Lucien MAURY
16 octobre 1909
Quiconque s'avouerait insensible au charme de cet austère roman, La Porte étroite, je le plaindrais... Ah ! je crains que quelque satisfaction vaniteuse ne se mêle au plaisir dont M. André Gide nous fournit l'occasion ; gardons-nous du pharisaïsme littéraire, et ne concevons point un excessif orgueil, parce que nous sommes capables de joies aristocratiques. André Gide a-t-il eu le pressentiment des tentations où il induit notre faiblesse ? J'aimerais être assuré que non : je demeure dans le doute ; qu'il serait donc coupable s'il avait spéculé sur notre complaisance envers nous-même, s'il avait froidement médité de nous surprendre au stratagème de sa subtilité précieuse ! il m'offense rien qu'en permettant un semblable soupçon ; combien, s'il m'en eût ôté le prétexte, j'eusse plus chaleureusement accueilli la leçon de son livre ! Ce livre-ci n'est point à l'usage des âmes vulgaires : André Gide n'est point de ces écrivains qu'acclame l'universel suffrage du public liseur ; il redoute la rapide conspiration des admirations indiscrètes ; volontiers il répéterait ce qu'il écrivait à propos d'un précédent roman (1) : « L'intérêt réel d'une oeuvre et celui que le public d'un jour y porte, ce sont deux choses très différentes. On peut, sans trop de fatuité, je crois, préférer risquer de n'intéresser point le premier jour, avec des choses intéressantes -- que passionner sans lendemain un public friand de fadaises. » André Gide choisit, en quelque sorte ses lecteurs -- il en a bien le droit et nul ne niera que ce romancier ne se fasse de l'art une conception très noble, et digne d'être citée en exemple par ce temps de commercialisme littéraire -- André Gide choisit ses lecteurs, et je l'en félicite ; grande est sa sévérité ; parmi ceux qu'il élit, toutefois, m'assurera-t-il qu'il n'en est point d'indigne de lui ? J'entends : que désigna leur impatience de se hausser en aussi flatteuse compagnie, bien plus que la ferveur de leur sympathie intellectuelle ? m'assurera-t-il que jamais il [109] n'encouragea le snobisme de ces fâcheux néophytes ? André Gide manque de simplicité avec préméditation ; c'est dire qu'il exige de nous un effort de candeur dont nous dispense un écrivain moins complexe. 0 vous, qui ne témoignez nulle gratitude à un auteur de ses flatteries secrètes, ne lisez point ce livre ; ou si un délicat plaisir vous tente, faites-vous une âme naïve ; qu'un préalable acte de foi vous mette en état de grâce, et vous incline à oublier de trop prudentes réserves. * * * Ce livre en vaut la peine, et l'on peut bien, pour le goûter, faire abstraction de quelques scrupules, sacrifier même quelques préférences. Ce sacrifice consenti, quelle n'est point la persuasive puissance de cet art ! Comment en définir la séduisante nouveauté, assez harmonieuse et respectueuse de nos goûts pour ne blesser nul admirateur des traditions anciennes, assez originale pour qu'aucune étiquette n'en fasse seulement conjecturer les essentiels caractères ? Tableau de moeurs ? Certes il fut donné à peu d'écrivains d'illustrer de traits aussi heureux la vie d'une famille française ! Considérez ces pères, ces mères, ces tantes et la bande nombreuse des cousins et des cousines ; dites si les mille liens de parenté proche ou lointaine, d'affection, d'intérêt et les rivalités et les antipathies n'ont point été notés avec le plus juste souci des nuances. Et qui donc ne reconnaîtrait, pour l'avoir fréquenté en quelque province, cette accueillante maison des Bucolin, où Jérôme, étudiant parisien sur qui veille la sollicitude d'une mère veuve, accourt, aux vacances, apprendre l'amour en compagnie de ses aimables cousines Juliette et Alissa ?
