Les Nouvelles littéraires

 

12 février 1927 et 19 février 1927

Léon PIERRE-QUINT

 

 

 

 

ANDRÉ GIDE ET SES DERNIÈRES OEUVRES

 

     M. André Gide est un des grands écrivains de notre littérature et un des plus notables moralistes de l'heure actuelle.

     Cependant il a pris une place de fait comme en marge du monde des lettres [524] officielles : isolé, lointain, il paraît à la fois méconnu et glorieux. Cette sorte de malentendu, qui pèse certainement sur lui et qui trompe l'opinion à son égard, est dû autant à l'indifférence foncière du public pour toute oeuvre littéraire difficile qu'à l'attitude hautaine d'un auteur de caractère farouche et tellement complexe. A propos de la publication de son tout premier ouvrage, Les Cahiers d'André Walter, M. André Gide s'explique à ce sujet avec une entière bonne foi : tout jeune et sans expérience, il escomptait de ce livre, qu'il avait fait tirer à un grand nombre d'exemplaires, le succès immédiat le plus étendu. « Le succès fut nul », avoue-t-il. Sans doute l'auteur en ressentit du dépit, mais dès lors par « morosité naturelle », par « orgueil », par besoin de dérouter, il prit la position de l'artiste pur et résolument ennemi de toute concession au lecteur, à l'éditeur, à la renommée, à l'argent et même à la sympathie du vulgaire. C'est ce qui explique, entre autres exemples, les tirages strictement limités de presque tous ses livres suivants (conséquence, d'ailleurs, discutable). Mais ce que M. Gide ne nous dit pas, c'est que, s'il fut déterminé par réaction à déserter la lutte sur la place publique, à la suite d'un échec et par l'humeur trop sauvage de son caractère, il n'a pu maintenir cette attitude au long de sa carrière que parce qu'il a cru en sa valeur au point de vue artistique, qu'il a eu foi en l'art et qu'il a pensé, comme beaucoup d'écrivains de tous les temps et, en particulier, de sa génération, comme Valéry à cette époque, comme Louÿs (1), comme Proust, qu'il n'est pas de grand artiste qui ne se soit imposé pour son oeuvre une dure discipline personnelle.

     Sans doute M. Gide a-t-il accusé encore, presque gratuitement, ou avec une sorte de malin plaisir, les difficultés de rapprochement entre le monde et lui. Ainsi, nous dit-il, je me suis forcé, « aussitôt délivré d'un livre, de bondir à l'autre extrémité de moi-même... et d'écrire précisément le moins capable de plaire aux lecteurs que le précédent m'avait acquis ». Besoin indispensable et général chez l'artiste de se protéger contre l'indiscrétion des foules. Proust se croyait à l'abri en interposant entre les autres et lui une politesse exagérée qui prenait l'épaisseur de murs. Gide écrit : « J'aime à n'être pas où l'on me croit ; c'est aussi pour être où il me plaît, et que l'on m'y laisse tranquille. Il m'importe avant tout de pouvoir penser librement ». Les uns se cachent ; celui-ci s'enfuit. C'est aussi l'extrême multiplicité de ses tendances qui amène André Gide à vouloir échapper à autrui comme à lui-même. Il semble presque systématiquement craindre tout système : à chaque époque, le public a toujours manifesté un goût très vif pour les vastes monuments de l'esprit, [525] construits avec rigidité, où chaque idée est solidement cimentée à la suivante.

     Malheureusement les tremblements de terre périodiques ou les révolutions de la pensée jettent régulièrement à bas ces laborieux échafaudages sans que se lasse jamais la patience des hommes. M. Gide n'a jamais senti la nécessité de coordonner ainsi logiquement les notions contraires et mouvantes qui l'habitent. Tempérament avant tout religieux, le choc de deux idées opposées ne le gêne pas gravement : la contradiction intellectuelle en lui ne devient pas une intolérable souffrance, un abcès que l'intelligence, pour se développer sainement, a besoin de faire crever. C'est pourtant le cas de la plupart des hommes : l'homme, étant un animal de raison, ne comprend pas, lorsqu'il l'aperçoit, une pensée contradictoire. Chez Gide, au contraire, ses propres idées ne forment pas sa personnalité profonde ; il ne leur est pas attaché. Comme tout vrai mystique, il n'a pas le sens de la propriété. Dans l'existence quotidienne, aucun bien ne semble lui appartenir personnellement : il cherche le dépouillement ; ses installations sont provisoires ; partout il campe. De même, les idées, qui lui paraissent une autre forme de propriété, il les considère d'assez loin ; il passe des unes aux autres ; c'est qu'une vérité plus importante et d'une autre nature l'occupe et l'attire. Les satisfactions qu'apporte la possession des choses immédiates ne le contentent pas ; pas plus que les syllogismes, bien déduits, qui procurent les plaisirs de sécurité de cet ordre. C'est une joie plus haute, une joie absolue, équilibrée, que veut André Gide ; il recherche le sentiment de l'éternité dans l'instant par la communion avec le divin.

