la mesure de son désir, une autre vie, vie qu'il croyait personnelle
plutôt que clandestine. C'est que Gide
n'était pas mû (ton brusquement sentencieux de Ghéon) par une vérité
supérieure, une vérité religieuse qui aurait recréé l'unité en lui.
Je réponds
à Ghéon que je vois, au contraire, cette dualité (très rare dans l'antiquité)
sortir du christianisme, qui a séparé la chair de l'esprit. L'amour
païen, lui, reste unifié : il part du désir pour se transformer peu
à peu en passion. L'amour ne se divise que lorsqu'il est retenu par
la timidité [417] d'une éducation trop sévère ou des complexes d'origine
religieuse : c'est alors que le sentiment ne parvient pas à rejoindre
l'élan des sens. — Cette dualité,
réplique Ghéon, je l'explique chez Gide avant tout par des habitudes
solitaires, dont il parle lui-même au début de Si le grain ne meurt.
Le besoin de l'objet ne se fait plus tant sentir, la représentation
intellectuelle suffit. Le désir une fois satisfait, et satisfait ainsi,
il ne reste place que pour l'amour « platonique » ; et chaque chose
reste à sa place, bien séparée de l'autre.
Un bref silence.
Et Ghéon reprend, dans un nouvel élan : — C'est depuis
la fin de la guerre que notre amitié a perdu sa chaleur ; ma conversion
nous a progressivement et foncièrement séparés l'un de l'autre. L'Homme né
de la guerre est l'histoire de ma conversion, parue dans
la Nouvelle Revue Française, puis en volume sous le titre
de : Le Témoignage d'un Converti. Remarquez que c'est un ami
de Gide qui me détermina : le lieutenant de vaisseau Dupouey. Depuis
longtemps, il admirait les Nourritures Terrestres ; il
considérait Gide comme le héros véritable de ce livre et croyait qu'il
vivait les aventures les plus audacieuses. Il débarquait toujours chez
Gide entre deux voyages aux colonies. Il avait offert de l'opium à de
jeunes écrivains, à Edmond Jaloux par exemple, et à Gide avait proposé
la même expérience, mais Gide, malgré son goût de vivre, ou plutôt :
à cause de son goût de vivre, avait terriblement peur de la drogue.
On racontait que Dupouey avait introduit des officiers anglais dans
son sous-marin pour leur faire fumer quelques pipes ; mais l'Angleterre
n'était pas encore notre alliée, et de ce fait le lieutenant de vaisseau
était particulièrement mal noté au Ministère de la Marine. Quand vint
la guerre, je fus envoyé sur l'Yser ; les fusiliers marins également,
au moins ceux qui avaient été mobilisés dans l'armée de terre. Gide,
qui jusqu'alors n'avait [418] jamais favorisé ma rencontre avec Dupouey, m'écrivit : — Tâche de
le voir ; il doit être dans le même secteur que le tien. Je le rencontrai
effectivement, au cours de ma première bataille dans le bruit du canon
et dans un grand état d'exaltation. C'était un homme aux yeux perçants
dans un visage mâle, avec un beau corps d'athlète, puissant et décidé.
Il m'avait fait une impression formidable, extraordinaire. Quelques jours
plus tard, au cours de cette même bataille, il fut tué. Remarquez que
je ne l'avais rencontré que trois fois en tout. Ma douleur, une douleur
terrible, me parut tout de même disproportionnée. L'aumônier me l'expliqua.
Dupouey n'était pas qu'un admirateur profane de Gide, mais un fervent
catholique. A la veille de Pâques, comme tous les grands catholiques,
il avait voulu tout oublier pour n'envisager que l'immense joie de la
Résurrection ; il rêvait de cette joie ; il attendait le jour de Pâques
avec une fébrilité anxieuse. Il disait : — Nous allons fêter ce jour
en grande pompe, dans la félicité de Dieu. Et ce fut ce jour-là, au
moment où il sortait de la tranchée, qu'une balle l'a mortellement frappé
au front. Ce récit fut pour moi une révélation quasi miraculeuse. Je
l'ai cru vrai, vrai pour Dupouey comme pour moi : je n'ai pas douté
un seul instant qu'il avait ressuscité. — C'est au cours de la correspondance
échangée ensuite avec sa femme, qu'eut lieu ma conversion.
A l'époque
de la conversion de Ghéon, Gide se débattait plus fort que jamais avec
le découragement ; il appréhendait l'obsession du plaisir solitaire,
repris à la fois par le doute et par un besoin de prière. En secret,
il écrivait Numquid et tu... Certaines lettres de Ghéon lui parurent
alors apaisantes. Ghéon : — Il est certain
que Gide était, à ce moment, absorbé par le mysticisme. Mais c'est toujours
et avant tout la curiosité qui le pousse. Il s'occupa avec un élan de
sympathie de ma conversion. Puis, sa curiosité épuisée aussi rapidement
qu'elle était née, retomba. [419] Vous savez
qu'avant la guerre, Claudel échangea toute une correspondance avec Gide,
comme il en eut avec Rivière. Gide se sentait attiré par l'idée de conversion
et Claudel pensait que « ça y était ». Mais bientôt Gide se sent fatigué
et la correspondance prend fin. Claudel fulmine, allant jusqu'à me dire
: — Gide m'a roulé ! Je n'y comprends rien ! Quelle duplicité ! C'était
une erreur d'interprétation : Gide, simplement, n'était plus intéressé.
Leur amitié n'en fut pas brisée et quand Gide, il y a un an et demi,
entreprit son expédition au Congo, Claudel affectueusement alla le trouver
: — Vous allez mourir, lui dit-il. — C'est possible, répondit Gide,
et c'est sur cette prophétie irréalisée que leurs relations s'en sont
tenues — jusqu'à présent. Le prosélytisme
de Claudel s'avère inépuisable. Avez-vous lu sa correspondance avec
Jacques Rivière ? Je crois que Rivière s'est converti, sous cette influence
à retardement de Claudel, pendant la guerre, comme moi. Rivière s'en
est expliqué dans A la trace de Dieu. Si, dès son retour à Paris,
il a été repris par l'esprit profane, sa femme déclare cependant qu'il
n'a jamais cessé de faire, matin et soir, ses prières. Pourquoi ne pas
croire sa femme ? Pourquoi ne pas la croire quand elle affirme qu'il
s'est converti une seconde fois au moment de mourir ? Gide nie complètement
les faits. Craindrait-il une conversion ? Moi, je dis que c'est la grâce
qui a agi...
Je songe, en
écoutant Ghéon, que Gide s'est toujours élevé contre les affirmations
des proches parents d'un mort, qui veulent après sa mort, le ramener
à leur croyance. N'a-t-il pas appelé Isabelle Rimbaud « la tricheuse
», tricheuse en religion ? — Avez-vous remarqué, reprend
Ghéon, combien les critiques de Massis ont affecté Gide ? .En un sens
elles devraient le trouver indifférent. Mais Gide y répond. Il déclare
que si tous ses amis, tous, autour de lui se sont convertis, c'est que
son influence n'a pas dû être si mauvaise.
[420] Il répond encore en parlant de son influence sur les jeunes gens. Non, dit-il, elle n'est pas démoniaque. On ne sait pas combien il incite les jeunes à la vie active, à exprimer, à exiger le meilleur d'eux-mêmes... Pourquoi travestit-on alors sa pensée et son action ? Mais c'est
Gide lui-même, lance Ghéon, qui se travestit. Depuis la guerre, depuis
qu'il s'est éloigné de moi, il fait ostentation de son inversion ; il
la présente, publiquement, il la revendique et s'étonne du scandale
qu'il suscite. Est-ce un jeu
? Non, c'est un drame. C'est là le drame profond qui a éclaté avec sa
femme, quand elle a appris, complètement, la vie qu'il menait. Il y
eut alors...
Ghéon laisse
la phrase en suspens. — Alors, dis-je...
? Pour la première
fois, au cours de notre entretien, Ghéon élude. Il semble reculer devant
l'évocation de ce dévoilement de la vérité. Simplement il ajoute : — Aujourd'hui,
madame Gide vit complètement retirée, déclarant ignorer presque tout
des livres de son mari. Cependant elle est bien obligée, certaines fois,
de découvrir des textes révélateurs. Ainsi Le Temps arrive à
Cuverville, et récemment elle est tombée sur l'article consacré à Si
le grain ne meurt et sur des phrases de Souday comme : — Les tares
que nous exhibe M. André Gide... Maintenant
Cuverville est devenu le lieu d'une pieuse retraite, lointaine et isolée.
Gide s'y sent attaché, sans doute plus qu'à aucun autre lieu, mais il
y a l'écharde : l'hypocrisie y est presque fatale, alors que c'est contre
cette hypocrisie que Gide a tout au long de sa vie protesté. Mais ici
sa volonté de sincérité, ou plutôt ce que j'appelle son cynisme, reste
impuissant.
Moi : — Vous parlez
constamment de conversion. Au fond, qu'entendez-vous par là ? [421] Ghéon : — Il n'est
de conversion que catholique. Au sein du protestantisme, Gide peut rester
un être religieux, mais qui se donne toutes les libertés, et les plus
dangereuses. Pour moi la parole de Dieu s'exprime avec moins de clarté
dans les Evangiles que dans les décrets et les encycliques de l'Eglise,
qui la met à notre portée. Et Ghéon insiste
: — Ce que Gide
ne veut pas comprendre, c'est que ses interprétations ne sont que les
erreurs de sa présomption. Il procède par exemple en attachant une importance
démesurée à un petit fait. Comme aujourd'hui aux « faits divers ». Il
confond le caractère cocasse et exceptionnel du fait divers avec sa
valeur psychologique. Dès sa jeunesse d'ailleurs, il a été passionné
par la lecture du journal : les accidents curieux, les scandales dans
les bonnes familles. Dans les Evangiles, il retient un petit
fait, oublie complètement le contexte, et échafaude là-dessus une théorie. Je combats
toute son interprétation dans Numquid et tu... Il considère l'Evangile
comme un livre de joie : « Heureux ceux qui... ». Moi, je réponds :
« Heureux ceux qui souffrent, heureux ceux qui pleurent. » Gide déclare
: La joie éternelle est terrestre... Moi, je dis : Oui, la joie éternelle
peut exister déjà ici-bas, mais elle n'est que la perspective ultérieure
de la joie éternelle dans un autre monde. Voyez-vous,
ce dont Gide manque le plus, c'est de bon sens. Il se livre à une interprétation
personnelle, qui le perd.
Je pense à
Martin du Gard qui m'a dit : — Ce que je
constate chez Gide, c'est, avant tout, un grand bon sens.
— J'ai été
étonné, reprend Ghéon, que la conversion de Copeau, qui est toute récente,
n'ait pas influencé Gide davantage. Il n'a pas été touché. Il est évident
que ce qui lui a fait défaut, c'est la capacité de souffrir largement
et [422] humainement. Je cherche souvent en lui ce qui pourrait véritablement
l'atteindre ; si j'avais trouvé, je crois que je le convertirais. Mais
je me demande si Gide, en un sens, n'est pas invulnérable. Peut-être
parce qu'il est avant tout, je vous l'ai dit, un littérateur.
J'évoque mon
entretien avec Copeau. Aussitôt Ghéon tient à s'étendre sur les mobiles
de la conversion de Copeau : l'influence de la mort de sa mère, sa longue
retraite à Solesmes... — Je crois,
dit Ghéon, que c'est le Père N. qui l'a converti. Cocteau, c'est le
Père Charles.
Je rapporte
que Copeau a revu Gide depuis son retour du Congo et qu'il lui semble
que Gide a trouvé une sorte de sérénité. A ces mots, Ghéon se redresse
en bondissant et, inclinant son buste vers moi : — Ah ! Ça,
ça c'est capital ! Gide a toujours aimé « énormément » parler de son
inquiétude. Cela a été son thème favori. Si aujourd'hui, il déclare
ne plus être inquiet, c'est quelque chose de tout nouveau. Je vous crois
quand vous me dites que Gide a été ému par certaines atrocités coloniales
qu'il a découvertes. Mais c'est beaucoup plus le fait d'être ému par
lui-même, d'admirer sa capacité d'émotion qui l'intéresse — que les
événements sociaux qui, eux, ne l'intéressent pas du tout, de même qu'il
ne peut guère éprouver de sympathie véritable, — désintéressée — pour
des nègres... Moi : — Pourtant
c'est peut-être précisément sa sympathie pour l'homme son humanisme,
qui est, à présent, le fondement de sa quiétude. Mais Ghéon enchaîne
avec vivacité : — Ah, mais
j'oubliais de vous dire que Claudel aussi a une grande part dans la
conversion de Copeau. Selon son habitude, il a employé la manière forte,
il a saisi l'âme à [423]
tour de bras. Imaginez la joie de Claudel après cette conversion ! Et sa joie
fut aussi grande quand il a appris, quoiqu'il n'y ait été pour rien,
les conversions successives de Péguy et de Psichari.
Ghéon se rejette
en arrière : — Ah ! Quelle
grande époque nous vivons ! Puis : — Pourquoi Gide tient-il à s'en exclure
?
Extraits du Journal de Gide sur Ghéon : 10 janvier
1902. — « Encore qu'il... s'amuse à me rendre bête, j'ai le plus
grand plaisir à le revoir. » 5 janvier
1906. — « Ghéon... plus entier que jamais. » Dimanche. Janvier
1907. — « Ghéon, plus bruyant et brillant que jamais, affirmatif,
éclatant, tel que je l'aime... Il crie... sur les grands boulevards,
faisant retourner tout le monde... Il a l'air d'un parfait pochard.
C'est ainsi... qu'il est lui. » 20 janvier
1910. — « Henri Ghéon, très paysan du Danube... aux gros souliers
crottés, mais, selon son habitude, fort à son aise... » Jeudi. Février
1912. — « Nous sommes sortis ensemble... » Dimanche.
Février 1912. — « Ghéon... est venu nous rejoindre... » Samedi
17 février 1912. — « Emmené Ghéon à dîner... » etc... Ecrit le 8 mai
1912 (à Florence). — « Nous menons, dix jours durant, une prodigieuse
vie irracontable, d'inappréciable profit... » 10 novembre
1912. — « Sorti avec... Ghéon, à qui je voulais raconter ma nuit
à Narbonne... Nuit admirable qui m'a remis d'aplomb le corps et l'esprit.
» Ier
juillet 1914. — « J'accepte volontiers que souvent Ghéon vive
à ma place. » [424] 17 janvier
1916. — « Ghéon m'écrit qu'il a « sauté le pas ». On dirait d'un
écolier qui vient de tâter du bordel. Mais il s'agit ici de la table
sainte. » 19 mai 1917.
— « Ghéon est pour moi plus perdu que s'il était mort. Il n'est ni changé,
ni absent ; il est confisqué. » 22 février
1918. — « Je lis les carnets de Ghéon avec... un écœurement indicible.
Il m'apparaît seulement à présent combien son esprit subissait, hélas,
mon influence. » Ier
novembre 1920. — « Ce que [Ghéon] nous a lu hier est consternant.
» 2 décembre
1921. — « La désertion de Ghéon me cause un chagrin presque intolérable.
» 5 juin 1922.
— « Assisté... à la première de la pièce de Ghéon... Ghéon joue pour
moi le rôle de « l'ilote ivre de Dieu. » 22 octobre
1929. — « Le livre de Ghéon me paraît d'une dévotion bien niaise...
» 7 avril
1929. — « Abject, c'est le seul mot qui me vienne à l'esprit
en lisant... le fragment du gros roman de Ghéon... La foi comporte un
certain aveuglement où se complaît l'âme croyante ; quand elle échappe
aux entraves de la raison, il lui semble qu'elle batte son plein. Elle
n'est que dévergondée. » [425]
AVEC PAUL VALÉRY
Paul Valéry
chez lui. Ameublement XVIIIe ; tableaux de Berthe Morisot
sur des chevalets, entre les cuivres Louis XV et des tapisseries Louis
XVI. Une jeune fille,
peu élégante, venue du faubourg Saint-Germain, tend ses vers manuscrits
à Valéry, — au moment où j'entre. Depuis qu'il est « de l'académie »,
il n'écarte plus, ni même ne choisit ses visiteurs ; il accepte — conséquence
naturelle, imposée par sa nouvelle position mondaine, — de les recevoir,
tous, le matin : il y a les amis de ceux, ou de celles, qui ont favorisé
son élection, ou les amis des salons qu'il fréquente. Avec un peu
de gêne, il fait, de-ci, de-là, une remarque sur la prosodie de ces
pauvres vers, dont il tient en main les feuillets... Sans doute, pense-t-il,
que, d'une certaine hauteur, toute littérature est absurde, et que ce
qui différencie la bonne, est une question de degré et non d'essence.
Valéry a rencontré
Gide à Montpellier. Gide avait alors une vingtaine d'années, une allure
extraordinaire, penchée, un visage sombre et recueilli de pasteur, —
et toujours enveloppé de sa vaste et mystérieuse cape. C'était l'époque
où il corrigeait les épreuves d'André Walter. Un personnage
très différent de celui du tableau de Jacques-Emile Blanche, peint quelques
années plus tard. [426] Valéry : — Ce que j'aime
en Gide, c'est moins l'œuvre ou l'homme — que l'esprit. Ce qui m'intéresse
probablement chez la plupart des êtres, c'est toujours l'esprit.
C'est une certaine volonté de perfection dans l'art, qui nous a
rapprochés, Gide et moi. Quoique entre Gide et l'art, il y avait quelques
scrupules religieux. Etant entendu que je suis complètement d'accord
avec ceux qui décrètent que l'art est inutile, à rayer, totalement inexistant...
Mais si l'on admet l'art, dès lors…
Valéry : — Du point
de vue moral il y avait un abîme entre nous. On s'abstenait de communiquer
sur ce point. Mais nous avions mille autres choses à apprendre l'un
de l'autre : Gide avait été à Paris, et moi, je ne connaissais pas encore
la capitale. C'était là sa grande supériorité. J'avais un certain respect,
j'en conviens, pour la vie littéraire de Paris. C'est par « Paris »
que Gide m'a fait connaître Rimbaud et Mallarmé ; il me les a fait connaître,
je crois que je les lui ai fait comprendre et admirer. Nous avons
alors formé, Gide, Pierre Louys et moi, une sorte d'extraordinaire trio.
Entre Louys et Gide, pour d'inimaginables motifs, des brouilles intervenaient
souvent. Je suis parvenu à les raccommoder une première fois, mais ensuite
j'ai failli être la victime de ma bonne volonté amicale. Nous subissions
de surprenantes influences. Moi, celle d'A Rebours que je considère
aujourd'hui comme les raffinements d'un concierge qui rêve. Il ne faut
pas oublier non plus, l'influence de Laforgue. Dès que nous
fûmes davantage liés, Gide et moi, nous lisions ensemble avec une grande
admiration, Ephraïm Mikhael, sans établir de sensible différence entre
ce dernier et Les Illuminations et l'Hérodiade, remarque
qui amuse visiblement Valéry. [427] Valéry : — Pour moi,
Rimbaud et Mallarmé furent la révélation de ma vie. A quelque temps
de là, je partis seul, pour le bord de la mer, lire les proses de Rimbaud,
emporté vers « l'azur noir ». Mais découragé, je cessai d'écrire.
Il est vrai qu'à cette époque, au contraire de Gide déjà homme de lettres,
je n'avais pas l'intention de faire une carrière littéraire. Cette pensée
ne m'est venue qu'en 1917, imposée, par les circonstances. (La publication
de La Jeune Parque et l'accueil qui lui fut fait.) Dans ma jeunesse,
je songeais plutôt à devenir ingénieur...
Valéry : — Je crois
que Rimbaud n'a jamais été dépassé. Les poètes surréalistes d'aujourd'hui,
qui se sont inspirés de lui, sont peut-être parvenus, par des images,
à faire des choses équivalentes. Mais pour quelqu'un qui ignorerait
les noms de ces divers poètes, il est probable qu'il pourrait passer
du livre de l'un au livre de l'autre, sans savoir qu'il a changé d'auteur.
Tout est égal : rien n'est plus haut que Rimbaud.
Je demande
comment Gide a lui-même découvert Rimbaud à Paris. Valéry : — C'est Verlaine
le premier qui l'a ressuscité. — Puis il y eut un groupe épris de bizarrerie...
il y avait Huysmans, Paul Adam parfois, Gustave Kahn, Maeterlinck qui
ont maintenu Rimbaud vivant jusqu'au symbolisme. Les symbolistes, eux,
l'ont admiré comme poète, mais seulement comme poète, je veux dire comme
l'auteur de poésies. — Les dix premières années du XXe siècle
éclipsèrent presque complètement Rimbaud. C'était l'époque où, avec
madame de Noailles et Edmond Rostand, triomphait une sorte de néoromantisme.
— Rimbaud réapparaît aujourd'hui... [428]
Valéry : — Tout ce que
j'ai écrit d'important, je ne l'ai pas publié. Ce que je publie, c'est
du travail fait sur commande, pour gagner de l'argent. J'ai tenu pendant
toute ma vie des cahiers de notes, qui sont l'histoire de mon esprit,
l'histoire d'un esprit, l'histoire de l'intelligence. Jamais de contexte
à mes pensées qui sont exposées, nues et sans suite logique. Parfois,
quelques vagues rapports avec un événement de ma vie, mais cela même
est assez rare. Peut-être ces cahiers paraîtront-ils, posthumes... Il
y a des milliers de pages. C'est mon journal. En voici quelques lignes
: « On parle
énormément de morale. Mais je défie chacun de connaître vraiment la
sienne propre. » — «... Toute idée partagée me dégoûte. Je sens qu'elle
n'est plus vraie. Je m'emploie à l'exécuter au sens pénal du
mot... » — « Rien n'est plus facile que de créer. Seulement pas comme
on veut, ni quand on veut. » — « L'homme n'a été libre que là où il
y eut des esclaves. » — « Je les fais mourir, dit Tibère, pour être
comme dans un rêve, où les êtres disparaissent facilement. »
Goût de Valéry,
— dans la conversation — d'exposer à tout propos ses connaissances techniques.
Je l'ai entendu, un jour, parler en termes savants de la question des
glandes et des sécrétions interstitielles des glandes de Voronof. Une
autre fois, de la reproduction des dessins et des planches du XVIIIe
siècle. Hier, il s'est étendu longuement sur la question des cigarettes
anglaises, fabriquées avec différentes mélasses et d'autres produits
dont il a donné les noms.
Plaintes de
Valéry au sujet de l'argent : sur une lettre de sa secrétaire au directeur
d'une revue, il a biffé le prix convenu : 20 francs la page, et ajouté
de sa main : 40 francs. Plaintes d'argent
au sujet de ses éditeurs d'occasion, qui ne le payent pas et qui trompent
sur la marchandise. [429]
Extraits du
Journal de Gide sur
Valéry. 21 janvier
1902 : — « J'ai pour lui l'affection la plus vive : il faut tout
ce qu'il dit pour la diminuer. » 9 février
1907 : — Sa conversation. « J'en sors meurtri. Hier... plus rien,
ensuite, ne restait debout dans mon esprit. « ... S'il
supprimait en réalité tout ce qu'il supprime en conversation,
je n'aurais plus raison d'être. Du reste, je ne discute jamais avec
lui ; simplement il m'étrangle et je me débats. » 28 juillet
1929 : — Valéry « plus charmant, plus affectueux que jamais. Je
sors pourtant de cet entretien assez déprimé, comme du reste de presque
tous les autres avec Valéry. Mais cette fois ce n'est point tant de
sentir une intelligence si incomparablement supérieure à la mienne...
; non, ce n'était pas cet affreux sentiment de carence (qui me désespérait
naguère), mais un sentiment beaucoup plus subtil… Valéry, lui, colle
étroitement à la vie... Il... a si bien mené [sa vie] que la mienne,
auprès, ne me paraît plus qu'une triste suite d'impairs. » 8 mars 1931
: — Valéry n'a « jamais fait effort pour mieux me comprendre... La représentation
qu'il se fait de moi reste... celle même que pouvait se faire Pierre
Louys. « Pourtant...
nos divergences sont, après tout, moins essentielles... qu'il
ne s'obstine à croire ; de sorte que, par des chemins tout différents
il est vrai, je le rejoins sans cesse. » 25
octobre 1938 : — « Je me sens beaucoup plus à mon aise avec Paul,
depuis que je sais limiter les dégâts de sa conversation. » [430] AVEC JEAN SCHLUMBERGER
1930. Schlumberger,
marié très jeune comme Gide et la plupart des amis de Gide. En face du
Luxembourg, étage élevé sans ascenseur : un appartement bourgeois, meublé
avec indifférence. Une ancienne
timidité rend parfois sa voix presque susurrante. Ce n'est pas seulement
le visage tendu par un sourire, ni les oreilles, qui écoutent ; c'est
l'homme qui est attentif. A chaque moment, il cherche à modeler son
expression sur sa pensée, à ne surestimer ni sous-estimer, à trouver
le mot qui paraît juste ou à le recréer.
Schlumberger
: — Depuis que
je connais Gide, c'est la stabilité, une grande stabilité qui me paraît
dominante à travers ses évolutions. Lisez ses Morceaux Choisis. Sans
doute les a-t-il choisis lui-même avec intention, laissant de côté ce
qui, de lui, pouvait donner une image trop divisée... Le fait de
sa vie qui domine... (Schlumberger hésite un instant, mais il vient
de trouver), c'est certainement la tardive arrivée de la gloire. Jusqu'à
cinquante ans, c'était un auteur à peu près complètement inconnu. Avec le succès,
les choses ont changé autour de l'homme. S'adresser à tout un public
ou parler à un mur, pour un écrivain, ce n'est pas du tout la même chose.
(Schlumberger [431] cherche en lui des confirmations pour étayer chaque fait
qu'il avance.) Le plus grand événement de la vie de Gide, tout au moins
de sa vie extérieure, oui, je le répète, c'est son succès. Une certaine
timidité dans ses rapports avec ceux qui ne sont pas ses familiers s'est
dissipée définitivement. Il n'a pas naturellement d'esprit de repartie,
ou très rarement, sinon dans ses livres ou dans ses lettres. Sous des
apparences de modestie, un puissant orgueil l'a toujours soutenu. Nous
l'avons vu souvent éviter les gens dans la rue par peur d'importuner.
Une crainte d'être en trop, de déranger. Parfois il ne reconnaît pas
les visages, quoiqu'il retienne fortement l'image d'un être. Comment
se rappeler la couleur des yeux ? On croit parfois qu'il « snobe ».
Son amabilité peut paraître contrainte. On sent qu'il le sait, qu'il
en a souffert, qu'il eût peut-être souhaité être doux et enveloppant.
Il charme sans doute, mais il glace aussi. Il semble que des ancêtres
lui font faire des gestes presque involontairement. Aujourd'hui, je
ne dirai pas que sa timidité est vaincue, mais qu'il s'est adapté à
elle. Peut-être cette timidité a-t-elle été en liaison avec la forme
de son désir ?
— Notre propriété
du Val-Richer (Blanc-Mesnil dans le Journal de Gide) était voisine
de La Roque. Nos bois touchaient les siens. Nos familles se fréquentaient
pendant l'été. Mon premier souvenir : j'avais neuf ans ; lui, dix-sept
environ, Il jouait du piano avec talent, mais dès que quelqu'un entrait
dans la pièce, il s'arrêtait, paralysé. C'est cette « inhibition » nerveuse,
dont on parla autour de moi, que je me rappelle... Moi : — Timidité
héritée de sa mère, dit Gide lui-même dans Si le grain ne meurt.
Schlumberger
: — J'ai peu
connu sa mère. Elle avait un visage très marqué et un grain de beauté
qui piquait quand elle voulait [432] m'embrasser. J'étais alors un enfant
et Gide m'apparaissait comme un grand personnage. Il parle de mes jeunes
oncles et de mes tantes dans Si le grain ne meurt. Nous nous
enfuyions quand approchait Mme Gide, comme nous faisions
pour toutes les visites.
Schlumberger
: — Gide était
le seul écrivain que je connaissais quand j'eus achevé mon premier roman,
un mauvais roman d'ailleurs. Mais ce n'est que beaucoup plus tard, après
un de ses retours d'Algérie, que lui marié, et moi marié, nous nous
sommes vraiment liés, et davantage encore au début de la N. R. F.
Remarquez que je suis entré directement dans ce groupe ; je veux
dire que je n'ai pas connu, à cause de ma différence d'âge avec Gide,
les milieux symbolistes : Gide les avait quittés. Déjà il ne voyait
plus guère Henri de Régnier, ni Jammes. La facilité de Jammes était
contraire à ses exigences littéraires. Il y avait aussi entre eux d'autres
motifs d'opposition : Jammes n'a pour ainsi dire jamais collaboré régulièrement
à la N. R. F.
Schlumberger
: — Il est impossible
de comprendre Gide, sans comprendre ce qu'a été son mariage avec sa
cousine, qu'il a appelée Emmanuèle (Em.), dans son Journal. Mais
il faut revenir à La Porte Etroite, où le point de départ de
cet amour est à peine transposé. La mère d'Em. a fui le domicile conjugal
mais pas avec un officier de marine comme dans le roman. Et les enfants,
les filles, avaient ressenti un coup terrible à la suite de cet événement,
envisagé comme un opprobre familial, une injure faite à Dieu, et Emmanuèle
a gardé une horreur de tout ce qui est amour irrégulier, sensualité
louche, sentiments troubles, obscurité de la vie privée. Moi : — N'y a-t-il
pas quelque chose de tragiquement paradoxal, dès le départ, dans cette
situation ? [433] Schlumberger
: — Oui, mais
aussi une grandeur exceptionnelle dans l'attitude de ces deux êtres
si profondément différents, essayant de faire leur vie ensemble, cherchant
par un effort continuel, à assurer leur communauté spirituelle. Il y a des
cas où, quoi qu'on fasse, quelle que soit la droiture que l'on s'impose,
l'hypocrisie est, pour ainsi dire, de nécessité. Il y a des femmes qui
ne veulent pas savoir, qui ne veulent pas comprendre. En l'épousant,
madame Gide était ignorante de la vie en général et de la vie de son
mari. C'est très progressivement qu'elle est arrivée à voir plus clair.
Et c'est vers la fin de la guerre que, par suite d' « événements »,
ses yeux se sont vraiment ouverts.
Pendant que
Schlumberger parle, je pense à celui qu'on appelle le pasteur X., un
ami d'enfance de Gide, plein d'admiration pour lui, de confiance en
sa personnalité morale. La publication
de Si le grain ne meurt le troubla profondément. Un entretien
eut lieu entre eux ; une explication. Gide n'avait-il pas publié précisément
Si le grain ne meurt pour avouer ce qui ne lui paraissait pas
avouable de vive voix ? Cependant depuis
cet entretien, le pasteur X. refuse de voir en Gide un « immoraliste
». Il ne veut pas comprendre ; il ne veut pas connaître cet aspect de
la vie de Gide ; il le supprime.
Schlumberger
: — Remarquez
que l'amour de Gide pour sa femme est le lien auquel il est le plus
attaché. A cet amour, il sacrifierait tout le reste. Il y a entre eux,
par delà ce qui les sépare et toutes les incompréhensions, une affection,
si pure et profonde, qui explique la vie en partie en commun qu'ils
continuent de mener aujourd'hui. Oui, je crois que Gide ne [434] pourrait pas vivre sans elle, et que
ce sentiment est sans doute réciproque.
Moi : — Quels sont
les points de communion ?... Que peut-il rester ?
Schlumberger
: — Il reste
l'affection en soi, une sorte de vénération qui survit, et, de son côté
à elle, une admiration pour l'auteur des premiers livres : La Porte
Etroite, l'Immoraliste. Cette première
image qu'elle s'est faite de lui, elle la garde en se réfugiant davantage
dans la religion. Elle s'est complètement isolée. Après les « événements
», elle a certainement eu la tentation de se rapprocher du catholicisme.
Si elle n'était pas protestante, peut-être serait-elle entrée dans un
couvent. A présent, comme si elle y était entrée, elle mène la vie la
plus austère... De tout ce qu'écrit son mari, elle ne lit plus que les
morceaux qu'il lui donne à lire et où elle est certaine de ne rien trouver
qui la blesse. Dans le roman
que Gide projette d'écrire en ce moment, il parle du désenchantement
de l'épouse : l'image qu'elle se serait faite de lui, l'image idéalisée,
aurait été en elle peu à peu détruite. Mais elle continuerait vis-à-vis
du monde, de sa famille, d'elle-même et peut-être aussi pour lui, à
maintenir toujours la première ; elle garderait cette sorte de culte
initial, car en profondeur le même sentiment persiste. A mon sens, Gide
a procédé encore une fois ici à des transpositions, mais la déception
de l'épouse qui, dans le roman, est d'ordre intellectuel (il s'agit
de la médiocrité du mari) correspond, en réalité, à une déception d'ordre
moral et même d'ordre sentimental. La postérité
restera perplexe devant cet amour et doutera de son humaine réalité.
Ce sera une erreur. Après les « événements », ils n'ont pas rompu, ils
n'y ont sans doute jamais pensé. Elle est trop religieuse pour
cela. Elle juge la [435] vie comme une épreuve, et la douleur
comme devant être supportée... Mais sans doute ne croit-elle plus aujourd'hui
à la possibilité d'une influence sur lui.
Schlumberger
s'interrompt ; sa pensée cherche un chemin plus direct, pour se rapprocher
davantage de la réalité : — Peut-être
que si... je veux dire : peut-être n'a-t-elle pas renoncé à son influence,
quoique retirée, seule, là-bas, à Cuverville, dont elle ne sort plus.
C'est ainsi que Cuverville reste pour Gide le point d'attraction : quoiqu'il
se déplace constamment, il retourne sans cesse là-bas, et après chacun
de ses voyages, y passe quelques jours ou quelques semaines.
Je demande
si Gide a eu sur Schlumberger cette influence qu'il a exercée sur tant
d'autres. Schlumberger
: — Il y a eu
un certain parallélisme entre les problèmes qu'a posés l'éducation protestante
pour nous deux. C'est lui qui m'a aidé, alors que j'étais encore en
plein puritanisme, à en sortir. L'éducation puritaine n'est tout de
même pas un phénomène aussi terrifiant qu'il semble vu du dehors.
Je remarque
que, pour Schlumberger, Gide est un personnage d'une grandeur universelle.
Il s'attache à parler de Gide avec une vivante admiration, avec une
ferveur qui ne se dément jamais. Je pense même que Schlumberger est
enclin, au cours de notre entretien, — par amitié, par délicatesse de
sentiment, par goût de la vérité en un moment où Gide est encore si
vivement attaqué — sinon à idéaliser sa figure, peut-être à la sublimer.
Mais il reconnaît dans le même temps que Gide n'est pas encore parvenu
à s'exprimer totalement dans une œuvre.
Schlumberger
: — On le travestit
souvent parce qu'il cache ce qu'il a de meilleur en lui. Ainsi la modestie
de son train de vie fait [436] souvent douter de
sa générosité. C'est à ses frais, par exemple, qu'il a fait imprimer
une des premières plaquettes de Jammes. René Crevel et bien d'autres
ont reçu son appui, quelques-uns sans avoir jamais su sa provenance.
