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Daniel MOUTOTE, Gide et Uzès,
BAAG, n° 34, avril 1977, pp. 5-21.
Conférence prononcée le
19 février 1977 à Uzès
pour le vingt-sixième anniversaire
de la mort d'André Gide
De manière à faciliter la référence
lors d'une réutilisation, la pagination de l'édition
originale dans le BAAG est restituée par l'indication
des chiffres de page entre crochets droits, sur le modèle :
[5] par exemple, placé au début de la p. 5.
Gide n'est qu'à demi l'enfant d'Uzès. Son
oeuvre n'est pas enracinée dans un terroir. On connaît
l'apostrophe célèbre à Barrès :
Né à Paris d'un
père Uzétien et d'une mère Normande, où
voulez-vous, Monsieur Barrès,
que je m'enracine ? J'ai donc pris le parti de voyager.
1
[6] Uzès sera une étape de ces
voyages, et une étape privilégiée. Gide
foncièrement fidèle n'a jamais renié aucune
de ses deux origines. Il n'évoque jamais l'une sans l'autre,
refusant d'opter pour l'une ou pour l'autre :
Entre la Normandie et le Midi
je ne voudrais ni ne pourrais choisir et me sens d'autant plus
Français que je ne le suis pas d'un seul morceau de France,
que je ne peux penser et sentir spécialement en Normand
ou en Méridional, en catholique ou en protestant, mais
en Français et que, né à Paris je comprends
à la fois l 'Oc et 1'Oïl, l'épais jargon
normand, le parler chantant du Midi, que je garde à la
fois le goût du vin et le goût du cidre, l'amour
des bois profonds, celui de la garrigue, du pommier blanc et
du blanc amandier. 2
Ou plutôt il ne voit l'une qu'à
partir de l'autre, nullement déchiré, mais composant
ainsi les deux côtés de son univers imaginaire,
les deux faces de son Moi, inséparables et contraires,
complémentaires vraiment :
Du bord des bois normands
j'évoque une roche brûlante -- un air tout embaumé,
tournoyant de soleil, et roulant à la fois confondus
les parfums des thyms, des lavandes et le chant strident des
cigales. 3
C'est ainsi qu'il grave le blason d'Uzès,
berceau de sa famille paternelle et paradis de son enfance :
J'évoque à
mes pieds, car la roche est abrupte, dans l'étroite vallée
qui fuit, un moulin, des laveuses, une eau plus fraîche
encore d'avoir été plus désirée.
J'évoque un peu plus loin la roche de nouveau, mais moins
abrupte, plus clémente, des enclos, des jardins, puis
des toits, une petite ville riante : Uzès -- c'est
là qu'est né mon père et que je suis venu
tout enfant. 4
L'Uzès de Gide est presque tout entier
dans ces quelques lignes : un nom musical, au bout d'une
longue phrase comme la petite ville aimée au terme d'un
pèlerinage, la paisible vallée où coule
une eau fraîche, la roche abrupte, le pays paternel, le
refuge d'un enfant poète, peut-être le meilleur
de son âme.
Quand André
Gide est-il venu à Uzès ? Cette question
n'est pas sans embarrasser parfois le chercheur, soit que les
récits qui évoquent Uzès datent d'une époque
où l'homme était bien loin de l'enfant qui les
avait vécus, soit que les documents se dissimulent au
hasard du Journal ou des Correspondances de l'écrivain.
Le plus ancien souvenir
d'Uzès est relaté à la seconde page de
Si le grain ne meurt perdu dans les brumes de [7]
l'enfance. André Gide le rappelle avec d'autant plus
d'empressement que c'est un de ses premiers exploits, et des
plus caractéristiques, ennobli d'ailleurs par un illustre
précédent littéraire, celui de Stendhal :
c'est le « grand coup de dents »
dont l'enfant gratifie l'épaule de sa belle cousine de
Flaux. « Je ne devais avoir guère plus de
quatre ans ; cinq ans peut-être » 5
: confirmation de l'âge est donnée par l'Album
de famille exposé à Uzès pour le Centenaire
en 1969, où l'on pouvait revoir en particulier Mme de
Flaux, et André Gide à quatre ans 6.