     Aussi n'est-il pas un philosophe, mais un moraliste religieux. Philosophe, son système aurait peut-être vieilli déjà. L'ondoiement de sa pensée, au contraire, est un des secrets de sa jeunesse et de son influence prolongée sur des groupes restreints, mais divers, pendant plusieurs générations. La plupart des romanciers français, Balzac, Flaubert, Stendhal, et les grandes oeuvres d'imagination française se placent hors du problème de Dieu. Les personnages se meuvent, avec leurs passions, dans la société. Il semble que pour eux la question de Dieu soit résolue ; ou bien la religion est admise par eux et pratiquée docilement, ou elle est écartée définitivement et n'apparaît jamais. Le cas est très net chez Proust, où Dieu est complètement absent. Et sans doute cette absence correspond-elle à une absence de préoccupations religieuses chez la majorité des lecteurs, qui peuvent néanmoins être des croyants, mais des croyants rassurés. André Gide, au contraire, ouvre dans son oeuvre tout le mystère effrayant des espaces infinis. Le problème métaphysique entre avec lui dans la vie de tous les jours. Les questions morales que rencontrent ses personnages, c'est en fonction de Dieu, et jamais en fonction de la société, que ceux-ci cherchent à les résoudre. Le débat est essentiellement entre l'individu [526] et l'éternité ; ils sont constamment et directement face à face, l'auteur inclinant, dans certains de ses livres, à donner toute l'importance à l'individu, par réaction contre une orthodoxie religieuse mal interprétée ; dans d'autres livres, au contraire, l'individu faisant le sacrifice de lui-même pour atteindre une félicité hors du temps ; enfin, dans ses derniers ouvrages, le héros recherchant un équilibre qui ne se déroberait plus. L'oeuvre de Gide touche donc, avant tout, l'âme inquiète, et d'abord les jeunes gens, l'adolescence étant par excellence l'âge de l'inquiétude, où se posent dans leur magnifique ampleur les grandes interrogations et où, par contre, les questions sociales ne paraissent que de petites devinettes mesquines. L'adolescent, tout au moins celui qui n'est pas dénué de toute vie intérieure, pense à sa situation sur la terre et non pas à la situation d'avenir dans la société que prépare pour lui sa famille. A peine né à la vie, il est tout près de l'idée de la mort ; ne possédant rien, il se jette au coeur de la douleur ; ou n'ambitionnant que la joie pure, il ignore les concessions au relativisme qu'enseigne l'expérience ; il est sans masque ; il est nu ; c'est presque un monstre brutal dans un milieu de politesse générale. Mais il reste heureusement pendant cette dangereuse période sous la tutelle des sages ascendants ; le jour où on l'émancipe, il est, d'ordinaire, conforme au modèle voulu : il n'est plus. Réciproquement, c'est l'adolescent que Gide a souvent choisi comme modèle dans ses livres ; il a mis en scène des jeunes gens, des collégiens, des enfants même, parce que ce sont les êtres tourmentés justement avec le plus de sincérité, de spontanéité.

     Ainsi s'est creusé l'espèce de fossé qui sépare l'oeuvre de Gide de tout un grand public. Elle est à l'opposé d'un rationalisme traditionnel. Or, ces temps derniers, Gide semble s'être plu à pousser son attitude à l'extrême, si loin qu'elle peut sembler, au premier moment, nettement provocante. C'est d'abord qu'il est resté d'une étonnante jeunesse : cet esprit, qui s'est formé au siècle dernier, en plein symbolisme, a rejoint les écoles les plus avancées, en les précédant, parfois, par la création de cet étonnant personnage qu'est Lafcadio.

     On nous parle aujourd'hui sur tous les tons de l'abîme créé par la guerre entre les générations. Gide semble les avoir traversées sans trop de mal. Paludes et Les Caves du Vatican, datés d'avant 1914, n'ont pas vieilli ; ce sont des livres présents pour les jeunes gens d'aujourd'hui. Depuis la guerre, l'activité intellectuelle de M. Gide semble s'intensifier. Il revient d'une expédition au Congo, voyage qui l'a amené à s'intéresser à tout un domaine d'idées nouvelles. Les Faux-Monnayeurs, du point de vue moral, étudient la crise de puberté chez l'enfant et, du point de vue artistique, évoquent toute la question du roman. Nous manquons encore de recul pour juger de l'importance de cette vaste fresque ; Corydon, composé antérieurement, mais publié récemment, [527] dialogue sous forme didactique certainement très inférieur aux autres ouvrages du même auteur, pose gravement les questions restées jusqu'alors les plus secrètes. Avec Si le grain ne meurt, qui vient de paraître, André Gide n'hésite pas à choquer brutalement l'esprit public actuel. L'auteur cependant se rend compte très nettement du caractère extraordinairement osé de son livre. Il pense être en avance de quelques dizaines d'années sur l'état présent de l'opinion. Le désaccord d'aujourd'hui lui semble provisoire.

     Le premier devoir de la critique est d'essayer de comprendre ce qu'est ce désaccord. Tâche difficile devant la vivacité des réactions que provoque, dans un milieu très limité d'ailleurs, un ouvrage tel que Si le grain ne meurt. Si cet ouvrage apparaît, en ce moment, comme scandaleux, il est pourtant certain que le but de l'auteur n'a pas été la poursuite d'un scandale. Le dédain de Gide pour les grands succès, son horreur de la foule, toute son attitude, telle que je viens de la montrer, dévouée à l'art pur, nous obligent immédiatement à écarter cette interprétation. Mais Gide est si mal connu qu'il est nécessaire de faire ressortir des vérités qui semblent d'évidence pour ceux qui l'ont pratiqué. Celle-ci est d'ailleurs tellement exacte que, quoique l'ouvrage soit sorti entouré d'une légende de scandale, il n'a pas atteint d'autres lecteurs que ceux qui composent habituellement le public de Gide.

     Ce public a deviné qu'il ne trouverait rien de pornographique dans cet ouvrage. C'est M. Benjamin Crémieux qui nous donnait, il y a quelque temps, ici même, dans ce journal, à propos de La Garçonne, une très exacte définition de la pornographie : toute description scabreuse, si elle n'est pas indispensable, si elle n'appartient pas au corps même du livre, devient pornographique. Elle n'est plus qu'une sorte de hors-d'oeuvre destiné à exciter tels instincts du public. Ce reproche ne peut être fait à Si le grain ne meurt. Les parties de cet ouvrage qui semblent scandaleuses au jugement de notre temps font partie intégrante, on le verra, de la matière même de l'oeuvre ; elles forment un point essentiel du sujet général. On ne peut même pas dire que l'auteur aurait pu choisir un autre thème, puisqu'il ne l'a pas choisi, à proprement parler ; celui-ci, c'est André Gide en personne, et Si le grain ne meurt, c'est la confession de l'écrivain.