— Est-ce là
le « retors » dont a parlé Rouveyre ? Dans son attitude d'aujourd'hui
se maintiennent de forts éléments chrétiens, ou plus exactement évangéliques.
Je ne crois pas que Gide se convertisse jamais au catholicisme. Il aboutira
peut-être à une sorte de tolstoïsme, à la libre application du Nouveau-Testament.
Peut-être s'en expliquera-t-il dans ses prochains livres ? Mais je ne
pense pas que d'autres romans de lui apporteront une clef nouvelle de
sa pensée. Je
doute que sa personnalité soit jamais proprement gœthéenne ; il y a
un certain détachement à l'égard des êtres auquel il ne parviendra jamais.
AVEC JACQUES-EMILE BLANCHE
192… Il m'a
semblé nécessaire d'introduire, avant les propos qui suivent, une importante
réserve qui s'applique à toute conversation avec Jacques-Emile Blanche;
dans un récent entretien avec Gide, parlant de l'ouvrage de Blanche
: Mes Modèles, Gide m'a dit : — Ses portraits
sont pleins de petites erreurs. Blanche déforme sans le faire exprès
; ce n 'est pas qu'il soit méchant : il est inexact. Il est cependant
curieux de remarquer que, lorsque Blanche (dans le Journal
de Gide) parle des Goncourt : « ... Telles conversations auxquelles
j'assistais, [dit Jacques-Emile Blanche], dont je me souvenais
à merveille, j'étais sûr, dans leur Journal, de n'en retrouver
que les phrases les moins marquantes... » ; dans tel épisode,
ajoute Blanche, « Goncourt n’... a rien vu, rien senti, rien
compris », Gide répond a Blanche : — « Mais les paroles
qu'il prête aux uns et aux autres, si fausses qu'elles soient d'après
vous, ne sont presque jamais inintéressantes. »
Jacques-Emile
Blanche : — L'attitude
de Gide pendant la guerre... Oh !... Oh !… d'une intransigeance nationaliste... [438] Vous savez
qu'il a travaillé au Foyer franco-belge, qui était patronné par madame
Langweil, formidablement riche. Gide y venait tous les jours ; j'y suis
venu quelquefois en visiteur. Madame Van Rysselberghe s'en occupait
également avec toute son attention.
Ces propos
me rappellent, par association d'idées, ceux de Schlumberger : — Il fallait
voir avec quel désintéressement Gide s'est occupé de ces réfugiés qui
ne pouvaient éveiller en lui ni attrait, ni curiosité. Il a témoigné
là d'un esprit de sacrifice, d'une sorte de charité chrétienne, dans
le sens véritable du mot, dont on retrouverait d'ailleurs d'autres exemples
dans sa vie. Et ce qu'il y a de remarquable, c'est que ce dévouement,
il l'a prolongé régulièrement pendant dix-huit mois.
Blanche : — L'attitude
de Gide à ce Foyer était bien étrange. Madame Van
Rysselberghe y venait. Vous la connaissez ?... Non ? C'était une dame
à peine plus âgée que Gide, au parler franc, qui jasait perpétuellement.
De petite taille, et quoiqu'un peu alourdie, d'une étonnante vivacité
de mouvements. Avec un visage ridé, mais des rides courtes, des lèvres
minces, un nez comme coupé : tout est aménagé dans le visage pour la
parole brève, pour la repartie. Mademoiselle
Langweil, elle, travaillait continuellement pour le Foyer ; elle y a
consacré plusieurs centaines de mille francs. La majeure partie des
fonds venaient d'Amérique. Et à un moment donné il y a eu une sorte
de scandale étouffé ; le Foyer s'est dissous. Gide l'a quitté du jour
au lendemain. Il y avait
alors, chaque dimanche soir, des dîners chez mademoiselle Langweil,
où Gide venait presque régulièrement. Il fallait l'entendre parler des
intérêts du pays ! Il représentait la grande figure du patriote. [439] Blanche hésitait
sur la nature de son activité. Devait-il continuer à peindre, continuer
à écrire ses Cahiers d'un artiste ? Ou au contraire se donner
au Foyer ? Madame Blanche, les belles-sœurs de Blanche et toute sa belle-famille
désiraient voir « Jacques » dans les hôpitaux ou dans les œuvres. Barrès,
consulté, Barrès, le nationaliste professionnel, conseilla à Blanche
de continuer ses travaux personnels. Gide protesta, considérant que
ce n'était pas le moment.
Et voici qu'à
nouveau je pense à ce que m'a rapporté Schlumberger : — J'étais mobilisé
pendant la guerre, et c'est l'époque où j'ai vu Gide le moins souvent.
Cependant, connaissant Gide je n'imagine pas que lui, comme non-combattant,
ait pu avoir le sentiment qu'il fallait continuer de sacrifier des vies
humaines, si... Mais, d'autre part, tout ce qui pouvait ressembler à
un manque de persévérance, à un « lâchage » par fatigue et par manque
de vertu, était certainement contraire à son caractère.
— Ce qui veut
dire, reprend Blanche, qu'il n'y avait personne qui flétrissait plus
violemment le défaitisme, qui était plus aveuglément « jusqu'au-boutiste
»... Il allait jusqu'à critiquer Barrès parce qu'il avait songé en 14
à quitter Paris. Madame de Noailles avait incité Barrès à partir et
déjà une auto l'aurait attendu devant sa porte. Au dernier moment il
aurait renoncé. C'est précisément cette hésitation que Gide n'admettait
pas.
Blanche : — Vers 1917,
Gide était devenu, somme toute, le précepteur des enfants Allégret et
j'allais souvent le voir chez eux, avenue Mozart, tout près d'ici. C'était
l'époque des alertes de gothas et, comme ma propriété est en carton,
je me [440] rendais dans des caves voisines, où je rencontrais parfois
Gide accompagnant Marc Allegret et quelquefois les autres enfants. L'année suivante,
en 1918, je me proposais, dès les premiers jours de Pâques, de retourner
comme chaque année à Offranville. J'étais prêt à partir lorsque je reçus,
envoyé par Bidou qui était alors au front, un soldat anglais qui me
pressa de ne pas me rendre en Normandie : les Anglais ne tiendraient
plus que deux ou trois jours devant Rouen et, Rouen prise, toute la
Normandie serait envahie. Je décide donc de rester à Paris. Ce n'est
qu'un peu plus tard que je me rendis dans ce couvent dont j'ai parlé
dans Les Cloches de Saint-Amarain. Cependant chez
les Allegret, Gide m'apprend que lui, il ira quand même à Cuverville
rejoindre sa femme. A quelques
jours de là, par une nuit magnifiquement étoilée et traversée de temps
à autre d'avions français, Gide et moi, nous nous sommes promenés autour
du lac du Bois de Boulogne. Gide ne me parle que de son départ pour
Cuverville et fait ses adieux... J'écris alors
à Cuverville pour avoir de ses nouvelles. Pas de réponse. Le temps passe.
Vous comprendrez quel a été mon étonnement lorsque peu après, j'ai appris
que Gide était à Cambridge avec Marc. Il paraîtrait qu'il n'a jamais
passé par Cuverville et qu'il s'est rendu directement en Angleterre,
quoiqu'il ait souvent déclaré qu'il était indécent de quitter la France
en temps de guerre. [Voir
plus haut extraits du Journal de Gide, page 53]
Ces « histoires
» de Blanche sur Gide me rappellent cette page du Journal de
Gide sur Blanche, écrite quelques jours avant la déclaration de guerre
: 29 juillet
1914. — « Le pauvre Blanche m'avoue que ces nouvelles le démolissent
et que, dans la matinée, il a dû aller par cinq fois « au bout
du couloir ». Il a ce qu'on [441] appelle « la frousse »... ... Puis inlassablement
il exagère les calamités... Depuis déjà
plus de deux ans, du reste, il... se refuse à placer quoi que ce soit
de ce que lui rapportent ses portraits... Il s'inquiète
beaucoup de savoir, en cas de guerre, où il devra habiter. A Offranville
il redoute l'isolement ; mais à Paris, il craint l'émeute. »
Blanche : — J'ai discuté
avec Gide des Compagnies fermières du Congo. Quand je lui ai dit que
cette question était indissolublement liée à celle de la colonisation,
j'ai entendu ses protestations. Il veut maintenir la colonisation comme
un bien, mais reste disposé à en critiquer les modalités. C'est toujours
sa même attitude, également en religion. Il refuse de discuter le principe,
il ne veut pas tout chambarder : révolutionner le moins possible. Pendant
la guerre, c'était la même chose : il ne voulait jamais soulever la
question de l'agresseur.
Nous sommes
amenés à parler de la position de Gide pendant l'Affaire Dreyfus : — Oh ! moi,
dit Blanche, j'ai fait tous mes efforts pour me désintéresser de cette
question, et je n'en ai jamais parlé à Gide. Moi : — Schlumberger
m'a dépeint Gide comme un ardent dreyfusard.
Et je pense
alors à Schlumberger, qui a hasardé un jour cette hypothèse devant moi
: — Gide n'a
jamais mené de vie politique active. Il pensait en chrétien que le citoyen
est le citoyen et que l'artiste [442] n'a pas à intervenir, qu'il faut rendre
à César ce qui est à César. Si je devais préciser la position politique
de Gide, je dirais : la république le laisse indifférent, la théocratie
n'est pas son fait non plus, car elle suppose un clergé. Il n'est pas
assez intellectuel comme Valéry pour désirer une oligarchie de sages.
Le bon despote, tel serait sans doute son désir, d'ailleurs nulle part
exprimé.
Blanche : — Oui, c'est
vers 1900, à l'époque de l'Exposition que j'ai fait le portrait de Gide
et de Ghéon. Avec eux figure un petit garçon arabe qui appartenait aux
souks de l'Exposition. Ce garçon tournoyait continuellement autour d'eux,
dans ces lieux de plaisir, dont la police surveillait les abords. Je
l'ai fait figurer au premier plan, à gauche, coupé par le cadre ; il
entre, portant un plateau, dans un clair-obscur, qui en fait un personnage
de peu d'importance. C'est au contraire au milieu du groupe des écrivains,
grave et sérieux, avec un regard fixe, qu'apparaît Athman, debout. Vous savez
que ce malheureux garçon, après avoir été amené d'Algérie en France,
fut abandonné sans argent, sans travail. Je l'ai recueilli, logé, nourri
pendant quelque temps chez moi... Ils en étaient complètement écœurés.
— J'ai d'ailleurs ici la photographie de ce tableau.
Blanche me
la tend. J'y retrouve
Ghéon, avec sa tête à la fois joviale et satanique, moustache et barbe
en pointe, — assis le buste retourné vers le spectateur, il rit. Gide, l'air
sombre et mystérieux, avec son grand chapeau à très larges bords et
toujours sa vaste cape. Il est habillé un peu comme un gentilhomme-fermier
; il a de gros vêtements solides. Deux autres
poètes barbus posent derrière eux dans un vague musical, qui peut rappeler
l'atmosphère du symbolisme. [443] — J'ai eu la
plus grande difficulté, m'explique Blanche, à travailler cette toile
; je l'ai même détruite, elle devait passer dans un poêle quand mon
chauffeur l'a sauvée. En souvenir de Gide, je l'ai reprise et achevée.
Blanche : — A cette époque,
Ghéon et Gide, liés comme deux complices, menaient une vie de plaisir.
Quand Ghéon se promenait à Paris avec moi et que je saluais gravement
tel magistrat, juge à la Cour de Cassation, ou tel notaire qui était
un de mes parents, il arrivait que Ghéon se mît à sourire : — Oh, je
le connais bien ! Et quand je m'étonnais qu'il connût ainsi des amis
ou des membres de ma famille : — Oui, certains d'entre eux, je les connais,
répétait-il avec un sourire entendu... Un jour Ghéon
arriva chez moi. Il était ici, assis sur ce canapé, et, me prenant à
part, dans un extraordinaire état d'exaltation, me fit des confessions
entières et détaillées. Je savais depuis longtemps ; j'étais au courant
et je protestai : — Croyez-vous, Ghéon, qu'il soit nécessaire d'en parler
? — Mais c'est une question d'honnêteté, me répondit Ghéon, une question
de sincérité. Et croyez bien que non seulement moi, mais aussi Gide... — Ce n'était
pas un besoin de sincérité, reprend Blanche, mais plutôt une sorte d'irrépressible
nécessité de se confesser, qui de temps à autre éclatait : il lui fallait
prendre des amis à témoin et en faire, malgré eux, ses complices.
Blanche : — Quand Gide
apprit les révélations de Ghéon, il en fut consterné. Peu de temps après,
je l'avais invité à Offranville. Je le cherche à la gare. Il descend
de son wagon de troisième, sa valise à la main. Troisième classe : avarice
? Non, je pense que Gide a plus de liberté pour s'asseoir auprès de
qui il veut. [444] Puisque je
savais tout, Gide jugeait-il sa situation intenable en France ? Craignait-il
un scandale ? Avait-il peur que je l'ébruite ? Voulait-il partir ? Autant
qu'il me souvienne, il ne m'a rien dit précisément. Toujours est-il
qu'il n'avait pas la moindre intention de faire quoi que ce soit. Il
donnait le change apparemment.
Blanche : — Pour moi,
le mariage de Gide est incompréhensible. Oui, c'est pendant la guerre,
à l'époque de sa conversion, que Ghéon a écrit à Gide pour faire son
mea culpa en évoquant leurs sorties de jadis. Gide habitait Cuverville.
Il y avait longtemps qu'on manquait des nouvelles de Ghéon alors au
front. Vous savez que Ghéon était autant l'ami de madame Gide que de
Gide. Bien souvent à Paris il avait passé des soirées avec elle, à veiller
en attendant l'absent. Elle pouvait en tout cas considérer que les lettres
de Ghéon étaient adressées à eux deux. Elle ouvrit celle-ci. Sans doute,
m'a dit Ghéon, elle avait pu avoir des soupçons bien avant cette lettre.
Mais ce fut alors pour elle la certitude devant laquelle il est impossible
de fermer les yeux. Le fait m'a été directement et personnellement raconté
par Ghéon. Gide m'a déclaré que ce fut là son drame le plus poignant, ajoutant que
ce n'était pas une simple coïncidence, cette intrusion même involontaire
d'un converti dans sa vie privée, cette intrusion indirecte de l'Eglise.
L'année suivante, madame Gide fut appelée à mieux comprendre encore...
Blanche : — Je vous ai
dit tout à l'heure que Gide donnait souvent le change. Voulez-vous un
autre exemple de son côté jeu et mystificateur ? Je venais de
terminer Les Cloches de Saint-Amarain qu'il avait revu, page
par page, avec moi. Comme j'avais remis le manuscrit à ma grande amie
madame Mühlfeld qui [445] m'avait déclaré que sa publication serait
un scandale, je m'adressai à Gide pour un conseil. Alors Gide demanda
à madame Mühlfeld communication du manuscrit comme s'il ne le connaissait
pas. Un jour où je vins le voir à la « Villa », il me parla de tout,
sauf de la publication des Cloches. Quelque temps après, comme
je faisais le portrait de Valéry, il entre, puis, me prenant dans un
coin, me dit affectueusement qu'il désire me revoir seul pour m'entretenir
de mon livre. Sur ce, j'apprends qu'il avait passé chez moi quand j'étais
seul, sans monter, et que ce jour-là, comme j'avais du monde, il était
venu. Pourquoi éludait-il cette conversation ? Etait-ce un jeu de sa
part ?
Ici, Blanche,
auteur naïf, n'a pas voulu comprendre. Gide jugeait son style plein
« d'extraordinaires défaillances » et son manuscrit difficilement publiable
par la N. R. F. L'ouvrage parut chez un autre éditeur sous le pseudonyme
de J. de Beslou.
Blanche : — J'explique
certains détours de Gide par son caractère provincial. A Paris, il a
été déconcerté par le monde de Paul Bourget, le Jockey, le Faubourg,
les salons.
Blanche, lui,
aime et continue à vivre dans ce monde. Je regarde devant moi le portrait
encore inachevé d'une femme élégante, connue pour sa grande fortune,
de l'aristocratie anglaise. Si Gide a été
attiré, très jeune, par quelques salons, il les a fuis rapidement. S'il
y retourne, il constate à nouveau qu'on y dénigre tout ; il ne supporte
pas les « mots », les propos mal rapportés, faits pour briller ; il
se tait, l'esprit maussade : — Je devrais tout démentir, dit-il.
Je quitte l'atelier du premier et, dans un petit vestiaire attenant, Blanche m'aide à enfiler mon pardessus, et d'autant [446] plus résolument que je crois devoir m'y dérober, la politesse lui paraissant au contraire de m'imposer le devoir de l'aider à m'aider. Dans le vaste salon du rez-de-chaussée que traversent tant de personnalités célèbres, je rencontre ce garçon sans âge et qui me semble muet, que j'entrevois parfois dans la maison. Même à ses plus brillantes réunions, Blanche ne présente presque jamais.
AVEC ANDRE GIDE
18 février 1929. Rue Vaneau.
Un magnifique nègre, en provenance directe du Congo, ouvre la porte.
Il a été envoyé par un ami, d'Afrique. Va au bal nègre la nuit, dort
le jour. N'a rien à faire, dit savoir tout faire. Je traverse
à nouveau l'appartement compliqué, par un long couloir où donnent des
portes ouvertes, pour arriver au studio.
Nous parlons
depuis plusieurs heures déjà. Il est près de minuit, lorsque, soudain,
le nom de Claudel est évoqué. Le ton de l'entretien change. J'allais
partir, Gide me retient, hésite un moment, me parle de la correspondance
qu'il a entretenue avec Claudel depuis des années, puis va chercher
une grande enveloppe grise, qui contient quelques-unes de ces lettres
: — Je croyais
les avoir égarées, me dit-il ; je viens de les retrouver. Peut-être
pourrai-je tout à l'heure vous en lire certains fragments... De Jammes aussi
j'ai d'anciennes lettres, mais la plupart bien insignifiantes. Elles
sont pleines d'histoires, qui dénotent la complication de son caractère.
Il désirait se séparer d'une amie (c'était au début de nos relations)
; alors il avait trouvé ceci : demander à ma femme de lui écrire une
lettre [448] à lui,
Jammes, pour la communiquer sans doute à son amie et lui prouver qu'il
avait une autre liaison qui l'obligeait à rompre. (Gide sourit comme
s'il parlait de quelque enfant décevant.) Plus tard,
après sa conversion, il m'exhortait à quitter « ma néfaste doctrine
nietzschéenne » ! Il m'écrivait : « La France a besoin de toi... ! »,
ou d'autres sottises de ce genre...
Mes échanges
avec Claudel, reprend Gide, c'est autre chose. Il est l'homme le plus
saisissant que j'aie rencontré et contre lequel j'ai eu peut-être le
plus à me défendre... Notre amitié
est d'ancienne date ; je l'ai connu par Marcel Schwob et retrouvé chez
Mallarmé, où il se tenait dans un coin, à l'écart, le plus souvent silencieux...
Après avoir
perdu la foi de son enfance, Claudel est resté, jusqu'à 18 ans, sous
le joug des doctrines scientistes et matérialistes de Le Dantec et de
Renan, qui deviendra subitement « l'ignoble Renan » : Claudel s'était
converti. Se convertir, dira-t-il plus tard, « c'est une petite mort
». Quand Gide
le revoit vers 1905, il est frappé par son nouvel aspect et note dans
son Journal : « Jeune, il
avait l'air d'un clou ; il a l'air maintenant d'un marteau pilon...
[Visage carré], cou de taureau continué tout droit par la tête. » «
... Pour causer avec lui... on est obligé de l'interrompre. Il attend
poliment que l'on ait achevé la phrase, puis reprend où il en était
resté, au mot même, comme si l'autre n'avait rien dit. »
Jammes, accompagné
de Gide, lui a rendu visite quelques années auparavant et dans ses Mémoires
a écrit : Dans la pièce,
« un lit, trois chaises dépenaillées, une mauvaise commode où sont posés
un chapelet de deux [449] sous, un paroissien de cuisinière et
l'Appel au Soldat de Maurice Barrès. » « On ressentait que pour
un empire, cet échappé du monde civilisé n'eût renoncé... à cette jaquette,
à ce col qui devait lui servir de discipline... à ces bottines à boutons...
» Claudel revient des Affaires étrangères. Il offre à ses visiteurs
deux exemplaires de Connaissance de l'Est : « — J'aurais
dû sans doute, dit-il, obtenir au préalable du ministre, l'autorisation
de publier ce livre. »
Converti, Claudel avait pris l'âme d'un missionnaire, si empli d'une totale certitude, si autoritaire qu'il se croyait chargé de foncer sur les faibles ou les hésitants, de les écraser pour les amener à Dieu par la force ou la douceur, la persuasion ou la violence. Le jeune L. L., rapporte Rivière, ayant rencontré Claudel chez Jammes, Claudel l'entreprit sur la religion : il l'enferma avec lui dans une chambre pendant une heure et l'invectiva terriblement. L. L. sortit pleurant, brisé, malade, et quitta la maison aussitôt, disant à Jammes qu'il l'aimait beaucoup, mais que son ami était trop cruel. Puis L. L. s'est converti.
« Je voudrais
n'avoir jamais connu Claudel, écrira Gide plus tard, ... son amitié
pèse sur ma pensée... et la gêne. » Gide a une
immense admiration pour la force de ce talent, pourtant si contraire
au sien ; mais ce n'est pas seulement une admiration littéraire, c'est
en même temps une sorte de considération pour la puissance de l'homme,
fait tout d'une pièce, qui frappe par coups massifs — si bien qu'à certains
moments, quand Gide se reprend, il ne laisse pas de remarquer l'incommensurable
orgueil des croyants. Depuis une dizaine d'années Claudel a entrepris d'amener Gide au catholicisme. Atteindre Gide ce serait atteindre non seulement un grand écrivain, mais aussi l'animateur de tout un milieu, et plus encore une forme d'esprit que Claudel sent fuyante, difficile à cerner et qu'il désire plus que toute autre réduire. Alors, de son immense poids, il s'efforce [450] d'emporter ce « point stratégique », afin de hisser cette valeur de « parabole » dans l'Eglise.
Gide est pris
par cet homme qui a les pieds bien sur la terre et qui sent Dieu en
lui, qui présente le catholicisme comme un déchirement sublime, comme
un principe de contradiction à la mesure de notre raison, comme une
lutte inconfortable et un combat contre la paresse (« Pas la paix, l'épée
»), comme une menace pour la sécurité spirituelle de ceux qui n'ont
pas la foi, comme un scandale, car quoi de plus audacieux, de plus aventuré
que « l'acceptation poétique, écrit Claudel, d'un monde surnaturel et
invisible » ? Le catholicisme de Claudel s'exprime souvent dans les
termes mêmes des incroyants. Il est irrépressible jaillissement lyrique,
la force de « faire », la force d'étreindre, la force de vivre : « Oui
! quelle chose c'est que de vivre... » Vivre comme l'Arbre, qui est
« le tirement assidu de [son] corps hors de la matière inanimée » ;
s'étendre sur le sein de la Terre : « Oh nuit ! Terre, terre ! » Mais Gide comprend
que Claudel a besoin de soutien, qu'il se sent seul, que l'Arbre est
pour lui un père et que lorsqu'il évoque la nuit, c'est la « Nuit maternelle
». Bien qu'il admire la magnificence des images de Claudel, le catholicisme
apparaît à Gide comme une doctrine qui se découvre dogmatique à l'épreuve
des réalités. Claudel est obligé de réduire sa pensée : il perdrait
sa foi, dit-il, s'il croyait à la « pluralité des mondes », et surtout
de mondes habités. Si la terre n'est qu'un grain de poussière,
pourquoi ce grain mériterait-il que Dieu lui sacrifiât son Fils ? L'athée
au contraire parle des autres mondes : « O, fabricateur de cette mauvaise
petite boule ronde, écrit un Sade, toi qui d'un souffle en as peut-être
placé des milliards comme la nôtre dans l'immensité de l'espace... »
Claudel est obligé de rejeter tous les penseurs qui ne s'accordent pas
à sa doctrine ; il les rejette avec rage, parlant d'eux comme des ravages
des Turcs, des Anabaptistes ou des Luthériens. [451] Si Claudel
déclare que Rimbaud avec sa « voix de femme, ou d'enfant, ou d'ange
», [Rimbaud,
par Claudel] lui a ouvert une fissure dans son bagne matérialiste,
lui a révélé qu'il a retrouvé l'éternité et qu'il n'avait « rien autre
chose à révéler, sinon que nous ne sommes pas au monde »,[Journal
de Gide.] Claudel ne veut pas connaître
la vie réelle de Rimbaud et, quand Gide l'entretient des rapports de
Rimbaud avec Verlaine, « Claudel, le regard absent, touche un chapelet
sur la cheminée dans une coupe ». A Claudel, toute liaison amoureuse
apparaît criminelle et c'est sans doute pour se délivrer d'une liaison
qu'il s'est si brusquement marié, la veille de son départ pour la Chine.
Quoiqu'attiré
par Claudel, remué « comme un poteau » jusqu'à sa base, Gide ne cesse
de résister. D'où le puissant combat entre eux. Cependant quand
Claudel lui écrivait : « Je m'intéresse à votre âme », Gide se sentait
tout à coup bouleversé par la puissance de cet homme penché presque
paternellement sur lui. Claudel n'hésitait pas à entrer dans la vie
intérieure de ses amis — chacun a bien quelque douleur, quelque misère,
quelque secret qui le hante et dont il rêve parfois d'être soulagé.
C'est ce moment qu'attendait Claudel — pour frapper fort, frapper cruellement,
ou consoler.
Depuis longtemps
Gide projetait une explication avec Claudel qui déclarait être prêt
à tout comprendre, mais leur correspondance n'aboutissait pas, et les
séjours presque ininterrompus de Claudel à l'étranger ne facilitaient
pas non plus leur rencontre. — « Je m'impatiente... » déclarait Claudel. Et Gide accepte
que Claudel lui donne le nom d'un prêtre, mais il n'alla jamais le voir. Voici qu'en
1914, Gide au lieu d'être amené-à une sorte [452] d'affectueuse confession, fut brutalement
sommé par Claudel de s'expliquer d'un passage des Caves du Vatican
paru dans la N. R. F. Il s'agissait de quelques remarques de Lafcadio
(qui nous semblent aujourd'hui anodines). [« Le curé de
Covigliajo, si débonnaire, ne se montrait pas d'humeur à dépraver beaucoup
l'enfant avec lequel il causait. Assurément, il en avait la garde. Volontiers,
j'en aurais fait mon camarade; non du curé, parbleu ! mais du petit...
» Les Caves du Vatican.] Sans doute c'est tout le livre qui heurtait
Claudel, qui lui paraissait, quoique présenté sous la forme d'une sotie,
une satire de l'Eglise, mais c'est à quelques lignes seulement qu'il
s'attachait pour demander à Gide s'il était un « participant de ces
mœurs affreuses », pour le forcer à l'aveu : « Répondez-moi, vous le
devez. » Gide s'était
toujours promis, mais au moment qu'il choisirait, de lever le masque.
Le ferait-il sous cette menace, venue même d'un ami ? Il savait que
s'il répondait maintenant, il devait non seulement avouer, mais s'affirmer.
La nuit s'est
avancée encore et la rue est devenue complètement silencieuse. Gide
relit deux ou trois des lettres, à haute voix, sur un ton solennel,
pénétré, profondément ému. Il s'assied près de moi et sort au fur et
à mesure les lettres de leurs enveloppes conservées précieusement. Les
brouillons également sont gardés, et comme les lettres de Gide comportent
quelquefois deux projets de réponse, et certaines lui ayant été retournées
par Claudel, il arrive que le texte se présente en trois exemplaires. Gide commence
à me lire la première lettre (datée de mars 1914), puis s'arrête soudain,
non sur un passage difficile, mais probablement parce que le souvenir
ressurgi de cette époque l'étreint ; puis il me tend la lettre : — Lisez
vous-même. Il prend pendant ce temps un livre qu'il fait [452] semblant de feuilleter, puis revient
s'asseoir auprès de moi ; reprend la réponse de Claudel et la relit
de nouveau à haute voix ; puis les radiateurs se refroidissant, nous
allons vers une autre pièce de l'appartement ; madame Van Rysselberghe
rentrant de voyage, nous retournons dans le studio de Gide.
Après un premier
mouvement de protestation, Gide s'est ouvert à Claudel : « C'est à présent
à l'ami que je parle, comme je parlerais devant Dieu. Je n'ai jamais
éprouvé de désirs devant la femme ; et la grande tristesse de ma vie,
c'est que le plus constant amour, le plus prolongé, le plus vif, n'ait
pu s'accompagner de rien de ce qui d'ordinaire le précède. Il semblait,
au contraire, que l'amour empêchât en moi le désir... » « Sur cet aveu,
si vous préférez rompre avec moi... Mais l'hypocrisie m'est odieuse...
Je ne puis croire que la religion laisse ceux-là qui sont pareils à
moi de côté... Par quelle lâcheté, puisque Dieu m'appelle à parler,
escamoterai-je cette question dans mes livres ?... » Claudel fit
une très longue réponse en affirmant que chacun est responsable de son
âme et peut la diriger : « ... En dépit
de tous les médecins, je me refuse absolument à croire au déterminisme
physiologique. » Suivent quelques citations latines tirées de différents
chapitres de la Bible.
Gide : — Dans ces
citations, il me semble qu'il est plutôt question de fornication que
d'autre chose.
Puis Gide reprend
la lettre de Claudel : — « Vous me
parlez d'hypocrisie, mais il y a une chose infiniment plus odieuse que
l'hypocrisie, c'est le cynisme. » Et Gide relit la phrase et la répète
pour mieux s'en pénétrer. [454] J'ose interrompre
pour la première fois ces lectures, me souvenant de deux vers de Claudel : «
Cet art de vivre honorablement avec tous ses péchés, Qui sont comme
s'ils n'étaient pas, du moment où nous les tenons cachés. »
Gide : — Ecoutez-le,
dans sa lettre : « Dans ces graves matières charnelles, nous péchons
tous plus ou moins et je vous avoue très sincèrement que, de vous à
moi, si je faisais une comparaison, elle serait à mon détriment. » Ici Gide s'arrête
: suit une ligne et demie barrée par Claudel. Gide fait un geste d'ignorance. Puis revient
plusieurs fois sur la chose qui paraît la plus importante à Claudel,
cette abjuration : « A tout le
moins, promettez-moi que ce passage [des Caves] ne figurera plus dans
le volume. Peu à peu on oubliera... » Gide me lit
sa réponse : — « ... Je
vous remercie du sentiment qui vous fait me demander, ainsi que le ferait
également la prudence, de supprimer une phrase de mon livre ; mais je
ne puis y consentir. Vous avouerai-je même que votre phrase rassurante
: « Peu à peu on oubliera », me semble honteuse... » Les dernières
et brèves réponses de Claudel sont tantôt affectueuses, tantôt autoritaires,
selon l'espoir qu'il garde d'obtenir quand même la suppression du passage
qu'il a incriminé, et de ramener par cette marque d'obéissance, à lui
et à Dieu, la brebis récalcitrante.
Moi — Ce qui me
frappe, c'est le ton douloureux de ces lettres, où Claudel vous appelle
: — Mon pauvre Gide ! Votre réponse à Claudel, où vous craignez qu'il
vous trahisse, [455] me paraît refléter l'inquiétude de l'homme
traqué tel que Proust le dépeint dans son évocation de Sodome. Tout
cela est si loin de la lumière et de l'équilibre qui apparaissent dans
Corydon, — ou du bonheur de certaines pages de Si le Grain
ne meurt. Vous m'avez dit souvent avoir voulu peindre Corydon libre,
assuré, assumant la responsabilité de ce qu'il est, alors qu'il apparaît
ici livré au profond désarroi.
Gide : — Je n'avais
écrit encore qu'un fragment de Corydon. Les événements m'ont
devancé. Mon livre n'était pas achevé. J'ai été pris de court. S'il
avait paru complet et au grand jour, que de pénibles malentendus eussent
été évités. De là est venu le drame. L'homme traqué
ne l'est qu'autant qu'il n'a pas avoué publiquement. Croyez bien qu'avouer
publiquement ce qui paraît inavouable, c'est autre chose que de livrer
un secret. Livrer un secret, c'est se livrer, c'est en quelque
sorte faire de quelqu'un son complice. On est « à sa merci ». Mais quelles
résistances j'ai eues à vaincre au moment de parler ! Proust me confiait
: — Vous pouvez tout dire, mais ne dites jamais « je », vous vous compromettez
et tout le monde vous tournera le dos. Wilde aussi m'a dit : — N'employez
jamais « je ». Qui sait, s'il avait revendiqué de son banc d'accusé,
la liberté, quel eût été le dénouement de son procès ? Mais il cherchait
à se protéger par des feintes, tandis que chaque voyou qui passait à
la barre l'accablait davantage... Ils préfèrent tous le camouflage.
Et Claudel m'écrit comme eux (Gide reprend la lettre) : « Vous vous
perdez. Vous vous déclassez... Vous ne compterez plus. » (Intonation
de Gide.)
Gide : — Comment mon
cas n'eut-il pas inspiré de l'horreur à Claudel ? Et quelle vie devait
m'attendre ! C'est sa vision [456] à lui. Claudel, qui donne à la chose son aspect douloureux. Je dois dire,
il est vrai, qu'il y a trois ou quatre ans, quand je lui ai envoyé mon
Dostoïevski, j'ai été ému de lire, dans une belle lettre qu'il m'écrivait,
que ce Russe n'était pas un malade, ni un barbare, mais un possédé à
l'état de recherche. Aussi longtemps que Claudel a cru que la grâce
était, comme il dit, en gestation en moi, il n'a pas complètement cessé
de m'écrire.
Gide reprend
: — Claudel est
peut-être l'homme le moins fait pour me comprendre. Il y a en lui un
mâle furieux qui veut la « possession ». Que peut-il imaginer des rapports
avec les jeunes gens ? Comment je les incite à mieux se connaître, à
se détacher de moi, à prendre plus tard une maîtresse... Quand la sensualité
fait place à la tendresse, il reste un jeune homme « avec qui on peut
parler », la joie de le voir agir, de lui laisser l'initiative, de se
reposer sur sa jeune force... Sans doute il y a une certaine abnégation
dans cette sorte d'amour. Mais Claudel ne peut voir là qu'une monstruosité
diabolique, qu'un horrible accouplement. Entre l'amant et l'aimé,
il n'y a pour moi que beauté, que caresse et je pense même que l'aimé
n'a parfois pas à y répondre...
Moi : — Proust déclarait
qu'un sodomite qui ferait l'amour avec une femme se sentirait devenir
anormal.
Gide : — Les croyants
nient le déterminisme physiologique. Allons donc ! On peut peut-être
sublimer ses désirs, on ne les change pas. Un silence.
