La Revue de France

 

15 décembre 1926

Fernand VANDEREM

 

LES LETTRES ET LA VIE.

 

     « M. Georges Courteline à l'Académie Goncourt. -- Si le Grain ne meurt, de M. André Gide. -- L'Apprenti gigolo, de M. Jean Marèze. -- Une collection de livres enfantins : La Puce et Gredine, de M. Henri Lavedan. Le Coeur ébloui, de M. Lucien Descaves. »

     [...]

     Signe des années, la plupart des écrivains de ma génération ou des générations avoisinantes se mettent tour à tour à publier leurs mémoires.

     Je les lis toujours avec plaisir, mais toujours avec surprise. Où diable ont-ils trouvé le temps de rédiger ces souvenirs ? Vous me direz bien que, dans les journées les plus surchargées de labeur, de démarches, de correspondances, de plaisirs, de sorties dans le monde, prélever quotidiennement une heure ou deux pour ce petit travail, cela ne constitue pas une telle difficulté. Oui, mais, si on emploie ces deux heures encore à écrire, encore à rédiger, que reste-t-il de la journée pour la méditation sur soi et sur les autres, pour le recueillement, la rêverie, bref pour les meilleures distractions de notre coeur ou de notre pensée ?

     Sacrifice pour sacrifice, et, s'il est dit que pas une minute nous ne puissions lâcher la plume, plutôt que des souvenirs, je préférerais un bilan de nous-même, de notre sensibilité, de notre esprit, de nos remarques, bref, ce qu'on appelait jadis des confessions. Ou, à la rigueur, un mélange des deux genres, moitié souvenirs moitié confessions, comme celui que vient de nous donner M. André Gide, dans Si le grain ne meurt...

     Au fond, d'ailleurs, sans positivement se confondre, les deux genres aboutissent souvent aux mêmes résultats. [83] Car, en racontant les autres, ne livrons-nous pas aussi la mesure et la qualité de notre cerveau ou de notre âme ? Et, pour nous raconter nous-même, ne faut-il pas aussi dire et dépeindre ceux qui se mêlèrent à notre existence ?

     Ce qui distingue néanmoins les confessions des mémoires, c'est chez l'auteur le parti pris déclaré de se prendre comme pivot du récit et de ne décrire les autres qu'en fonction de leurs rapports avec lui ou de leur influence sur lui. Et c'est, en outre, ouvertement affiché, ou sinuant à travers les pages, je ne sais quel ton de défi dans la franchise et d'ostentation dans la sincérité.

     On se rappelle à cet égard le début grandiloquent de Rousseau dans les Confessions : « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura pas d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi. »

     Mais, dans une préface inédite, dénichée par Sainte-Beuve, il définit bien mieux les règles et les ambitions du genre :

 

     Nul ne peut écrire la vie d'un homme que lui-même. Sa manière d'être intérieure, sa véritable vie n'est connue que de lui ; mais en l'écrivant il la déguise ; sous le nom de sa vie il écrit son apologie. Je mets Montaigne en tête de ces faux sincères. Il se montre avec des défauts, mais il ne s'en donne que d'aimables : il n'y a point d'homme qui n'en ait d'odieux. C'est ici de mon portrait qu'il s'agit et non pas d'un livre. Je vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n'y faut point d'autre art que de suivre exactement les traits que je vois marqués... Ce sera par son aspect un ouvrage précieux pour les philosophes ; c'est, je le répète, une pièce de comparaison pour l'étude du coeur humain, et c'est la seule qui existe.

     Si M. André Gide, qui, outre les affinités calvinistes, a avec Rousseau plus d'un point commun dans le goût de la solitude et le dédain des préjugés sociaux, si M. André Gide ignorait ce passage, les Confessions semblent pourtant lui être familières. Nous contant, dans Si le grain ne meurt, une retraite qu'il fit dans un petit village suisse, il évoque la proximité du Val-Travers, où Rousseau connut les animosités et les molestations qu'on sait, et il se plaît visiblement à constater qu'il soulevait dans l'endroit les mêmes marques d'hostilité : malveillance, potins haineux, et sinon la lapidation, du moins des cailloux jetés dans ses vitres par les petits gamins du bourg...