     C'est donc la question de la sincérité de l'artiste envers lui et son art au delà des limites de l'opinion sociale que propose cet irritant ouvrage. Peut-il y avoir réussite quand l'artiste fait des concessions à d'autres qu'à lui-même ? Est-ce le devoir de l'artiste de développer le domaine de la littérature, de l'étendre sur des terrains vierges et de s'attaquer aux frontières de la morale collective qui lui fermaient ces contrées nouvelles ?

     En ce qui concerne particulièrement cet ouvrage, quelle est la nécessité impérieuse qui a poussé André Gide au combat ?Si l'on pense aux malentendus [528] qui éloignent déjà le public de lui, il faut croire que des raisons intérieures profondes seules ont pu l'amener à risquer sa gloire, même une gloire de solitaire, sur un terrain de lutte où « les plus intrépides reculent épouvantés ». Que signifie cet enjeu extraordinaire ?

     Etrange époque que la nôtre ! Toutes ces angoissantes interrogations la traversent sans provoquer de réponses véritables. Le cas a été analogue à propos d'un livre d'un tout autre genre, La Victoire de M. Fabre-Luce.

     Cependant la gravité des questions qu'André Gide a réveillées ou créées, l'importance de sa personnalité s'imposent si vivement à quelques esprits en éveil que de rares articles, malgré tout, ont rompu la trêve du silence. L'indépendance de M. Paul Souday, sa curiosité, sa faculté de reconnaître tout de suite la valeur relative des oeuvres les unes par rapport aux auteurs l'ont amené, un des seuls critiques jusqu'à ce jour, à consacrer à cet ouvrage tout son feuilleton, qui concluait d'ailleurs dans le sens très net d'une condamnation sans appel. Pour entrer dans les questions soulevées par M. Gide, pour comprendre les motifs puissants qui l'ont incité à cette dernière publication, il ne faut surtout pas extraire tel chapitre de l'ouvrage, mais le juger dans son ensemble. Quoique ces confessions s'arrêtent à l'âge où l'auteur a vingt-quatre ans et ainsi ne soient pas achevées, elles forment un tout puissant, dont la signification est précise. C'est cette unité de l'oeuvre que je voudrais faire ressortir.

*

     Elle est dans le contraste entre la sombre éducation puritaine du héros et la brusque révélation chez lui d'une nature amoureuse, qui semble monstrueuse à son milieu, à la société, au monde. Dans les deux premiers tomes, nous saisissons l'influence sur un enfant de caractère sauvage d'une ambiance ultra-religieuse ; nous pénétrons dans cette famille bourgeoise, sévère jusqu'à la rigidité, orthodoxe jusqu'au fanatisme. L'enfant paraît d'abord avoir tiré un bon parti de l'enseignement reçu : il est lui-même mystique, obéissant et continue la tradition morale des siens. Mais brusquement, sans que nous ayons assisté à une révolte du jeune homme, ni dans son esprit, à un renversement de valeurs, tout l'échafaudage monté en lui par l'éducation cède et craque ; sa nature véritable, ses sens, comprimés jusqu'alors, l'emportent. Il se retrouve lui-même, et tout surpris, presque épouvanté d'être en opposition avec sa famille, avec son milieu, c'est-à-dire avec les directions de sa ferveur religieuse. C'est à ce moment que, seul avec son moi et ses désirs en face de Dieu, il parvient à accorder des tendances antinomiques, à réconcilier, pour son propre usage, le plaisir païen avec la joie spirituelle du christianisme, à se justifier, à trouver l'équilibre. Mais entre l'individu et Dieu, il y a la société. André Gide s'en inquiète peu, et c'est pourquoi il scandalise, ou s'il s'en occupe, c'est [529] pour donner tort à la morale collective, la société interprétant faussement les paroles du Christ sur lesquelles elle vit cependant. André Gide en retrouve, selon lui, le sens véritable, et c'est ainsi qu'il rétablit l'harmonie entre ses désirs et son sens religieux. D'ailleurs, je crois que toujours le fidèle en face de son Dieu trouvera un terrain d'entente avec lui, surtout en face d'un Dieu interprété par le fidèle lui-même, puisque ce Dieu recréé est alors une expression des besoins d'idéal du propre moi : si des désirs contraires coexistent dans une même conscience, ils finiront également par trouver leur justification tous ensemble dans l'esprit. Ainsi M. Gide trouve une réponse à son tourment par l'individualisme : il fait abstraction de la société, et Dieu, c'est encore, projetée dans le ciel, une partie de lui-même. Aussi craint-il de temps à autre que le diable ne se soit mêlé à son débat...

     Quelle sombre enfance que celle de notre héros ! Les taches de clarté disparaissent complètement (jardins, espaces, sourires), absorbées par une atmosphère de pénible sévérité. Appartements mal éclairés ; collèges prisons ; absence de camarades ou camarades querelleurs et méchants ; professeurs, hommes ou femmes, presque tous insignifiants, pauvres, ignorants et bornés ; les journées, les années apparaissent comme voilées, telles des pellicules photographiques noircies. Dans cette ombre qui enveloppe cette période d'enfance, il ne serait pas trop surprenant qu'aient pris naissance les démons de M. Gide.

     Les ascendants du jeune enfant présentent un curieux mélange de catholicisme et de protestantisme, compliqué de ce fait que sa mère, catholique (2), est du nord de la France, son père protestant (dans la famille duquel on retrouverait souvent des catholiques) du Midi. André Gide en tire diverses conséquences sur la multiplicité contradictoire de sa personnalité. Du récit que nous fait l'auteur, c'est pourtant très nettement le puritanisme qui domine, qui enveloppe tout. Son grand-père est « un huguenot austère, entier, très grand, très fort, anguleux, scrupuleux à l'excès, rigide et poussant la confiance en Dieu jusqu'au sublime. Ancien président du tribunal d'Uzès, il s'occupait alors presque uniquement de bonnes oeuvres et de l'instruction morale et religieuse des catéchumènes. » Le portrait de ce grand-père pourrait être reproduit sur les armes de toute la famille Gide, placé en tête de ces mémoires, qu'il semble suivre et dominer de près ou de loin.