Puis Gide, d'une voix basse, presque souterraine : — Je puis vous
le dire : eh bien oui, l'aspect même d'un sexe féminin me fait horreur.
(Et Gide appuie gravement [457]
sur
les r de la dernière syllabe, avec une sorte de frémissement
intérieur et le sentiment d'une délivrance.)
Gide : — Claudel me
disait de lui : — Il faut me prendre comme je suis. Pourquoi ne fait-il
pas de même avec moi ? Au lieu, ils m'envoient le nom de leur confesseur
!
Gide replace
les lettres dans leur grande enveloppe et la pose sur la table. Dans
le studio, l'heure avancée crée une sorte de vide silencieux.
Moi : — Ils se sont
également tournés vers votre femme. Jammes lui écrit (sans lui dire
grand'chose) et Claudel plus tard je crois, pendant votre voyage au
Congo. On sent qu'elle est aussi l'objet d'un siège, prudent sans doute.
Et quand ils ne s'adressent pas à elle, ils vous rappellent qu'elle
est là. Claudel vous dit : — « Consultez madame Gide ». Qu'est-ce que
cela signifie, sinon : — Pouvez-vous lui avouer ? Je pense à Proust
qui affirme que le sodomite mentira à sa mère jusque sur son lit de
mort...
Gide : — Vous touchez
là au sujet qui m'est le plus pénible. Je crois qu'il y a un moment
où la sincérité atteint des bornes. Ici je ne suis plus seul en cause. C'est une autre
question : un drame de la vie privée. Il y a des choses qui crèvent
les yeux et qu'on ne voit pas ; l'être qui est le plus près de vous
les soupçonne peut-être, mais les supprime. Alors il se trouve toujours
quelqu'un pour éclairer... Ou plutôt non ; dans ma vie ce sont les événements
qui ont été les plus forts, qui ont été la source d'une sorte de libération. Je reviens
encore aux légendes grecques. Il y a tant à apprendre d'elles. En ce
moment, c'est Œdipe que je voudrais [458] interpréter. Son drame, c'est qu'il ait pu vivre, je ne
sais combien d'années, heureux avec sa femme. Individu supérieur, il
était parvenu à créer en lui son propre bonheur et cependant ce bonheur
ne reposait que sur un malentendu. Oui, j'ai beaucoup
creusé ce sujet et je projette d'en tirer une pièce, du genre injouable
sur la scène — Œdipe a vaincu le Sphinx. Il a remplacé Laïus sur son
trône. Il est de la race de ces héros puissants, tyranniques, comme
Thésée. Et il est parfaitement heureux. Mais ici intervient le prêtre...
Le prêtre c'est Tirésias. Et il ne peut pas admettre la quiétude et
le bonheur d'Œdipe. Eclate la peste.
Tirésias doit la justifier, donner à ce fléau une explication divine
: c'est l'abominable présence d'Œdipe dans la cité. Tous les éléments
du drame sont donnés. Il en tire les conséquences. Il révèle à Œdipe
que son bonheur repose sur une erreur. Jocaste apprend qui est Œdipe
et Œdipe se sent traqué pour un crime qu'il ne saurait nommer, c'est-à-dire
pour lui inclassable. C'est alors qu'il se crève les yeux. La position
d'Œdipe peut paraître inadmissible pour le public ignorant ; d'où ce
dénouement ; mais on pourrait en envisager un autre… Le sujet s'est
développé, élargi en moi : je vois de nouveaux personnages : les enfants
d'Œdipe. Magnifiques, les enfants. Eteocle et Polynice. C'est à partir
du jour où, Œdipe, leur père, apprend l'horrible vérité, que les drames
succèdent aux drames et que le malheur s'abat sur eux. Antigone et le
malheur... Avez-vous pensé
à la question du Sphinx ? Telle qu'elle est rapportée, elle paraît idiote.
Œdipe confie à son fils qu'il avait la réponse avant de connaître la
question. De toutes façons et quelle qu'elle ait pu être, il aurait
répondu : — C'est l'homme. C'est l'homme, c'est bien la réponse
à tous les problèmes. Œdipe est le
surhomme. Il a pris conscience de sa grandeur [459] par sa victoire sur le Sphinx. Il est admiré par ses enfants.
Et toute cette noblesse, toute cette haute construction qu'est Œdipe
va s'écrouler en quelques instants. — Quoi ! s'écrieront ses enfants,
tout cela n'était élevé que sur un mensonge, que sur un crime. Mais n'oubliez
pas que celui qui déclenche la tragédie, c'est Tirésias, c'est le représentant
de la religion établie.
Gide : — Mes rapports
avec Claudel sont de plus en plus espacés. Après la publication de Numquid
et tu... ? il a repris espoir, car je priais. Et j'ai encore deux
ou trois lettres magnifiques de lui. A la veille de mon départ pour
le Congo, nous avons eu un long entretien solennel. — Ah, si tous les
catholiques étaient comme vous, lui ai-je dit !
— Et
il m'a répondu que les catholiques pensaient à moi, priaient pour moi,
que je leur manquais et que malgré « mes mœurs affreuses », ils espéraient
toujours en moi. C'est bien la manière des catholiques ; ils déclarent
volontiers que ceux qui blasphèment, qui s'insurgent contre l'Eglise,
ceux qui sont livrés aux passions, les plus dévergondés au regard de
leur morale, restent cependant le plus près d'eux ; ils voient dans
les excès même de l'homme, l'expression du travail intérieur de la grâce.
A ce compte, les catholiques pourraient annexer tous les violents et
les révoltés, Rimbaud tout aussi bien que Sade, mais non pas les sages
: Vinci, Spinoza ou Goethe. Quand j'ai expliqué à Claudel que plus aucun
« travail intérieur », comme il dit, ne se faisait en moi, il a compris
que j'étais complètement perdu pour le catholicisme ; à présent il me
laisse de côté ; Jammes également. Remarquez que,
de leur point de vue, les catholiques sont logiques avec eux-mêmes ;
ils ont bien raison de prendre position contre moi, de déclarer que
mon enseignement va à l'encontre du leur, tous faits que je ne peux
pas considérer comme insignifiants. Je reconnais l'importance de [460] l'Eglise à ceci, qu'il faut s'opposer
à elle, être rejeté par elle... Il est possible
que dans cinquante ans, le problème se présente autrement et que l'offensive
catholique à laquelle nous assistons ne soit plus rien. Mais je pense
que l'esprit dogmatique et l'esprit mystique sont de tous les temps.
Opposer la pensée libre à leur système, la pensée ouverte à la pensée
fermée, cela reste une chose qui ne laisse pas encore de me préoccuper
aujourd'hui...
Les extraits
suivants du Journal de Gide montrent qu'il a toujours maintenu
ses distances avec Claudel, pour le juger, même au moment où il paraissait
le plus saisi par lui.
5 décembre
1905 : — « Le grand avantage de la foi religieuse pour l'artiste,
c'est qu'elle lui permet un orgueil incommensurable. » Même date:
— Il exécute. Il abat... « à coups d'ostensoir il dévaste
notre littérature ». 6 février
1907 : — « Lettre de Claudel... pleine d'une colère sacrée, contre
l'époque, contre Gourmont, Rousseau, Kant, Renan. Colère... douloureuse
à mon esprit autant que l'aboiement d'un chien à mon oreille. » Vingt ans plus
tard : — « Achevé le Soulier de Satin. Consternant.
» 6 décembre
1931 : — Claudel fulmine contre Jouvet qui joue le Taciturne,
pièce « d'un écrivain immonde, dont il ne veut même pas se rappeler
le nom » ; Gide écrit : « Claudel peut bien s'indigner contre le
Taciturne, mais au fond, c'est à Jean Barois qu'il en a.
» [461]
AVEC JEAN COCTEAU
Fin février
1927. Il m'accueille
presque affectueusement comme un vieil ami ; il me reçoit en manches
de chemise. On la croirait portée par un mannequin vivant de Chirico.
Dès qu'il a enfilé son veston, il en retourne le bas des manches découvrant
les poignets serrés de sa chemise. Des lèvres de fil et des bras proportionnellement
aussi minces que les lèvres, — qui semblent tisser l'air comme l'araignée.
Il est tout en lignes droites et coupées. Des mains remarquables, osseuses,
— articulées ; des mains qui parlent. Je considère ce corps fin et frileux,
qui hume les choses avec la pointe du nez ; jamais d'idées générales,
mais un flair constamment en éveil ; un regard horizontal, qui, par-dessus
moi, paraît s'adresser à d'autres et d'une extrême mobilité. Après quelques
phrases en moulinet, il a touché dans le mille ; alors il se tient en
suspens, comme sur une patte, avec un sourire gentil, qui interroge,
qui attend... pour cueillir. Il faut jouer avec lui, être complice.
Aussitôt il échappe : je suis le mur ; il est la balle.
Cocteau : — J'ai pour
Gide beaucoup de gratitude. J'avais vingt ans et j'en étais à madame
de Noailles, aux grandes portes ; il m'a fait connaître la porte étroite.
Mais je crois qu'avec des hauts et des bas, il y a une rivalité aiguë
entre nous [462] — une rivalité masquée — car, dans la vie, nous conservons,
en apparence, des rapports supportables.
Cocteau : — Gide, quel
merveilleux professeur ! Quand je lui remis Thomas l'Imposteur, il
me rendit l'ouvrage avec des indications précieuses de sa main, surtout
des suppressions de mots décoratifs, sauf les malgré que, qu'il
a gardés et dont il m'a remercié.
Cocteau : — J'ai aussi
vécu aux environs d'Offranville où habitait Jacques-Emile Blanche. Gide
y venait souvent. Il y avait non loin, la propriété des Mallet. Je vis
autour de Gide, un groupe d'Hindous et beaucoup d'enfants qui faisaient
sa joie. L'un d'eux est devenu le messie d'Annie Besant. Ce fut là pour
moi le point de départ du Potomak...
—
Et peu à peu, reprend Cocteau, j'ai rejoint Gide; je l'ai dépassé ;
j'ai couru plus vite. A mon tour, j'entrais dans le monde actif : j'aimais
Reverdy, Picasso, Braque, d'autres ; Gide s'en tenait toujours à Maurice
Denis. Je me liais avec Max Jacob. Il y avait des matinées et des récitations
chez Paul Rosenberg. C'est après une de ces séances que j'ai mené André
Breton et Soupault chez Picasso, rue de La Boëtie. Aujourd'hui nous
sommes en lutte. Je me demande pourquoi... puisque nous défendons les
mêmes choses. Gide, lui, comme les encyclopédistes, a une sorte de jalousie
profonde des poètes. La jalousie de Gide est presque féminine. C'est
d'elle que sont parties nos brouilles. Il y en eut
une où Marc joua un rôle. Vous le connaissez ? Je l'appelle : un coupe-papier...
un coupe-papier pour édition de luxe. N'est-ce pas ? Gide l'a desséché
en l'aidant, il a perdu l'émotion humaine. Il la retrouvera. Le méandre
de Gide lui est propre. D'autres s'y perdent. [463]
Lettre ouverte de Gide à Cocteau (N. R. F. ; juin 1919) : « Chaque fois
que je parle avec vous, je songe au dialogue entre l'ours et l'écureuil.
Où je me traîne, vous bondissez. Certes je ne vous reproche pas de bondir
;... Je vous reproche de sacrifier vos qualités les plus charmantes
et les plus brillantes au profit d'autres plus pesantes que, peut-être
vous n'avez point... »
Extraits du Journal de Gide sur Cocteau : 20 août
1914 : « ... Tout cet extraordinaire brio de son parler habituel
me choquait... Il s'est vêtu presque en soldat... tourne au martial
sa pétulance... Il imite le son du clairon, le sifflement des shrapnells...
L'étrange, c'est que je crois qu'il ferait un bon soldat... » 1er
janvier 1921 : « Eté voir Parade... [Cocteau] sait bien
que les décors, les costumes sont de Picasso, que la musique est de
Satie, mais il doute si Picasso et Satie ne sont pas de lui. » 10 septembre
1922 : « Je relis... Le Secret Professionnel... Comment avais-je
pu trouver cela bon ? La vanité blessée ne réussit jamais que des grimaces.
» 18 mai 1923
: « Lu en wagon Le Grand Ecart... Amusé... par l'extrême ingéniosité
des images et la brusquerie clownesque de certaines présentations...
Si Cocteau se laissait aller, il écrirait des vaudevilles. » 11 octobre
1929 : « Lu le Livre Blanc... Que d'apprêt dans son style
! de souci de la galerie dans ses attitudes !... Pourtant certaines
obscénités sont racontées d'une manière charmante. » [464]
Après « quinze
années de guerre froide avec les surréalistes » et avec Gide :
Extraits d'un journal de Cocteau intitulé Maalesh (1949) : 6 mars 1949
: « Gide auquel, hier,... j'ai été rendre visite... Nous vidons notre
sac... Nous finissons par débrouiller ce qui nous avait brouillés, embrouillés,
ce qui me vaut les attaques de son Journal. Il m'avoue
: « J'ai voulu vous tuer. » Voilà l'exemple type des dangereuses visites
de ces jeunes... Le jeune homme oisif qui va de l'un à l'autre, véhicule
des histoires qu'il forge… Victimes de
mythomanes, il nous a fallu des années pour nous rejoindre et retrouver
notre vieille tendresse. Gide voudrait bien ravaler sa langue. Il est
trop tard. Mais qu'importe ? Ce qui n'est pas du cœur n'est rien. Et
peut-être ne nous en aimons-nous que davantage. »
En 1950, Gide
me parle de Cocteau : —
Oh ! Son extrême gentillesse, ses soins attentifs... Vous ne savez pas
comme il s'est montré dévoué encore ces temps derniers. [465] AVEC PHILIPPE SOUPAULT
1927. Avec une extrême vivacité, Soupault raconte : — On se réunissait
au Café de Flore, avec Breton et Aragon. Notre groupe, ce n'était
pas encore Dada ; c'était plutôt le groupe cubiste, si l'on peut parler
de cubisme littéraire. Il avait Apollinaire pour chef. On lisait des
poèmes cubistes. Nous avions
avec nous Max Jacob, André Salmon et aussi Reverdy. Les deux revues
principales, vous les avez connues, étaient Sic et Nord-Sud
; elles furent les toutes premières manifestations révolutionnaires
de notre mouvement : devant ces formules neuves, — les Calligrammes
par exemple, — le lecteur butait contre un mur. Les peintres nous
accompagnaient. Cela avait lieu encore pendant la guerre, vers 1916
et 17. J'avais publié
Aquarium. Breton faisait encore des poèmes mallarméens, en vers
réguliers ; je trouvais cela scandaleux et je le lui ai dit. Aragon
déclarait que les deux auteurs qu'il préférait étaient Villon et Rimbaud. Nous formions
déjà « le groupe des trois ». J'avais connu Breton aux mardis d'Apollinaire
; — Breton et Aragon se sont rencontrés au Val-de-Grâce, où ils étaient
tous deux étudiants en médecine. [466] Soupault : — Gide avait
entendu parler de nous et devait nous rencontrer chez madame Mühlfeld.
André Germain nous avait introduits dans ce salon, Breton et moi, Breton
en uniforme, comme Aragon d'ailleurs. On voyait là Léon-Paul Fargue,
Valéry Larbaud, la princesse Soutzo (la future madame Paul Morand),
madame Fabre-Luce, la mère d'Albert Fabre-Luce qui devait bientôt écrire
La Victoire... Le jour où j'y entrai avec Breton, madame de Noailles
— la bacchante — était présente, très entourée, et discutait de poésie.
Breton n'avait guère plus de vingt ans, parlait de brûler le Louvre.
Gide n'a jamais pu venir quand nous y étions. C'est alors
qu'il nous fit connaître une seconde fois, par l'intermédiaire de Marc,
lié aux Godebski, eux-mêmes des amis de Gide, son désir de nous voir.
Et quelque temps après, à une exposition de cubistes chez Rosenberg,
Cocteau se précipite sur Breton et sur moi et nous présente à Gide qui
vient d'arriver. Gide me demande de venir lui rendre visite à Auteuil,
chez les Allégret.
Soupault : — C'est en
1919 que nous avons fondé la revue Littérature, qui n'était pas
encore Dada, puisque Valéry, qui depuis sa « rentrée » n'avait publié
que La Jeune Parque, Blaise Cendrars, Paulhan, parfois Morand
ou Drieu, y collaboraient. J'ai demandé, pour notre n° 1, un texte à
Gide, qui m'a proposé un fragment du 1er et du 5e
livre des Nouvelles Nourritures. Plus tard, il n'en parut que
quatre. C'est au cours de cet entretien que Gide m'a parlé de trois
ouvrages qu'il aimait : Faust, Le Portrait de Dorian Gray et
La Peau de Chagrin, mais je pense qu'il a dû dire : que j'aime
dans tel ordre d'idées. Or soudain
il refuse de me donner son texte. Voici ce qui s'était passé : à cette
époque, Marc voyait souvent Cocteau, ne jurait que par lui. Gide, je
crois, aurait voulu nous
[467] opposer, nous, le « groupe des trois », à Cocteau pour prouver
à Marc qu'il y avait d'autres jeunes dans l'avant-garde que l'auteur
du Cap de Bonne-Espérance. Il s'exprima un jour très librement
à ce sujet, chez les Godebski et devant moi : — Marc est complètement
subjugué par cet esprit clownesque ! J'étais ravi de ce propos, car
je détestais alors l'esprit de Cocteau. Et le propos parvint, de Marcel
Herrand à qui je le répétai, par plusieurs autres bouches, à Cocteau
qui s'en plaignit à Gide : — Mon cher Soupault, me dit Gide, vous êtes
trop léger. Je ne pourrai pas collaborer à Littérature. Cependant,
sur mon insistance, Gide m'envoie chez ma mère, rue de Rivoli où j'habitais
encore, sous une grande enveloppe orange, un fragment des Nouvelles
Nourritures, mais accompagné d'une lettre un peu réticente. Il m'envoya
pourtant l'année suivante des Pages du Journal de Lafcadio (extraites
des «Faux-Monnayeurs »). Il pensait alors donner un rôle très important
à Lafcadio dans son roman (il s'en explique dans le Journal dès Faux-Monnayeurs),
mais à Lafcadio s'est substitué un autre personnage, Bernard. Les pages originales
parues dans Littérature figurent néanmoins dans les Morceaux
choisis. Gide ne laisse rien perdre. C'est dans ce texte qu'il écrivait
: « Lafcadio, faites attention, mon ami, ce que j'attends de vous, c'est
le cynisme, ce n'est pas l'insensibilité. » Il n'en reste
pas moins qu'après ce premier incident et malgré notre réconciliation,
Gide garda toujours une explicable méfiance pour moi, une méfiance qu'il
a toujours eue pour le groupe.
Soupault : — Gide était
alors un auteur relativement peu connu, mais plein de prestige pour
nous. Un auteur indépendant et probe. Réciproquement il a connu par
nous des formes nouvelles de la peinture, de la poésie. Il y a eu plutôt
échanges qu'influences. [468] J'avais alors
l'impression d'une renaissance dans sa vie. Tout ce qui était en puissance
et qu'il avait retenu jusqu'alors s'épanouissait spontanément ; il prenait
contact avec une nouvelle génération de jeunes gens, avec mes amis aussi,
Emmanuel Fay, Marcel Herrand... Quoiqu'il ne se livrât pas avec nous,
il s'amusait. Je me suis demandé si sa nouvelle jeunesse n'était pas
liée, en partie, à celle du groupe. Cette période, chez Gide, a duré
un ou deux ans et elle a coïncidé en tout cas avec les débuts du mouvement
Dada.
Soupault : — Pour comprendre
à la fois l'attirance et les appréhensions de Gide, il faut se représenter
quel orgueil, quelle violence animaient des personnalités comme Breton
ou Aragon, Picabia ou Tzara, Ribemont-Dessaignes, Théodore Fraenkel. Aragon était
l'esprit le plus ouvert, qui s'adaptait le mieux, qui intéressait le
groupe aux questions politiques et sociales. Il était très attaché à
Breton ; il trouvait en Dada un défi qui s'accordait au sien. Tzara,
délirant d'orgueil, faisait une réclame extraordinaire à toutes nos
manifestations, annonçait la présence de Charlot en personne et faisait
courir mille autres faux bruits. Ribemont-Dessaignes, sarcastique, en
était à son vingtième métier : médecin, architecte, peintre..., prenait
des notes et regardait. Revenu d'Amérique, Picabia, plus âgé que nous,
ironique et dur, nous a lâchés le premier. Vous avez connu vous-même
ces rivalités extraordinaires au milieu desquelles vivait le groupe
et qui a été une des raisons de son succès. Les faibles étaient écrasés.
C'est à ce moment-là que Littérature a représenté Dada et que
parurent nos manifestes : « Plus de peintres, plus de littérateurs...
rien, rien, rien » ; je pouvais fournir les fonds nécessaires. Directeurs
: Breton-Soupault. Breton déclara qu'il fallait ajouter le nom d'Aragon,
quoiqu'il fût encore mobilisé, absent. Trois manifestations
principales : au Salon des Indépendants
; [469] à l'Œuvre, salle comble ; et salle
Caveau, la plus scandaleuse. Benjamin Péret monta sur la scène,
tellement intimidé qu'il ne put pas parler. Puis il y eut la célèbre
provocation des illusionnistes. Deux malles furent apportées et Théodore
Fraenkel, maquillé en nègre, en costume de bain, avec une cagoule, ouvrit
l'une d'elles : il en sortait des petits ballons, coupait la ficelle,
les laissait échapper, et à chaque envol, selon leur couleur et leur
grosseur, criait : — Clemenceau ! — Rachilde !... Puis crevait
le dernier, piétinait la peau morte et lançait : — Cocteau ! De la deuxième
malle, je sortis « en Joffre » ; Eluard « en Foch » ; il y avait aussi
« un Pétain ». Les journaux poussèrent des cris. Quand Picabia
connut le projet de cette scène, il déclara : — Je veux me faire une robe en peau de ballons. Naturellement
nous avons protesté. Gide parla
de nous dans la N. R. F. sur un ton, sinon approbateur, au moins attentif,
et convertit Rivière, qui écrivit peu après : Reconnaissance à Dada.
Soupault se
reprend et repart : — Surgirent
les brouilles successives à l'intérieur du mouvement, — des disputes
véhémentes entre nous, des insultes format de grands maîtres, des luttes
jusqu'aux coups de poing, je vous ai dit pourquoi leur violence. Elles
commencèrent à l'exposition Klee rue Boissière, puis au Théâtre des
Champs-Elysées. Dada mourut au Congrès de Paris, qui s'appela, je crois
: « Congrès international pour la détermination des directives et la
défense de l'esprit moderne ». Le Comité Directeur devait comprendre,
en plus d'André Breton, directeur de Littérature, des gens qui
ne marchaient pas avec nous : Robert Delaunay, Fernand Léger, artistes-peintres,
Georges Auric, compositeur, Amédée Ozenfant, presque futuriste, Jean
Paulhan, directeur de la N. R. F., Roger Vitrac, directeur de
l’Aventure et ce fut le plus grand fiasco imaginable. Tzara s'était
retiré ; Gide avait refusé de s'intéresser à ce congrès qui avait pour
[470] but,
disait-il, d'apprendre à faire des œuvres d'art en série ; — rien ne
se réalisa. Breton tira la conclusion : « Lâchez tout. — Lâchez Dada...
Partez sur les routes. » C'est à ce
moment-là qu'eut lieu la brouille la plus grave des « trois » avec Gide.
Breton qui fréquentait la N. R. F. l'y rencontre. Gide lui prend le
bras et l'amène rue de Grenelle chez un pâtissier voisin où il lui offre
le thé. La conversation est libre et détendue. Breton, avec son extraordinaire
mémoire du mot à mot, la reproduit textuellement, dans un numéro de
Littérature de 1922. [Voir page 525 un extrait de cette conversation.] On
peut répéter les mêmes propos avec sympathie et avec ironie. Breton
avait fait figurer également ses questions, posées un peu comme des
collets, et ses remarques impertinentes. Gide apparut dans ce texte
tout occupé de sa stratégie littéraire projetée dans l'avenir ; plaire
à ceux-ci, déplaire, durer. Il est furieux et rompt. Mais tout était
exact, il ne pouvait pas dire : — Ce n'est pas ça. Breton avait déjà
répété des conversations du même genre, avec Moro-Giafferi sur l'affaire
Landru, avec Derain ; il notera aussi le mot à mot d'un entretien avec
Freud. Il n'y avait donc pas vraiment traîtrise de sa part.
Soupault : — L'été suivant,
nous partons en automobile, André Germain et moi, pour rendre visite
à Gide, en Normandie. Au début de l'après-midi, Germain invite dans
sa voiture Gide à une promenade. De mon côté, je me rends à Ecrainville
rejoindre Marie-Louise, ma fiancée. Il est entendu que Germain me reprendra
en auto le soir à six heures, devant la porte de la propriété de Gide.
A six heures, je fais le va-et-vient devant l'entrée, près de la hêtraie,
sous les regards lointains et un peu inquiets de madame Gide, qui scrute
de loin ce rôdeur inconnu. — Sept heures. Je pénètre dans la cuisine,
pose quelques questions ; on ne sait rien, et je recommence à attendre.
La pluie vient à tomber : je me [471] dirige à nouveau vers la maison, avec
l'intention de demander à madame Gide comment prendre une voiture à
Criquetot pour rentrer ; mais c'est dans le jardin que je rencontre
madame Gide, faisant elle aussi le va-et-vient, une lampe à la main
; il fait nuit noire, et je l'entends appeler avec une inquiète tendresse
: — C'est toi, André ? je me fais reconnaître, je m'explique ; aussitôt
elle m'oblige à rentrer avec elle, me présente à sa sœur, madame Gilbert
et à ses deux filles, qui sont des amies de Marie-Louise et curieuses
de connaître le jeune homme dont on leur a parlé. C'est alors
que Gide revient seul, sans Germain, et avec un retard considérable.
Je m'apprête à partir. Aussitôt madame Gide proteste de toutes ses forces
: c'est impossible, pas dans la nuit, ni dans la pluie ; il faut au
contraire rester pour le dîner, et même, s'il n'y a pas de voiture,
coucher ici. Mais Gide, effrayé à cette perspective, me prend par le
bras, me conduit dans le jardin et m'explique qu'il a beaucoup de sympathie
et même d'affection pour moi, mais qu'après le coup de Breton dans Littérature,
il ne peut pas me loger chez lui ; il y aurait là quelque chose
de gênant, d'inconvenant même... Cependant, de la maison, madame Gide
continue à protester avec insistance. — Il fallait bien que je défende
mon foyer, m'expliqua Gide quand je fus marié et qu'il vint me voir
un peu plus tard, après la publication d'Histoire d'un Blanc. La
réconciliation eut lieu encore une fois. Aujourd'hui nous avons des
relations cordiales.
Et Soupault
continue : — Connaissez-vous
madame Gide ? Une demoiselle Rondeaux, petite et sèche, jolie dans sa
jeunesse, — racée, — province, intelligente, très puritaine, élevée
dans ce milieu. Elle a cru
qu'il avait un exemple à donner. Le scrupule d'Alissa, c'est sa crainte
d'entraver Jérôme, de peser sur sa destinée. [472] Aujourd'hui,
elle est éclairée ; avant la guerre, elle pouvait soupçonner. Entre
jadis et aujourd'hui se place le départ avec Marc, et sur un tout autre
plan, la confession de Ghéon : Ghéon avait la manie de se confesser. Cependant,
avant comme après, ils ont gardé l'un pour l'autre un profond attachement.
Mais elle se ratatine de plus en plus dans la vie religieuse. Gide n'a plus
à se cacher ; il se sent libre. Et c'est de ce moment sans doute que
date sa nouvelle éclosion, son épanouissement, sa jeunesse renaissante,
dont je vous ai parlé. S'il est resté si longtemps embarrassé par les
scrupules religieux, je crois que les libertés qu'il prend aujourd'hui
n'ont pas beaucoup changé la forme de ses désirs : lisez bien ou relisez
ses livres, des Cahiers d'André Walter à Si le Grain ne meurt...
C'est presque
d'un trait que Soupault a parlé, tantôt assis, les jambes entrelacées,
tantôt entreprenant un va-et-vient rapide dans la pièce, les mains réunies
dans le dos, le veston ouvert, s'arrêtant parfois devant moi pour mieux
me convaincre. A présent,
il évoque encore quelques noms. Eugène Rouart : — Un homme très riche,
qui n'écrit pas, ou jadis, et si peu. C'est rare autour de Gide. — Marcel
Drouin : — Le beau-frère de Gide, avec qui il se dispute souvent. —
Emmanuel Fay : — Emmanuel Fay et moi nous sommes connus au
lycée. Gide aurait désiré qu'il devînt un ami pour Marc. Il est mort
peu après à New-York. Ce fut le premier suicide dans le groupe. Il a
dit : — On n'a pas le cœur à jouer dans un monde où tout le monde triche. [473]
AVEC EDMOND JALOUX
1929. Edmond Jaloux
: — L'influence
de Gide... ? Savez-vous qu'il faut placer son point de départ très loin
dans le passé ? Cette influence remonte... à la troisième génération
des symbolistes. La première
génération était composée d'Edouard Dujardin, Charles Maurice, Moréas,
Gustave Kahn et de Théodore de Wyzewa qui était sans doute un journaliste,
mais aussi le grand inspirateur des théories du groupe. Ceux-ci sont
nés entre 1854 et 56. La seconde
génération se composerait, à mon sens, de grands noms tels que Mallarmé,
Maeterlinck, Verhaeren, Barrès, Viélé-Griffin, Henri de Régnier, nés
entre 1860 et 67. La troisième
génération : c'est Valéry, c'est Louys, c'est Gide. N'oublions pas Jammes
et Mauclair. Ils naissent entre 1868 et 74. Dès ses premiers
livres, l'influence de Gide a été considérable sur ces milieux. Je lui
reproche justement d'avoir, plus tard, renié ses origines, d'avoir méprisé
tout le symbolisme. Je suis né
un peu plus tard, en 1878. J'habitais Marseille et comme Gide se rendait
presque chaque année en Algérie, il ne manquait pas, avant de s'embarquer,
de venir me [474] voir : nous passions une ou deux longues journées ensemble.
Je reconnais que je dois beaucoup à Gide. Son goût de
la libération morale ne m'a pas touché ; je n'ai pas eu à me débattre,
étant issu d'une famille catholique où la liberté était de règle. On
rencontre encore à Marseille des milieux où règne un esprit qui rappelle
celui du XVIIIe siècle. Cela tient sans doute à l'atmosphère
étrange et libre de ce grand port, avec ses quartiers louches, ses races
mêlées, ses gros commerçants. Gide m'a influencé
d'une autre façon. Il y avait une morale qui était dans l'air et qu'il
a rendue concrète. Ce qu'on appelait alors le goût de la vie et qu'on
appelle aujourd'hui le goût de l'aventure, il me l'a donné. Goût de
l'aventure, expression qu'on peut discuter : prendre un bateau, est-ce
une aventure ? Le goût de la vie, c'était, somme toute, la faculté de
profiter de chaque événement, de tirer parti de chaque petit fait. Les Nourritures
Terrestres enseignent ce goût de la vie sous une forme passive :
faire le vide en soi, brûler tous les livres, oublier ses souvenirs,
afin de pouvoir accueillir toute émotion nouvelle. Cela aboutit à une
sorte de mysticisme. Mais le mysticisme d'ordinaire est une passion
active, même chez les Hindous : pour se perdre dans un tout, il faut
encore que la personnalité se manifeste. Chez Gide les attitudes éperdues
restent négatives. Par là, je me séparais de lui. Mais Gide a
exercé sur moi une seconde influence, d'ordre littéraire par son goût
de l'analyse et du roman d'analyse. Il semble que jusqu'à lui on n'ait
connu qu'une seule sorte d'analyse : l'analyse française classique,
statique, celle des idées claires, je dirai même des idées fixes. Gide
m'a fait aimer Dostoïevski, les romanciers anglais, les romanciers Scandinaves,
les romantiques allemands. Cette recherche d'une sorte de clair-obscur
m'a toujours étonné de lui. Les romans de Gide paraissent se rattacher
à la pure tradition psychologique française et si quelqu'un semble avoir
réalisé [475] ce qu'il a recherché, c'est Marcel Proust. D'où, peut-être,
sinon sa jalousie, l'importance qu'il a attachée à Proust. Mais le goût
que j'ai des littératures étrangères me vient de Gide.
Jaloux me dit
avoir été un des premiers à faire dans un petit journal de Marseille,
aujourd'hui complètement oublié, l'Indépendance Républicaine, une
note critique sur les Cahiers d'André Walter, une des
rares qui ait paru (avec celle de Mauclair dans La Revue Indépendante)
: — Je
comparais alors ce livre à Werther et à René !
— Je
pense, reprend Jaloux, que Gide se plaint injustement de l'accueil du
public. Peut-être ses plaquettes à tirage limité ont-elles mis du temps
à s'épuiser. Mais dans les milieux symbolistes d'esthètes, il a été,
très jeune, considéré comme un maître : lisez les grandes enquêtes sur
l'Evolution Littéraire de Jules Huret et vous trouvez déjà son
nom cité.
Jaloux, pour
se recueillir, caresse doucement sa joue avec le pommeau d'onyx de sa
canne, puis : — Il me semble
qu'il manque cependant à cette œuvre un pilier central. Aucun des livres
de Gide n'est peut-être complètement réussi, même pas Les Faux-Monnayeurs...
Jaloux : — J'ai habité
pendant une quinzaine de jours chez les Gide à Paris. C'est à cette
époque que je l'ai vu le moins souvent ; il était toujours dehors, pris
d'une sorte de bougeotte. Et Jaloux qui
aime ramener la psychologie à des cas de psychiatrie ajoute : — J'appelle
ça de la dromomanie. Aujourd'hui encore, Gide n'est-il pas continuellement
en mouvement entre Cuverville, Paris, le Midi, la Tunisie, l'Allemagne
? Je restai souvent
en tête à tête avec madame Gide quand [476] Gide
était absent. Nous l'attendions. Elle était toute douceur et presque
maternelle envers lui. Son mariage
? Un amour d'enfant, un pacte conclu depuis toujours et pour toujours.
Mais entre les sentiments de l'enfant et ceux de l'homme il n'y a pas
seulement passage, mais opposition. Les projets de l'enfant ont été
établis pour un monde imaginaire. Une fois marié et mûri, il se trouve
devant des réalités imprévues. C'est la nécessité d'assurer la vie du
ménage ou la découverte des lois de la concurrence vitale. L'enfant
a rêvé d'un amour dans une égalité absolue, semblable à la superposition
de deux triangles égaux. Mais voici qu'arrivé à l'âge d'homme, Gide,
après ses expériences d'Algérie, se découvre tout différent. Jaloux ajoute
: — Sans doute
Gide raconte dans Si le Grain ne meurt que c'est avant son mariage
qu'ont eu lieu ses rencontres d'Algérie. Il insiste sur le fait que
c'est avant son mariage qu'il aurait eu la vraie révélation de sa propre
nature. Si l'on doit s'en tenir exactement à Si le Grain ne meurt,
son mariage deviendrait inexplicable. Mais je ne crois pas que Si
le Grain ne meurt soit un récit authentique de la vie de Gide. Sincère...