Ce Premier contact eut donc lieu sans doute vers Pâques
1874, si l'on tient compte des indications que Gide donne par
ailleurs :
Les vacances du nouvel an, nous
les passions à Rouen dans la famille de ma mère ;
celles de Pâques à Uzès, auprès de
ma grand'mère paternelle. 7
... et longtemps encore, ensuite,
nous retournions à Uzès, ma mère et moi,
aux vacances de Pâques... 8
Il est malaisé de distinguer
l'un de l'autre les premiers séjours à Uzès.
Non seulement André Gide a du mal à localiser ses
souvenirs : « comme je le disais déjà,
je les situe moine aisément dans le temps que dans l'espace
(...) » 9, mais encore
le souci littéraire le porte au bariolage des temps dans
Si le grain ne meurt. Tous les événements
de son enfance à Uzès y sont réduits à
l'unité d'une vision globale, aussi peu analysable que
l'amour profond qu'il porte à ces lieux charmants. On peut
rattacher à la petite enfance la promenade aux « abords
du Gardon » dans le lit duquel il découvre
« une flore quasi tropicale »... C'est
la petitesse de l'enfant qui lui a fait voir la végétation
si importante. De même la présence de Paul Gide,
mort en octobre 1880, localise ces souvenirs avant cette date.
Egalement celle de Charles Gide jeune, « un grand
jeune homme aux cheveux noirs longs et plaqués en mèche
derrière les oreilles, un peu myope, un peu bizarre, silencieux
et on ne pont plus intimidant » 10.
Ce souvenir est nommément rattaché, dit l'auteur,
« au temps de ma première enfance ».
D'après 1880 datent peut-être les souvenirs comme
la remise en marche des pendules de grand'mère, si l'on
en juge par l'attendrissement de cette dernière sur son
petit-fils désormais livré en principe à
lui-même et dont elle se plaît à saluer avec
tendresse le savoir-faire : "Eh ! dites-moi, Juliette !
ce petit... » 11. Peu
avant cette date, sans doute, les premières promenades
avec Marie sur le « mont Sarbonnet ».
Peu après, les promenades solitaires : « (...)
je gagnais en courant la garrigue ». Le goût
manifesté un temps pour l'entomologie peut dater du passage
en cinquième au Lycée de Montpellier. Et il n'est
pas certain [8] que les cures à Lamalou, puis à
Gérardmer aient détourné André Gide
et sa mère d'Uzès, au printemps de 1881, non plus
qu'à la fin de l'année 1882 le séjour sur
la Côte d'Azur, à Hyères et à Cannes.
Mais le premier
séjour qui ait été noté immédiatement
est celui du 14 au 25 avril 1889 12.
Ce séjour studieux, lié à la préparation
de la Nouvelle Éducation sentimentale, marque
la naissance de l'écrivain et nous y reviendrons. C'est
d'alors que datent les souvenirs célèbres sur
la fontaine d'Eure et la garrigue :
14 avril.
Je revois
Uzès (...). Cette après-midi course folle partout
(...).
J'ai
vu un endroit charmant près de la rivière (...).
Je me souviens de m'être étendu sur une pierre
plate (...) au ras de l'eau.
Il faisait
très chaud ; le soleil avait chauffé la dalle
-- ma main plongeait dans l'eau très profonde. (...)
sur la garrigue le vent soufflait (...) c'était un
grand étourdissement.
Il revoit la grotte où, il y a deux ans dit-il, "j'avais
lu René. Ce qui authentifie un séjour au printemps
de 1887. En avril 1889, il note qu'il y a « lu quelques
pages de Stello », ce qui date par ricochet la parenthèse
sur le grenier où il passait son temps les jours de pluie
: « C'est là que plus tard je lus Stello »
13. Il renonce bien vite à
prendre des notes, tant il est requis par le charme des lieux :
Je renonce à transcrire
la sensation au moment où elle m'émeut. L'esprit
est distrait de l'émotion lorsqu'il l'analyse, et le
charme est rompu.