     L'esprit de contrainte est d'essence religieuse chez le père de Gide qui, n'étant pas pasteur, ne pouvait être sans doute que professeur de droit. Ce même esprit de contrainte est proprement bourgeois chez la mère de Gide et dans sa famille. La devise de l'esprit bourgeois pourrait être : « Nous nous devons », nous nous devons d'attendre que M. X... nous rende sa visite ; nous nous devons d'envoyer un cadeau aux Z..., qui nous ont fait un présent l'an dernier. La noblesse est tellement consciente de la valeur de ses titres, son orgueil [530] est si puissant que les vrais aristocrates ne songent jamais un instant qu'ils peuvent déchoir en faisant mille amabilités spontanées et même non payées de retour à des inférieurs ; ils savent bien qu'aucune avance de leur part ne pourra combler le fossé qui sépare d'eux le reste du monde. C'est sans doute parce que les bourgeois sont encore trop directement issus du peuple ou parce qu'aucune consécration ne sanctionne officiellement leur situation qu'ils ne pensent qu'à ne pas compromettre celle-ci. Ils remplacent l'orgueil par le devoir ; leur sécurité absente, par l'effort constant ; leur aise et leur agrément, par un sentiment de défense qui va jusqu'à la défiance. Comme les titres leur manquent, ils cherchent d'autres signes extérieurs : « Nous nous devions, raconte Gide, comme disait ma tante Claire, de ne jamais voyager qu'en première classe ; de même, au théâtre, de ne pas aller ailleurs qu'au balcon », d'avoir des housses sur les meubles du salon pour les léguer aux enfants, etc... Il ne faudrait surtout pas croire que ce sont là des détails sans importance. Ils jouent dans la vie quotidienne comme dans les graves décisions de la famille bourgeoise un rôle essentiel. La mère du héros, devenue veuve, veut déménager pour un appartement plus petit. Aussitôt intervient la tante Claire, qui déclare d'un ton tranchant : « Oui, l'étage, passe encore. On peut consentir à monter. Mais quant à l'autre point, non, Juliette ; je dirai même : absolument pas... Ce n'est pas une question de commodité, mais de décence... Tu te le dois, tu le dois à ton fils. » Cet autre point, explique Gide, c'était la porte cochère. « D'ailleurs, c'est bien simple, si tu n'as pas de porte cochère, je peux te nommer d'avance ceux qui renonceront à te voir », ajoutait la tante Claire péremptoirement.

     La bourgeoisie, non pas surtout comme classe, mais en tant qu'esprit, a transformé les commodités, les avantages extérieurs, que confère la fortune, en attributs conventionnés, destinés à imposer le respect, puis, oubliant leur origine, elle fait de la possession de ces symboles enfantins le plus terrible des devoirs de la vie, la raison d'être de la vie. La vie n'est plus qu'un cadre formel, avec des superstitions dominantes, qui se fixent, ici, dans la porte cochère, là, dans la croyance que les enfants orphelins ne peuvent pas être bien élevés (page 161, tome II).

     Ce formalisme rigide s'accompagne naturellement d'un même formalisme politique et religieux. Le narrateur nous raconte que ses parents lui faisaient « admirer » les « retraites aux flambeaux » qui défilaient à Rouen peu de temps après la guerre de 1870, ou bien le respect de tel de ses oncles n'admettant pas la moindre critique qui puisse atteindre l'armée. La famille du jeune André Gide recevait Le Triboulet, journal ultra, dont les numéros voisinaient avec ceux de La Croix. Grandes batailles au lycée de Montpellier où fréquentait notre héros, entre élèves royalistes et républicains. Il demande à sa mère [531] quelle attitude il doit prendre : « -- ...Dis que tu es pour une bonne représentation constitutionnelle », lui conseille-t-elle en ajoutant : « Les autres ne comprendront pas plus que toi. »

     Ailleurs, quand l'enfant, ayant raconté qu'un de ses camarades s'est déclaré athée, demande : « -- Qu'est-ce que cela veut dire : athée ? -- Cela veut dire : un vilain sot ». Réponses toujours sans répliques possibles, sans issue, définitives. Le formalisme religieux de la famille de Gide prend d'ailleurs un aspect écrasant ; l'auteur le dépeint comme une passion farouche et fatale, qui dévore intérieurement tous les membres de la famille, d'autant plus qu'ils sont de confessions différentes. Voici, par exemple, le portrait de l'oncle Henri : « ... Il s'était fait catholique vers l'âge de dix-huit ans, je crois ; ma grand'mère, en ouvrant une armoire dans la chambre de son fils, tombait à la renverse évanouie : c'était un autel à la Vierge. » Dès lors, il n'est pas étonnant que la colère de Dieu fasse souvent trembler l'enfant jusque dans les toutes petites occasions de l'existence. Il se promène avec Lionel et ses confrères. Eclate un orage... « ... Nous nous sentîmes visés, oui, menacés directement. Alors, selon notre coutume, repassant ensemble notre conduite, l'un l'autre nous nous interrogions, tâchant de reconnaître à qui le terrifiant Zeus en avait. Puis, comme nous ne parvenions pas à nous découvrir de gros péchés récents, Suzanne s'écriait : -- C'est pour les bonnes ! Aussitôt nous piquions de l'avant, au galop, abandonnant ces pécheresses au feu du ciel. »

     Dans ce milieu et cette famille, il n'est pas difficile d'imaginer le genre d'éducation que peut recevoir un enfant. Quand il est tout jeune, je suis frappé avant tout par le rôle important des « bonnes ». L'anecdote ci-dessus en témoigne. La bonne réapparaît encore dans les premières pages du livre, un soir où les parents donnent un bal : le bambin, couché, s'est relevé attiré par la fête, et rencontre Marie qui « comme moi tâchait de voir, dissimulée, un peu plus bas... ». L'enfant est un objet dans les mains de la bonne, qu'elle manie machinalement selon les règles d'un programme fixé par les parents. De temps à autre, elle présente à ceux-ci une sorte de compte rendu de la journée, porte des jugements sur les actes, la conduite, la santé de l'enfant, qui l'ignore ou qui doit se taire. Les affirmations de la bonne sont infailliblement exactes et acceptées par les parents tout comme les déclarations d'un agent assermenté en justice, même si elles sont contredites par l'accusé, lequel, vis-à-vis d'elle, a tort par définition.