? Certes. Mais on reconstruit le passé selon un idéal qui, sans défigurer
les faits, en modifie l'interprétation... Moi : — Je crois
pourtant que c'est avant son mariage que se placent les premières rencontres
algériennes de Gide. Mais elles ont pu — là-bas et dans le moment, —
lui paraître presque naturelles, le laisser ignorant de lui-même, ingénu,
en tout cas ne pas l'éclairer complètement.
Jaloux est
amené à parler de Ghéon et de son irrépressible besoin de tout raconter
qu'il attribue à un « refoulement » : — Je me rappelle
que Ghéon a déblatéré pendant des heures contre une certaine forme d'homosexualité,
l'homosexualité « socratique ». Il faisait au contraire l'éloge de [477] l'amour pour les adolescents... Je me souviens
très précisément que Ducoté assistait à notre conversation. ... Entre Ghéon
et Gide, il ne devait y avoir rien d'autre que la solidarité de deux
compagnons d'un même groupe, qui, lorsqu'ils sortaient ensemble, se
communiquaient des impressions, échangeaient des remarques sur leurs
rencontres.
Jaloux évoque,
lui aussi, la lettre de Ghéon arrivée du front pendant la guerre à Cuverville.
Ghéon n'avait pas écrit depuis longtemps ; on s'inquiétait de lui : — C'était une
lettre pleine de remords, me dit Jaloux, écrite par Ghéon à l'époque
de sa conversion, où il faisait le bilan de tout son passé et demandait
à Gide de s'en détacher comme lui.
Jaloux : — Gide s'est
toujours trompé sur la valeur de Ghéon. Il l'a considérablement surfaite
; il abandonnait pour Ghéon son sens critique. Jaloux ajoute,
comme Valéry : — Remarquez
que je n'avais rien deviné alors. Je m'étonne aujourd'hui de ma naïveté.
Il est vrai qu'on n'y pensait pas à cette époque, ou plutôt on n'en
parlait pas. Je vois à présent
que Gide ne se cachait guère. Quand je me promenais avec lui dans les
rues de Marseille, il s'arrêtait, parlait à un jeune garçon du port
et paraissait convenir par lui d'un rendez-vous avec un autre. Moi,
je pensais aux Nourritures Terrestres? et je croyais que c'était
de la littérature. Peut-être étais-je, plus que Gide lui-même, obsédé
par les questions du roman. J'imaginais qu'il faisait des expériences
(mais au fond quelles expériences ?) avec tous les personnages possibles
et que c'était en surmontant les différences de classes qu'il s'ingéniait
à tenter l'aventure. [478] Moi : — Gide se documentait. Protestations
de Jaloux : — Il vivait
ses personnages. . Puis : — Ce
n'est que beaucoup plus tard que j'ai connu la vie privée de Gide.
Jaloux : — Dès nos premières
rencontres, Gide m'a paru attaché à Gœthe, à l'idéal gœthéen. Son goût
olympien d'aujourd'hui a donc pris racine dans sa jeunesse et il n'a
cessé de progresser en lui au fur et à mesure que Gide se dépouillait
du puritain. Pour moi l'équilibre
de Gœthe est le résultat d'un effort. Gœthe était, contrairement à ce
qu'on croit, un grand nerveux. Il raconte être entré en convulsions
lorsqu'il apercevait un chien. C'est par un effort continuel qu'il a
atteint à la sincérité. Eckermann déclare qu'il disparaissait parfois
quelques jours pour ne pas montrer au public le spectacle des passions
qui l'affectaient trop vivement.
En cet instant,
la femme d'Edmond Jaloux, très grande et très belle, prête à sortir,
traverse vivement la pièce du fond sans venir à lui. Les portes repliées
et ouvertes du salon nous permettent de l'entrevoir. Jaloux se lève
aussitôt, anxieux, s'excuse, la rejoint pour lui poser à voix basse
quelques questions, avant qu'elle ne disparaisse. Puis revient, de son
pas lent et un peu mou, s'asseoir dans sa bergère, dans son cadre gris
perle, discrètement XVIIIe siècle, enté de quelques jades
et laques. Voici que,
surmontant un complexe d'infériorité, il me parle de ses romans, qu'il
pressent périmés pour les jeunes qui ne lisent guère que sa critique,
mais auxquels il est [479] silencieusement attaché de tout son être.
Sa voix prend un ton assourdi : — Il y a dans
tous mes romans un besoin d'évasion, une sorte d'opposition entre le
rêve et l'action. Comment, après la vie imaginaire, revenir à la vie
quotidienne, trop lourde depuis la guerre, surtout trop âpre ? Cette
opposition, je la retrouve chez les premiers romantiques : Vigny s'évadait
par la solitude, Musset dans l'alcool. Il buvait au café d'horribles
mélanges qui l'étourdissaient, et le mélange bu, prenait aussitôt une
voiture et rentrait. Relisez la Confession d'un Enfant du Siècle...
On peut dire aussi que les romantiques allemands ont échappé à l'emprise
du quotidien par le mysticisme. ... Pour fuir
le monde et m'enfoncer dans mon monde intérieur, il m'arrive de « fumer
»... de cet opium sur lequel les médecins écrivent tant de bêtises.
Les médecins qui n'ont jamais fumé ne connaissent que les cas limites,
pathologiques. Rien
de semblable chez Gide. Il a peut-être plusieurs vies, mais toutes profondément
ancrées dans le réel. [480] AVEC EDOUARD DUCOTE
1927. Figure d'un
pauvre monsieur, qui a abandonné la partie et qui ne vit plus que sur un souvenir.
Ce souvenir, c'est sa revue. Tout jeune,
il avait des ambitions littéraires et de l'argent. Il acheta à Mazel
un petit organe symboliste, l'Ermitage, et prit aussitôt
l'initiative, (ce qui impliquait quand même un certain flair), de demander
à André Gide sa collaboration pour le premier numéro de sa nouvelle
série. « Je ne crois
pas que rien, dans ma carrière, m'ait jamais flatté davantage », écrit,
dans son Journal, Gide, qui, dès André Walter, désirait
passionnément la gloire ». Gide amena
son groupe à l'Ermitage et la rencontre de Gide fut, pour Ducoté
et pour sa revue, la chance de sa vie. L'Ermitage, au
lieu de rester une éphémère publication d'avant-garde, dura quinze ans
: de 1896 à 1908.
Dans un petit
rez-de-chaussée, meublé en style moderne et démodé, Ducoté, timide,
avec un visage inexpressif, amaigri, une petite moustache coupée à l'américaine,
fait vieux garçon, quoique marié et père d'un fils adulte. Un roman
de lui, au Mercure il y a deux ans, a passé inaperçu. Quand j'arrive,
il manipule son appareil de radio à cadre, qu'il ne parvient pas à mettre
au point. Il a des gestes nerveux [481] qui font aller ses mains de son binocle, qu'il
enferme dans un étui, jusqu'aux exemplaires de sa revue, rangées dans
sa bibliothèque. Il est continuellement enclin à vouloir les montrer,
pour éviter de parler : — J'ai mauvaise mémoire, dit-il.
Se plaint doucement,
avec modestie, de l'ingratitude : — Francis Jammes,
dit-il, m'a donné ses œuvres principales, mais une fois converti, il
a renié son passé et n'a fait, dans ses Mémoires, qu'une allusion
vague à une jeune revue qui aurait facilité ses débuts. Gide lui-même
m'a abandonné quand il a créé la N. R. F. ; il était habitué
à me donner régulièrement sa production ; il sentit un tel manque quand
mourut ma revue qu'à peine un an après, il fit paraître la N. R.
F., — qui n'est en somme que la suite de l'Ermitage. Et Claudel
! Il ne m'a donné qu'une seule pièce, apportée par Gide. Giraudoux serait
peut-être resté, mais je n'ai eu sa collaboration que dans un dernier
numéro, — sous un pseudonyme d'ailleurs. Je ne parle pas d'écrivains
comme Boylesve, qui vous quittent, qui vont au grand succès et à l'Académie
française. J'étais, il
est vrai, un piètre administrateur ; je ne faisais pas de publicité
; nous tirions à trois cents. La N. R. F. aussi a commencé par
être une revue avancée et ne s'occupait pas des événements du monde.
Il faut peu de chose pour qu'une revue réussisse ou aille à sa perte.
Ducoté : — Evidemment
nous étions indécrottablement symbolistes et, quoique j'aie amené à
l'Ermitage Charles Guérin, un poète classique, et Jaloux, recrue
de moindre importance, que Gide, lui, ait introduit ses amis et même
un vrai romancier, Charles-Louis Philippe, nous le sommes toujours restés
un peu, symbolistes. Vous savez, ce symbolisme avec son goût pour le
château fort, et les chevaliers, et le néologisme. [482] Ne confondez pas les symbolistes avec
les décadents qu'a parodiés Adoré Floupette. Gide, dans ce milieu, a
pris des tics qui ont influencé son style. On discutait sans fin le
vers libre alors tout nouveau. Ghéon était farouchement « verslibriste
» ; Guérin naturellement en avait horreur et aussi Signoret, en qui
Gide voyait une sorte de prophète. Gide écoutait ; il s'en tirait par
des poèmes en prose comme ceux qu'il a réunis dans les Poésies d'André
Walter ; il a écrit aussi quelques vers classiques. Vous
les trouverez dans l'Ermitage... Et Ducoté tend
le bras vers les exemplaires de sa revue que je l'engage à ne pas rechercher.
Ducoté : — Notre modeste
Ermitage, avec ses suppléments poétiques de qualité, était en
opposition avec les grandes revues. La Revue Blanche possédait
un bel immeuble, mais ses poètes, Franc-Nohain ou Coolus et la plupart
de ses collaborateurs sont devenus hommes de théâtre ou hommes politiques
: Pierre Veber, si vous voulez, ou Léon Blum, Paul Boncour. D'autres
sont devenus des anarchistes, ou, si vous voulez, des anarchisants.
Même opposition entre notre Ermitage et Rémy de Gourmont au Mercure.
Gide haïssait l'esprit touche à tout de Gourmont. Le Mercure
était pourtant symboliste. Jules Renard y collaborait. Sans doute
beaucoup de nos poètes sont devenus des romanciers, mais beaucoup plus
tard. Le nom de Dostoïevski, je n'en ai presque pas entendu parler.
Nous avions tous le plus grand mépris pour le roman. Quand Gide écrivit
en 1913 Les Caves du Vatican, il ne pensait pas encore au roman
et il n'a jamais dû considérer l'Immoraliste comme tel. Avec
Les Caves, il restait confiné dans le roman d'idées.
Ducoté : — Oui, je crois
la pensée de Gide, dès cette époque, très[483] audacieuse.
Il n'osait pas encore l'exprimer. Il se contentait de velléités d'affranchissement.
Il parlait de Nietzsche. J'ai assisté
pourtant un jour chez Jaloux à une bien curieuse confession de Ghéon.
Vous savez que Ghéon était son inséparable. Il faisait la réplique,
dans l'Ermitage, aux Billets à Angèle. [484]
AVEC HENRI
DE RÉGNIER
1926. ... de l'Académie
française. Le monocle tombe droit, de lui-même, sur le gilet et se balance,
suspendu par un ruban noir. Le célèbre poète se lève derrière son bureau,
où j'aperçois, sur un Figaro déplié, son dernier article. Sa
longue et maigre silhouette un peu voûtée, le long visage osseux au
crâne chauve, les longues moustaches blanches, les bras qui pendent,
le cou dans un col dur, le costume noir évoquent quelque galant du XVIIIe
transformé en homme du monde de notre époque, avec un air élégant et
désabusé, un sourire enjôleur, que traverse parfois une lueur de férocité
à cause des lèvres qui semblent s'accrocher aux canines. Puis il y a
le grand fils, Tigre, parce qu'il maugrée, dit-on, toujours un peu,
l'enfant gâté : un visage rond, au front bas, d'où jaillissent d'épaisses
touffes de cheveux noirs. De la pièce
voisine, j'entends la voix de Gérard d'Houville, poétesse et épouse,
fille de José-Maria de Hérédia, et d'autres voix féminines, qui discutent
de l'attribution d'un prix littéraire.
Après avoir
été très amicalement liés pendant la période symboliste, André Gide
et Henri de Régnier se sont, vers 1900, éloignés l'un de l'autre. Plus
tard, les ouvrages de Régnier, ornés de magnifiques et élogieuses dédicaces,
furent [485] de ceux que Gide mit en vente publique, avant de partir pour
le Congo. Inquiétude
de Régnier au sujet de la publication de Si le grain ne meurt.
Régnier : — Savez-vous
quand doit venir au jour ce livre, annoncé et retenu depuis si longtemps
?... Ah ! Cette année même ! (Un silence.) On m'a rapporté qu'on y trouvera
un portrait de moi, assez dur. De lui, un ancien ami... ! (Un silence.)
Vous pensez bien que ça m'est égal. Quoiqu'il fût
mon contraire, je le voyais souvent à cette époque. Il était bien prétentieux
et guindé. On avait envie constamment de lui demander : — Gide, qu'avez-vous
? Gide, que vous est-il arrivé ? Tout semblait aménagé en lui pour le
comble de l'antinaturel. Il parlait d'une voix de fausset. Et paraissait
faux malgré lui, à cause de son air rentré, sans jamais le moindre abandon. Je le vois
à Belle-Île, avec Herold, la pipe à la bouche ; lui, avec Wilhem Meister
ou la Bible. Je le plaisantais : — Gide, pourquoi lisez-vous ceci au
bord de la mer ? Je pris l'exemplaire et l'envoyai à l'eau. Je crois
qu'il le sauva en se jetant à l'eau lui-même. Dès qu’il se trouvait
devant la mer, un lac, ou une petite rivière, il était toujours disposé,
et devant tous, à se déshabiller et à se baigner. Il apparaissait
souvent avec sa mère, avec laquelle il s'embêtait beaucoup et qui l'embêtait
autant. Elle était si étonnamment fagotée que, s'il n'avait été si petit
garçon avec elle, il en eût été gêné. Je l'ai rencontré
aussi chez les Hérédia. Il rougissait comme une jeune fille. Il y avait
le groupe des hommes et un groupe de dames. Chez les dames, il ne se
risquait jamais, ou alors paraissait si embarrassé qu'il ne revenait
pas de longtemps... Comment vouliez-vous
qu'on l'appelât, sinon « Gidouille » ? [486] Régnier : — C'est Pierre
Louys, son meilleur ami d'alors, qui le secoua le plus par ses moqueries.
Ils étaient si intimement liés que Louys avait fait imprimer un cent
de cartes de visite avec ce texte : M. Gide est prié de donner de ses
nouvelles —, et quand Gide gardait le silence, il recevait une de ces
cartes. Vous connaissez les plaisanteries de Louys : après André Walter,
il lui envoie un mot : « Je suis Emmanuèle, je ne puis vivre sans vous.
» Gide ne s'y laissa pas prendre. Plus tard, Louys prétendait l'avoir
convoqué chez lui et l'avoir laissé attendre, seul une heure, avec une
femme complètement nue, à l'embarras croissant du malheureux puritain. Gide s'est
rapidement fâché avec Louys. Nous nous dispersions. Il faut dire qu'après
son éclatant succès, Louys s'était éteint. Il restait une soirée, inerte
devant sa bibliothèque à choisir, à sortir, à ranger les livres qu'il
se proposait de lire la nuit, et la nuit s'écoulait peu à peu, sans
qu'il eût rien fait, même pas pris une note. Il avait acheté chez un
libraire le manuscrit d'un inconnu, écrit en langage chiffré, sur lequel
il passa un an à trouver la clef : c'était l'histoire des expériences
sexuelles d'un maniaque décrites dans tous leurs détails. Cet être si
brillant entra dès lors dans la basse débauche : ce fut sa fin...
Henri de Régnier
se lève. Il est vraiment de haute taille. Il reparle de Gide, et d'un
ton négligent : — Je ne vous
ai pas dit qu'il a épousé une petite cousine, pauvre, par dévouement.
Il m'a expliqué alors, dans une lettre, les mobiles nobles qui l'y poussaient.
Tout cela, évidemment, était bien Gide.
Le poète, qui
me domine d'une tête, en m'accompagnant à la porte, se courbe un peu,
par amabilité, comme pour se mettre à ma hauteur. [487]
AVEC ANDRÉ
GIDE
Janvier 1930, C'est parfois
une autre, mais toujours une vieille femme de ménage qui ouvre la porte. Gide est au
piano ; j'entends quelques accords d'une fugue de Bach. Gide apparaît. Nous allons
dîner non loin de chez lui dans son petit restaurant habituel. Sa joie
d'y retrouver ses biscottes. Notre entretien
se déroule à bâtons rompus, coupé de temps à autre par une remarque
de Gide à la servante.
Gide : — Est-ce que
le succès aurait changé ma carrière ? Est-ce que je rêvais d'autre chose
?... Louys, lui, a connu tout jeune un succès inattendu, stupéfiant.
(Une pause.) ... L'aurais-je envié ? Mais non, ma position était tout
autre...
— ... Proust
? Je pense que sa gloire, si elle ne l'a pas grisé, l'a amené à «
faire du Proust » ; il en rajoutait, et ses surcharges si révélatrices
ne valent pas son texte primitif. Il avait trop bien compris ce qui
faisait son originalité, sa valeur. Je préfère souvent la pureté de
la première version...
Gide poursuit
: — ... Je suis
resté longtemps, oui, longtemps inexistant [488] pour le public. Savez-vous qu'Octave Mirbeau que j'avais pourtant
éreinté quelque part, fut un des premiers à parler de moi dans la grande
presse ? — à l'époque de la Porte Etroite, je crois. J'ai eu
souvent des soutiens inattendus,..
— L'ouvrage
de moi, reprend Gide, le plus méconnu, c'est mon Saül. Je l'ai
écrit l'année qui a suivi mes Nourritures et je l'ai longtemps
gardé dans mes tiroirs. Antoine l'avait refusé. Après la guerre, quand
Copeau l'a monté, ce fut l'insuccès total : un des démons était représenté
par une grosse femme, qui montait sur les genoux de Saül. Les effets
étaient tous ratés. Pour montrer Saül croulant sous ses désirs, il aurait
fallu des enfants agiles, l'enveloppant, grimpant sur lui, — annihilé.
Je déclare
à Gide que je viens de relire presque tous ses livres, même ceux du
début. Aussitôt je retrouve en lui son inquiète préoccupation de durer. Gide, avec
une simplicité qui me touche : — Vous pouvez
me dire sans détour votre impression, si vous ne les avez pas trouvés
parfois écaillés, si vous ne les avez pas jugés ridés. Moi : — Vos livres
font partie de ma jeunesse. Votre héros l'Immoraliste, pour éprouver
son affranchissement, fait couper sa barbe, modifie sa coiffure ; il
pense qu'à sa transformation intérieure doit correspondre un autre portrait
physique de lui, plus neuf, plus jeune. A vingt ans, j'ai également
complètement changé de coiffure et d'aspect ; j'ai même porté le monocle,
qui me paraissait une petite provocation... Gide : — Je crois
que l'inquiétude est vertu dans la jeunesse. Beaucoup, à quinze ans,
ont tout rejeté de la tradition. C'est un peu trop facile. Il y a une
manière d'escamoter les problèmes qui n'est pas les résoudre. [489] Nous retournons
rue Vaneau. La conversation bifurque et revient à Proust. Moi : — Proust a
complètement ignoré cette inquiétude morale et religieuse dont vous
parlez ; elle ne lui paraissait qu'une entrave à la création. Gide est subitement
intéressé, passionné même : — C'est effectivement
ainsi qu'il m'est apparu. Et je puis vous raconter ce trait qui le confirme.
Je ne vais presque jamais dans les salons, mais j'étais ce jour-là chez
madame Mühlfeld. Il y avait Mauriac et Valéry. Il avait été question
du Christ. Valéry en parlait avec un tel sans-gêne, par boutades si
définitives qu'il faisait penser à un Paul Souday. Moi : — J'ai entendu
Valéry déclarer du freudisme : — Ce n'est là, pour les Allemands, qu'une
manière de dire des cochonneries ! Valéry est capable de tenir des propos
ahurissants. Gide : — C'est peut-être
pourquoi j'ai été pris ce jour-là d'une sorte de mouvement d'éloquence
; j'ai tracé de Jésus sa figure merveilleuse. Proust, qui, sans presque
jamais quitter sa chambre, était néanmoins au courant de tous les «
potins » de Paris, connut le lendemain ma « sortie » de la veille, qui
avait dû frapper les assistants. Il m'écrivit pour me demander de venir
le voir, me parlant de sa maladie, du peu de temps qui lui restait à
vivre, mais m'appelant avant tout pour lui parler des Evangiles. Malgré
la difficulté d'un rendez-vous avec lui, j'ai accepté, et j'avoue que
j'avais même un peu préparé ce que j'allais lui dire. Arrivé
chez lui, il parle presque sans discontinuer, pendant trois heures,
de sexualité et uniquement de sexualité... Eh bien, je m'en suis retourné
sans avoir pu placer un mot sur les Evangiles. C'est ce que j'appelle
quand même un drôle d’escamotage. Et Gide reprend
: — C'est en
artiste que les questions morales m'intéressent. [490] Mais quand on élude ces questions comme Proust, j'en souffre
; cela me paraît un manque à gagner. Proust n'éludait pourtant pas dans
Les Plaisirs et les Jours. Que s'est-il passé depuis ? Moi : — Je sais que
vous préférez ce livre de jeunesse aux autres. N'avez-vous pas écrit
que trop de détails fastidieux, de nomenclature, vous arrêtaient dans
A la Recherche du Temps Perdu ? Gide reconnaît
aussitôt et volontiers que le mot « détail » s'applique mal à cette
œuvre. Il ne veut pas la diminuer mais il ajoute : — Ce qui me
gêne chez Proust... Soudain Gide
s'interrompt : — Je préfère vous lire quelques lignes d'une lettre que
j'ai écrite à Mauriac à ce sujet, il y a quelques années : « ... Mon admiration
pour Marcel Proust est certainement des plus vives, — mon émerveillement
souvent —, mais il me faut bien reconnaître que tous les ressorts qui
font agir ses personnages et que toutes les ficelles à quoi leurs gestes
sont liés, on peut bien les remonter à fond ou tirer à l'intérieur de
la marionnette sans obtenir de mon cœur ou de mon corps le moindre mouvement,
ou tout au plus « un tic ». « Ce qui m'a
fait marcher, avancer dans la vie, c'est autre chose... » [491]
AVEC JEAN-RICHARD
BLOCH
21 janvier 1928. Jeune professeur
inconnu, Jean-Richard Bloch a envoyé son premier manuscrit au Mercure
de France. Sans réponse après trois mois, il écrit pour demander
au Mercure que celui-ci fasse exception à sa règle qui est de
ne pas retourner les manuscrits aux auteurs, expliquant que, pauvre,
il n'a pas les moyens de refaire taper son texte. Le manuscrit lui est
renvoyé sans un mot. C'est alors
que sur le conseil d'un ami commun à Gide et à Bloch, celui-ci remet
son ouvrage à la N. R. F. Gide le lit et l'accepte. Un nouveau
venu dans la maison était presque toujours, avant la guerre, amené à
rencontrer André Gide. Mais la rencontre ne donna rien : Bloch admirait
Jean-Christophe ; il avait pleuré sur sa mort comme Wilde sur
celle de Rubempré.
— A cette époque,
déclare Bloch, j'étais politiquement « en avance » même sur Romain
Rolland, qui mêlait encore des questions d'art à son socialisme humanitaire. Certes, j'ignorais
en quel dédain Gide le tenait alors et que toute la N. R. F. pouvait
être considérée comme un mouvement en réaction contre le naturalisme,
contre les descendants de Zola et de Huysmans. [492] Je le reconnais,
je n'étais pas comme Gide un fervent du culte de la langue française
et j'ignorais presque tout du mouvement moderne de Mallarmé à Valéry.
J'appelais cela du dandysme. Aujourd'hui ça pourrait peut-être me séduire...
— Puis vint
la guerre, cinq ans de guerre, dont je suis fier. Le plus étonnant voyage...
deux blessures à la tête.
Bloch : — En 1919,
reprend Jean-Richard Bloch, la N. R. F. recommença à paraître. Gide
me fait demander. Nous nous réunissons à trois, Gide, Rivière et moi.
C'est que la Révolution était en marche ; on pouvait y croire alors,
croire la classe ouvrière atteinte par la contagion des idées russes.
Gide cherchait des moyens d'information et je lui paraissais l'homme
bien placé. Il voulait de moi un appui étroit. Mais j'avais besoin de
plusieurs années pour me remettre de la guerre ; je dus refuser, tout
en accordant ma collaboration à la revue.
Bloch : — En 1920 parut
dans la N. R. F. un article de Gide sur Dada, que Gide considérait comme
une force de démolition de la culture française, — et sur son chef,
Tristan Tzara, dont il écrivait quelque chose comme ceci, si je me rappelle
bien : « On me dit qu'il est étranger. — Je m'en persuade aisément.
Et juif — j'allais le dire. » Je venais de recevoir la Symphonie
Pastorale et de lire cet article, et j'écrivis à Gide une lettre
franche. La Symphonie me plaît, lui disais-je, mais quant au
Juif, il est ou plus compliqué ou plus simple, et je manifestai ma surprise
qu'un homme comme Gide puisse soulever cette question aussi cavalièrement. Pas de réponse.
Somme toute ce fut la brouille qui a duré jusqu'à ces temps derniers. [493]
Bloch : — Depuis son
retour du Congo, nous nous sommes revus plusieurs fois, mais nous restons
sur une prudente réserve. Quand je le rencontre à la N. R. F., nous
nous parlons poliment ; cela ne va pas plus loin. Je suis surpris
que Gide n'ait découvert qu'à soixante ans, à propos du Congo, la question
sociale. Moi, quand
j'étais jeune homme, je voulais réformer le monde ; j'avais des idées
humanitaires. Elles sont moins absolues aujourd'hui. Je me suis un peu
éloigné de Romain Rolland depuis qu'il est devenu presque un homme politique,
qu'il a rejoint Barbusse dans le communisme. Je me rapproche davantage
à présent de l'homme de lettres. Je pense au théâtre, quoique je sois
très isolé. Je travaille beaucoup. Je rature. Je fais dactylographier
dix fois un même texte. En ce moment je prépare un livre dont le titre
sera probablement : Quarante ans ou recommencer sa vie.
Bloch : — Mais voyez-vous
je reste aussi ardent, aussi sérieux devant les grands problèmes que
dans ma jeunesse. Je ne comprends pas le comique protestant de Gide
dans ses soties, cet humour négateur. J'ai besoin d'espérer. Peut-être ma
culture historique et documentaire m'a-t-elle trop longtemps éloigné
de la poésie ? J'ignore le besoin d'évasion ; j'ai trop voyagé dans
le réel. Je préfère la proche campagne ; je m'y rends dans une vieille
Ford où trouvent place tous mes enfants.
— Ma fille a dix-huit ans, continue
Jean-Richard Bloch. Je m'étonne, quoique je ne lui aie donné que des
auteurs naturalistes à lire, qu'elle soit allée d'elle-même à Gide,
que les Nourritures Terrestres aient pu avoir sur elle une influence.
Si je l'avais élevée dans la religion, j'aurais pu comprendre le rôle
libérateur de ce livre. [494] AVEC ANDRE GIDE
1931 Toujours les
mitaines aux mains. Toujours, au début de l'entretien, un sourire accueillant. Au moment où
j'arrive, il lit le manuscrit d'un ancien collaborateur du Navire d'Argent, qui l'intéresse
vivement. Il
ira ensuite, l'après-midi, rendre visite à un malade, un des nombreux Allégret. Sa vie de tous
les jours s'ouvre
avec
simplicité devant ses amis.
Gide :• — Je le reconnais,
c'est par rapport à d'autres que je me suis souvent affirmé. Jadis par
rapport à Mallarmé ; hier, en relisant Montaigne. J'ai besoin de confronter
ce que je suis avec ce que j'aurais pu être...
Nous parlons
de la morale. Gide : — Je sais ce
que je ne crois pas ; je sais moins ce que je crois... Sur les questions
morales, je médite encore ; je ne cesserai peut-être jamais de me pencher
sur elles. Je pars ces jours-ci en Algérie pour être seul. Je voudrais
mettre au [495] clair avec moi-même comment les conditions
sociales sont liées au progrès intérieur de l'homme, le rapport des
institutions et de la morale. Je voudrais faire entrer dans l'individualisme
une morale sociale... Moi : — Envisagez-vous
une morale sociologique ? Gide : — La morale
sociologique, dites-vous ? Je dois l'avouer, je ne la connais pas bien.
Et Gide ajoute : ... Vous voulez dire : la morale des Karamazov ? Je réponds
que, dans l'instant, je ne pensais pas à Dostoïevski.
Quoique Gide
déclare être aujourd'hui occupé par des problèmes abstraits, je sais
qu'il reste avant tout intéressé par la confession d'un homme, par la
leçon des choses, sensible aux enfants, aux oiseaux, à l'histoire naturelle.
C'est cela qui a orienté sa culture.
Cependant Gide
revient à son présent souci : — Croyez bien
que je me retiens d'étudier les problèmes sociaux ; ils ne sont pas
de ma partie. Mais il est des questions qui s'imposent à moi. Je me
demande parfois : est-il véritablement nécessaire de se sacrifier pour
une humanité si lamentable, pour cette humanité ? Je viens de
lire cet admirable chef-d'œuvre de Meredith, Roger Beauchamp, — Beauchamp,
grand politique, carrière exceptionnelle, revêtu de tous les honneurs,
capable de rendre encore d'immenses services à la société. Un enfant
est prêt à se noyer devant lui ; il se jette à l'eau pour le sauver
et, pris par le courant, se noie lui-même. Il se découvre que cet enfant
est un idiot sans aucune valeur sociale, même pas un homme comme on
en fait à la douzaine. Le roman s'achève par la description de l'avorton. ... A certains
moments, je ne comprends guère pourquoi [496] on
attache tant d'importance à la vie humaine, pourquoi pas davantage à
l'œuvre d'art. Si le Louvre brûlait, on oserait écrire qu'il n'y a heureusement
pas eu de victimes, ou seulement un gardien légèrement blessé.
— Cependant,
reprend Gide, une morale où je n'aurais rien à donner, où je n'envisagerais
que mon seul bonheur personnel ne saurait me satisfaire. Le : « Moi
cela m'est égal, parce que j'écris Paludes » est le type de la phrase
que je ne peux pas supporter. J'ai besoin de ne pas rester seul dès
que je me sens heureux. Le bonheur pour moi seul me paraît insuffisant,
— impie... Y a-t-il là contradiction avec ce que je vous disais ? Tant
pis !
Combien le
problème général du bonheur m'étreint aujourd'hui, combien les simples
conditions matérielles nécessaires au bonheur des hommes me paraissent
réduites, c'est ce que je crois n'avoir pas encore dit. Je suis pris
d'une sorte de vertige quand je pense que ces conditions n'existent
que sur des parties insignifiantes de la terre, et, même dans les pays
dits heureux, dans quelques classes ou quelques milieux seulement. Si
l'on dressait une carte du monde et si l'on coloriait en rose, par exemple,
les régions où règne un bonheur relatif, sans doute n'apercevrait-on
que des points. J'ai reçu il y a quelques jours la visite d'une femme
qui revient d'Afghanistan et qui m'a dépeint la population de ce pays
: la famine à l'état endémique, la lèpre, les maisons en pisé, une épouvantable
misère. De combien d'autres régions ne pourrait-on pas dire cela ? Comment
voulez-vous dès lors que l'individu reste enfermé en lui-même ?... Non,
je ne le peux pas — dussé-je me rapprocher par là des systèmes socialistes,
qui me sont par ailleurs si étrangers. Aujourd'hui, quand j'évoque la
misère des autres, je me sens mal à l'aise ; si simple que soit la vie
que je mène, je me sens un privilégié. Vous me direz peut-être que j'ai
mis du temps à m'en aviser. Mais c'est un fait. [497] Gide : — Evidemment la question morale est plus simple
pour ceux qui ont une croyance religieuse. La misère leur paraît aussi
naturelle que le mal ; elle est dans le dogme, ou du moins le dogme
l'explique. Ils croient détenir la vérité ; et ce qu'ils appellent leur
dévouement consiste avant tout à communiquer cette vérité aux autres,
à faire des recrues. Et ils en font. Paul-Albert
Laurens vient de se convertir ; il est de formation catholique ; c'est
cependant une conversion... Quand je vais chez Copeau, il me répète
toujours les mêmes questions ; je lui réponds toujours par les mêmes
arguments et je lui demande enfin de me laisser tranquille. Il a peine
à admettre que je reste maintenant inébranlable. Remarquez que
mon influence même se retourne parfois contre moi. Un Annamite qui traduit
un de mes livres me disait hier : — Massis n'a pas pu vous quitter sans
réagir. — C'est vrai ; j'ai bien connu Massis et c'est sans doute mon
influence sur lui qui s'est retournée contre moi. Copeau le reconnaît
également. Ils cherchent
tous à m'entreprendre, adversaires et amis. Ma famille aussi ; mon beau-frère,
Marcel Drouin. Je voudrais parfois les éclairer. Il m'arrive d'être
pris d'un prosélytisme qui va en sens contraire du leur. Mais ces discussions
sont vaines. Nous ne parlons pas le même langage. Je leur laisse
le dernier mot. Une pause.
Gide : — Il y a surtout
l'être qui m'est le plus cher, qui par sa seule présence, sans presque
rien dire, voudrait m'amener à sa croyance religieuse, comme moi je
souhaiterais lui faire saisir ma pensée. Gide reste
un moment silencieux, puis : — La contradiction
est dans les êtres religieux comme dans les autres. Je pense à ma femme,
qui est toute modestie, qui va secourir un fermier en difficulté, aider
à soigner son enfant malade. Elle voudrait servir l'humanité.
Mais [498] il y a sans doute plusieurs manières de servir. Elle ignore
ce qu'est cette humanité ; de cette pauvre et misérable humanité, quand
elle rencontre certains types et spécimens, ceux-ci la heurtent, la
gênent, provoquent en elle un instinctif mouvement de répulsion, parce
qu'elle ne sait pas et ne veut pas entrer en contact avec eux. Lorsque
je voyageais avec elle, je n'osais pas prendre les 3° classes...
Gide : — Remarquez
qu'à l'opposé, je ne suis pas d'accord avec la position de Martin du
Gard pour qui la morale et la religion ne sont que des affabulations
nécessaires. Il est un matérialiste convaincu ; le matérialisme aussi
peut devenir une croyance. Mais s'il rejette tout, pourquoi agit-il
plutôt dans un sens que dans l'autre ? Pourquoi est-il cet ami à qui
je fais confiance ?