L'oncle Bucolin est d'une bonté simple ; la tante Bucolin ne s'occupe de rien que de sa beauté de créole indolente ; la fuite de cette mère capricieuse incline à une gravité précoce l'aînée de ses filles, Alissa ; Jérôme [110] joue avec cette vive Juliette, prolonge auprès d'Alissa, causeries austères et poétiques lectures... Et l'on rencontre aussi Fonquesemare [sic], le pasteur Vautier, père adoptif, donc responsable, et profondément affligé, de cette misérable tante Bucolin ; écoutez-le commenter au mari, trahi et abandonné, ce verset :
Jérôme méprise un peu son cousin Robert Bucolin, et n'accorde à Abel Vautier qu'une faible estime ; de sa tante Félicie Plantier, il redoute le trépidant bavardage, l'indiscret dévouement ... Jérôme n'est lui-même qu'aux heures où il rejoint Alissa : douces rêveries, audace tranquille de ces enfants qui s'essaient à « penser » : « La pensée n'était souvent qu'un prétexte à quelque communion plus savante, qu'un déguisement du sentiment, qu'un revêtement de l'amour. » Peintre de moeurs, peintre de caractères, eh ! sans doute, s'il n'est aucun de ces personnages dont le portrait ne nous soit suggéré, plus encore que décrit, avec la plus précise intensité. Que ce serait toutefois vous mal avertir du talent d'André Gide que d'insister sur ces mérites ! Je n'ai rien dit, si je n'ajoute qu'il est poète, qu'une veine lyrique échauffe et colore tout son récit. Et je le trahis, si je n'observe incontinent que tous ces dons ne le distingueraient peut-être point suffisamment de quelques autres écrivains, mais qu'il l'emporte par une entente supérieure du drame psychologique : cette pénétration, cette logique, cette puissance tragique sont d'un maître, et font que l'on ne saurait oublier l'accent de ce livre. * * * Jérôme aime Alissa et est aimé d'elle ; confidente de cette pure passion, Juliette, vous l'avez deviné, s'enflamme à son tour ; tristes coeurs juvéniles, que déchireront de généreux scrupules ! Jérôme, vous vous en doutez, est le dernier à pressentir le drame. Alissa est moins lente à découvrir le secret de sa soeur ; elle ne repousse pas l'amour de Jérôme ; elle emploie toute sa tendresse à ne point le désespérer en ne lui permettant plus aucun espoir précis ; elle se fie à l'usure du temps qui séparera d'elle ce trop constant ami. Au premier appel de la destinée, sans hésitation ni plaintes, elle se sacrifie... nous admirons sa vaillance ; mais voici qu'elle s'éprend de son propre héroïsme ; nouvel amour, [111] qui dans cette âme passionnée s'élève contre l'autre avec une indicible violence. Alissa est une fanatique de l'héroïsme : et sans doute la noblesse d'un acte ne se mesure point à son utilité mais enfin, nous hésitons un instant devant la magnifique obstination d'Alissa : il apparaît en effet bientôt que son renoncement n'est d'aucun secours à Juliette et prolonge le supplice de Jérôme : avec une décision qui témoigne d'un vigoureux sens pratique, Juliette a accueilli un quelconque prétendant, dès qu'elle eut éprouvé l'indifférence de son cousin ; mariée, elle est heureuse -- heureuse, je vous le dis. Alissa s'épouvante d'une aussi rapide résignation au bonheur. Elle-même ne se pardonnerait point une semblable faiblesse : et l'on eût compris que Jérôme et Alissa ne se hâtassent pas de s'épouser au lendemain des noces de Juliette ; plus tard ... Il faut bien le redire, certains accuseront Alissa de fol orgueil ; ils auront tort, s'il demeure entendu que certaines âmes échappent au jugement de la commune sagesse, et que le sublime élan d'un être humain vers un idéal de perfection mérite, à tout prendre, quelque indulgence.... Cette folle du martyre, où une lointaine humanité vit une vertu si haute, Alissa nous contraint d'en apercevoir encore la beauté ; Alissa n'attend nulle récompense supra-terrestre ; une assez vague religiosité plutôt qu'une religion véritable transparaît dans ses propos ; mais sa bible, ses psaumes protestants, l'Imitation lui servent à entretenir son exaltation, et la prédisposent à s'enivrer, si j 'ose dire, du mysticisme de la souffrance : pour exceptionnel qu'il soit, son cas n'est pas hors l'humanité : c'est une forme de la sainteté qu'elle propose à l'émulation de Jérôme :
Sur le fond discret du récit, le dialogue, la correspondance des amants éclatent à la pleine lumière ; on suit avec une émotion angoissée l'envol de ce mysticisme éperdu : nul roman qui fasse précéder de plus dramatiques aventures la mort d'une touchante héroïne. [112] Et je consentirais à épiloguer sur l'hypothétique stérilité d'un martyre volontaire, s'il n'était abondamment prouvé qu'on ferait un tort grave à la littérature en lui interdisant de semblables sujets. Je préfère chicaner André Gide sur certaines obscurités, en vérité gratuites, et qui n'ajoutent assurément nul relief à son oeuvre : il arrive qu'au cours de ce duel de subtilité où ils s'épuisent, Alissa et Jérôme paraissent s'embrouiller ; sommes-nous sûrs de comprendre ? Vous verrez que certains formuleront des doutes légitimes : je m'en afflige d'autant plus qu'il se trouvera assez de gens -- et parmi eux de critiques -- pour apercevoir l'excès de recherche, la prétention quintessenciée dont souffre d'aventure l'art d'André Gide. Il faut lire ce roman dans le recueillement ; en vérité, je plaindrais quiconque n'en saurait goûter le charme grave, quiconque n'entendrait point cette langue si neuve et si ancienne, quiconque se défendrait de frémir au tremblement de cette voix mouillée de larmes, quiconque aurait le détestable courage de ne point s'abandonner à la séduction de cette mélodie romantique, rythmée selon une discipline classique.
|
Retour au menu principal |