     Il pourrait sembler que je dramatise la situation de l'enfant. Nous entrons ici, pourtant, dans le coeur même de Si le grain ne meurt.

     Nous étudierons la prochaine fois les réactions sur le héros du livre de cette éducation de contrainte, que lui apporte son voyage en Algérie, et la situation de cet ouvrage par rapport à l'opinion publique.

*

     [532] (3) Tout le sujet du livre, c'est l'influence d'une éducation et les résultats inattendus qu'elle donne. Sorti des mains de sa bonne et jusqu'à sa majorité, l'enfant continue à être considéré comme une chose, comme un soldat, qui doit avant tout obéir sans comprendre. Sans doute l'éducation a-t-elle pour but l'assouplissement de l'enfant en vue de le faire entrer dans le monde du type familial, parfois dans un monde perfectionné, quand les parents désirent que leur enfant les surpasse, réalise pour eux leurs ambitions déçues. Le système employé reste toujours le même : une sévérité systématique ; ne pas laisser à l'enfant le temps de comprendre, de se défendre :
     « -- D'où avez-vous eu cette clef ?
     -- Je...
     -- Je vous défends de répondre... »
     « Au demeurant, ajoute l'auteur, cette impuissance à me justifier avait amené tout aussitôt une sorte de résignation dédaigneuse. »

     Si l'enfant a quelque sensibilité, il se replie en lui-même ; il devient un timide ; d'autres se cabrent et finissent par se révolter. Chez Gide, se réaliseront l'une et l'autre conséquences, qui sont comme la clef de cet ouvrage. On retrouve leur influence jusque dans la forme même de ces confessions, qui participent à la fois du journal intime, genre cher aux timides tels qu'Amiel ou Jean-Jacques Rousseau, et des mémoires, où s'affirment les orgueilleux ou les révoltés comme Chateaubriand, Retz ou Saint-Simon.

     L'auteur revient à maintes reprises sur sa timidité. Sans doute est-elle en partie héritée de sa mère. Chez le fils, la timidité, réaction naturelle d'une conscience délicate qui a été soumise jusqu'après l'adolescence à une terrible contrainte, prend l'importance d'une sorte de réelle maladie. Ce qui prouve bien ses liens étroits avec l'éducation reçue, c'est la forme particulière qu'elle prend chez l'enfant : goût de la sournoiserie, du clandestin, des complications dans un caractère renfermé et prétentieux.

     Et c'est pourquoi l'enfant, tel qu'il nous est dépeint, semble manquer si souvent de sensibilité apparente. S'il s'éprend d'une vive amitié pour son camarade Armand Bavretel, aussitôt nous apprenons qu'il échange avec lui « des lettres bizarres, mystérieuses, cryptographiées... La lettre était déposée dans un coffret clos, lequel se dissimulait dans la mousse ». La mort de son père est un événement brièvement conté : « J'étais surtout sensible à l'espèce de prestige dont ce deuil me revêtait aux yeux de mes camarades ». Naïveté qui n'a [533] rien d'exceptionnel chez un enfant : on la retrouve, délicieusement mise en scène, chez le jeune David Copperfield, par exemple. Mais l'auteur insiste sur sa légèreté de coeur : le bonheur de revoir ses cousines « l'emportait presque, ou tout à fait sur mon chagrin ». De même, le besoin de créer une atmosphère secrète ou de jouer la comédie est fréquent chez les enfants ; pour se rendre intéressant, il pleure trop fort. C'est une espèce d'instinct qui se retrouve même chez les nouveau-nés. Mais cette sournoiserie paraît plus développée chez le héros du livre, qui va jusqu'à simuler à moitié, « ou tout à fait », une maladie nerveuse, à convulsions épileptiques, et qui poursuit son jeu jusque devant les médecins.

     Je ne voudrais pas à mon tour rendre toute l'atmosphère de jeunesse de ces confessions plus sévère et pesante, plus dépourvue d'élan et de tendresse qu'elles ne sont réellement. De temps à autre, une scène d'une fraîcheur inattendue nous surprend : celle d'un bal, par exemple, où le pauvre enfant, déguisé en mitron, parce que ce costume est bon marché, est humilié de retrouver vingt autres costumes de mitron, choisis par les parents sans doute pour les mêmes raisons d'économie, humiliation qui l'envahit encore davantage lorsqu'il aperçoit un charmant arlequin de son âge, pour lequel il se sent soudain une amitié immense, mais qui ne fait aucune attention à lui. Encore retrouvons-nous dans cette scène ce qui me paraît être l'effet naturel d'une éducation rigoriste, un besoin de modestie, une peur de soi poussée jusqu'à vouloir abîmer, salir sa propre image.