J'évoque les
écrivains d'avant guerre pour qui la perfection de l'art, la puissance
de l'esprit sont le bien. Gide : — Vous voulez
parler de « l'art pour l'art » de Théophile Gautier ? Moi, un peu
dérouté : — Non, pas
précisément... Gide : — Pour moi
aussi, un acte n'est moral que s'il est beau. C'est ainsi que j'explique
mon goût pour l'Immoraliste, pour des figures comme Lafcadio ou mon
Bernard des Faux-Monnayeurs...
Moi : — Je crois
que vous vous êtes depuis longtemps intéressé à certaines grandes questions
posées par la vie publique. A l'affaire Dreyfus, par exemple ? Gide : — Oh, nous
étions fort éloignés alors des passions de [499] l'époque, Valéry plus encore que moi. Mais j'étais lié au
groupe des Cahiers de la Quinzaine et je devais tout naturellement
me trouver aux côtés de Péguy, dreyfusiste. Moi : — Valéry était
de l'autre côté. N'a-t-il pas signé quelque pétition en faveur du colonel
Henri en faisant suivre son nom de ces deux mots placés entre parenthèses
: (Après réflexion) ? Gide : — J'étais un
camarade de classe de Léon Blum. Le premier manifeste dreyfusiste porte
ma signature ; je crois qu'on a un peu abusé d'elle, mais j'ajoute que
je signerais encore aujourd'hui si c'était à refaire... Avec Péguy,
je n'ai rompu que plus tard et pour d'autres raisons. C'était à l'époque
de la N. R. F. Il disait alors en parlant de nous : — « Nous aurons
leur peau. » Nous avons tout de même continué notre chemin.
Moi : — Somme toute,
il s'agissait moins d'engagement que d'un cas particulier. Vous ne souleviez
pas la question même de la justice. Pas davantage aujourd'hui le principe
de la colonisation. Gide : — Il est certain
qu'après mon voyage au Congo, j'ai cherché à atteindre un but déterminé
: j'ai tâché d'améliorer la condition des nègres ; j'ai voulu obtenir
la suppression de certaines tortures, qui sont peut-être, remarquez-le,
moins le fait d'individus que d'un système, lutter contre les « grandes
compagnies » qui imposent là-bas leur volonté, souvent sans que
l'Etat puisse intervenir. Mais j'ai été
entraîné malgré moi plus loin... Dès que je suis entré dans le vif de
ces problèmes (le portage, les prestations, la création d'une route
ou d'un bout de chemin de fer dans les régions les plus malsaines),
j'ai dû reconnaître leur complexité et qu'il n'est guère possible de
les envisager [500] sans
mettre en question le principe de la colonisation. Colonise-t-on pour
le bien des nègres ? Ce serait tout aussi bien de la philanthropie —
ou pour favoriser l'expansion de la métropole ? Je voudrais : pour les
deux raisons à la fois. Mais comment les accorder ? Quel doit être le
dosage ?. J'ai rencontré
à plusieurs reprises Léon Blum, l'homme politique et non plus le critique
de la Revue Blanche ; nous nous sommes trouvés souvent d'accord.
Mais il siège aujourd'hui trop près de l'extrême-gauche. Et pourtant,
si je n'étais effrayé de la position où le mouvement de ma pensée devrait
me conduire, je ne défendrais pas la colonisation telle qu'elle se présente
actuellement. Mais, dans
le même moment, la voix de Gide change : — On m'a parlé
d'une révolte au Tchad : cela peut être très grave, quoique les nègres
ne sachent pas s'organiser. Il paraîtrait que le Gouverneur serait rapidement
rentré à Paris et qu'avant de partir, il a failli être écharpé. Un silence.
Gide ajoute, sur le ton catégorique et autoritaire qu'il prend parfois
: — Il faut bien
que « nous » réprimions sévèrement cette révolte. C'est toute « notre
» autorité qui est en jeu.
Voici la colonisation
rétablie tout à coup sans compromission, comme en 1914 son patriotisme
rigoureux. Mais, de même qu'en 1914 le principe de la défense nationale
n'empêchait pas Gide, à l'encontre de la propagande, de chercher certaines
vérités (y avait-il des atrocités allemandes ? des enfants aux mains
coupées ? — de même aujourd'hui le principe de la colonisation, malgré
les campagnes de presse, ne l'a pas empêché de parler de faits précis
et révoltants. Combien de
temps pourra-t-il maintenir cette position ?
Gide me parle
de Spinoza qu'il a beaucoup lu dans sa jeunesse. Il apporte un exemplaire
de la Correspondance nouvellement paru et qu'il relit. [501] — Si Spinoza
est anticatholique, il ne semble pas s'opposer à l'esprit chrétien.
Cependant… Gide feuillette
le livre pour y trouver cette lettre presque injurieuse qu'adresse au
philosophe un de ses anciens disciples tout nouvellement converti à
l'Eglise romaine et qui, avec le zèle du néophyte, se retourne contre
son maître. Joie extraordinaire de Gide à me lire certains passages
de la réponse de Spinoza : «
Vous exaltez la discipline de l'Eglise romaine ; j'avoue qu'elle est
d'une profonde politique, et profitable à un grand nombre, et je dirais
même que je n'en connais pas de mieux établie pour tromper le peuple
et enchaîner l'esprit des hommes. »
L'assurance
tranquille de Spinoza, le dédain avec lequel il rejette l'appareil religieux,
et, tout en gardant le vocabulaire de la morale et de la religion de
son temps, il interprète les mots dans un sens nouveau et révolutionnaire.
Gide : — Spinoza interprète... Comment Spinoza,
avec le mot Dieu, fait de l'athéisme. Comment pour être, il faut
s'aimer soi-même. Comment l'individu rejoint l'humanisme. Et Gide reprend
le livre : — « Tout homme
qui ne s'abstient du mal que par la crainte de la peine (...) n'agit
assurément point par amour du bien et ne mérite nullement le nom d'homme
vertueux. » Et dans la
même lettre : « Le but où
j'aspire dans cette vie, ce n'est point de la passer dans la douleur
et les gémissements, mais dans, la paix, la joie et la sérénité. Voilà
le terme de mes désirs, et mon bonheur est d'en approcher peu à peu
de quelques degrés. » Du studio où
nous parlons, Gide entend dans la pièce voisine tourner la clef de la
porte du palier. C'est le bruit rassurant de Marc qui rentre chez lui.
Il attendra que je sois parti pour entrer dans le studio. Après mon
départ, Gide ne sera pas seul. Pas de bonheur pour soi seul.
AVEC ANDRÉ
GIDE
Mes derniers
entretiens : 1950. — Notes. L'appartement
n'étant pas chauffé — (un des rares à Paris qui ne le soit toujours
pas), Gide me reçoit dans une étroite chambre à coucher, où brûle un
petit radiateur à gaz. Au cours de notre entretien, il me fait visiter,
parce que j'en parle à plusieurs reprises, son studio de travail — actuellement
glacé, — que je ne revois pas sans curiosité...
A peine voûté...
Visage toujours dur au repos ; voix qui, comme jadis, va du grave à
l'aigu, détachant certaines syllabes ; la même vivacité d'esprit ; la
même jeunesse, ou presque ; une faculté d'attention encore étonnante,
quoiqu'elle se fatigue, mais après plusieurs heures seulement. Peut-être
plus de détachement envers les choses ; il est éloigné quand même de
certains aspects de la vie ; ou plutôt il les considère du haut de ses
quatre-vingts ans.
Ce n'est qu'au
moment où il dédicace pour moi un exemplaire que je constate que sa
main tremble, mais très légèrement. [504] Surprise
: l'âge a quand même atteint ce corps si résistant.
Il pose ses
pieds sur une chaise, ce qui lui permet de s'allonger un peu dans le
fauteuil où il vient de s'asseoir. Mais il s'excuse : — Mon cœur,
dit-il, en touchant du doigt sa poitrine. Il sent qu'il
parle désormais moins devant la vie que devant la mort... Mais il ne
veut renoncer à rien, ni à l'esprit d'examen, ni aux erreurs ; ne rien
manquer, ni un voyage, ni une rencontre, ni un spectacle, ni les répétitions
de sa pièce au Français, Les Caves, qui l'amusent énormément.
Il s'accommode de ses maux pour vivre avec tous les moyens qui lui restent.
En 1949, Gide,
gravement malade, est resté immobilisé dans une clinique du Midi. Il
y a un apprentissage de la vie ; il y en a un de la mort. Quelle histoire
pour mourir ! Infirmières, souffrances physiques. Le mal, dit Gide,
vient le plus souvent « de ce que l'on se cramponne à la vie ». L'homme
« se tient mal ». Mais Gide : « J'ai fait le tour de moi depuis longtemps.
Je me suis décidément assez vu. » Ni anxiété, ni regrets. Cependant il
s'accommode encore fort bien de lui « confortablement », jusqu'au dernier
moment.
Ses proches
ont voulu qu'il prenne quelques précautions, qu'il cesse de se rendre,
pour chaque repas, au restaurant. C'est alors qu'on constata qu'il n'y
avait chez lui ni couverts, ni vaisselle, presque rien pour faire la
cuisine. Il fut difficile de lui imposer un domestique à demeure. On parvint
pourtant, en arguant de son prix Nobel, à [505] l'obliger
à se déplacer en automobile. Un homme, un inconnu pour moi, venant du
couloir, se présente dans l'entrée. Gide : — Vous pouvez
chercher la voiture... Son chauffeur
! Ma surprise est si grande qu'il me semble que Gide a changé de milieu.
Mais il parle à son chauffeur si également, si simplement, que c'est
le chauffeur qui entre dans le monde habituel de Gide.
N. lui demande
une dédicace — pour ce garçon
de quinze ans... — Oui, celui,
fort sympathique, qui,... vous savez,... Gide : — Je vais mettre
: « Cordiale poignée de main », n'est-ce pas ? Ça suffit ? — Oui. Il sera
content.
Il se plaint
de ne plus dormir. Des nuits entièrement blanches, qui ne permettent
ni de lire, ni de rien faire que d'attendre le sommeil, qui ne vient
pas. Gide : — Alors je
me lève à quatre ou cinq heures du matin. C'est surprenant : on peut
vivre presque sans dormir. Si je pouvais dormir, je crois que je travaillerais
: je ferais peut-être un autre Thésée... Nous parlons
de somnifères. Gide : — Je connais
ceux que vous me nommez, mais ils provoquent tous en moi une sorte d'excitation
plus pénible encore que l'absence de sommeil... Oui, je veux bien essayer
votre produit anglais. J'ai tout essayé pourtant... Ce que j'ai toujours
sur moi à présent (contre les contractions du cœur), c'est de la spas-malgine...
(Gide détache la première syllabe [506] du mot. Dans le même
temps, il sort de sa poche une petite boîte qu'il tient à me montrer.) Il lui faut
deux paires de lunettes à présent. Lui manque toujours celle dont il
a besoin. La fait chercher. Quand on la retrouve, il remercie, avec
de longues explications.
La première
fois que je le revois, après la guerre, nous parlons du communisme.
Gide élude rapidement : — Je crois
que nous ne sommes pas faits pour ces questions... Il ajoute : — Ces questions
sont devenues à présent plutôt des questions internationales que des
questions sociales... En 1830, à
un voyageur français stupéfait, Gœthe demandait, non pas des nouvelles
des Journées de Juin, mais de la révolution, qui, à l'Académie des Sciences,
opposait aux partisans de Geoffroy Saint-Hilaire ceux de Cuvier, qui
défendait la fixité des espèces. Au même âge, Gide s'intéresse presque
exclusivement à la question de Dieu. Gide : — Vous voulez
savoir où j'en suis arrivé... Aujourd'hui, quand je parle de Dieu, je
dis : Non, ca-té-go-ri-que-ment. Lisez ce texte, qui vient de paraître
dans la Table Ronde. Martin du Gard me dit que j'écris là des
banalités. Peut-être. Mais il est important pour moi de les dire...
Au début d'un
après-midi... Il arrive en pantoufles, dans une robe de chambre, le
visage non rasé. Gide : — Je viens
de faire ma sieste : c'est le moment où je voudrais ne pas dormir, mais
où, à présent, je dors le moins [507] mal... Excusez-moi (passant
la main sur le front) ; j'ai la tête encore toute em-brumée.
Mais ça ne fait rien... Je suis à vous. Gide reprend
: — Oui, c'est
vrai. On sait très mal ce qu'est le sommeil. Je viens de lire un livre
sur ce sujet... Je n'en ai rien tiré... Alors ? Pendant que
nous parlons, je renverse des livres et des papiers qui débordent d'une
table légère, placée entre le lit et le mur, et auprès de laquelle nous
sommes assis et serrés. Avec une remarquable maladresse, cela m'arrive
deux fois, mais c'est lui qui tient à ramasser les objets tombés. En cet instant,
je me rappelle une visite qu'il me rendit chez moi, il y a quinze ans
: l'ascenseur s'était arrêté entre deux étages. Moi : — Attendez, je
vous en prie ; je vais apporter un escabeau. Gide : — Pas du tout. Faites
ce que je vous dis : prenez simplement mon manteau. (Il me le jette.)
Et avec une surprenante agilité, il sort de la cabine, placée dans le
vide à trois mètres au-dessus de moi, s'accroche aux montants grillagés,
fait un saut et me rejoint sur le palier. Hier comme aujourd'hui, il
tient à prouver sa jeunesse, ou plutôt il aime à se tirer seul d'une
difficulté.
Gide
: — Hâtez-vous
si vous désirez me revoir. Je vais partir à la fin de la semaine. J'ai
retenu ce matin une maison sur la côte. J'irai ensuite à Taormina, si
mon état me le permet... Pas en ce moment, parbleu ! mais dès que cela
ira mieux... Mon cœur... Quelque temps
auparavant, à son retour du Midi, après sa grave alerte, je lui avais
parlé par téléphone. Moi : — Martin du
Gard m'a dit que vous êtes complètement guéri, que vous courrez maintenant
comme un lapin. Gide (riant
et ravi) : — Il exagère.
Quand je cours, je m'essouffle encore un peu.
Gide se rendit
effectivement en Sicile, comme il l'avait projeté, mais il ne put guère
quitter la chambre. Le voyage était devenu pour lui un symbole de voyage
; il eut tout au long de sa vie le besoin de se sentir en voyage.
Au début de
l'après-midi. Nombreux coups de sonnette. Visiteurs de toutes sortes
: on lui demande les droits pour des films, pour son théâtre (parfois,
par erreur, il cède la même pièce à deux metteurs en scène à la fois).
Il a de la peine à se défendre. Il accueille les hommages, particulièrement
des visiteurs étrangers. J'ai dit qu'il parlait devant la mort, mais
devant la gloire et la mort à la fois. Il connaît à présent leur servitude.
Longue conversation
au téléphone, au sujet de la traduction d'un de ses livres. Il commence
comme jadis, avec plus de naturel néanmoins : — Bonjour,
chère... Puis, à la
fin de l'entretien : — Au-au-au-revoir...
(roulement prolongé sur le « au », qui est une forme de son amabilité). — Ces questions
de traduction, je dois vous dire, je ne m'y intéresse plus... Je serais
débordé... J'ai autre chose à faire. Il veut se
tenir droit jusqu'au bout, mais ne juge pas indigne de laisser paraître
sa fatigue.
Je suis avec
lui, dans la petite chambre à coucher, depuis [509] le milieu de la matinée. Vers 1 heure, on l'appelle pour déjeuner. Gide : — Non,
c'est trop intéressant tout cela... Je ne veux pas que vous vous arrêtiez...
(Se tournant vers la domestique.) Dites qu'on ne m'attende pas... Puis, il se
ravise et se lève : — Madame Van
Rysselberghe n'aime pas qu'on ne mange pas à l'heure. Je préfère l'avertir
moi-même. Que voulez-vous ? Elle a quatre-vingt-quatre ans... En revenant
vers moi, il est pris d'une quinte de toux. — Excusez-moi,
je vais chercher mes pastilles...
Rue Vaneau.
Ce soir, il est tard quand je le quitte. Seule, sa secrétaire l'attend
avec patience. Dans le grand appartement, il n'y a en ce moment personne
d'autre qu'elle, je crois. Impression d'un lieu inhabité, d'un vide
autour du grand vieillard célèbre. De
ses anciens amis, d'ailleurs un peu plus jeunes que lui, seuls restent
Schlumberger et Martin du Gard. De sa famille, des neveux et des nièces
d'une autre génération, des petits-enfants (Gide est grand-père : sa
fille est mariée). Marc est marié. Les dévouements sont nombreux ; les
amitiés féminines fidèles. Si entouré qu'il soit, il vit à présent,
avant tout et quoi qu'il veuille, seul avec sa gloire. [510]
MORCEAUX
CHOISIS
Nous donnons
ici quelques citations tirées d'ouvrages de Gide et d'ouvrages sur Gide,
et qui peuvent par de brefs aperçus documentaires, compléter sa biographie. Les citations qui suivent figurent sans guillemets. Tous les textes en
italiques sont des commentaires de moi. Les références qui n'accompagnent pas immédiatement les textes cités ou
qui ne figurent ici qu'incomplètement sont données à la fin de ces Morceaux
choisis.
EN CLASSE
PIERRE LOUYS : ... De tous
nos camarades, ... c'est celui qui a le plus d'avenir et de beaucoup.
Je te parle de Gide tu le devines. Si j'ai jamais connu un type épatant
c'est bien lui.
APPARITION D'ANDRE WALTER
CAMILLE MAUCLAIR : ... Un jeune
homme vint me remercier [des] premières lignes qu'on eût publiées sur
lui,... qui me parut ressembler au Liszt dessiné en 1832 par Devéria
et parler comme j'imaginais que Novalis dût parler. Il me donna son
nom : André Gide.
REMY DE GOURMONT : ...— Et tout
cela n'est dit que pour signaler le groupe d'êtres rares auquel appartient
M. André Gide. Le malheur
de ces êtres quand ils se veulent réaliser, est qu'ils le font avec
des gestes si singuliers que les hommes
[513] ont peur de les approcher... quand la foule veut bien admettre
de telles âmes, c'est comme curiosités et pièces de musée. (1896.)
MAURICE BARRES : ... Si vous
[aviez] ouvert les Cahiers d'André Walter, ... vous connaîtriez
les plus récentes poussées de l'évolution littéraire. Je voudrais qu'à
chaque janvier on saluât un nouveau prince de la littérature. (1891.)
L'AMITIE MOUVEMENTEE DE PIERRE LOUYS
pierre louys,
dans
ses lettres à Gide : Je suis pris
d'une tendresse à larmes pour ton bouquin. (Mars 1890.) — Je n'ai rien
lu de ton bouquin (sauf les fragments de Pierrefonds) mais je sais que
c'est bien, j'en suis sûr... (Juin 1890.)
pierre louys, dans son Journal Intime : Je
suis retourné hier soir chez Gide pour entendre la seconde partie des
« Cahiers » [d'André Walter]. C'est superbe. Je le dis sans faux enthousiasme,...
c'est un chef-d'œuvre... Je suis bien heureux, heureux comme pour moi.
(25 octobre 1890.) Nous nous sommes
revus. Et dès le premier jour, je crois, il a repris pour me parler
le même ton d'hypocrisie dédaigneuse... Jamais de laisser-aller, jamais
d'oubli, jamais d'amitié. Seul avec moi, il ne me parlait plus qu'avec
[des] réserves et [des] poses... Quand il me demandait mon avis, c'était
pour me prendre en faute... Une fois, pourtant, il fut aimable ;...
il me lisait son André Walter, et comme au bout de dix pages
je lui disais que c'était très bien, il s'est précipité sur moi et,
avec effusion, me serrant les deux mains : « Ah !... Ce bon Louis !...
brave type !.., Ah !,.. » [514] ... Dernièrement,
il était venu me trouver à 10 heures du matin ; nous avions travaillé
ensemble à la revision de son manuscrit, corrigé, annoté, paginé ; et
quand, à quatre heures et demie du soir, après avoir parlé de lui pendant
six heures et demie sans arrêt, j'avais voulu lui jouer six mesures
au milieu d'un chœur du Roi d'Ys et lui demander ce qu'il en
pensait : ah ! non. Il était pressé ; à un autre jour. (12 novembre
1890.)
Le lendemain,
explication avec Gide. Louys lui lit cette page, lui offre de la déchirer,
Gide refuse; alors Louys, dans son Journal :
Le malentendu
est dissipé. nous sommes
amis, plus amis qu'avant, plus amis que jamais...
Leur amitié
dure encore cinq ans.
ANDRÉ GIDE : ... Il était
capricieux, quinteux, fantasque, autoritaire ; il cherchait sans cesse
à incliner autrui vers ses goûts à lui, et prétendait forcer l'ami à
marcher dans sa dépendance ; mais il avait des générosités exquises
et je ne sais quelle fougue, quels élans qui rachetaient d'un coup tout
le détail. (Si le grain ne meurt.)
PIERRE LOUYS : Puis tu m'attribues
une influence particulière en des termes d'une ambiguïté fâcheuse. Tu
dis que j'ai « culbuté ton Dieu » (expression irrévérencieuse, André)
et renversé ta morale. Seigneur ! est-ce possible ?..,
Note d'Ibsen
relevée par Gide : Les amis sont un luxe coûteux ; et lorsqu'on
place son capital sur une vocation et une mission dans la vie, on n'a
pas les moyens de conserver [515] des amis. Ce que cela coûte ne consiste
pas en ce que l'on fait pour eux, mais en ce que, par égard pour eux,
on néglige de faire.
AU CROISEMENT DES CHEMINS AVEC OSCAR WILDE
Biskra. A la sortie d'un café maure.
wilde
à Gide
: — Dear, vous
voulez le petit musicien ? Oh ! que la ruelle était obscure ! Je crus que le cœur me manquait ; et quel raidissement de courage il fallut pour répondre : — « Oui », et de quelle voix étranglée ! Wilde aussitôt
se retourna vers le guide, qui nous avait rejoints, et lui glissa à
l'oreille quelques mots que je n'entendis pas. Le guide nous quitta
et nous regagnâmes l'endroit où stationnait la voiture. Nous n'y fûmes
pas plus tôt assis que Wilde commença de rire, d'un rire éclatant, non
tant joyeux que triomphant ; d'un rire interminable, immaîtrisable,
insolent; et plus il me voyait déconcerté par ce rire, plus il riait.
Je dois dire que, si Wilde commençait à découvrir sa vie devant moi,
par contre il ne connaissait encore rien de la mienne ; je veillais
à ce que rien, dans mes propos ou dans mes gestes ne lui laissât rien
soupçonner. La proposition qu'il venait de me faire était hardie ; ce
qui l'amusait tant, c'est qu'elle eût été si tôt acceptée. Il s'amusait
comme un enfant et comme un diable. Le grand plaisir du débauché, c'est
d'entraîner à la débauche. Depuis mon aventure de Sousse, plus ne restait
au Malin grande victoire à remporter sur moi sans doute ; mais ceci,
Wilde ne le savait point, ni que j'étais vaincu d'avance... (Si le
Grain ne meurt.) [516]
LES NOURRITURES TERRESTRES
Premier tirage
en 1897, au Mercure de France : 1.650 exemplaires.
— Vente après deux ans : 215 exemplaires. — Après 18 ans
(au 30 juin 1915), le premier tirage est épuisé, —
En 1950 : 50° mille.
A l'apparition
du livre, la critique fut presque nulle. Voici quel fut l'accueil de
quelques amis qui écrivirent à Gide :
MALLARMÉ : Vous, Cher
Gide, seul... ... pouviez mener cela vraiment à fin et arriver, sans
composition apparente, jusqu'au suspens d'intérêt, vital, spirituel,
tant votre souffle est homogène et simple. La main ; j'espère que les
eaux furent bienveillantes pour Madame, à qui mon hommage... (1897.)
PAUL VALERY : Ce qui fait
l'amusement de ton petit Baedeker, c'est qu'il y a un peu de tout. Il
y a un d'Annunzio, des soukhs, des Donatelli, et les fruits qui sont
à la mode... (1897.)
francis jammes, après la lecture d'un extrait des Nourritures
(Ménalque) paru dans l'Ermitage : Cet enfant
qui était au village, que tu arraches à sa famille et que tu envoies
par la plaine, a-t-il seulement des souliers ? Aura-t-il
seulement, un jour comme toi, une femme exquise et simple pour le soigner
lorsqu'il sera fatigué ?... Je te dis tout
cela parce que je sais que Ménalque n'est pas toi. (1896) [517]
francis jammes, après la publication du livre : Jamais je n'avais
rêvé une œuvre moins païenne. Jamais on n'était arrivé à un pareil degré de
presque religieuse
abnégation
et je voudrais qu'un cilice et qu'une corde reliassent ce livre... ... Et la seule
réelle volupté dont tu m'aies donné envie est celle de boire de l'eau... (1897.)
Cependant,
dès la sortie du livre, son influence commençait à s'exercer ; des adolescents
isolés et bouleversés écrivaient :
HENRI GHÉON, 22 ans : Je ne sache pas que la chair ait jamais poussé de tels cris d'extase... (L'Ermitage, 1897.)
edmond jaloux, 19 ans : Au milieu de
[ma] torpeur, Ménalque a éclaté comme l'orage... (Lettre à Gide,
1897.)
L'influence
ne cessait de se poursuivre :
JACQUES COPEAU, 22 ans Enfermé dans
ma chambre, et dans une féroce oisiveté, refusé à tout, dévoré de désirs,
desséché par l'attente, ce livre était venu m'abreuver. (1901.)
JACQUES RIVIERE, 20 ans André Gide
: ... Etre adorable… Volupté, force,
amour, désir, ... C'est de vous que je vis, c'est de vous que je meurs.
Vous êtes ma vie, vous êtes ce qui me soulève, vous êtes ma tendance
vers Dieu... Désir ! Désir ! il n'importe de quoi... (Correspondance
avec Alain-Fournier, 1906.)
Vingt-cinq
ans plus tard. Roger Martin
du Gard évoquait dans « Les Thibault » l'influence de ce
livre sur l'un de ses personnages, un jeune homme de moins de vingt
ans, Daniel de Fontanin. Daniel vient d'achever à l'aube la dernière
page des « Nourritures Terrestres ».
...Le mot «
faute » [pour Daniel] avait changé de sens... Les sentiments
auxquels jusqu'alors il ne s'abandonnait qu'à contre-volonté, se libérèrent
soudain et prirent joyeusement la première place ; cette nuit-là, en
quelques heures, se trouva renversée l'échelle des valeurs que, depuis
son enfance, il croyait immuable. (La Belle Saison, 1923.)
Le cinquantenaire
des « Nourritures ». Des textes et des
interviews furent réunis dans la Gazette des Lettres. Voici, entre autres,
un témoignage :
UN ÉTUDIANT : ... Pour nous
autres, les Nourritures ne posaient pas de problème moral. Nous
étions bien décidés à assouvir tous nos désirs... J'avais l'impression
que Gide enfonçait une porte ouverte, mais de l'autre côté de laquelle,
à cause du malheur des temps, il n'y avait rien. Des garçons de notre
âge sont forcés de faire un effort d'imagination pour comprendre que
sans Gide la porte serait peut-être restée fermée. (1947.)
Gide au long
de sa vie s'est maintes fois expliqué au sujet des « Nourritures
», a cru devoir maintes fois se justifier :
GIDE : ...Le danger
même que présentait sa doctrine (si j'ose ainsi dire) m'est si nettement
apparu que, sitôt après, en antidote, j'ai écrit Saül... [519] ... Il n'est
peut-être pas très équitable de présenter l'éthique des Nourritures
comme la dominante de ma vie. S'il en était ainsi, je m'en serais
tenu à ce livre... (Lettre au R. P. Poucel, 1927.) Jef Last blâme
l'éthique de Ménalque. Il a raison. Moi-même je la désapprouve... (Journal,
1935.) ...Et somme
toute, [ce livre] est tel qu'il devait être, et réussi... (Journal,
1926.)
FRANCIS JAMMES : CORRESPONDANCE D'UNE AMITIE
JAMMES : Je vous admire
entièrement... Vous êtes davantage qu'un grand talent... (Janvier 1894.)
Vous êtes plutôt des Mille et une Nuits, de Lamartine et de Mallarmé
peut-être aussi de Virgile et de Coleridge — sans pourtant leur ressembler.
(Décembre 1894.)
gide : Monsieur, qui
êtes à présent un peu mon ami... (Automne 1894.) ... Il m'eût peiné
de vous aimer sans réciproque... (Fin 1894.) Ton amitié
me touche cher ami ; ... je pleure presque en y pensant, de ne point
te connaître encore et pourtant déjà tant t'aimer. Merci donc de tes
vers et que, si le tutoiement que je t'offre en échange, d'un presque
irrésistible élan t'offense — pardonne et oublie... (Octobre 1895.)
Tel est le
ton de ferveur des premières lettres échangées entre Gide et Jammes. La correspondance
se poursuit pendant des dizaines d'années,
[520] abondante et affectueuse jusqu'à la conversion de Jammes,
puis avec des hauts et des bas. Après la mort
de Jammes en 1938, Gide publie dans la N. R. F. un article
suivi de souvenirs et de lettres de Jammes.
gide : Je suis trop
près moi-même de la tombe... pour pouvoir me désoler beaucoup de sa
mort. Cette réussite du Bon Dieu qu'était Jammes, a pleinement rempli
sa tâche... Dirai-je même que ce deuil m'apporte une satisfaction :
celle de pouvoir faire figurer dans l'anthologie des poètes français
que je prépare (et où ne doivent point figurer les vivants) un abondant
choix de son œuvre... (Décembre 1938.)
DEVANT LE GRAND PUBLIC, A L'ENTRÉE DU XXe SIECLE
JEAN DE PIERREFEU : Ecrivain cloîtré...
Il méprise le succès. (L'Opinion, 1911.)
PAUL SOUDAY: La littérature
de M. André Gide est éminemment ésotérique et cénaculaire. Cet écrivain
semble mettre autant de soins à fuir la publicité que d'autres à la
rechercher... Il est l'homme du volume introuvable... (Le Temps,
1911.)
JULES BERTAUT : Tout ce tarabiscotage
de l'esprit et des sens... Le sombre casuiste vous a pris par la main
et dès lors il ne vous lâchera plus. (Les Romanciers du nouveau Siècle
; 1912.)
LUCIEN MAURY : La prétention
quintessenciée... Sommes-nous sûrs de comprendre?... (Figures Littéraires:
Ecrivains français et étrangers; 1911) [521]
LA GUERRE DE 1914-1918
CHARLES DU BOS : [Gide me disait
:] « Le devoir d'un écrivain pendant la guerre, c'est de ne pas écrire
» : aussi, seul peut-être parmi les écrivains, s'est-il retrouvé après
les événements aussi pur, aussi intact, qu'avant.
Quelques-unes
des positions de Gide pendant la guerre :
gide, dans son Journal : Oui, je me
souviens de ces conversations, avec elle et Ghéon, en Asie mineure (une
à Smyrne, particulièrement), sur la lente décomposition de la France,
sur ses vertus inemployées ou dilapidées, sur l'imminence de la guerre
— à quoi madame Mayrisch se refusait de croire, et que, quelques mois
avant la déclaration, Ghéon et moi prévoyions, prédisions, souhaitions
presque, tant il nous paraissait que la guerre même était un moindre
mal que l'abominable déchéance où reculait peu à peu notre pays — et
d'où là guerre seule pouvait peut-être encore nous sauver...
15 août
1914 : Voici que s'établit un poncif nouveau, une psychologie conventionnelle
du patriote... Le ton qu'ont pris les journalistes pour parler de l'Allemagne
est à soulever le cœur. 13 septembre
1934 : ... durant la guerre... [je] ne sus opposer de résistance
(je me le reproche suffisamment aujourd'hui) aux enthousiasmes irréfléchis
des amitiés qui me circonvenaient alors... L'excès de notre chauvinisme
(je dis : notre, car je m'y laissais entraîner)... Feuillets 1918
: Le nationaliste a la haine large et l'amour étroit... [522] Le
nationaliste croit volontiers que le Christ était catholique.
Gide s'est
à certains moments rapproché de Maurras pendant la guerre pour s'en
éloigner plus tard.
gide, dans la N. R. F. (1909)
: Je ne lis pas
souvent l'Action Française, par crainte de redevenir républicain.
Pendant la
guerre, Gide écrit à Maurras pour lui communiquer, en vue de leur reproduction,
des lettres du lieutenant de vaisseau Dupouey.
gide : ... Le temps
est venu, peut-être, de se compter, vivants ou morts... (Lettre publiée
dans l'Action Française du 5 novembre 1916.)
henri massis cite le post-scriptum de cette lettre
: Ci-joint un
billet pour le meilleur usage sur lequel vous voudrez bien prélever
le montant d'un abonnement à l'A. F.
En 1935,
à une réunion de l’« Union pour la Vérité », Gide,
devenu sympathisant communiste, explique sa position par rapport à l'Action
Française -pendant la guerre.
gide : Je n'ai jamais
eu de conviction royaliste. Mais, en 1916, j'avais l'impression que
l'A. F. était le seul groupement sérieux et qu'il était nécessaire,
à ce moment, de se serrer les coudes.
1914-1916 est
l'époque d'une crise mystique de Gide, qui l'a amené à écrire «
Numquid et tu... ? » resté longtemps inédit. Gide note quelques-uns
des motifs de cette crise : [523]
gide, dans
son Journal : 19 janvier
1916 : Ce contre quoi j'ai le plus mal à lutter c'est la curiosité
sensuelle. Le verre d'absinthe de l'ivrogne n'est pas plus attrayant
que, pour moi, certains visages de rencontre... Il y a là une propulsion
si impérieuse, un conseil si insidieux, si secret, une habitude si invétérée,
que souvent je doute si j'en puis échapper sans un secours venu d'ailleurs. 23 janvier
: Hier soir j'ai cédé ; comme on cède à l'enfant obstiné — « pour
avoir la paix »... 16 février
: Avant-hier, rechute. 15 octobre
: Hier, rechute abominable... — ... Qu'importe
que ce soit pour échapper à la soumission au péché que je me soumette
à l'Eglise ! Je me soumets... Délivrez-moi du poids épouvantable de
ce corps.
Charles du
Bos, à qui « Numquid et tu » est dédié : Parce que Gide
a vécu le mystère de Numquid et tu... ? », il n'est que de le laisser
aller — aller, évoluer, voler, partout et tant qu'il lui plaira...
ANDRÉ GIDE, OU L'ONCLE DADA
Gide suivait
avec attention et curiosité la naissance et les manifestations de Dada.
De leur côté, les dadaïstes voyaient avant tout en Gide l'auteur des
« Caves
du Vatican ».