Il vaut mieux s'abandonner tout entier
aux choses présentes -- à la perception seule
rendue plus intense encore par le désir d'en jouir --
et laisser plus tard l'imagination en évoquer l'ivresse
toute transposée pour être décrite. 14
Le reste du séjour est vécu dans
une ivresse sensible qui se passe de mots et laisse l'émotion
se poétiser dans l'âme par le souvenir. Cette vibration
poétique du moi gidien reparaîtra en 1916 dans
le chapitre II de Si le grain ne meurt. Mais elle aura,
entre temps, été transposée toute fraîche
dans les paysages de Lamalou, de la Côte d'Azur, et plus
tard de la Tunisie et de l'Algérie, pour Les Nourritures
terrestres et Amyntas.
L'achèvement
des Cahiers d'André Walter à Menthon-Saint-Bernard
de mai à juillet 1890 écarte André Gide
[9] d'Uzès en 1890. C'est le futur Pierre Louÿs
qui assiste à sa place aux fêtes du sixième
centenaire de l'Université, à Montpellier, où
il rencontre Paul Valéry. Mais 1891 ramène André
à Uzès. Il s'en excuse auprès de Valéry,
donnant du même coup la raison des séjours : « Ma
grand'mère que surtout nous allions voir à Montpellier
s'en est revenue à Uzès » 15.
Et surtout ce projet, qui prolonge peut-être celui de
1889 :
Combien de temps resterai-je
là bas ? Je ne sais encore. J'y veux reprendre
l'énergie qui relèvera ma tête et recommencer
quelque noble travail que je rêve.
En fait, André Gide sera à Uzès
durant la première quinzaine de juin 1891 et y préparera
son Voyage d'Urien 16.
La note du Journal,
page 30 : « 20 janvier (1892). A Uzès de
nouveau » permet de préciser un souvenir
de Si le grain ne meurt qu'André Gide reporte
avec hésitation à sa « dix-huitième
(?) année » 17
: c'est l 'heureuse mésaventure du jeune lecteur de Balzac
qui oublie de changer de wagon, est remisé sur une voie
de garage et n'a d'autre ressource que d'aller frapper à
un mas du voisinage. Il tombe sur une famille chrétienne
qui l'accueille comme un des siens à sa table et à
son culte et l'héberge pour la nuit. L'auteur rapporte
son étourderie à la lecture du Cousin Pons,
ajoutant : « (...) ce jour-là, je le
découvrais. J'étais dans le ravissement, dans
l'extase, ivre, perdu... » Or le Cahier de lectures
d'André Gide, tenu de 1889 à 1893, donne cette
date sans erreur possible : « Le Cousin Pons
(18 au 25) janvier 1892 » 18.
Gide est en fait dans sa vingt troisième année.
Nouvelle visite
a Uzès en octobre 1893, au départ du grand voyage
pour l'Afrique du Nord avec P. A. Laurens :
Je suis arrivé à
Uzès lundi soir, un jour plus tôt qu'on ne m'attendait
; j'aime mieux cela, car ma grand'mère en a vingt-quatre
heures de moins d'inquiétude. C'est la première
visite, je crois, que je lui fais tout seul. 19
Cette lettre déborde, non moins que
d'humour sur la vieillesse de sa grand'mère, d'une tendresse
qui explique rétrospectivement les voyages annuels à
Uzès.
André
Gide conduisit-il sa jeune ferme au pays de son père,
quand, en octobre 1895, au début de leur voyage de noces,
tous deux font un crochet par Bellegarde, où les Charles
Gide les reçoivent dans leur propriété
des Sources ? Il y a tout lieu de penser que ce pèlerinage
aux sources s'en tint là 20.
Nous serions tenté d'admettre que la mort de sa grand'mère
marque, pour André Gide, le terme de ses séjours
annuels à Uzès.
[10] Désormais ces passages ne seront
plus qu'exceptionnels. Notons celui de 1903, qu'atteste une
lettre à Marc Lafargue :
(...) cet été, une heureuse nécessité
me rappela dans la petite ville d'Uzès, que je n'avais
pas revue depuis douze ans.[En fait, dix !] Depuis bien
plus longtemps encore, je n'avais plus entendu crisser les cigales.