     Aussi je ne sais rien de plus difficile à atteindre que la vérité dans des confessions. L'auteur semble parfois prendre une sorte de plaisir de masochiste à insister surtout sur les vilains traits de l'enfant qu'il était, même si ces traits sont exacts. Dès la quatrième page, il se décrit « affublé d'une ridicule petite robe à carreaux, l'air maladif et méchant, le regard biais ». Là, il « rapporte » des propos entendus à table aux domestiques ; ailleurs, il devient la risée de la classe par la manière grandiloquente dont il récite les vers : cependant c'est qu'il en a justement une compréhension plus vive et profonde que les autres. Mais sauf quelques brefs élans d'amitié, comme celui qu'il a pour l'arlequin, pour Armand Bavretel, et quelques mouvements succincts de ferveur mystique, pour la Bible et pour sa cousine, il est toujours l'enfant sournois et épris du clandestin. C'est que l'on va peut-être plus loin dans l'analyse du moi dans le roman que dans les confessions. Tout au moins, pour l'auteur, « l'on est parfois gêné dans [celles-ci] par le je ; il y a certaines complexités que l'on ne peut chercher à démêler et à étaler sans apparence de complaisance ».

     C'est ce qui explique que M. Gide passe si rapidement sur l'éveil des sentiments poétiques de l'enfant. Nous ne le voyons pas, par exemple, attiré vraiment par l'art. Nous n'assistons pas à toute la jubilation intérieure qui a dû [534] l'agiter pendant qu'il préparait Les Nourritures terrestres. Il y a aussi dans la personnalité de M. Gide, opposé à la contrainte, tout un côté de spontanéité juvénile, un véritable besoin de jouer et de rire, qui est celui du sage, selon Nietzsche, qui a dépassé sa souffrance, aspects qui ne nous sont pas dépeints dans ces confessions. Mais ma critique est sans doute vaine : puisque c'est dans Les Nourritures terrestres elles-mêmes que nous nous sentons emportés par sa ferveur d'amour et sa facilité ; dans Les Caves du Vatican, que nous retrouvons son esprit cocasse et sa fantaisie gratuite.

     L'auteur a eu probablement raison de ne pas sortir de son sujet : ces confessions sont, dans les premiers volumes, une longue suite de menus faits et d'anecdotes. On voudrait parfois arrêter le narrateur dans son récit et lui demander de s'appesantir davantage sur l'une de ces histoires, la plus caractéristique. Aucun répit ne nous est laissé, aucun détail n'est épargné. Le ton de l'ensemble n'est pas essoufflé pourtant, parce que la phrase de l'écrivain -- sauf l'emploi de quelques termes précieux -- est d'une pureté continuelle. Mais surtout cette accumulation de petits événements, le grand nombre de personnage épisodiques (oncles, cousins, professeurs) prennent tout à coup leur véritable signification quand nous pénétrons dans le troisième volume (4). Quel va être le résultat de cette sombre éducation ultra-puritaine sur ce jeune homme de dix-huit ans ?

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     Il vient de faire paraître, à ses frais, et sans même songer à trouver un éditeur bénévole, Les Cahiers d'André Walter, qui n'ont eu, je l'ai dit, aucun succès. Introduit par son ami Pierre Louÿs, il traverse les milieux symbolistes ; il fait la connaissance des collaborateurs de La Revue Blanche : Henri de Régnier, « le plus marquant d'eux tous », Francis Vielé-Griffin, Gustave Kahn « qui passait pour l'inventeur du vers libre », Ferdinand Hérold ; d'autres : Léon Blum, Bemard Lazare, qui furent plus tard attirés par la politique. Mais André Gide se sent mal à l'aise ; il craint d'importuner ceux vers qui il est attiré ; chez Hérédia, « j'y serais mort de gêne si Pierre Louÿs n'eût été là » ; il ose à peine présenter ses hommages aux dames réunies dans la pièce du fond. Chez Mallarmé, dans les salons, partout dans le monde, « j'avais l'esprit si lourd, ou du moins si peu monnayé, que j'en étais réduit à me taire chaque fois qu'il eût fallu plaisanter... je ne fis que quelques apparitions épouvantées ».

     Cette adolescence enfermée en elle-même se prolonge au delà de toute mesure. Il a vingt ans. Que lui manque-t-il ? C'est un écrivain indépendant ; sa famille, contrairement à tant d'autres, l'encourage dans cette carrière. Il a hérité la fortune de son père et n'a pas le souci de gagner sa vie. Il a déjà pénétré dans les milieux littéraires et il exerce les fonctions de critique à La Revue [535] Blanche. Il a plusieurs livres « en préparation ». Un grand amour mystique pour sa cousine Emmanuelle emplit son âme depuis l'âge de quinze ans. « La vie ne m'était plus de rien sans elle, et je la rêvais partout m'accompagnant... » Ils lisent ensemble les tragiques grecs et l'Évangile. Leur enthousiasme n'exclut aucune tendance. « Je portais un Nouveau Testament dans ma poche ; il ne me quittait point ; je l'en sortais à tout instant, et non point seulement quand je me trouvai seul, mais bien aussi en présence de gens... offrant à Dieu ma confusion et mes rougeurs sous les quolibets de mes camarades. » Le jeune homme trouve une âpre joie dans sa ferveur religieuse mêlée à sa ferveur amoureuse. Que lui manque-t-il ?

     Il lui manque l'équilibre du corps, la satisfaction des désirs de la chair. Il a voulu les négliger, les rabaisser ; ils éclatent malgré lui ; ils prennent des détours pour se rappeler à lui ; ils désorganisent son existence ; ils l'empêchent de travailler ; de se sentir simplement heureux. Cette timidité maladive, qui pèse sur lui, comme un voile, qui l'isole des hommes et de la vie, il sent confusément qu'elle est liée à l'engourdissement de ses membres, à sa jeunesse inutile, à sa chasteté sans issue. C'est ici que sa terrible éducation l'arrête : à seize ans, sa mère lui interdisait les lectures anodines, ne lui permettait pas d'entrer sans elle dans la bibliothèque paternelle, l'obligeait à faire devant elle des lectures à haute voix et lorsque, comme dans l'AIbertus de Théophile Gautier, survenait une strophe considérée comme dangereuse, elle était sautée et comme censurée. Ce grand garçon n'avait pas le droit de regagner seul, la nuit, sa demeure ; comme une jeune fille, sa mère l'accompagnait, et encore Albert leur conseillait : « Vous ferez mieux de suivre le milieu de la chaussée, jusqu'à la station de tramway. » Naturellement, le passage du Havre était considéré comme un repaire de damnation, et quand le collégien apprend qu'un de ses camarades n'hésite pas à le traverser pour rentrer chez lui par le plus court chemin, le jeune Gide tout secoué de sanglots se précipite à ses genoux : « ... Oh ! je t'en supplie : n'y va pas. »