ANDRE BRETON : L'ouvrage,
dès sa publication dans la « Nouvelle Revue Française », provoque deux
mouvements d'opinion violemment contradictoires : alors que décontenancés
la plupart des anciens admirateurs et amis de l'auteur s'empressent
d'affirmer qu'il se fourvoie..., les jeunes gens s'exaltent à [524] vrai dire moins pour l'intrigue du livre, dans sa légèreté
fort supportable d'ailleurs, et pour le style, non débarrassé de tout
esthétisme, que pour la création centrale du personnage de Lafcadio.
Ce personnage, totalement inintelligible aux premiers, apparaît aux
seconds plein de sens, voué à une descendance extraordinaire... De lui part
une sorte d' « objection d'inconscience » beaucoup plus grave que l'autre
et qui est loin d'avoir dit son dernier mot... ...Sur le «
front », Jacques Vaché, par divers côtés très hostile à Gide, rêve d'installer
son chevalet entre les lignes françaises et les lignes allemandes pour
faire le portrait de Lafcadio...
C'est en pleine
effervescence dada que Gide publie le calme récit de la « Symphonie
Pastorale », de forme toute classique. La presse et les grandes
revues accueillirent cet ouvrage avec éloges. Mais les dadaïstes furent
déçus du retour de Gide à son passé.
LOUIS ARAGON : L'auteur de
ce livre, comme je lui avais mandé sans plus n'en pas aimer le second
cahier, me répondit : — « Votre phrase sur la Sym. Past. m'étonne. Vous
n'aimez pas la seconde partie... Serait-ce que vous aimiez la première
?... J'espère bien que non ! Ça ne serait pas la peine d'avoir écrit
les Caves... » (Littérature, 1920.)
Dans Littérature,
en 1922, parut sous le titre de « André
Gide nous parle de ses Morceaux choisis » un texte signé par
André Breton. Breton reproduit mot à mot une conversation qu'il eut
avec André Gide. [525] [Voir dans Entretien avec Philippe
Soupault (page 471) les circonstances de cette publication.] : gide : — Si vous saviez quelle partie je joue. C'est
que je ne suis pas un poète ! Les poètes ont trop beau jeu. Mais moi,
de combien de réflexions ne fais-je pas précéder le déplacement d'un
seul de mes pions ! J'ai encore beaucoup à écrire mais je connais mon
but et le plan même de tous mes volumes est arrêté. Soyez certain que
j'avance, avec lenteur, soit ; d'autant plus avec volupté. breton : Ne craignez-vous pas qu'on vous tienne
faible compte de ces calculs ? Il s'agit de tout autre chose. Peut-être,
en ne voulant vous priver d'aucune chance, perdrez-vous la partie de
toute façon. gide : — Je ne dois de comptes qu'après ma mort.
Et que m'importe, puisque j'ai acquis la certitude que je suis l'homme
qui aura le plus d'influence dans cinquante ans ! breton : — Alors pourquoi vous préoccuper de
sauver les apparences ? On sait maintenant quelle légende il vous plaît
qu'on accrédite autour de vous : votre inquiétude, votre horreur des
dogmes, et ce côté décevant. Les plus maladroits s'y essayent. gide : — Mais je suis au contraire plus calomnié
que jamais. Dans la Revue Universelle, M. Henri Massis déverse
des ordures sur moi. Croyez-moi, Breton, tout viendra à son heure :
en lisant mes morceaux choisis, vous verrez que j'ai surtout pensé à
vous et à vos amis. breton : — Une préférence ne nous suffit pas.
Il n'est pas un de nous qui ne donnerait tous vos volumes pour vous
voir fixer cette petite lueur que vous avez seulement fait apparaître
une fois ou deux, j'entends dans les regards de Lafcadio et d' « Un
Allemand ». Est-il bien nécessaire que vous vous consacriez à autre
chose ? gide : — Ce que vous me dites est bien étrange, mais
c'est de la faillite de l'humanité tout entière que vous avez le sentiment.
Je vous comprends mieux que vous ne croyez et je vous plains. Comme
nous le disions l'autre jour avec Paul [526] Valéry : « Que peut un homme ? » et il ajoutait : « Vous
souvenez-vous de l'admirable question de Cervantès : « Comment
cacher un homme ? »
LES GRANDES OFFENSIVES
Polichinelle
s'en va-t-en guerre contre Gide et la N. R. F.
HENRI BÉRAUD : ...Il faut
réagir contre le snobisme de l'ennui qui se confond d'ailleurs avec
le snobisme de la mévente... (Nouvelles Littéraires, 1922.) Je suis un
polémiste... En ce qui concerne l'affaire Gide, je prends parti, et
je ne me cache plus, pour « la littérature rigolote ou tout au moins
agréable ». (Paris-Journal.)
A ces mots
toute la presse s'enflamme. Prennent parti
pour Béraud : l'Illustration, les Marges, les Annales (André Lang),
la France Vivante (José Germain), etc... et notamment:
ROLAND DORGELÈS : Il est des
écrivains qui, très fiers, vous disent : « J'écris pour l'élite ! »
Je suis bien plus fier, moi, d'écrire pour des milliers et des milliers
d'êtres qui m'aiment. Minorité et élite n'ont jamais été synonymes...
(1923.)
edouard dulac, dans Pau-Pyrénées : Hardi mon gros
! Sus ! sus !... Assez de cet ésotérisme qui ne doit plus attirer que
de pâles nigauds dans les cénacles étouffants ! (1922.)
Prennent parti
pour Gide : le Temps (Paul Souday), le Figaro (Fernand Vandérem), les
Nouvelles Littéraires, Paris-Journal (René Crevel), etc... et notamment
: [527]
LÉON DAUDET : ... [Le] jugement
[de Béraud] porté sur des écrivains qui le dépassent de cent coudées
— en hauteur et en profondeur — est ridicule. (1923.)
ABEL HERMANT : ...Ces querelles
d'école m'ont tout l'air de querelles de boutique. ... Il est
loisible à quiconque d'appeler chapelle cette famille spirituelle [qu'est
la N. R. F.]. (1923.)
Au milieu de
ces mêlées et de ces coups de sabre dans le vide :
gide, dans son Journal : Ce n'est pas
sur moi que l'on frappe ; c'est sur la bosse dont on m'a d'abord affublé.
(1924.)
Mais voici
que se lève l'Inquisiteur.
HENRI MASSIS : Il n'y a qu'un
mot pour définir un tel homme, mot réservé et dont l'usage est rare,
car la conscience dans le mal, la volonté de perdition ne sont pas si
communes : c'est celui de démoniaque. Et il ne s'agit pas ici de ce
satanisme verbal, littéraire, de cette affectation de vice, qui fut
de mode il y a quelque trente ans, mais d'une âme affreusement lucide
dont tout l'art s'applique à corrompre... (1921.) La litote classique
est le manteau d'hypocrisie dont il sent le besoin de vêtir son personnage.
(1921.) Ce qui est
mis en cause ici, c'est la notion même de l'homme sur laquelle
nous vivons... (1923.) C'est qu'il
s'agit ici de l'entreprise la plus captieuse pour nous désoccidentaliser,
nous décatholiciser. (1923.) ... l’« évangélisme
» gidien ne tend à rien d'autre qu'à sauver la chair... (1923.) [528]
CHARLES DU BOS : ...La terrible
et radicale inversion spirituelle qui, dans Si le Grain ne meurt,
lui dicta ces lignes...
GROETHUYSEN : C'est ce sens
si spécial du péché qui est propre à Gide — et qui n'a rien à voir avec
le péché en général, avec la notion de péché originel. On dirait que
le péché de Gide n'est pas un péché humain...
GEORGES BERNANOS : Ce haut cas
de perversité intellectuelle n'est pas agréable à regarder en face.
Mais les défenseurs
prennent la parole :
PAUL SOUDAY : C'est un procès
de sorcellerie en règle que M Henri Massis intente à M. André Gide.
Ces jeunes catholiques d’aujourd'hui ont des âmes d'inquisiteurs. Le
P. Garasse et Torquemada revivent en M. Henri Massis, qui ferait brûler
sans hésitation les livres de M. André Gide et l'auteur lui-même, si
M. Homais n'avait aboli ce mode de discussion...
ANDRÉ MALRAUX : M. Massis se
défend depuis des années contre une tentation constante et profonde,
qu'il appela parfois Renan et parfois André Gide ; il lui a donné aussi
un autre nom qui la désigne plus clairement : Satan.
ANDRÉ GIDE : J'ai connu
ce destin bizarre (peut-être unique) d'être magnifié par l'attaque avant de l'avoir
été par l'éloge (1924.) On supporte plus volontiers d'être vilipendé, ou
inconnu, que méconnu. (1924.) [529]
CORYDON ET SI LE GRAIN NE MEURT
La période des équivoques.
gide, dans son Journal : — Maintenant
que nous voici seuls [me dit Paul Bourget], apprenez-moi, Monsieur Gide,
si votre Immoraliste est ou n'est pas un pédéraste ? Et, comme je
reste un peu interloqué, il insiste : — Je veux dire
: un pédéraste pratiquant ? — C'est sans
doute plutôt un homosexuel qui s'ignore, répondis-je, comme si je n'en
savais guère trop rien moi-même ; et j'ajoutai : je crois qu'ils sont
nombreux. (1915.)
ANDRÉ ROUVEYRE : Les femmes
que Gide a créées se meuvent... dans leur immatérialité et dans leur
nature, presque totalement dégagées de tenants physiologiques. C'est
le contraire lorsqu'il traite des jeunes garçons africains ; alors,
nous voyons de souples animaux élémentaires, séduisants, têtes vides
d'aucune complication spirituelle...
On annonce
la publication de « Corydon » et de « Si le Grain
ne meurt ».
rouveyre : ...La troupe,
dans le temple s'affole, car des prophéties, venues d'on ne sait quelles
mystérieuses imprimeries annoncent que Gide en secouera quelque jour
les colonnes. Des ombres tristes s'empressent et implorent, on cherche
des issues...
Amis et catholiques
sont intervenus auprès de Gide ; [530] Maritain, à son tour, tente une démarche. Gide l'a relatée
dans des pages de son Journal :
— Mais
ne pensez-vous pas que cette vérité, que prétend manifester votre livre,
peut être dangereuse... — Si je le
pensais, je n'aurais pas écrit celui-ci, ou du moins je ne le publierais
pas. Pour dangereuse qu'elle puisse être, cette vérité, j'estime que
le mensonge qui la couvre est plus dangereux encore. — Et
ne pensez-vous pas qu'il est dangereux pour vous de la dire ? — C'est une question que je me refuse à me poser. Il me parla
alors du salut de mon âme, et me dit qu'il priait souvent pour elle,
ainsi que plusieurs de ses amis convaincus comme lui que j'étais désigné
par Dieu pour des fins supérieures, auxquelles, en vain, je cherchais
à me dérober. — Je crois
volontiers, lui dis-je en souriant, que vous vous inquiétez du salut
de mon âme beaucoup plus que je ne m'en inquiète moi-même. (1923.)
Gide a « passé
outre ». Quoiqu'il n'ait fait aucun service de presse, Paul Souday
a rendu compte de « Si le Grain ne meurt » dans son feuilleton
du « Temps ».
PAUL SOUDAY: Jean-Jacques
s'est trompé : il a un imitateur en M. André Gide, qui entreprend de
raconter sa vie avec une franchise et un cynisme plus intrépides encore...
Après un scabreux souvenir d'enfance qui s'étale dès le seuil du premier
volume, comme une crotte sur un paillasson...
Que voici :
« Je revois
aussi une assez grande table, celle de la salle à manger sans doute,
recouverte d'un tapis bas-tombant ; [531] au-dessous de quoi je me glissais avec
le fils de la concierge, un bambin de mon âge qui venait parfois me
retrouver. — Qu'est-ce que vous fabriquez là-dessous ? criait ma bonne.
— Rien. Nous jouons. — Et l'on agitait bruyamment quelques jouets qu'on
avait emportés pour la frime. En vérité nous nous amusions autrement
: l'un près de l'autre, mais non l'un avec l'autre pourtant, nous avions
ce que j'ai su plus tard qu'on appelait de mauvaises habitudes »... « Je sais de
reste le tort que je me fais en racontant ceci et ce qui va suivre.
Je pressens le parti qu'on en pourra tirer contre moi. Mais mon récit
n'a raison d'être, que véridique... » (Si le Grain ne meurt.)
Deux ans plus
tard paraissent « Les Faux-Monnayeurs », auxquels
Souday consacre un nouvel article. C'est le troisième ouvrage de Gide
qui touche au même sujet. D'où les indignations du critique du Temps.
PAUL SOUDAY : Oh !... ici...
Tout cela est discret, enveloppé, et un lecteur très innocent pourrait
à la rigueur ne pas comprendre de quoi il s'agit. Cependant ce n'est
que trop clair... Et puis en voilà assez, et la mesure est comble.
gide : ... J'admire
qu'ils crient, comme Souday : « la mesure est comble », alors qu'elle
commence seulement à se remplir craintivement. (Journal, 1931.)
POUR L'U.R.S.S.
gide, dans son Journal : 27 juillet
1931 : Je voudrais crier très haut ma sympathie pour la Russie ;
et que mon cri soit entendu, ait de l'importance. [532] Je
voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme effort ; son
succès que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais travailler.
Voir ce que peut donner un état sans religion, (300) une
société sans famille. La religion et la famille sont les deux pires
ennemis du progrès (texte paru dans la N. R. F. du 1er septembre
1932).
L'année suivante,
Gide est amené à prendre la parole au cours d'une réunion de l'A. E.
A. R. (Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires)
julien green,
dans
son Journal : Je trouve Gide
préoccupé... Il va d'un coin à l'autre de la bibliothèque, ouvre une
porte, parle à quelqu'un, revient, m'offre une cigarette et me dit enfin
qu'il est ennuyé parce qu'il a accepté de prendre la parole dans une
réunion organisée par le parti... Il
me dit que Vaillant-Couturier lui a forcé la main, que lui, Gide, a
essayé de rattraper sa promesse et qu'on lui a dit à ce moment qu'il
était trop tard, que les affiches étaient prêtes. Cette manifestation
aura lieu au Grand-Orient de France. Gide en est tellement ennuyé qu'il
ne peut manger. Je crois ne l'avoir jamais vu ainsi. (1933.)
Entretien contradictoire
tenu au siège de l' « Union pour la Vérité », le
26 janvier 1935, paru sous le titre de « André
Gide et notre Temps » (N. R. F. 1935), dont voici quelques
phrases significatives :
GABRIEL MARCEL : Mais il est
évident pour moi que le communisme dogmatique suppose au premier chef
le type de certitude que M. Gide réprouve. Jusqu'à preuve du contraire,
je ne pourrai m'empêcher de présumer, par conséquent, que pour un [533] esprit tel que le
sien, le communisme ne saurait être qu'une villégiature, plus ou moins
prolongée... (page 33).
J. MARITAIN : En définitive
votre adhésion au communisme m'apparaît comme une suppléance pour vous
de cette vie évangélique que vous avez toujours cherchée, — là où elle
n'est pas... (page 44).
A. GIDE : J'estime que,
par suite de compromissions, le christianisme a fait banqueroute. J'ai
écrit et je pense profondément que si le christianisme s'était imposé,
si l'on avait accepté l'enseignement du Christ, tel quel, il ne serait
pas question aujourd'hui de communisme. Il n'y aurait même pas de question
sociale... (page 50). — ... L'athéisme
seul peut pacifier le monde aujourd'hui, (page 52).
Gide a apposé
son nom sous quelques manifestes portant chacun un grand nombre de signatures
: Manifeste aux
Travailleurs des intellectuels du Comité d'Action antifasciste et de
Vigilance :
Unis, par-dessous
toute divergence, devant le spectacle des émeutes fascistes de Paris
(301) et de la résistance populaire qui seule leur a fait face, nous
venons déclarer à tous les travailleurs, nos camarades, notre résolution
de lutter avec eux... ... La colère
que soulèvent les scandales de l'argent, nous ne la laisserons pas détourner
par les banques, les trusts, les marchands de canons, contre la République...
(302)
Protestation
du « Comité pour la libération de Thaelmann », présidé
par Langevin, Malraux et Gide (juin 1934)
Luttant pour
la défense de toutes les victimes du fascisme, nous signalons à tous
l'urgence du péril où se trouve actuellement l'une d'elles, Ernst Thaelmann...
Inculpé en vertu d'une législation rétroactive pour les actes qui étaient
légaux à l'époque où ils furent commis, Thaelmann est déféré sans défenseur
devant le Tribunal d'exception dénommé « Tribunal du Peuple »... Si
une telle décision était prise..., nous considérerions sa condamnation
à mort comme un assassinat...
La « Maison
de la Culture », en 1936, au nom de ses 45.000 adhérents,
adresse au Président Companys et à la « Maison du Peuple »
de Madrid le télégramme suivant :
Saluons fraternellement
héroïques combattants pour la liberté de l'Espagne. Espérons fermement
victoire finale du peuple espagnol contre criminelle tentative des aventuriers. Vive l'Espagne
populaire, gardienne de la culture et des traditions auxquelles un indestructible
attachement nous lie. (303) [535]
Divers jugements
:
ilya ehrenbourg, dans « Vus
par un Ecrivain d'U. R. S. S. : De la présence
de cet homme, tous éprouvaient une juste fierté comme une armée est
fière de la citadelle qu'elle a enlevée. Et, comme la langue humaine
retarde toujours sur la vie, bon nombre d'entre eux répétaient un mot
qui exhale une odeur d'encens et de mort — conversion. (1933.)
françois mauriac, dans son Journal
: Il n'a pas
fallu moins d'un demi-siècle à Gide pour substituer, à cette vue claire
qu'il avait du progrès intérieur, sa foi naïve dans le progrès matérialiste.
(1934.)
MARTIN-CHAUFFIER : ... Gide a
atteint la suprême grandeur le jour qu'il s'est donné. Tant de réticence
passée n'était pas refus ni faiblesse, mais précaution attentive pour
ne se donner qu'à coup sûr. (Vendredi, 1936.)
RETOUR DE L'U.R.S.S.
« La Pravda
» du 3 décembre 1936 insère dans un très long article
— que reproduit « l'Humanité » du 18 et du 19
décembre 1936 — un télégramme d'André Gide d'août 1936
: Au terme de
notre inoubliable voyage à travers la grande patrie du socialisme victorieux,
j'envoie de la frontière un dernier et cordial salut aux magnifiques
amis que je quitte [536] avec tristesse en leur disant, ainsi qu'à l'Union Soviétique
tout entière : « Au revoir ! »
PIERRE HERBART : ... Nous fûmes
quelques-uns à demander à André Gide de surseoir à [la] publication
de [Retour d'U. R. S. S.]
A la veille
de la publication de « Retour de l'U. R. S. S. », Victor
Serge obtient de Gide un rendez-vous.
victor serge, dans son Journal : J'emporte l'impression
d'un homme extrêmement scrupuleux, troublé jusqu'au fond de l'âme, qui
voulait servir une grande cause — et ne sait plus comment.
« Retour
de l'U. R. S .S. » paraît en fin novembre 1936.
gide, dans l'Avant-Propos de ce livre : Je ne me dissimule
pas l'apparent avantage que les partis ennemis... vont prétendre tirer
de mon livre. Et voici qui m'eût retenu de le publier, de l'écrire même,
si ma conviction ne restait intacte, inébranlée, que d'une part l'U.
R. S. S. finira bien par triompher des graves erreurs que je signale
; d'autre part, et ceci est plus important, que les erreurs particulières
d'un pays ne peuvent suffire à compromettre la vérité d'une cause internationale,
universelle. Le mensonge, fût-ce celui du silence, peut paraître opportun,
et opportune la persévérance dans le mensonge, mais il fait à l'ennemi
trop beau jeu, et la vérité, fût-elle douloureuse, ne peut blesser que
pour guérir.
Positions communistes
:
l'humanité du 18 et du
19 décembre (reproduisant le très long article de La Pravda
du 3 décembre 1936) : [537] ... C'est une
trop lourde accusation que porte André Gide contre lui-même lorsqu'il
se donne pour un homme qui a pénétré dans notre pays sous le masque
d'un ami pour y mentir ensuite consciemment, pour y dissimuler son vrai
visage comme les faux monnayeurs de l'un de ses romans...
ROMAIN ROLLAND: ... Ce mauvais
livre est, d'ailleurs, un livre médiocre, étonnamment pauvre, superficiel,
puéril, et contradictoire... J'en veux à
Gide, moins de ses critiques, qu'il aurait pu faire ouvertement, quand
il était en U. R. S. S., s'il avait été franc, que du double jeu qu'il
a joué, prodiguant en U. R. S. S. des protestations d'amour et d'admiration,
et, aussitôt rentré en France, portant à l'U. R. S. S. un coup dans
le dos, tout en protestant de sa « sincérité » ! ... Ce n'est
pas lui, ni qui que ce soit, ni quoi que ce soit, qui pourra jamais
arrêter la marche de l'histoire et le développement de l'U. R. S. S.
L'U. R. S. S. en a vu bien d'autres ! (Lettre reproduite dans
l'Humanité, 18 janvier 1937.)
Certains articles
d'écrivains communistes qui connaissent la formation de la pensée de
Gide, marquent plus de nuances.
GEORGES FRIEDMANN: Là encore nous
nous trouvons en présence d'observations particulières, découpées de
tout ce qui, dans le système économique et politique, dans l'histoire
de l'U. R. S. S., devrait les entourer, les éclairer, permettre de les
faire comprendre avant d'en juger. (Europe, 15 janvier 1937.)
ANDRÉ WURMSER : « Retour de
l'U. R. S. S. » ne nous apporte donc pas un jugement motivé par des
faits économiques ou une organisation politique, mais par l'impression
que produit à un [538] moraliste français, à un romancier, l'état
d'esprit actuel des citoyens soviétiques... (Commune, janvier
1937.)
Dans la presse
non communiste :
EMMANUEL BERL : Ce livre admirable
de probité intellectuelle... (Marianne, 20 novembre 1936.)
DRIEU LA ROCHELLE : Il faut dire
que Gide, s'il est d'abord tombé dans le piège, a su en sortir... (Dans
une page de l'Emancipation Nationale, intitulée « Grandeur de
Monsieur Gide et décadence de l'U. R. S. S. »)
FRANÇOIS DE ROUX : Ne retrouvons-nous
pas une fois encore ici le Gide que nous connaissons et que nous admirons,
toujours le même Gide — celui qui n'incline pas, fût-ce une minute,
l'automate ? (L'Intransigeant.)
La vente de
l'ouvrage : tiré à un petit nombre de mille, il fut aussitôt épuisé,
réimprimé, épuisé, réimprimé. Pour la première fois, un livre de Gide
atteignait un tirage de 100.000 exemplaires.
gide, dans son dernier Journal paru en 1950
: 15 janvier
1945 : L'U. R. S. S... J'étonnerais bien des gens, à leur dire qu'il
n'est sans doute pas de pays au monde où je désirerais plus retourner... Certains pensent
que j'ai gardé mauvais souvenir de ce voyage que je fis (en 1936, je
crois) et que les deux pamphlets que je publiai par la suite sont le
produit d'une déception ; ce qui est absurde... ... En dehors
de ces « manques » tout me plaisait là-bas... [539]
LA GUERRE DE 1939-1945
gide, dans son Journal, parlant de
la N. R. F. La revue, somme
toute, se maintient, en dépit des absences, aussi bien qu'il se peut.
Certes, je me félicite de m'en être retiré... (8 juillet 1943.)
De chaque côté
de la barricade, en France sous le régime de Pétain, un peu plus tard,
à Alger sous le régime du général de Gaulle, Gide reste le symbole de
l' « insoumis
». A Nice, en
1941
: A l'annonce
d'une conférence de Gide sur Henri Michaux, la Légion lui adresse une
lettre four l'empêcher de la tenir :
légion française
des combattants Union Départementale des Alpes-Maritimes
Monsieur André Gide, Hôtel Ruhl — Nice.
Monsieur, L'annonce de
votre conférence nous a beaucoup surpris. La qualité de votre talent
nous autorisait à croire que vous ne manqueriez pas de tact à ce point. ... On parle
beaucoup des responsables, en ce moment. C'est une mode imposée par
les circonstances. Permettez-moi de vous en parler un peu. ...Il est difficilement
admissible à l'heure où le Maréchal veut développer dans la Jeunesse
française l'esprit de sacrifice, de voir monter à la tribune un des
hommes qui s'est fait le champion triomphant de l'esprit de jouissance. ... On peut
aussi « obliger » à comprendre les gens qui ne veulent pas comprendre.
Et on peut faire cela avec beaucoup de fermeté, sans être non plus un
Philistin... [540]
A Alger, en
1944
:
Au cours des
débats de l'Assemblée Consultative Provisoire du 7 juillet
1944, M. Giovani après avoir cité quelques phrases tirées de
pages du Journal de Gide parues dans l'Arche, pose la
question suivante :
— Est-il
possible qu'on puisse imprimer à Alger des phrases comme celles-ci...
(304)
Puis les commentaires
de M. Giovani s'achèvent par ces mots :
...André Gide
s'est placé « au-dessus de la mêlée ».... Il a gravement insulté les
cultivateurs et les paysans de France... Il a insulté la patriotisme
des Français et a aussi mal jugé, aujourd'hui, les paysans de France,
qu'il avait jugé autrefois, ceux d'U. R. S. S. En somme, cet écrivain
frelaté qui a exercé une trouble influence sur les jeunes esprits, fait
du défaitisme en pleine guerre. Sa manie de l'originalité et de l'exotique,
son immoralisme et sa perversité en font un individu dangereux. Aujourd'hui,
la littérature est une arme de guerre. C'est pourquoi je réclame la
prison pour André Gide et des poursuites contre le gérant de l'Arche. [533] GIDE GARDE SA JEUNESSE
julien green,
dans
son Journal : Pas une seconde
je n'ai le sentiment d'une différence d'âge entre Gide et nous et je
n'en parlerais même pas si Gide lui-même n'avait fait allusion à ses
soixante ans. Jamais, avec lui, je ne puis me défaire de cette impression
que je parle à un camarade... (1931.)
ROGER STÉPHANE, 22 ans : 21 août
1941 : Après le déjeuner, Gide nous entraîne dans tous les hôtels
de Nice afin de l'aider à trouver une chambre où passer l'hiver. Nous
courons tout Nice, Jean et moi avec un peu de fatigue, Gide avec une
parfaite aisance : et c'est lui qui a soixante-douze ans... (Chaque
Homme est lié au monde.)
gide, dans son Journal : 17 juillet
1940 : Sans doute est-il un peu ridicule, à mon âge, de chercher
encore à s'instruire, et tout cet effort est bien vain ; mais dès que
je ne suis plus tendu vers quelque chose, je m'embête à mort et n'ai
plus de plaisir à vivre... 3 août 1942
: J'ai connu à Tunis, en juin dernier, deux nuits de plaisir comme je
ne pensais plus en pouvoir connaître de telles à mon âge... Il dit avoir
quinze ans et n'en paraît pas davantage... 25 juin
1944 : Depuis quelques jours, je me suis remis au latin... Il me
semble que je comprends tout beaucoup mieux que je ne faisais alors.
Et je tiens la clef des vers latins... Que ne me l'enseignait-on au
lycée... ?
A 75
ans, retenu à Alger au moment de [542] la Libération
de Paris : « Ah ! qu'il
me tarde » de revoir les amis et la capitale, « je crains de manquer
de souffle au dernier moment... », — Gide est pris de cette même
impatience qu'il eut a 20 ans quand, près d'Annecy, il écrivait
les « Cahiers d'André Walter » et que le mouvement poétique,
à Paris, battait son plein : « J'arriverai trop tard, écrivait-il,
et je n'en serai plus ! »
LE STYLE
gide, dans la N. R. F. en 1921,
répond à une enquête sur le classicisme : Il me semble
que les qualités que nous nous plaisons à appeler classiques sont surtout
des qualités morales.
Dans un « Billet
à Angèle » (même numéro de la N. R. F.) : Ayant fait
résider le principal secret du classicisme dans la modestie, je puis
bien vous dire à présent que je me considère aujourd'hui comme le meilleur
représentant du classicisme...
CLAUDEL : ...Quel excellent
écrivain vous êtes, l'esprit prend les grâces du corps le plus souple,
quel bel usage de la syntaxe, je me rappelle une page avec deux imparfaits
du subjonctif qui ont fait mon admiration... (Lettre à Gide, 1906.)
VALÉRY LARBAUD : Pour les subjonctifs,
je ferai les corrections que vous m'indiquez ; mais certaines, un peu
à contre-cœur. Les subjonctifs passés français sont de vilaines bêtes
ululantes et sifflantes qu'il faudra détruire, tôt ou tard... Il y a
deux points de vue : celui des gens de nos générations pour lesquels [543] ces fautes d'accord
font « mal écrit », et celui des jeunes pour qui le respect des règles
fait « trop bien écrit », et paraît déjà un peu archaïque comme la redingote
et le chapeau haut de forme. (Lettre à Gide, 1925.)
Les réductions
de mots, les inversions, les rythmes, les acrobaties syntaxiques amusent
Gide, parfois le ravissent. Dans ses proses poétiques, il s'est épris
de certains mots qu'il a mis en valeur :
« contrainte,
dénuement — la soif, urgent, pertinent, expédient — éperdument, éperdu,
« Je m'éperds dans une désordonnée poursuite des choses fuyantes » —
le repli, le retrait, le biais, le détour, la feinte... — « Ils chantaient,
ah ! plus fort qu'oiseaux, eusse-je cru, pussent chanter. »
Dans ses phrases,
les mots prennent souvent par eux-mêmes, un sens moral : « estime,
mésestime — épris, désépris » ; psychologique : « disponibilité,
ferveur » ; une nouvelle jeunesse : « aria, vergogne »...
Les plus simples
phrases de Gide sont devenues des sortes de maximes :
« Je n'aime
pas l'homme ; j'aime ce qui le dévore. » — « J'aime mieux faire agir
que d'agir. » — « Ils sont, ces insoumis, le sel de la terre
et les responsables de Dieu. »
QUELQUES JUGEMENTS
HENRI BATAILLE : Une eau qui
dit : « écoutez-moi, écoutez-moi ! » — Et puis s'en va, — (Avec un petit
frisson philosophique)... (1901.) [544]
JULIEN BENDA: L'hypertrophie
de l'esprit de finesse et la castration de l'esprit de système est une
des causes évidentes du succès de Gide près de l'actuelle société...
CHARLES DU BOS : En un roman
Gide donne sa vie... il ne peut pas donner la vie.
JEAN PREVOST : ... Sincère
à chaque instant, pour un instant.
VICTOR SERGE : De l'ascétisme
— mais accoutumé à du luxe. De l'ascé-time au fond de l'âme et du velours
sur la chair (1937.)
MAURICE SACHS : C'était peut-être
manque d'un être qui lui fut Tout, qu'il s'en attachait beaucoup qui
lui étaient chacun à sa façon, et très différemment presque tout...
Il aura tout voulu de la vie : être père, mari, amant, camarade, compagnon,
ami... Cette prudence
constante dans toute l'œuvre de Gide, où rien n'est dit qu'à bon escient,
où l'on ne sent jamais l'égarement de la passion, où l'auteur ne se
trompe que si on le trompe (exemple l'U. R. S. S.), ce manque enfin
d'un tempérament violent et déchaîné... je ne serais pas étonné qu'ils
diminuent un jour l'œuvre... Gide a si prodigieusement, si totalement
répondu aux besoins d'une époque qu'on est fondé à se demander si son
œuvre trouvera semblable écho dans un temps différent. (1946.)
FRANÇOIS MAURIAC : ...Ce vieux
Narcisse, dont la personnalité, enrichie de tous les apports d'une existence
interminable, se mire encore dans un Journal..., après soixante-dix
ans consacrés à se [545] regarder jouir délicieusement et (diraient les Jansénistes) criminellement... (1946.)
ANDRÉ MALRAUX: Je le crois...
: un directeur de conscience. C'est une profession admirable
et singulière... Par ses conseils, il n'est peut-être qu'un grand homme
de « ce matin », — une date. Mais par cela, autant que par son talent
d'écrivain qui le fait par bonheur le plus grand écrivain français vivant,
il est un des hommes les plus importants d'aujourd'hui...
LES MANUELS
Heureux Gide, dont le professeur parlera en classe et dont on cachera encore les livres sous le traversin... maurice sachs.
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE : ... Poète ayant
le don de l'analyse, critique lucide, et qui garde dans ses hardiesses quelques solides
attaches à la meilleure
tradition française. (Lanson, 1912.)
TABLEAU DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE AUX
XIXe ET XXe SIÈCLES : M. Gide écrit
admirablement quand il veut, mais on sent qu'il lui faut vouloir. (Fortunat
Strowski, 1924.)
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE DE
1789 A NOS JOURS : Le roman de
Gide ne fait que très modérément sa partie dans une histoire du roman
français. Mais il la fait très puissamment... dans une histoire des
influences. (Albert Thibaudet.) [546]
HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANÇAISE DU
SYMBOLISME A NOS JOURS : Il nous libère
largement de beaucoup de sottises. Il est grand, incontestablement comme
Faust le fut dans les griffes infernales. (Henri Clouard, 1947.)
l'école libératrice,
organe des instituteurs : « Le maître
saura éviter d'appuyer sur ce qu'il peut y avoir de sensualité un peu
trouble dans le passage, pour insister sur la métamorphose de cet organisme
débilité en un corps déjà tonifié. » (Commentaire sur un fragment de
l'Immoraliste, publié sous le titre « Mon devoir c'était ma
santé ». —1948)
LA GLOIRE
En 1947,
le Prix Nobel est décerné à André Gide. Gide meurt
le 19 février 1951.
paulhan : Gide n'a pas
fait son temps. Il n'est pas du tout enterré sous les hommages... qu'il
a reçus. Il demeure actif, virulent, d'ailleurs salubre : la curiosité
à tous risques, le dédain des opinions courantes, la confiance dans
les paradoxes du sens commun, l'impatience et l'espoir dans l'homme,
la liberté de chaque matin, ce ne sont pas là vertus si communes, ni
passages si fréquentés. Gide, ou le sel et le poivre de la terre.
CAMUS : Le secret de
Gide est qu'il n'a jamais perdu, au milieu de ses doutes, la fierté
d'être homme... [547]
SARTRE : ... Toute la
pensée française de ces trente dernières années, qu'elle le voulût ou
non, quelles que fussent par ailleurs ses autres coordonnées, Marx,
Hegel, Kierkegaard, devait se définir aussi par rapport à Gide. Ce que Gide
nous offre de plus précieux, c'est sa décision de vivre jusqu'au bout
l'agonie et la mort de Dieu. Il a vécu pour
nous une vie que nous n'avons qu'à revivre en le lisant ; il nous
permet d'éviter les pièges où il est tombé ou d'en sortir comme il en
est sorti... RÉFÉRENCES DES MORCEAUX CHOISIS Les références complètes qui figurent
dans les Morceaux Choisis ne sont pas reprises ici.
EN CLASSE (page
513). pierre louys : Lettre
à Jean Naville, dans Les Débuts d'André Gide vus par Pierre Louys,
par Paul Iseler (Ed. du Sagittaire, 1937).