     [84] Mais, à défaut même de l'exemple de Rousseau, M. André Gide n'était-il pas prédisposé d'office, par son tempérament, à imiter les aveux de l'auteur d'Emile ? Car, sauf ces deux émouvants romans, La Porte étroite et La Symphonie pastorale, et sauf ses pénétrantes études de critique littéraire, qu'est-ce que l'oeuvre entière de M. André Gide, sinon une suite ininterrompue de confessions ?

     Poèmes, fantaisies, notes de route, théâtre, récits symboliques, au premier plan toujours lui et ne nous disant que lui. Je ne crois même pas qu'il y ait, dans notre littérature, cas de narcissisme plus caractérisé et plus persistant. Barrès, après trois volumes, s'évadera de son égotisme pour se mêler à la vie. M. André Gide n'a jamais franchi les limites de son moi, et c'est ce qui lui garde, jusqu'à ces dernières années, cet étonnant aspect sinon de fraîcheur, du moins de jeunesse. Dans cette enclosure, il a pu résister aux variations qui entraînent tant d'autres et à l'usure qu'on y contracte. Comme embaumé en lui-même, il n'a rien subi des atteintes du temps, et le voilà, près de la soixantaine, avec encore l'allure d'un adolescent.

     D'ailleurs, voyez sa gaucherie quand, dans Les Faux-Monnayeurs, quittant le tour personnel, il s'avise de vouloir peindre ou caricaturer les gens du dehors, les types de notre époque : gourgandines, gigolos, cénacles. Il n'aboutit qu'à des crayons conventionnels et inconsistants. Seulement, avec sa clairvoyance littéraire et sa rare finesse, il se rend compte de l'insuffisance de ses croquis, du décousu et des lacunes de son livre. Alors, devançant les critiques imminentes, il en prend lui-même l'initiative et, au beau milieu du récit, se met à nous faire part de ses difficultés d'exécution et de ses doutes. Familiarités qui peuvent ravir les délicats, mais dont les professionnels ne sont pas dupes. Zaffaires cabris, pas zaffaires moutons, comme dit un proverbe créole cher à Mme Gérard d'Houville. Hors de l'observation de lui-même, M. Gide cesse d'être à son affaire et manifestement perd ses moyens.

     Nulle défaillance de ce genre à craindre avec Si le grain ne meurt.

     Une confession encore, celle des années d'enfance et de jeunesse de M. André Gide, mais, cette fois, directe, totale, nue, sans nulle transposition, -- vous devinez le plaisir que je m'en promettais.

     Faut-il avouer que si, en certaines pages, le livre a réalisé mes espoirs, en bien d'autres, il m'a quelque peu [85] déçu ?

     Le récit de l'enfance de M. André Gide ne se classera pas, je crois, dans l'histoire des enfants prodiges. Les divers personnages, les divers milieux qu'il nous retrace n'ont rien de bien curieux ni de bien pittoresque et restent loin, pour l'intérêt, des pages analogues de Proust. Le petit héros lui-même ne présente rien d'extraordinaire. C'est un enfant gentil, sensible, éveillé, quoique rêveur, c'est un lycéen féru de lecture et accusant déjà pour la littérature des dispositions précoces. Et je me demande même l'utilité qu'il y avait à relater son congé de l'Ecole alsacienne. C'est là une mésaventure qui est advenue à plus d'un petit collégien, sans avoir de suites marquantes sur l'existence ultérieure de l'intéressé.