     C'est contre la pensée du plaisir charnel, transformé par le puritanisme en épouvantail, que le jeune homme devait réagir. Il a vingt-trois ans maintenant. Enfin il se décide à partir en Algérie avec son ami Paul Laurens, bien résolu à se débarrasser de toutes ses entraves... Sa sensualité a fait tomber la morale sur laquelle il a vécu jusqu'alors. La morale ne lui semble pas devoir être la même pour tous, mais recréée par chaque individu conformément non à la lettre, mais à l'esprit véritable des Évangiles. Car il est bien certain qu'une personnalité qui a été formée comme celle de Gide ne peut pas se passer de morale (comme presque personne, d'ailleurs), mais a besoin encore d'une morale à tendances religieuses. C'est alors qu'il sépare nettement l'idée de contrainte de l'idée de Dieu. Il ne veut pas croire que l'amour de Dieu exige [536] de rejeter de soi tout ce qui constitue profondément et essentiellement vos désirs, votre nature intime. Il abandonne les religions orthodoxes, catholicisme, protestantisme, qui représentent une interprétation voulue de la Bible, et fausse. Doit-on admettre alors la liberté d'interprétation, qui serait un protestantisme véritable ? N'y a-t-il pas le risque d'anarchie ? En tout cas, Gide aime si intensément les Evangiles qu'il a l'impression d'exprimer leur véritable sens.

     Ce voyage en Afrique est pour lui un enchantement continuel : le troisième tome en est tout ensoleillé. Le jeune homme a l'impression d'être régénéré, de sortir d'une prison, d'être rendu à la liberté.

     Son esprit reposé retrouve l'équilibre, ses sens apaisés lui procurent une sorte de vrai bonheur. Ce bonheur serait-il contraire à l'esprit du Christ ? La Bible ne parle-t-elle pas sans cesse de la joie (5) ? Ne dit-elle pas « Heureux ceux qui... », « Prenez... », « Donnez... » ? Les couleurs apaisantes et la douce lumière de la contrée où Jésus a prêché n'incitent-elles pas au bonheur ? C'est une grande erreur, pense Gide, de croire, comme Nietzsche, que l'esprit du christianisme est une doctrine de sombre ascétisme et hostile au plaisir. Pour Gide, sans doute, le Christ s'oppose à l'Eglise : idée banale, presque évidente, souvent reprise, encore tout récemment par Jacques Rivière dans A la trace de Dieu, et par tant d'autres.

     Mais Gide va plus loin : c'est le paganisme qu'il veut réconcilier avec les livres saints ; il continue, mais aujourd'hui en pleine conscience, à lire les Grecs et la Bible, Les Mille et Une Nuits et les Psaumes. Attiré par tous les pôles, il ne veut pas choisir, renoncer à quelque chose qu'il croit essentiel en lui. Son admiration pour William Blake vient justement de ce que Blake allie le ciel à l'enfer. Mais l'enfer, se demande parfois l'auteur, n'est-ce pas un autre ciel ? Faut-il voir là une suggestion diabolique ou la vérité suprême ? Il ne s'analyse pas. Aucun narcissisme véritable. La pensée de l'homme n'est jamais stable définitivement ; celle de Gide est en mouvement perpétuel, naît, glisse, disparaît mystérieusement.

     Toujours est-il que l'auteur croit avoir trouvé l'équilibre aujourd'hui. Si le grain ne meurt est, en un certain sens, l'histoire d'une longue puberté retardée, éclatant soudain. Elle évoque cette terrible question : que vais-je devenir ? Que va devenir mon âme ? Faut-il repousser le plaisir et souffrir dans mon corps ? Faut-il l'accepter et me laisser ronger d'inquiétude ? Question religieuse, drame religieux. La suite de Si le grain ne meurt nous apprendrait comment Gide est parvenu, peu à peu, mais assez tard, sans doute, après des hauts et des bas, à ne plus lutter, à se laisser aller à sa voie, qui lui paraît vraie [537] et bonne. Le sentiment chrétien, il croit, malgré tout, le posséder, grâce à ce trait dominant de son caractère : le goût du renoncement. Le Christ n a-t-il pas dit de ne rien garder, de se dépouiller de tout ? N'est-ce pas là son enseignement essentiel ? Or le but de la vie, pour Gide, sa joie, c'est justement de donner. J'ai parlé plus haut de son goût du renoncement : il s'est débarrassé, aussi souvent qu'il l'a pu, des terres lui appartenant. Sa maison de Paris n'est jamais installée. Il évite de se faire « servir ». Il n'aime pas, quand il est seul, s'offrir des commodités, dépenser. Cette espèce de goût de la sainteté a été considéré parfois comme de l'avarice. C'est un détachement des choses, un sentiment de la gratuité des biens, un besoin de se perdre, par lequel se retrouve le sens de l'infini. C'est cette tendance qui l'a conduit au mariage. Il a voulu apporter le bonheur à une femme qu'il aimait. Aujourd'hui, il comprend que le bonheur ne peut se donner à un être que si on attend réciproquement de lui le même bonheur. Le bonheur s'échange ; ce n'est qu'à cette condition qu'on peut en faire don. Mais, entre vingt et trente ans, l'auteur était trop présomptueux.