APPARITION D'ANDRÉ
WALTER (page 513). camille mauclair : dans
Une heure avec.., 1re série, par Frédéric Lefèvre
(N. R. F., 1924). — rÉmy de gourmont : Le Livre des Masques (Mercure
de France, 1896). — maurice barrÈs -. dans Enquête sur l'évolution Littéraire,
par Jules Huret (Ed. Charpentier, 1891).
L'AMITIÉ MOUVEMENTÉE
DE PIERRE LOUVS (page 514). pierre louys : Lettres
à Gide, dans Paul Iseler, op. cit. — pierre
louys : Journal Intime (Ed. Montaigne, 1929). — pierre louys : Lettres à Gide, dans Paul
Iseler, op. cit. — note d'ibsen
relevée par Gide : dans Paul Iseler, op. cit.
LES NOURRITURES TERRESTRES (page
517). mallarmÉ : dans Autour des Nourritures Terrestres,
par Yvonne Davet (N. R. F., 1948). — paul
valÉry : Id. — francis
jammes : Francis Jammes et André Gide — Correspondance 1893-1938
(N. R. F., 1948). — henri ghÉon : dans Yvonne Davet, op. cit. — edmond jaloux : Id. — jacques copeau : dans le Numéro Spécial
des Ed. du Capitole : André Gide (Coll. Les Contemporains, 1928).
— jacques riviÈre ; Jacques
Rivière et Alain-Fournier — Correspondance 1905-1914, t. II (N.
R. F., 1926-28). — roger martin du gard : Les Thibault,
3° partie : La Belle Saison, vol. I. — un étudiant : dans Yvonne Davet, op. cit. — gide : Lettre au R. P. Poucel, dans L'Esprit
d'André Gide, par Victor Poucel (A l'Art catholique, 1929).
FRANCIS JAMMES
: CORRESPONDANCE
D'UNE AMITIÉ (page 520). Toutes les citations sont prises dans la Correspondance,
op. cit., sauf l'article de Gide, paru dans la Nouvelle Revue
Française (1er décembre 1938).
LA GUERRE DE
1914-1918 (page 522). charles Du Bos
: Journal, t. I (Ed. Corréa, 1946). — andrÉ gide : Journal sans dates dans la N. R.
F. (1er décembre 1909). — andrÉ gide : Entretien à l' « Union pour la Vérité
», dans André Gide et notre Temps (N. R. F., 1935). — charles Du Bos : Dialogue avec André
Gide (Ed. Corréa, 1927).
ANDRÉ GIDE OU
L'ONCLE DADA (page 524). andrÉ breton : Anthologie de l'Humour Noir (Ed.
du Sagittaire, 1940). — Louis aragon
: Littérature n° 16 (Septembre-Octobre 1920). — andrÉ breton : « André Gide nous parle de ses morceaux
choisis », dans Littérature n° 1, nouvelle série (1er
mars 1922).
LES GRANDES
OFFENSIVES (page 527). henri bÉraud : La Croisade des Longues Figures (Ed.
du Siècle, 1924). — roland dorgelÈs : dans Une heure avec..., 1re
série, op. cit. — andrÉ billy : La Littérature Française contemporaine
(Armand Colin, 1927). — léon
daudet : dans Béraud, op. cit. — abel
hermant : dans Une heure avec..., 1re série,
op. cit. — henri massis :
Jugements, t. II (Pion, éd. 1924). — charles
du Bos : Dialogue avec André Gide, op. cit. — groethuysen
: dans Journal de Du Bos, t. III (Ed. Corréa, 1948). —
georges bernanos : dans Une heure avec...
4° série, par Frédéric Lefèvre (N. R. F., 1927). — paul souday : André Gide (Ed. Kra,
1927). — andrÉ malraux : dans la Nouvelle Revue Française
(i«r juin 1927). — andrÉ gide : Lettre à André Rouveyre, dans Le
Reclus et le Retors, par André Rouveyre (Ed. Crès et C", 1927).
CORYDON ET SI
LE GRAIN NE MEURT (page 530). andrÉ rouveyre : Le
Reclus et le Retors, op. cit. — paul
souday : André Gide, op. cit.
POUR L'U. R.
S. S. (page 532). julien green : Journal,
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aux travailleurs : reproduit dans Commune (N° 7-8, mars-avril
1934). — comitÉ thaelmann (protestation)
: reproduit dans La Flèche (23 juin 1934). — tÉlÉgramme de la « maison de la culture » : reproduit dans
Europe (15 juin 1936). — ilya
ehrenbourg : Vus far un Ecrivain d'U. R. S. S. (N. R.
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RETOUR DE L'U.
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ouverte à André Gide (Vendredi, 20 novembre 1936), reprise dans
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LA GUERRE DE
1939-1945 (page 540). lettre de la lÉgion : dans
Chaque Homme est lié au Monde (Appendice), par Roger Stéphane
(Ed. du Sagittaire, 1946). — dÉbats de l'assemblÉe consultative provisoire
: dans Journal 1939-1942, d'André Gide (N. R. F.,
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GIDE GARDE SA
JEUNESSE (page 542). andrÉ gide : Pages
de Journal (Ed. Chariot, Alger, 1944) et Journal 1942-1949 (N.
R. F., 1950).
LE STYLE (page
543). andrÉ gide : Billet à Angèle, dans la Nouvelle Revue
Française (1er mars 1921). — paul
claudel : Paul Claudel et André Gide — Correspondance 1899-1926
(N. R. F., 1950). — valery larbaud
: Lettres à André Gide (Stols, La Haye et Paris, 1948).
QUELQUES JUGEMENTS
(page 544). henri bataille : Têtes
et Pensées (Ed. Ollendorf, 1901). — julien
benda : La France Byzantine (N. R. F., 1945). — charles Du Bos : Dialogue avec André
Gide, op. cit. — jean prÉvost : Les
Caractères (Ed. Albin Michel, 1948). — victor
serge : dans Les Temps Modernes (juin 1949). — maurice sachs : Le Sabbat (Ed.
Corréa, 1946). — françois mauriac
: dans Le Figaro (25 juillet 1946). — andrÉ malraux : cité
par Henri Massis : Jugements (Pion éd., 1924).
LES MANUELS
(page
546). Histoire de la Littérature Française, par
Lanson (Hachette, 1912). — Tableau de la Littérature Française aux
XIXe et XXe siècles, par Fortunat Strowski
(Ed. Paul Mellotée, 1924). — Histoire de la Littérature Française
de 1789 à nos jours, par Albert Thibaudet (Ed. Stock, 1936).
— Histoire de la Littérature Française du Symbolisme à nos jours,
par Henri Clouard (Ed. Albin Michel, 1947).
LA GLOIRE (page
547). paulhan : N.
R. F., novembre 1951. — camus
: N. R. F. novembre 1951. — sartre
: Les Temps Modernes, mars 1951.
(1) Je remercie
MM. Jacques-Emile Blanche, Jean-Richard Bloch, Jacques Copeau, Henri
Ghéon, Edmond Jaloux, Pierre de Lanux, Paul-Albert Laurens, Roger Martin
du Gard, Eugène Montfort, Henri de Régnier, Jean Schlumberger, Paul
Valéry qui ont bien voulu m'aider de leurs souvenirs pour la première
partie de ce livre. J'ajoute que tous les discours en style
direct, placés dans la bouche d'un personnage quel qu'il soit, au cours
de cette biographie, sont extraits d'un « Journal », d'une « Confession
», d'une « Correspondance », mais que, pour ne pas alourdir exagérément
de notes mon livre, je n'ai pas toujours pu indiquer les sources qui,
cependant, y figurent le plus souvent.
(2) Si le Grain
ne meurt.
(3) Charles Gide, l'économiste,
mort en mars 1932.
(4) Cf. Les Cahiers d'André Walter, la
Porte étroite et Si le Grain ne meurt.
(5) Cf. Les Cahiers d'André Walter.
(6) Les Cahiers d'André Walter. Sans
doute Gide a-t-il fait André Waller plus tourmenté qu'il ne l'a été
lui-même.
(7) L'Imitation.
(8) Gide avait
préparé deux éditions : l'édition de luxe aurait dû paraître la première,
mais par suite de retards de l'imprimeur, parut après l'édition ordinaire.
(Voir la Bibliographie, à la fin du présent ouvrage.)
(9) Journal de Louys.
(10) Michel Arnauld est le pseudonyme
que prendra Marcel Drouin, qui deviendra le beau-frère de Gide.
(11) Rémy de Gourmont.
(12) Introduction à la Méthode de Léonard
de Vinci.
(13) Parfois, ils improvisaient des sonnets,
en composant chacun un vers successivement. Ou bien, sur une carte de
-visite, Valéry écrivait :
Les
Trompettes des chars sonores du soleil... Vingt
fois ont sonné l'ombre et clamé le sommeil Mais
Louys ne répond plus depuis le seize avril.
(14) Cf. Les Nourritures terrestres.
(15) L'Immoraliste.
(16) La Porte étroite.
(17) Lettre à Edouard Ducoté.
(18) C'est au moment de la mort de sa mère
que Gide lui écrit une lettre de rupture : « .... Il est inutile et
fâcheux de donner nos inconséquences en spectacle... Restons-en là...
Je pense que le respect du passé... nous gardera des calomnies... Peut-être
après ton frère, est-ce moi qui t'ai le plus aimé... Adieu... »
(19) Henri de Régnier avait fait paraître un
roman léger dans la tradition du XVIIIe siècle : La Double
Maîtresse. Poussé par l'indignation de son ami Viélé-Griffin,
un autre puritain, Gide s'était laissé aller à faire, dans la Revue
blanche, un article de moraliste sévère.
(20) Sauf Ghéon dans le Mercure de
France, Mme Lucie Delarue-Mardrus dans la Revue blanche et
Edmond Jaloux dans la Renaissance latine. Ces quelques critiques,
parues dans de petites revues, suffirent à sauver le livre de l'inattention.
(21) Correspondance
inédite.
(22) Correspondance inédite.
(23) Correspondance inédite.
(24) Rimbaud avait proposé d'Aden
un reportage sur la guerre italo-abyssinne au journal Le Temps, qui
le refusa en considération du passé scandaleux de Rimbaud.
(25) La guerre dont il s'agit ici et dans tout
le Livre I du présent ouvrage est celle de 1914 : il n'y en avait qu'une
alors.
(26) Actuellement au musée de Rouen.
(27) Correspondance de Jacques Rivière
à Alain-Fournier.
(28) Conversation avec
un Allemand.
(29) C'est le château
de Formentin. Les personnages de ce récit, comme ceux de presque tous
les romans de Gide, sont, dans leurs grandes lignes, empruntés à la
réalité. M. Floche s'appelait Floquet. La fameuse Bible, annotée par
Bossuet, fut vendue à un antiquaire pour une somme dérisoire, quand
l'authentique « Isabelle », à bout d'expédients, empêchée par les créanciers
d'abattre les derniers arbres du parc, cherchait à faire argent de tout.
Jean Schlumberger se souvient de l'avoir vue, dans son enfance, attendre
comme une mendiante à la porte de la propriété de ses parents : on lui
donnait vingt francs pour se débarrasser d'elle. Gide n'a rien inventé
ni ses aventures, ni son fils infirme, ni sa fuite avec un cocher.
(30) A la Revue blanche, où il succéda
à Léon Blum comme critique littéraire (et où Ghéon rédigeait après lui
des « notules »), il ne resta que peu de temps.
(31) Jeune poète, considéré par Gide comme
une sorte de prophète, qui mourut prématurément.
(32) L'affaire Dreyfus put traverser la revue
sans fâcher entre eux aucun des collaborateurs. C'est que L'Ermitage
fut une des seules revues à ne pas s'occuper de l'Affaire. Gide,
par contre, signa des manifestes dreyfusards.
(33) La Littérature fut tenue par
Michel Arnauld ; la Musique, par Jacques-Emile Blanche (qui en
parlait avec compréhension) ; l'Art, par Maurice Denis (qui défendait
déjà Cézanne et la nouvelle école de Matisse).
(34) Montfort était l'ancien directeur
de la Revue naturiste, qui chercha, en 1895, à réagir contre
le mouvement symboliste par un retour à la spontanéité et a la vie.
(35) Lorsque, en
1911, dans un prospectus de la N. R. F., Ducoté vit son nom oublié,
il s'étonna : « Eh non !... lui répondit Gide... cette omission n'est
pas involontaire... Je n'ajoute ni protestations, ni excuses, mais il
m'est très pénible de penser que vous pourriez douter de mon affection
fidèle... »
(36) Montesquieu.
(37) A la mort de Catulle Mendès, Gide
fît un article marquant contre les platitudes laudatives de la grande
presse, des Brisson, des Claretie, qui déclaraient Mendès le plus grand
poète du temps. Voici Mendès aujourd'hui tombé dans le « mortel silence
» prédit par Gide.
(38) Les premiers ouvrages des « cubistes
» littéraires (d'Apollinaire, de Salmon...) qu'on ne prenait guère au
sérieux, étaient au contraire accueillis avec sympathie par les critiques
de la revue.
(39) Copeau chercha à « décabotiniser
» l'acteur en créant une école de comédiens pris dès l'enfance, simplifia,
le premier en France, la mise en scène, acheva enfin sa saison de 1914
par le triomphe de la Nuit des Rois.
(40) Mémoires de Francis Jammes.
(41) Preuve : le poème (il est vrai : de circonstances)
de Jammes adressé à Claudel :
Je recommande
à tes prières ces amis, Gide qui toujours
flotte et revient d'Italie ; Fontaine dont
le cœur dit : oui, la tête : non ; Le fier Suarès,
qui cherche Dieu; Edmond Pilon... etc...
(42) Correspondance Rivière-Claudel
page 52.
(43) Correspondance
Rivière-Alain-Fournier.
(44) Les Nourritures terrestres.
(45) Il est vrai que Rivière n'en « garda
» pas moins « une reconnaissance infinie » à Dieu. Pour le croyant quel
qu'il soit, l'événement, quelque tournure qu'il prenne, est toujours
une confirmation de la croyance.
(46) Correspondance inédite à Paterne Berrichon.
(47) L'échange qui suit entre Gide et
Claudel est extrait ou ressort, en substance, d'une correspondance entre
eux. (Voir plus loin Entretien avec Gide du 18 février 1929).
Cette correspondance vient d'être publiée intégralement.
(48) C'est cette époque de sa vie, qui
lui a suggéré le drame qu'il écrira plus tard : Œdipe.
(49) Le groupe se
livrait, en effet, à une surenchère forcenée : Tzara, leur chef de publicité,
organisait la réclame-dada ; Aragon, en casquette et en ceinture rouge,
invectivait les puissances du jour ; Breton, avec une politesse exquise,
annonçait la fin de l'immense farce qui a nom : « l'art ».
(50) Voir plus loin
(Livre III) : Entretien avec Philippe Soupault.
(51) Voyage au Congo
et Le Retour du Tchad.
(52) Voir plus loin le chapitre : Vue
sur la Colonisation et le Travail.
(53) Gide a déclaré
qu'il a voulu « tout mettre dans ce roman », déclaration identique à
celle qu'il faisait, à vingt ans, quand il écrivait les Cahiers d'André
Walter, mais ce « tout » qu'il s'agissait d'y mettre était devenu
bien différent.
(54) Cf. La Croisade des Longues Figures,
par Henri Béraud.
(55) M. Edouard Dulac, directeur de Pau-Pyrénées.
(56) Signalons les protestations de Paul Souday,
Léon Daudet, Fernand Vandérem contre ces « ridicules éreintements ».
(57) Gide s'amusait d'ailleurs : le directeur,
Francis Gérard, d'une petite revue (L’œuf dur) lui ayant envoyé en communication,
avant qu'il ne parût, un papier de Béraud intitulé : « La Nature
a horreur du Gide », il le retourna simplement avec cette mention
: « Bon à tirer ».
(58) On peut constater que, dans la première
édition la page de garde, où figurait cette dédicace, a été découpée.
(59) Les ouvrages n'avaient paru, en effet,
qu'en édition presque secrète (à 10 ou 20 exemplaires). Impatienté par
ces publications clandestines, Paul Souday s'écriait : — M. Gide publie-t-il
ou ne publie-t-il pas ?
(60) Luther.
(61) Journal.
(62) Mentionnons les réunions annuelles
de Pontigny, organisées par Desjardins. C'est à Pontigny que Gide
a pris contact avec quelques-uns des écrivains étrangers, et, aussitôt
après la guerre, avec des Allemands. Nombreux sont ceux qui gardent
le souvenir de ces « décades » où l'on discutait librement toutes sortes
de problèmes, (dont le sujet était fixé d'avance), « décades » dont
Gide était fréquemment l'animateur.
(63) Les
statistiques indiquent que les suicides sont, deux fois plus importants
dans les cantons suisses protestants que dans les cantons de la Suisse
catholique.
(64) Nietzsche, un autre protestant, a
développé cette image du masque, qui lui semble indispensable dans la
vie.
(65) La
vie politique n'est également qu'un perpétuel rejet de responsabilité
: — C'est vous, socialistes, qui avez fait tomber le franc, ce n'est
pas nous ; c'est vous, socialistes, qui manquez de patriotisme, tandis
que nous... De leur côté, ! les socialistes : — C'est vous, les faux
patriotes… etc.
(66) Voir plus loin
La Morale individualiste.
(67) Journal.
(68) Baudelaire.
(69) Cf. Les éludes de Gide sur Dostoïevski.
(70) Gide écrit excellemment : « Ce n'est
pas parce que Dostoïevski a été épileptique qu'il est grand, c'est parce
que, étant épileptique, il a pu cependant faire son œuvre. »
(71) C'est pourquoi il peut être dangereux do
vouloir guérir à tout prix un homme de sa névrose : il arrive que celle-ci
soit devenue sa raison de vivre, — la source d'une activité précieuse.
(72) Le révolté, au contraire, n'éprouve
que colère ou vengeance à heurter la morale commune ; il cherche à rompre
le réseau des croyances qui l'enserrent ; il fait place malgré lui à
quelque chose de nouveau.
(73) L'expression péjorative : Il faut
s'attendre à tout avec lui..., est la même que celle expression
d'admiration : C'est un homme dont on peut tout attendre.
(74) Dans Les Déracinés.
(75) Il convient aussi d'envisager les
réactions sur autrui d'une telle révélation. (Voir plus loin.)
(76) Il s’agit du
philosophe Claparède.
(77) C'est dans l'Ecole des Femmes et
surtout dans Robert que Gide a soulevé cette question : en relisant
ces deux petits ouvrages, j'en suis arrivé à penser que leur véritable
sujet, le débat qui oppose Robert à sa femme, Eveline, c'est celui de
la sincérité et de la morale : Robert se courbe sous des règles toutes
données ; Eveline s'efforce d'être elle-même ; ce sont là deux
altitudes inconciliables ; ils ne pourront jamais s'entendre.
(78) C'est surtout dans sa critique, et
particulièrement dans celle de Dostoïevski, que Gide a poussé son analyse
de l'idée de sincérité.
(79) « La route est
longue, déclare Bernard, dans Les Faux-Monnayeurs, de ce que
je croyais être à ce que peut-être je suis. »
(80) Journal.
(81) Montaigne, cité par Gide.
(82) Cf. Robert.
(83) Meyerson a expliqué que le contrôle
en science consiste uniquement à débusquer les chances d'erreur, si
bien que ce qu'on appelle un fait contrôlé, un fait exact, n'est rien
autre qu'un fait dépouillé, autant que. possible, des illusions
des sens et de l'esprit.
(84) Cf. Le Prométhée mal enchaîné.
(85) Lafcadio tient
même la comptabilité exacte de des coups de canif, dans un petit carnet
où l'on peut lire : « ... Pour avoir répondu avant Protos
= 1 p. ; Pour avoir eu le dernier mot = 1 p. ; Pour
avoir pleuré en apprenant la mort de- Faby = 1 p. (Les p. correspondent
aux coups de canif.)
(86) Les causes étaient
peut-être la peur ou la colère, puis l'affolement devant l'énormité
du premier acte ; enfin un certain déséquilibre mental (nié d'ailleurs
par les médecins légistes), qui a permis aux premières causes
de devenir déterminantes. (Cf. IVe partie : la Justice.)
(87) Quand Fleurissoire touche avec maladresse
le commutateur du wagon, donne la lumière, puis l'éteint, puis la redonne
: « A-t-il bientôt fini de jouer avec la lumière ? pensait Lafcadio
impatienté. Que fait-il à présent ? »
(88) « Désintéressé » est une expression
qui prête à une sorte de jeu de mots.. Lorsque Bernard ou Octave s'intéresse
à sa famille ou à la société, il est plus désintéressé que
lorsqu'il discute une affaire avec un commerçant. L'intérêt qui
nous pousse à agir peut prendre un caractère moralement de plus en plus
élevé, à mesure que l'acte devient plus conscient, c'est-à-dire plus
libre. L'intérêt ne disparaît pas, il change de nature. A la
limite, dans la liberté, l'intérêt, et le désintéressement semblent
ne plus faire qu'un.
(89) L'idée de crime gratuit semble
avoir été « dans l'air » à l'époque symboliste. Dans le titre même de
Quincey « De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts
», on retrouve une idée analogue.
(90) Au lieu de considérer la liberté comme
la faculté qui permet d'exprimer toute la personnalité, on croit
qu'elle est caractérisée par une faculté de choix. Chaque fois
que nous déclarons (et c'est pour nous une manière fréquente de nous
exprimer) qu'un acte libre aurait pu être autre que ce qu'il
a été, nous pensons que l'individu a été amené à choisir entre
l'action accomplie et une autre. Cette manière de parler implique
inconsciemment une analyse erronée de délibération qui a précédé
l'acte. Si l'individu a dû choisir entre deux actions, nous supposons
qu'il y avait deux mobiles en conflit dans sa conscience et qu'il a
choisi entre eux. Mais si les deux mobiles étaient exactement d'égale
force, il n'aurait jamais pu se décider. Et si l'un était plus fort
que l'autre, il n'avait donc plus a choisir ; il n'était pas libre. En analysant
de cette manière l'acte libre, on aboutit donc au déterminisme, ou à
d'insolubles contradictions. En fait, cette analyse porte sur la délibération
qui précède l'action (et non pas sur l'action elle-même), et elle n'expliquera
jamais comment on peut passer de l'une a l'autre. C'est qu'on considère
les mobiles comme invariables, alors qu'ils se modifient à chaque
instant, de même que la représentation anticipée des deux actions possibles.
Quand nous déclarons, par conséquent, qu'un acte libre aurait pu être
autre que ce qu'il a été, nous faisons abstraction du temps.
L'expression n'a pas de sens ; il faudrait faire une toute autre analyse
de la délibération, replacer la conscience dans le temps et nous constaterions
alors qu'on peut dire seulement, de l'acte libre, qu'il est l'expression
entière du moi à tel moment
du temps. Mais notre raison revient toujours à l'idée de choix, envisagé
d'un point de vue tout statique et qui crée l'illusion du déterminisme.
(91) Cf. IVe partie : la
Justice, nous reprenons la question du point de vue des tribunaux.
(92) Souligné par
l'auteur.
(93) Il existe cependant,
reconnaît Gide, une autre tradition française, tradition romantique
illustrée par Villon, Nerval, Hugo, Baudelaire, Rimbaud et, les surréalistes
mais qui est toujours restée, dit-il, comme à l'écart du grand courant
de notre littérature.
(94) Cf. Giraudoux.
(95) Dans Les
Nourritures terrestres.
(96) Lorsque l'homme érige la Raison en
déesse, (comme dans le « scientisme ») il est rapidement amené à mépriser
ce nouveau culte.
(97) On peut prétendre que, selon Kant,
chacun est moralement déterminé par sa personnalité nouménale. Il n'en
reste pas moins que, pour Kant, l'individu, dans la société, est soumis
à des règles universelles.
(98) Ne serait-ce qu'une longévité
accrue.
(99) C'est ainsi du moins qu'aux époques
les plus croyantes, au Moyen Age, au début de la Renaissance, on s
représenté la béatitude de l'âme.
(100) Ainsi a parlé déjà Esaïe : le Christ cite son nom et reprend ses
paroles.
(101) Gide a des quantités de notes sur
ce sujet et qui pourraient faire l'objet d'un livre, mais qui sont jusqu'à
présent restées inédites.
(102) Les mots en
italique sont ici soulignés par moi.
(103) Gide n'est pas venu immédiatement à cette
conception. Retenu par des scrupules envers ses proches, par une dernière
superstition, il n'a pas osé heurter la croyance traditionnelle. Mais
plus tard, il a écrit : « Une des plus graves mépréhensions de l'esprit,
du Christ provient de la confusion qui fréquemment s'établit dans l'esprit
du chrétien entre la vie future et la vie éternelle ». De la vie future,
Gide, ne s'inquiète plus. Dans Robert, un de ses derniers ouvrages,
Eveline, à l'heure des derniers sacrements, déclare :
« Je ne crois pas à la vie éternelle », c'est-à-dire à l'immortalité.
(104) Personne, sans doute, ne peut affirmer
la survie, sinon dans les termes dubitatifs dont usa un jour Bergson
: — L'immortalité de l'âme, aurait-il dit, c'est une possibilité qui
n'a rien de contradictoire...
(105) La comédie de la charité a même été
poussée si loin qu'elle a été érigée en théorie sociale :
l'industriel déclare qu'il « fait vivre » ses ouvriers; le maître,
ses domestiques : du fait que le produit de leurs dépenses va aux classes
déshéritées, ces dépenses sont considérées comme de « bonnes œuvres
». Dès lors toute revendication du travailleur pauvre paraît injustifiée
et scandaleuse, puisque la moindre part d'argent qui va à lui, prend,
aux yeux du riche, le caractère d'une sorte de don.
(106) Journal 1929.
(107) Cf. William Blake : Le Mariage
du Ciel et de l'Enfer, dont Gide a donné une traduction nouvelle.
(108) Libérer et prendre conscience d'un
désir, c'est non seulement se rendre compte de sa nature et de ses conséquences,
mais le remettre à la place qui lui convient dans l'harmonie intérieure
de l'individu.
(109) Cette inclination
vers la détresse et la déchéance changerait totalement de sens si elle
était recherchée pour elle-même. De même le besoin de surestimation,
et de victoire. Il s'agit avant tout, et par quelque moyen, pour l'individu,
de prendre élan pour s'éduquer, c'est-à-dire, à travers l'éducation
reçue, de se reconnaître.
(110) La Vie de Ramakrishna,
par Romain Rolland.
(111) On trouve dans les numéros do la
Nouvelle Revue Française, qui ont paru après la guerre, différents
articles qui éclairent la pensée du groupe à ce sujet. Tandis que quelques
nouveaux convertis (comme Ghéon) s'orientaient vers des groupements
inspirés par l'Action française, Jacques Rivière, dans une longue-
étude, constatait l'insuffisance et l'impuissance du libéralisme et
s'intéressait, en faisant des réserves il est vrai, mais dès cette époque,
au collectivisme russe.
(112) La véritable spécialisation permet
de retrouver le général. Le savant, spécialisé dans une science particulière,
peut, en approfondissant cette science, prendre conscience des grandes
lois de la vie. Cependant, la spécialisation peut avoir lieu dans deux
sens contraires, dont l'un tend à augmenter, l'autre à réduire la personnalité.
C'est ainsi que la division du travail aboutit dans l'industrie à créer,
dans un cas, des ouvriers spécialistes ; dans l'autre, des ouvriers
spécialisés. Les premiers ont acquis par un apprentissage asses
long une technique particulière qui peut leur permettre de ne
pas perdre le sens et la portée générale de leur travail ; les
seconds, ouvriers « à la chaîne », exécutent simplement quelques gestes
automatiques, qu'ils ont pu acquérir en quelques jours, parfois en quelques
heures. Ils sont réduits à un rôle machinal.
(113) Cette nouvelle cohésion apparaît dans la division du travail qui ne s'est surtout développée qu'au
cours des derniers siècles.
(114) Elle se traduit en justice par la
notion de responsabilité atténuée, le jeu de circonstances atténuantes,
qui sont de date toute récente.
(115) Voir la biographie
page 65.
(116) Romain Rolland
a défendu éloquemment ce point de vue dans une émouvante discussion
contre Barbusse. d' « une société sans famille et sans religion
». S'il pensait, il y a quelque temps encore, que c'est en réformant
l'homme que les institutions seront améliorées, peut-être est-il prêt
à croire aujourd'hui que des institutions neuves peuvent également rénover
l'individu.
(117) C'est devant
ce bonheur qu'Alissa éprouve ce malaise dont nous avons parlé plus haut.
(118) Pour
les Pères de l'Église, la femme doit être « honteuse de sa beauté »
; c'est elle qui incite à la fornication ; c'est la « mère des maux
de l'humanité », la « porte de l'enfer ». « Mariez-vous, a dit saint
Paul, de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. » Mais
ce n'est pas seulement la notion de péché charnel qui a incité les hommes
à contraindre depuis des siècles la femme à la vertu : la question de
la filiation de l'enfant a joué un rôle essentiel. C'est l'enfant qui
rend encore aujourd'hui si graves, si difficiles, si complexes ces problèmes
de l'émancipation de la femme et de la libération du couple. Gide, romancier,
n'a pas eu véritablement à poser cette question puisque pour lui la
famille est toujours, ou presque toujours, néfaste pour l'enfant. S'agit-il
de tendre à la suppression de la famille ou seulement à sa réforme ? Dans le Mariage et la Morale le philosophe
anglais Bertrand Russel suggère des solutions fort raisonnables : aujourd'hui,
dit-il, le couple a, en quelque sorte, vaincu la nature, puisqu'il
est à peu près maître de la procréation. Russel accorde donc la liberté
la plus entière au couple, aussi longtemps qu'il n'y a pas d'enfant.
Il considère même le « mariage d'essai » comme nécessaire pour la future
bonne entente morale, et surtout charnelle, des époux. — Mais tout change
dès que l'enfant apparaît. Pour Russel, la pratique des divorces répétés
devient dès lors funeste pour l'enfant, à moins que ne surgisse une
incompatibilité d'humeur irrémédiable entre les parents. Mais si la
stabilité du couple est désirable, cela ne signifie pas que la fidélité
des conjoints l'un envers l'autre doive être absolument respectée. Russel
aussi pense qu'il est à la fois plus beau et plus difficile de surmonter
la jalousie que la passion.
(119) Jacques s'est converti au catholicisme.
(120) Il sembla qu'on ait découvert l'enfant depuis peu de temps.
On considérait jadis qu'il n'avait pas de personnalité ; l'éducation
était une sorte de dressage ; la férule, l'instrument, essentiel du
maître d'école : Jules Boissier nous raconte qu'on entendait les enfants
hurler dans les collèges romains. C'est en classe, publiquement, que
les magisters anglais, au XVIIIe siècle, appliquaient des
fessées, nous dit M. John Carpentier. A cette époque, les jeunes princes
étaient parfois frappés symboliquement en la personne d'enfants spécialement
affectés à eux pour recevoir les coups. Faut-il croire, comme le prétendent
certains historiens, que le fils du marquis de Boufflers mourut à la
suite d'une volée trop bien administrée par son précepteur ? Bien des
causes diverses contribuaient au sort malheureux de l'enfant : il suffit
de lire, au siècle suivant, les récits du Petit Chose, de Jack,
de David Copperfield, de Poil de Carotte...
(121) L'image du bâtard
est évidemment symbolique pour Gide. En réalité, le bâtard, dans notre
société, partage le plus souvent les sentiments et les idées de son
milieu ; il a honte de ses origines ; il souffre parfois toute sa vie
d'un complexe d'infériorité.
(122) De la conception du pater familias
jusqu'à nos jours, la famille n'a cessé d'évoluer vers l'individualisme.
Le développement industriel a favorisé ce changement. L'État a commencé
à donner l'instruction aux enfants. Il s'occupe aussi de leur santé
(lois sur les soins médicaux aux enfants de parents indigents, lois
sur la déchéance paternelle, etc.) L'État a même tendance à intervenir
à présent dans la vie sexuelle du couple, sous l'influence des idées
d'eugénisme. Un certain eugénisme qu'on pourrait appeler « négatif »,
est entré en vigueur aux États-Unis, dans quelques «État» où les criminels
« dégénérés » sont rendus stériles. Mais comment l'autorité peut-elle
aujourd'hui prouver la dégénérescence ?
(123) C'est dans ce but que la recherche
des aptitudes professionnelles tend à devenir une science, qui doit
permettre à l'éducateur d'orienter l'enfant dans la branche du travail
à laquelle il est mieux adapté. Mais cette science, qui ne semble faire
appel qu'à la psycho-physiologie, peut entraîner à bien des erreurs.
(124) Une circulaire de M. Chéron, alors ministre
de la Justice, félicitait, après les sessions d'Assises, les Présidents
d'avoir bien accompli leur devoir — et en particulier d'avoir obtenu
des jurys qu'ils n'aient pas acquitté trop souvent.
(125) Gide est surpris que l'avocat fasse si
peu ressortir les faits favorables à l'accusé. C'est une réflexion presque
identique qu'a faite Mauriac dans l'Affaire Favre-Bulle. Les
avocats eux-mêmes avouent que leurs plaidoiries sont souvent peu efficaces
: ils s'appuient non sur le réel, mais sur les conventions en vigueur
au « Palais ».
(126) Il n'est pas excessif, je crois, de parler
d'une crise actuelle de la justice, qui semble ne plus répondre aux
exigences de notre esprit. Il suffit d'ailleurs d'ouvrir un manuel de
Droit criminel à l'usage des étudiants pour constater combien les principes
théoriques sur lesquels s'appuie le droit sont aujourd'hui fragiles
et controversés par des écoles multiples qui s'entre-dévorent.
(127) Lorsque
plusieurs complices du même délit sont jugés ensemble, il devient encore
beaucoup plus difficile d'apprécier le degré de culpabilité de chacun
d'eux. Il y a alors bien souvent une victime; tel est précisément le
cas de Cordier.
(128) Le Code
pénal de 1791 fixait, pour chaque crime, une peine précise. Celui de
1806 n'indique plus qu'un minimum et un maximum.
(129) On sait
que le questionnaire comporte parfois jusqu'à plus de cent questions. (130) Il est à remarquer que ce n'est
pas la loi, mais un décret ministériel qui a créé la responsabilité
atténuée. Décret de 1905 qui interprète l'article 64 du Code pénal,
énoncé ainsi : « Il n'y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était
en état de démence ».
(131) Legrand du Saulle.
(132) Ils sont réunis dans une collection intitulée
: Ne jugez pas.
(133) Cf. Rapport du docteur A. Ceillier sur
la Responsabilité pénale des Epileptiques. Ce rapport remarquable
et courageux a paru dans les Annales de Médecine légale (1929). Parlant de schizophrénie, M. Minkowski pense
que la médecine ne doit pas seulement « étiqueter » des symptômes extérieurs
précis, mais y joindre un diagnostic « par pénétration », par sympathie
avec le malade, par intuition générale. Cette indication paraît intéressante
en ce qu'elle montre la psychiatrie perdant toute rigueur, et s'inclinant
vers la psychologie.