     En revanche, pour la formation intellectuelle de M. André Gide, Si le grain ne meurt nous fournit des renseignements qui n'ont pas été sans me satisfaire. Je dois effectivement vous confier que la pensée de M. André Gide ne m'a jamais semblé très originale. Son amoralisme, son anarchisme, dont M. Henri Massis se fait un tel épouvantail (1), nous en connaissons et les origines et la date. C'est encore chez M. Gide un reliquat de prime jeunesse, des doctrines qui sévissaient parmi les adolescents vers la fin du siècle dernier, et dont Barrès nous a retracé avec ironie les ravages dans son Ennemi des lois. Quant aux autres idées de M. Gide, elles me paraissaient plus imprégnées de lectures philosophiques qu'issues de source personnelle. Sentiment que ne partagent guère, je le sais, les friands de M. André Gide. Mais cette divergence d'opinion vient peut-être de ce qu'ils ignorent les systèmes et doctrines où j'avais la nette impression que s'était alimenté M. André Gide. Or, là-dessus, Si le grain ne meurt me donne pleinement raison. Les traces de nietzschéisme, de spinozisme, de schopenhauerisme qui sillonnent d'un bout à l'autre son oeuvre avaient bien l'origine que je leur supposais, puisque, durant toute sa jeunesse et même au-delà, c'est de Nietzsche, de Spinoza, de Schopenhauer, que M. Gide, de son propre aveu, n'a cessé de se nourrir avec délices.

     Je passerai plus rapidement sur les peintures que nous offre M. André Gide des milieux littéraires, à l'époque de ses débuts. Ce sont des pages agréables, élégantes, mais auxquelles font tort les esquisses de même ordre [86] que nous trouvons dans le Journal de Jules Renard. Quel autre coup d'oeil chez l'auteur de Poil de Carotte, quel autre humour, quelle autre âpreté, quelle autre ingéniosité dans les traits et dans les formules !

     Et j'arrive à la partie supérieure de Si le grain ne meurt, celle qui a pour cadre l'Algérie.

     Par certains chapitres des Nourritures terrestres, de L'Immoraliste, d'Amyntas, vous savez combien l'Algérie est la terre d'élection de M. André Gide, et avec quel talent il a su nous en rendre les sites, la lumière, l'atmosphère.

     Qui mieux que lui nous a dit la langueur de telles heures de Biskra, la fièvre qu'on y respire, la couleur des sables, la grâce d'un palmier, l'ombre d'un cabaret, la fraîcheur juteuse d'un fruit ! Auprès de ces ardents et mélancoliques poèmes, auprès de ces aquarelles aux tons intenses, que sont les pâles sépias d'un Fromentin ? Seul Loti serait à mettre ici de pair avec M. André Gide. Présentement, l'auteur d'Amyntas est, sans conteste, dans les lettres, le premier de nos écrivains exotiques et qui, dans Si le grain ne meurt, s'est peut-être surpassé.

     Hélas ! A peine ai-je levé, sur le décor, le rideau qu'il me faut en hâte le baisser, tant sont étranges et inénarrables les choses qui vont s'y passer.

     Et si encore, pour nous tracer ces épisodes démoniaques, M. André Gide employait le ton narquois ou badin dont on use volontiers, dans la conversation, pour parler des goûts ou ébats de certains damnés. Mais, loin de là, c'est avec la sombre gravité de la passion qu'il nous les décrits, y apportant même une puissance, un emportement, un art raffiné qu'il accusa rarement à pareil degré.

     Vous vous demanderez peut-être quel instinct satanique d'exhibitionnisme pousse M. André Gide à se dévoiler, à se dénuder ainsi devant nous ? Mais lui-même, à certain endroit du livre, confesse que, par moments, il ne comprend pas très bien son cas. Alors, comment y verrions-nous plus clair ?

     Espérons donc que notre ami, M. Pierre-Quint, qui prépare un ouvrage sur M. André Gide, nous élucidera bientôt ces mystères.

     Seulement, d'ici là, pourvu que la mâle franchise de M. Gide ne suscite pas trop d'amateurs et pourvu qu'avant de mourir son Grain n'en engendre pas trop d'autres de même espèce !

     [...]

     (1) A propos, que je m'excuse d'un oubli. Parmi les censeurs de Dominique, j'avais omis, le mois passé, de vous citer M. Henri Massis, qui a consacré au livre un article des plus perspicaces. Vous le trouverez dans le tome II de ses Jugements.

 

De manière à faciliter la référence lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition originale dans le BAAG est restituée par l'indication des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :


[5] par exemple, placé au début de la p. 5.

 

Repris dans le BAAG, n° 36, vol. V - Xème année, octobre 1997, pp. 82-6.

Numérisation : Bernard MÉTAYER, pour l'Atag, août 1999.

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