     Ce n'est que maintenant qu'il se comprend complètement. Mais il a toujours agi par ce même besoin chrétien de renoncement. Et sans doute serait-il un chrétien accompli s'il n'était tenté par le plaisir. Le plaisir est-il un péché ? Gide ne le pense plus, puisque en somme, aujourd'hui, il ne souffre plus, il ne s'inquiète plus...

*

     Tel que je l'expose, il peut sembler que cet ouvrage ne se présente pas comme un livre de scandale. C'est que la vraie question qu'il évoque est l'éternel débat entre la chair et l'esprit, le corps et l'âme, le plaisir et le péché, et ne dépend pas directement des formes mêmes que prend le plaisir. « Ces revendications [de la chair], écrit Gide lui-même, si elles eussent été plus banales, je doute si mon trouble en eût été moins grand ». Il n'était donc peut-être pas absolument nécessaire, dans cet ouvrage et pour la compréhension morale de celui-ci, que Gide nous fît pénétrer dans le caractère particulier de ses désirs. Cependant, du fait que ceux-ci ont pris une forme spéciale, deux fois défendue, par la religion et par la société, le combat que s'est livré l'auteur a revêtu une acuité plus forte ; il effraie, il épouvante davantage. Et la vraie question devient celle-ci : « Pourquoi l'auteur aurait-il dû mentir ? »

     Il ne s'agit pas du tout d'approuver ou de critiquer les passions dont nous parle André Gide. C'est dans un autre ouvrage, ouvrage didactique et de philosophie, Corydon, qu'il les soumet à notre jugement. Si le grain ne meurt est, avant tout, une oeuvre artistique à problèmes moraux et religieux.

     Or, il y a longtemps que l'artiste s'accorde le droit de peindre des tableaux immoraux, des passions coupables. L'inceste, qui est le sujet d'OEdipe comme [538] de Phèdre, et même du dernier « Prix Goncourt », est entré, peut-on dire, dans la littérature. André Gide a voulu étendre le domaine de l'art et revendique pour l'artiste le droit d'étudier le sombre mystère de toutes ces passions. Celles qu'il présente dans Si le grain ne meurt, la littérature, depuis les Grecs, n'en parle plus ou n'en parle qu'en les dissimulant, qu'en les diluant dans une épaisse atmosphère de rêve et de poésie, ou encore qu'en les transposant, jusqu'à les ramener à des passions morales, si tant est qu'une passion peut être morale. Ces mensonges répugnent à Gide. Il semble avoir eu le besoin de réagir vivement contre tout le caractère sournois de son enfance, contre l'atmosphère de contrainte puritaine. « Toujours, écrit-il, il eut le constant espoir et même la résolution d'amener bientôt tout au grand jour. Et n'est-ce pas pourquoi j'écris aujourd'hui ces mémoires ?... » C'est ainsi qu'un des premiers après Proust, mais tout autrement que lui, il n'a pas hésité à ouvrir au lecteur les portes de Sodome. Sans doute, du premier coup, il a été plus loin que n'importe quel écrivain, du fait que Si le grain ne meurt n'est pas un roman, mais une confession. C'est là où je vois peut-être l'effet d'une réaction contre l'oppression du premier âge. Mais si Gide a été tout de suite à ce qui est considéré aujourd'hui comme l'extrémité du scandale, du fait qu'il parle à la première personne, cela ne change pas les questions que suggère son attitude.

     On aurait pu croire, après les théories de l'art pour l'art, que l'art était séparé de la morale. Il n'en est pas ainsi. Le christianisme, en maudissant l'acte de chair, a jeté sur lui une tache indélébile. Certains esprits, qui ne sont pourtant pas religieux, pensent qu'avant bien longtemps l'homme moderne ne pourra pas s'en laver et que tout livre qui évoquera trop directement le péché originel restera toujours un livre honteux. D'autres croient, au contraire, que l'opinion collective morale évolue très vite : « L'adultère, disent-ils, qui était scandaleux dans Madame Bovary, est devenu un sujet ressassé. Quand Baudelaire a chanté la volupté ardente de l'amour avec les filles, il a été condamné. Quand Rollinat ou Magre ont vulgarisé, comme il arrive souvent, les thèmes du maître, la morale ne s'est plus révoltée. » Est-ce que, cette fois, les instincts mystérieux, que Gide met au jour, deviendront, comme le pense l'auteur, un sujet nouveau pour les écrivains de l'avenir, et qui, dans peu de temps, ne causera plus de réel scandale ? Ou bien y a-t-il là, imposée par le christianisme, une barrière que même les découvertes récentes de Freud, même le caractère volage du public d'aujourd'hui ne permettront jamais de franchir ? Seul, l'avenir nous dira ce que deviendra le coup d'audace de ce maître sur ce terrain où, comme il l'écrit lui-même, « les incompréhensions sont si grandes, et les intransigeances si féroces ».

 

NOTES

(1) V. la publication actuelle de son Journal [Le Journal inédit (« Impressions de jeunesse ». Commencé le 24 juin 1887. Fini le 16 mai 1888) de Pierre Louÿs avait dabord paru aux Editions Excelsior. En 1929, sous le le titre Journal Intime (1882-1891), les Editions Montaingne avait donné un texte beaucoup plus complet (Note BAAG).

(2) Détail erroné (NDLR).

(3) Cette seconde partie de l'étude est précédée de ces lignes de rappel : « Nous avons envisagé dans notre dernier article, André Gide comme un moraliste religieux. Son ouvrage le plus récent, Si le grain ne meurt, nous explique l'enfance puritaine du héros. »

(4) Toutes les paginations de cet article renvoient à la première édition, qui se présentait en 3 volumes -- alors que l'ouvrage est construit en deux parties (NDLR).

(5) Cf. Numquid et tu... ?(Schiffrin, éditeur).

Repris dans le BAAG, n° 52, vol. IX - XIVème année, octobre 1981, pp. 523-38.

Numérisation : Bernard MÉTAYER, pour l'Atag, août 1999

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

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