(134) C'est précisément pourquoi on pourrait
compter « par centaines écrivent les psychiatres Pactet et Colin, les
aliénés enfermés dans les prisons. »
(135) Le lait d'avoir introduit une ou deux
classifications intermédiaires n’atténue pas la difficulté,
au contraire, elle l'aggrave.
(136) Gide a très justement remarqué, en outre,
que des lois qui s appuient sur l'idée de responsabilité protègent bien
mal la société. Elles doivent, en effet, se montrer moins sévères à
« un prédestiné, qui ne peut pas ne pas tuer, qu'à celui qu'une dementia
brevis aveugle accidentellement... »
(137) Si on
pouvait réveiller un criminel au moment de son forfait, son moi entier
serait loin d'approuver son action ; il découvrirait en lui, refoulées
dans l'inconscient, quantités d'idées et d'images qui, si elles avaient
participé à l'action, l'auraient complètement modifiée, en auraient
fait une autre action. Il n'agissait donc qu'avec une partie
de lui-même, sous l'influence d'une impulsion isolée sous l'empire
d'une obsession. Lui apprendre à agir avec toute sa conscience serait
lui permettre d'éviter le crime. Cette conception suppose naturellement
un état social qui ait pour but le libre développement de l'individu. Les crimes couramment réprimés en justice sont
accomplis dans cette sorte d'état hallucinatoire. C'est d'ailleurs pourquoi
les criminels, même ceux qui préparent le mieux leur crime, laissent
presque toujours des traces derrière eux ; n'étant pas en possession
d'eux-mêmes, le moindre fait imprévu les déroute complètement.
(138) C'est Gide lui-même qui cite ces rapports
dans ses livres : Le Voyage au Congo et Le Retour du Tchad.
(139) Voyage au Congo, page 195. Il est
intéressant de comparer cette page aux Aventures d'un Négrier (Choses
vues, Plon, éditeur) au début du XIXe siècle.
(140) Cf. Lire les naïfs aveux de M. Jean Bénilan,
administrateur au Congo à l'époque où Gide le traversait (Revue de
France du 1er novembre 1930).
(141) Cf. Dans ses études sur Ramakrishna,
Vivekananda et Gandhi, Romain Rolland montra ce que les «
grands bâtisseurs » de l'Inde au XIXe siècle doivent à l'Angleterre
et quel était alors leur désir de collaboration avec elle.
(142) Cf. C'est M. Louis Roubaud qui rapporte
ces faits dans un reportage courageux et émouvant sur l'Indo-Ghine :
Viet-Nam (Valois, éditeur).
(143) Il semble que les pays colonisés n'échappent
pas à cette alternative : certaines races comme jadis celles des Aztèques
ou des Incas, aujourd'hui les Polynésiens, les Australiens ou les Noirs
du Congo, ont disparu complètement ou sont en voie de disparition. Les
nègres, écrit Gide, « sitôt qu'ils sont malades » deviennent « mous
», ils « s'immobilisent dans un coin. » On a l'impression que la vie
est en eux une toute petite lumière et qui s'éteint au contact du blanc.
D'autres races, au contraire, comme celles des Indes, de l'Indo-Chine,
se sont multipliées grâce aux premières mesures prophylactiques et économiques
apportées par les blancs, mais alors elles ont repoussé ou sont en train
de repousser leurs colonisateurs.
(144) Que chaque nouvelle entreprise de colonisation
soit, à ses débuts, un système de « spoliation », il est intéressant
de noter que M. Albert Sarraut (ministre des Colonies en 1932) le reconnaît.
(Cf. Grandeur et Servitude Coloniale, éditions du Sagittaire).
M. Albert Sarraut pense que le blanc peut, par ses bienfaits matériels
et moraux, racheter son péché originel. Mais pour réussir, il faudrait
qu'il ait le pouvoir d'abnégation d'un Dieu. « Quiconque se sert du
glaive périra par le glaive. »
(145) Un « cahier des charges », il est vrai,
doit protéger l'indigène, mais ses clauses ne sont guère respectées.
(146) Dans la province voisine, où les compagnies
ne règnent pas, le caoutchouc y est payé 7 fr. 5o à l'indigène. Chiffres
donnés par Gide.
(147) En Europe, dans de nombreuses sociétés,
l'employé en retard de quelques minutes subit sur son traitement une
retenue.
(148) Son Voyage au Congo révèle précisément
les abus des compagnies.
(149) Ajoutons cependant que ce même journal
a, dans un autre numéro, remis « en place les cartes brouillées » . (150) Un dossier devait naturellement m'être
remis, dans lequel j'aurais trouvé, exposés objectivement, les faits
établis dans leur exacte vérité ! C'est de ce dossier que s'est servi,
à défaut d'autre porte-parole, l'administrateur lui-même dans les réponses
qu'il a faites à Gide et à Léon Blum et dont nous allons parler.
(151) Réponse de l'administrateur de la Forestière
à Léon Blum. Dans son ouvrage Epopée du Caoutchouc, M. G.
Le Fèvre, parlant des coolies, écrit : « ... la double formule de la
vie : travail et pauvreté ». Aux Etats-Unis les dirigeants de la Standard
Oil écrivent textuellement : « Notre organisation administrative
est l'application du Sermon sur la Montagne aux grandes affaires.
» C'est-à-dire, explique-t-elle : « l'individu qui oublie son intérêt
dans la joie de bien faire son travail est celui qui, finalement, s'enrichit
le plus. » (152) Manifeste
communiste de K. Marx et F. Engels.
(153) C'est moi qui souligne.
(154) L'incapacité de la société à répartir
les produits du travail est notamment frappante. M. Caillaux a expliqué
que si la science et l'industrie parvenaient à créer une machine unique,
manœuvrée par trois ouvriers, machine capable de subvenir à tous
les besoins sans; exception des hommes, ceux-ci mourraient de faim
et de froid, car, n'ayant pas de travail, ils n'auraient pas d'argent,
et donc pas la possibilité d'acquérir les produits fabriqués par cette
machine. Aussi M. Caillaux conseille-t-il (comme Duhamel également)
de suspendre, pendant un certain temps, les inventions nouvelles, d'arrêter
en quelque sorte le progrès pour éviter de plus graves catastrophes...
S'il est vrai que la société actuelle, qui jusqu'à présent a eu pour
principal mérite de favoriser précisément le développement scientifique
et industriel, est incapable de continuer à assumer ce rôle, elle devient
dès lors difficile à défendre...
(155) Dans l'actuelle Chambre des députés française,
les partis situés à droite portent des étiquettes où figurent le mot
gauche. C'est que les royalistes ont à peu près disparu. Les
« radicaux », jadis situés à gauche, occupent le centre... etc...
(156) Ayant reçu une longue confession d'un
homosexuel, qui eût pu lui servir de point de départ pour un roman,
Zola, après hésitation et avec regret, se contenta de l'envoyer au Dr
Forel qui la publia dans son grand traité de psychiatrie.
(157) Dans l'allocution prononcée à Stockholm
pour la remise de son Prix Nobel, le Secrétaire perpétuel de l'Académie
suédoise, sans citer Corydon et Si le grain ne meurt, ne
passe cependant pas ces livres sous silence : l'œuvre de Gide, dit-il,
« contient des pages qui provoquent un défi, par l'audace presque
inégalée dans la confession. C'est le pharisaïsme qu'il voulu combattre,
mais il est hélas difficile d'éviter que ne soient atteintes, dans la
lutte, certaines normes humaines de caractère plutôt délicat. Que l'on
veuille bien toutefois se rappeler que cette manière d'agir est une
forme de l'amour passionné de la vérité qui, depuis Montaigne et Rousseau,
s'est imposée comme une exigence dans la littérature française ».
(158) L'Immoraliste.
(159) Journal.
(160) Si le Grain ne meurt.
(161) Journal.
(162) Journal.
(163) Si le Grain ne meurt.
(164) Journal.
(165) Dans les Faux-Monnayeurs, Edouard
s'amuse à citer cette maxime de La Rochefoucauld sur la paresse : «
Il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l'âme, qui la
console de toutes ses pertes et qui lui tient lieu de tous les biens.
»
(166) A cette époque l'emprise puritaine
l'amenait à des notations comme celle-ci : « Pourtant cette nuit
je ne m'abandonnai pas complètement au plaisir ; mais, ne bénéficiant
même pas ce matin de cette répulsion qui le suit, je doute si ce semblant
de résistance n'était pas pire. » (Journal 1917.) Il semble qu'il ait cru, dans sa jeunesse, que
chaque fois qu'il ne poussait pas le plaisir jusqu'à son achèvement,
qu'il interrompait brusquement sa poursuite, il évitait ainsi
le péché.
(167) Pour l'Eglise, seul est méritoire l'acte
de chair avec l'épouse dans le but de la procréation. Il y a un demi-siècle,
Mgr Bouvier écrivait : « Il n'est pas permis de refuser le devoir conjugal
dans la crainte d'avoir un trop grand nombre d'enfants ; les époux doivent
se confier à Dieu qui donne la nourriture aux animaux et à leurs petits
lorsqu'ils l'invoquent... » Point de vue qui s'est considérablement
assoupli aujourd'hui Dans un recueil intitulé Limitation des naissances
et Conscience chrétienne (1950), les auteurs, considérant qu'un
trop grand nombre d'enfants, n'est pas nécessairement un bien pour la
famille ni pour le pays, cherchent à indiquer, — (en plus de la pratique
recommandable mais difficile de la continence dans le mariage), — des
méthodes, pour éviter la conception : « méthode Ogino », «
étreinte réservée », sans recours aux artifices qui, selon l'Encyclique
de 1930, « offensent la loi de Dieu et la loi naturelle ».
(168) Journal.
(169) L'Armand du roman est également tiré d'un
personnage réel dont Gide, parle, dans Si le grain ne meurt :
Armand Bavretel, camarade de jeunesse de l'auteur, et qui finit
par se tuer. Cet Armand ne nous éclaire guère davantage : nous le voyons
seulement exercer son ironie et ses sarcasmes contre les siens et particulièrement
contre sa sœur qu'il cherche à faire pleurer, ou si les mots n'y suffisent
pas, à brutaliser, à pincer, et qu'il doit adorer néanmoins.
(170) Dans son Journal, le pasteur Vedel cherche
à se détacher du « honteux esclavage » qu'est pour lui le besoin de
fumer, mais nous savons que le mot « fumer » est mis là pour autre chose.
Voir page 90.
(171) Journal, 1916.
(172) Journal, 1927.
(173) Si le Grain ne meurt.
(174) Une femme au contraire dira souvent qu'elle
a fait l'amour si elle a été possédée même en restant insensible au
plaisir.
(175) Pages de Journal
dans la revue 84 (1949).
(176) Si le Grain ne meurt. (177) Revue 84.
(178) Journal, 1942-1949.
(179) Si le Grain
ne meurt.
(180) Journal.
(181) Revue 84.
(182) Revue 84.
(183) Si le Grain ne meurt.
(184) Si le
Grain ne meurt.
(185) Cf. Dédicace de la Place Royale (cité
dans la présentation par Roger Caillois du Cid, éd. Hachette).
(186) Une de ces scènes est rapportée par Gide
dans Si le Grain ne meurt.
(187) Feuillets d'Automne : Rimbaud.
(188) Journal, 1939-1942.
(189) Platon.
(190) Journal.
(191) Cette conception de l'Art-absolu a pris
fin avec la disparition de Gide, de sa génération et de la. N
R. F.
(192) et (193) Souligné par moi.
(194) C'est cette contradiction, cette absurdité
incluses dans la notion de charité qui apparaît dans la célèbre scène
du mendiant dans le Don Juan de Molière. Elle apparaît également
dans la légende, aux Etats-Unis, des milliardaires comme Rockfeller
: ils ont fait leur fortune en étranglant leurs concurrents et sont
appelés néanmoins des philanthropes. Rockfeller « a tant donné...,
a toujours été immense et strict comme lui-même » (B. Fay). Dans nombre
d'ouvrages anglo-saxons, des écrivains et des savants, après avoir discuté
tout au long de leurs livres de philosophie ou de théories scientifiques,
ajoutent en dernière page : — Comme nos conclusions sont incertaines,
je vous conseille néanmoins, cher lecteur, d'aller au temple le dimanche.
(195) Journal, 1932.
(196) René Crevel.
(197) En 1934, de jeunes communistes-spiritualistes
faisaient paraître une revue, Terre Nouvelle, qui portait sur
la couverture une grande croix rouge sur les bras de laquelle se croisaient,
en noir, la faucille et le marteau.
(198) « Entretien à l'Union pour la Vérité.»
Voir plus loin, page 272.
(199) Association des Ecrivains et Artistes
Révolutionnaires.
(200) La honte apparaît dans Germinal déjà,
devant les pancartes : pas d'embauche.
(201) Congrès appelé d'abord Congrès d'Amsterdam,
puis d'Amsterdam-Pleyel.
(202) Sollicité par les étudiants d'Oxford,
qui venaient de voter la motion suivante : « L'assemblée en
aucune circonstance ne combattra pour son Roi et son Pays »
Gide tourne longtemps le problème en tous sens, se prononce finalement
pour l'insubordination et
fait paraître quelques lignes, non dans un organe du Parti, mais dans
Le Semeur, organe de la Fédération française des Associations
chrétiennes d'Etudiants (février 36) : « C'est en raison de son
inopportunité apparente qu'un tel geste prend sa pleine valeur. Déclarer
qu'on ne se battra pas, qu'est-ce que cela signifie, s'il n'est pas
question de se battre ? »
(203) Chef du Parti communiste allemand.
(204) Dans
mon premier livre sur Gide, paru en janvier 1933 (livre I du présent
ouvrage), j'avais écrit qu'un autre grand esprit, Romain Rolland était
arrivé, comme Gide, à associer communisme et individualisme ; et j'avais
aussitôt reçu une lettre de Rolland protestant contre ce parallèle entre
Rolland, vieux militant, et Gide, nouveau venu. Quelques mois avaient
suffi cependant à les rapprocher.
(205) C'est, aux environs de cette époque que
l'on retrouve dans le Journal des notations sur son mode de vie,
qui n'a d'ailleurs jamais beaucoup changé. Maxime Gorki a invité les
écrivains dans tous les pays à décrire une de leurs journées choisies
d'avance au hasard, La Journée du 27 septembre. Dans celle
que Gide a racontée, nous retrouvons les thèmes de sa vie ordinaire
: lecture de Ronsard ; désœuvrement; visites au cinéma; conversation
politique sans intérêt ; souci de « ne pas tricher » en racontant la
journée de la veille ou du lendemain peut-être mieux employée; «...un
jour perdu... Je n'en ai pourtant plus tant à vivre... »
(206) La pièce a été traduite en russe par Elsa
Triolet et aurait été jouée à Moscou si Gide n'avait pas rompu avec
l'U.R.S.S. La version « engagée » n'a jusqu'à présent pas été publiée
en français. Voir plus loin Bibliographie générale.
(207) Le
congrès dura plusieurs jours. On entendit notamment les discours d'Aldous
Huxley, E.-M. Forster, Heinrich Mann, H. Lenormand, Paul Nizan, Emmanuel
Mounier, Paul Eluard...
(208) Position politique du Surréalisme.
Le Sagittaire, 1935. C'est pendant ce Congrès que René Crevel, tiraillé
entre surréalisme et communisme, ne voyant pas d'issue, s'est tué.
(209) Les mots « pour propagande » ne prennent
pas exactement le même sens en U.R.S.S., où la presse est dirigée, qu'en
France, par exemple. Les conversations en pays de dictature restent
en principe le seul mode d'expression non contrôlé de la pensée et,
de ce fait, peuvent prendre une importance beaucoup plus grande que
dans les pays de démocratie.
(210) Dans le « cas Victor Serge », les imputations
calomnieuses n'ont finalement pas été retenues puisque Serge a été libéré.
Ces sortes d'imputations sont des excroissances qui apparaissent dans
les périodes de trouble, de changement de régime, aussi longtemps que
le fait condamnable n'est pas encore déterminé et reste l'objet d'une
lutte de forces. Quand apparaît un fait criminel nouveau, d'un sens
contraire au précédent auquel il se substitue, un gouvernement révolutionnaire
pour l'imposer à la conscience collective, cherche à l'accompagner dans
chaque cas particulier de faits tirés de l'arsenal du droit commun qui
n'a pas changé. Le « Cet homme doit régner ou mourir » de Saint-Just
garde un caractère bouleversant parce qu'il détache le fait objectif
de toute idée de responsabilité. Il ne s'agit pas de chercher l'intention
de nuire : cet homme est nuisible. Saint-Just met en lumière la signification
d'un fait social nouveau. Dans un régime républicain bien établi, la
condamnation d'un « tyran » ne pourrait émouvoir. Toute justice politique
implique le principe de rétroactivité.
(211) Herbart, Dabit, Jef Last, Schiffrin, Louis
Guilloux.
(212) L'homme, dans toute société, est appelé,
ne serait-ce que « pour subsister, jusqu'à la saison nouvelle », à économiser.
Quand Julien Sorel, la veille d'être guillotiné, veut rassurer son père
: — « J'ai fait des économies », lui dit-il. Dans le capitalisme, chacun
épargne selon son bon plaisir. En U.R.S.S., les réinvestissements planifiés
aboutissent à une production qui doit « rattraper et dépasser le capitalisme
» et qui effectivement ne cesse de croître sur un rythme accéléré.
Mais que devient l'homme? Dans L'Economie de l'U.R.S.S. par Pierre
George, petit livre entièrement sympathique à l'U.R.S.S., l'auteur,
après avoir signalé avec admiration le nombre de tracteurs, de Kombinats,
etc., que produit la Russie, écrit : « Ajoutons que les conditions
de vie des ouvriers et des paysans avaient été améliorées ». Il semble
ici que la production soit considérée pour elle-même et que des adorateurs
y trouent le Verbe en soi. L'individu y semble ajouté, alors
que certains imaginaient que le progrès économique irait droit à lui,
l'enrichirait directement.
(213) Cette obéissance à des mots d'ordre, cette
sorte d'engagement ne gênent guère plus l'artiste russe que les conventions
du régime capitaliste ne gênent l'artiste occidental.
(214) Plus ils sont de bonne foi, plus souvent
les révolutionnaires sont amenés à s'écrier un jour ou l'autre : — La
Révolution est trahie !
(215) Pour les mesures « insuffisantes », mais
« indispensables », Marx proposait (avec l'instruction publique et obligatoire,
la protection du travail des enfants, la nationalisation du crédit et
des transports...), un « impôt fortement progressif », autrement dit
: impôt sur le revenu, que le journal de la grande bourgeoisie de cette
époque, Le Temps, appelait « inquisitorial ».
(216) C'est le sens de la célèbre réponse de:
l'Œdipe de Gide : « ... Le seul mot de passe, pour ne pas être
dévoré par le Sphinx, c'est : l'homme...»
(217) Voir :
Sa vie. (Première partie du Livre I.)
(218) Certaines pièces de l'époque s'intitulaient :
Amoureuse (de Porto-Riche), Amants (de Maurice Donnay)...
(219) Plus exactement, Gide s'est pris pour
Edgard d'une sorte d'engouement, qui ne s'est pas maintenu pour
les livres suivants de Duvernois ; engouement qu'explique sans doute
son ignorance d'une certaine littérature boulevardière aux qualités
souvent charmantes, mais de si peu d'importance. Il y avait beaucoup
d'Edgard qui paraissaient, mais que Gide ne lisait pas ; une
circonstance l'ayant mis en présence de l'un d'entre eux, il s'émerveille...
(220) De Rimbaud, il n'a retenu que le sonnet
des Voyelles et les premiers vers ; à peine quelques-unes des
extraordinaires poésies aériennes de la « voyance » et de la Saison
en Enfer. Lautréamont ne figure pas dans l'Anthologie parce
qu'il n'a pas écrit « en vers » et que Gide, par conséquent, le considère
comme un prosateur ; il nous dit, par ailleurs, dans son Journal
que l'a séduit l'histoire de l'enlèvement par Maldoror d'un
enfant de sa famille !
(221) Sauf Francis Jammes. Mais Claudel n'avait
publié que trois pièces ; sont bien postérieures à 1905 : L'Otage,
L'Annonce faite à Marie, Le Pain dur, Le Père humilié ; quant
a Paul Valéry, il n'avait guère écrit de poèmes avant 1905, (sauf Narcisse),
rien en prose non plus, (sauf La soirée avec M. Teste).
(222) Sans doute, dans le domaine de la pensée,
il y a toujours eu des clercs et des hommes de cour, des hommes de rigueur
et des courtisans, comme il y a un clergé séculier et un clergé régulier.
(Ce n'est pas par hasard que le mot « régulier » est appliqué à l'homme
des milieux hors-la-loi, qui reste, quoiqu'exclu, l'homme sur qui on
peut compter.) Celle opposition entre celui qui cède lâchement aux compromis
et celui qui les refuse, apparaît au long de l'histoire; elle est symbolisée
par exemple, au XVIe siècle, par la différence de hauteur
entre la pensée de Leibniz et celle d'un Spinoza, qui correspond à la
différence de hauteur entre leur manière de vivre : l'un travaillant
comme archiviste pour toutes les cours d'Allemagne, l'autre refusant
une chaire à Heidelberg de l'Electeur Palatin — ou une rente, de Louis
XIV, auteur de l'Edit de Nantes. Cette opposition entre rigueur et facilité
prend un sens renforcé et presque complètement neuf, dans le domaine
de l’art, quand cesse la concordance entre l’écrivain et son public :
jusqu’alors l’écrivain était rarement méconnu ; la publicité n’avait
pas d’objet. Mais au cours du XIXe siècle, l’écrivain est
amené à se demander pour qui il écrit…
(223) Ainsi quand il veut étudier de front l'œuvre
de Proust, dans un Billet à Angèle, il ne trouve rien à signaler,
sinon qu'elle est la plus grande de notre temps, après celle de Valéry
; par contre, lorsque, dans son Journal, il s'attache à l'homme
(à qui il en veut d'avoir évoqué, et si mal évoqué Sodome, sujet
qu'il se sent mieux qualifié que quiconque pour traiter), il fait de
Proust, à plusieurs reprises, et en quelques traits, de prodigieux portraits,
qui le disqualifient du point de vue moral précisément et qui, par là
même, doivent, selon Gide, déprécier son œuvre.
(224) C'est moi qui souligne.
(225) Correspondance Gide-Claudel.
(226) A la revue dadaïste Littérature, qui,
en 1919, avait ouvert
cette enquête, Gide répondait sur un tout autre ton : « Quant à moi,
j'écris surtout parce que j'ai une bonne plume, et pour être lu par
vous... Mais je ne réponds jamais aux enquêtes. » Valéry répondait plus
brièvement : « Par faiblesse. » Et. Paul Morand : « J'écris pour être
riche et estimé. » Il ne faut pas confondre cette enquête avec celle
qui a été ouverte quinze ans plus tard par Aragon dans la revue Commune
: Pour qui écrivez-vous ? — et dont nous avons parlé plus
haut.
(227) Déjà avant la guerre de 1914, comme animateur
de la N.R.F., il se sent constamment attaqué par le groupe des
Cahiers de la Quinzaine. Les ragots courent, s'entrecroisent.
S'il répond à Sorel, ne croira-t-on pas qu'il défend des positions qui
ne sont pas les siennes, ne le prendra-t-on pas pour un « défenseur
de la laïque » ? Au cours de l'année 1912, Claudel, à
qui il se confie à ce sujet, lui répond le 9 janvier : « Je crois
que le mieux pour vous serait de garder le silence... » Le 15 janvier
: « Etes-vous brouillé maintenant avec lui [Péguy]. Pourquoi ?... »
Le 3 août : «... cher ami, si vous vous mettez, avant d'agir, à réfléchir
sur l'impression que vos actes peuvent faire sur celui-ci ou celui-là...
» Le 27 janvier 1913 : « Cher ami, Quelle idée absurde! Mais non, mes
sentiments pour la N.R.F... sont ce qu'ils ont toujours été. »
Le 22 septembre : « Non, cher ami, impossible. Je vous aime bien, mais
ne me demandez pas d'entrer en polémique avec les journaux... Vous n'êtes
visé ni directement, ni indirectement... » Le 17 novembre : « ...Votre
nom n'est pas cité dans l'interview de Jammes... Je vous en supplie,
laissez cette histoire de Jammes où elle est ! »
(228) « ...Tant de raffut pour les fautes d'impression
dans les livres de Proust » alors que lorsqu'il s'agit d'un livre de
lui, Gide, « l'on s'inquiète si peu de me citer exactement ». Il semble
qu'une faute d'impression, même ordinaire, mette son œuvre en jeu.
(229) La plupart des textes que Gide n'a pas
livrés immédiatement au public ont été d'abord publiés par lui à quelques
exemplaires hors commerce. (Voir in fine la Bibliographie.)
Il en protégeait ainsi la version authentique. On sait que
dans la législation actuelle, les héritiers peuvent disposer à leur
gré, couper et même détruire les papiers que laisse un écrivain après
sa mort. (Cf. mon étude : Les Droits de l'Ecrivain dans la Société
contemporaine. — Les Cahiers de la Quinzaine.)
(230) Voir plus loin, page 521, dans Morceaux
choisis : Devant le grand public, a l'entrée du XXe
siècle.
(231) Gide a parlé des « flatteries éhontées » de Proust dans ses lettres à Madame de Noailles, ajoutant qu'elles discréditaient son jugement et mettaient en doute sa sincérité. Mais on sait que Proust ne cherchait pas à juger les livres des autres, préférant en parler en homme du monde ; il s'occupait des siens et, alors, savait se montrer agressif.
(232) Nous avons vu que même lorsqu'il a été pour le communisme, il était, en réalité, avant tout, contre la religion, le capitalisme...
(233) Gide
insiste d'ailleurs fréquemment sur sa timidité, qui le conduit à toutes
sortes de « balourdises », d'impairs, de distractions, dès qu'il est
en visite dans le monde, et qu'il raconte ensuite avec humour.
(234) Quand Claudel lui communique, en 1905, à la suite des conversations qui l'ont tant troublé, un cahier, recueil de citations pieuses en vue de le convaincre définitivement, Gide le lui rend, frappé par leur niaiserie, par leur faiblesse intellectuelle qui le convainquent soudain en sens contraire.
(235) Journal, 1933.
(236) Journal, 1902.
(237) Voir
Livre II, chapitre 1.
(238) C'est-à-dire depuis l'Immoraliste.
(239) Toutes les citations jusqu'à la fin du chapitre sont tirées du Journal
de 1912.
(240) C'est moi qui souligne.
(241) Son
nom de jeune fille était, rappelons-le, Madeleine Rondeaux. En la nommant
dans le Journal, Em. (en abrégé), cette abréviation rappelait
l'initiale de son prénom véritable.
(242)
Journal, 1912.
(243)
Journal, 1932.
(244) Lettre à André Rouveyre, 1924.
(245) Dans
Si le grain ne meurt, l'oncle de Gide, Charles Gide, écrivait
: « Il n'est pas dit que ce mariage soit heureux. Toutefois, s'il
ne se fait pas, l'un et l'autre probablement en seront sûrement... malheureux,
en sorte qu'il n'y a guère que le choix entre un mal certain et un mal
éventuel ».
(246) Dans Le Voyage d'Urien : « ... Angaire dit alors qu'il n'aimait les femmes que voilées, mais que même ainsi il craignait qu'elles ne devinssent impudiques... » Et déjà dans André Walter : « ...Je ne le désire pas. Ton corps me gêne et les possessions charnelles m'épouvantent. »
(247) André
Breton.
(248) Si le grain ne meurt.
(249) Correspondance Francis Jammes et André Gide, 28 octobre 1896.
(250) La Porte
étroite.
(251) Et nunc manet in te.
(252) Le mot est de Wilde.
(253) Et nunc manet in te.
(254) Journal, 1912.
(255) Journal,
1915.
(256) Journal, 1912.
(257) Journal, 1919.
(258) Journal, 1923, sous forme d'une
note anonyme entre deux lignes blanches.
(259)
Journal, 1927.
(260) Journal, 1903.
(261) Journal, 1903.
(262) Journal, 1904.
(263) Journal, 1904.
(264) Journal,
1916.
(265) Correspondance avec Claudel, 1914.
(266) Journal, 1915.
(267) Journal, 1918.
(268) Journal, 1906.
(269) Journal, 1902.
(270) Journal,
1906.
(271) Journal, 1917.
(272) Journal, 1916.
(273) Journal,
1916.
(274) Journal, 1918.
(275) Journal, 1927.
(276) Journal, 1931.
(277) Cependant
cette défiguration d'Emmanuèle par elle-même, dont, dans Et nunc,
il s'avoue le responsable, à d'autres moments, il en accuse elle
seule : dans le Journal : « Qui donc aurait cru cela ?...
Eh quoi !... cette humeur un peu vagabonde, cette ferveur, cette curiosité,
tout cela n'était donc point d'elle-même ? Quoi ? ce n'était que par
amour pour moi qu'elle s'en revêtait ? » (1926). Dans Les Faux-monnayeurs
: « J'admirais son goût, sa curiosité, sa culture et
je ne savais pas que ce n'était que par amour pour moi qu'elle s'intéressait,
si passionnément à tout ce dont elle me voyait m'éprendre. » Ici, ce
n'est plus Gide qui dans cet amour se serait abominablement dupé ; c'est
la duperie de l'amour même qui expliquerait le drame. L'amour, — imaginaire,
— cache l'être véritable ; ce qu'était chez Emmanuèle l'être véritable,
ce qu'il a vu d'elle à certains moments, peut-être le dit-il dans les
Faux-Monnayeurs et avec cruauté : « ... Elle ne savait rien découvrir.
Chacune de ses admirations, je le comprends aujourd'hui, n'était pour
elle qu'un lit de repos où allonger sa pensée contre la mienne ». Il
est à remarquer avec quelle facilité Gide passe de la position d'accusé,
qu'il assume dans Et nunc, à celle d'accusateur qu'il a prise
dans le roman. Mais dans l'un ou l'autre cas, l'être qu'il presse contre
son cœur n'est plus « qu'une parure déshabitée, ...qu'un souvenir, ...que
du deuil et du désespoir ».
(278) Voir plus loin Livre III: Entretiens avec...
(279) Il écrit
ces lignes en 1929 : « ...depuis
douze ans seulement ». Il s'agit donc bien du drame de 1917.
(280) Journal, 1921. Les points de suspension
sont de Gide.
(281)
Journal, 1921.
(282)
Journal, 1911.
(283) Voir plus haut Sa vie, pages
53-61.
(284) Journal, 1927.
(285) Journal, 1923.
(286) Journal,
1922.
(287) Dans l’Immoraliste, il avait déjà
parlé presque dans les mêmes termes de la maladie qui l'habitait désormais,
« la marquait, la tachait ». Dans le Journal (1926) il transpose : protestantisme
en catholicisme, écrit: X..., au lieu de dire: je, si bien que la notation,
presque anonyme, pourrait correspondre, même dans le Journal, aussi
bien à une remarque générale qu'à une notation sur Emmanuèle.
(288) Journal, 1927.
(289) Journal, 1933.
(290) Dans
son Journal, à propos du livre de Léon Blum : Le Mariage.
(291)
En parlant de la pièce de Bourdet : La Prisonnière.
(292) Journal, 1927.
(293) Journal, 1933.
(294) « Je
voudrais mourir à présent, vite, avant d'avoir compris de nouveau que
je suis seule. » Tels sont les derniers mots du Journal d'Alissa.
(295) Journal, 1938.
(296) Journal, 1942.
(297) Emmanuèle (Em.) ne figure même pas a l'Index des noms cités : Marc se présente à nous sous le nom de Michel ou de M. (qui n'est d'ailleurs pas le même M. que celui qui apparaît avant 1914). Gide lui-même parle de lui en disant : je, — ou il, — ou X, et, au cours d'un passage caractéristique en 1917 sous le nom de Fabrice. Il s'agit là d'une sorte de jeu d'ombres et de précautions, d'un dévoilement lent et progressif, qui donne de la profondeur au déroulement uniforme des pages.
(298) En 1941, la Légion française des Combattants interdisait à Gide de tenir une conférence littéraire et Gide s'inclinait par souci d'unanimité : « Pas de discorde entre les Français ». (Voir plus loin, Morceaux Choisis: La guerre de 1939.)
(299) C'est en 1946 qu'il fait paraître son Journal 1939-1942, c'est-à-dire au moment où certaines déclarations d'admiration pour Hitler, dont nous avons parlé, pouvaient paraître les plus inopportunes, en pleine période de réaction anti-hitlérienne.
(300) Sans religion ? Non peut-être. Mais une religion sans mythologie.
(Note de Gide.)
(301) Journée du 6 février 1934.
(302) Signé par : Alain, Albert Bayet, Julien Benda, Jean Blanzat,
Jean-Richard Bloch, Jean Cassou, René Crevel, Eugène Dabit, Paul Eluard,
Yves Farge, Léon-Paul Fargue, Ramon Fernandez, André Gide, M.
et Mme Joliot-Curie, René Lalou, Paul Langevin (professeur au Collège
de France), Lévy-Bruhl (professeur à la Faculté de Droit), Jean Lurçat,
Roger Martin du Gard, Magdeleine Paz, Jean Perrin (membre de l'Institut,
professeur au Collège de France), André Philip, Léon Pierre-Quint, Georges
Pioch, Paul Rivet, Romain Rolland, Gustave Roussy (professeur à la Faculté
de Médecine), André Wurmser, etc., etc.
(303) Signé par quelques-uns des noms
précédents et en outre par : André Gide, Tristan Tzara, Pierre-Jean
Jouve, Luc Durtain, Elie Faure, Paul Nizan, Roger Désormières, Gromaire,
André Lhote, Jean Painlevé, Aragon, Picasso, Jacques Prévert, Marie
Bell, Robert Desnos, Charles Vildrac, Ilya Ehrenbourg, Jacques Soustelle,
Marcel Herrand. Jean Marchat, Fernand Léger, Jeanson, Jean Renoir, Valentine
Hugo, Henri Matisse, Moussinac, Georges Sadoul, Martin-Chauffier, Jean-Richard
Bloch, Jean Cassou, René Crevel, Eugène Dabit, Paul Pitoëf, André Germain,
Louis Guilloux, Jean Paulhan etc., etc.
(304) Voici les phrases de Gide citées par M.
Giovoni : « C'est à travers
les restrictions qu'elle entraîne et par cela seulement ou presque,
que le grand nombre sera touché par la défaite. Moins de sucre dans
le café et moins de café dans les tasses, c'est à cela qu'ils seront
sensibles. » « Lequel d'entre
eux [il s'agit des cultivateurs] n'accepterait volontiers que Descartes
ou Watteau fussent allemands, ou n'aient jamais été, si cela pouvait
lui faire vendre son blé quelques sous plus cher ? » « Le sentiment
patriotique n'est du reste pas plus constant que nos autres amours.
»
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