J'aime Uzès, comme vous pouvez aimer Toulouse ;
à chaque pas j'y revois quelques souvenirs, dont les
plus anciens sont ceux de ma première enfance. Située
un peu à l'écart des trafic, Uzès s'est
mieux préservée que d'autres villes, et mériterait
plus que beaucoup d'autres d'être préservée. 21
Le dernier passage date de 1939. Gide en fait
mention dans sa lettre à André Rouveyre du 4 février
1940 :
Oui, cette petite ville est charmante entre
beaucoup ; les environs immédiats m'ont, hélas !
paru un peu abîmés lorsque j'y suis retourné
l'an passé, en particulier les chemins qui descendent
vers la Fontaine d'Eure et ce qu'on appelait la Fon di biaou.
Me trompé-je ? Ou n'a-t-on pas donné à
une rue ou à un boulevard le nom de mon oncle Charles
Gide ? 22
L'éditeur ajoute que ce n'est qu'en
1944 que fut donné au boulevard le nom de Boulevard Charles
Gide...
La présence
d'André Gide à Uzès est ainsi largement
attestée. Elle se situe de façon privilégiée
pendant la jeunesse de l'écrivain. Voilà qui ne
manquera pas de donner sa signification à Uzès
dans l'oeuvre et la pensée d'André Gide.
Faut-il regretter
qu'Uzès ne tienne pas une place de premier plan dans
une oeuvre qui a noué tant de liens avec l'existence
de son auteur ? Toute grande oeuvre tend à l'universel.
Même un Charles Gide, malgré le voeu qu'il avait
fait de se fixer à Uzès, dut composer avec sa
vocation d'économiste et se rendre à Bordeaux,
Paris. A plus forte raison André Gide, qui, nouveau Fils
prodigue, pratiqua et prêcha toute sa vie le « nomadisme »
et restera sans doute comme le poète des départs
et des quêtes lointaines, au delà des horizons
connus. Tout génie, [11] dans sa grandeur, et celui d'André
Gide est éminent, a quelque chose de parfois monstrueux.
Félicitons-nous qu'Uzès y occupe une place préservée,
incarnant à la fois l'exigence et la poésie de
l'enfance.
Tous les lieux
qu'a connus André Gide sont liés à l'une
de ses oeuvres. C'est le propre d'une oeuvre authentique, fondée
sur une expérience personnelle, que de poser ses bases
sur un sol connu. Les Nourritures terrestres sont
essentiellement les poèmes de l'Afrique du Nord, de l'Italie
et de la grasse Normandie ; L'Immoraliste est le
livre de La Roque ; La Porte étroite, le
livre de Cuverville ; Isabelle, celui de Formentin ;
Les Caves du Vatican, celui de Rome et de Naples ; La
Symphonie pastorale, celui de La Brévine ; Les Faux-Monnayeurs,
le livre ce Paris... Chacune doit à un paysage ce que
Gide nomme son « imagination », c'est-à-dire
son cadre réel. De tous les lieux chers à Gide,
Uzès est l'un des rares à ne pas avoir été
lié à une oeuvre de fiction. Sa part est plus
secrète.
D' abord, Uzès
fut bel et bien choisi pour être le lieu d'élaboration
du second projet littéraire d'André Gide, la Nouvelle
Education sentimentale, -- le premier, comme on sait, Allain
en préparation depuis 1887, devant en 1890 aboutir aux
Cahiers d'André Walter. Dans les cahiers inédits
de son Journal, André Gide note, à la date
du 8 avril 1889, que l'Education sentimentale
est encore à faire et qu'il compte en écrire
à Uzès quelques pages « qui me demanderont
moins de temps à composer que celles d'Allain ».
La patrie de son père est un lieu de rigueur et de poésie,
dont le futur écrivain attend un style :
Quand je relis certaines de mes
pages, je m'en veux de les avoir écrites ; il faut
que j'apprenne à ne rien dire que sous une forme qui
me satisfasse.
Je veux la soigner à Uzès :
écrire peu, quelques pages seulement, mais parfaites,
sur des sensations qui me sont chères.
Je veux trouver des phrases frissonnantes, des chuchotements de mots
qui murmureraient doucement comme les feuilles de saule au bord
des rivières, alors que le soir tombe et que le vent
s'élève... de ces sonorités étranges qui semblent des voix endormies
dont on se souvient vaguement, comme dans un rêve et qui
par le mystère des songes font trembler dans les secrets
du coeur des larmes de deuils ignorés... 23
Il
est facile de reconnaître la voix secrète d'Uzès,
endormie au coeur de Gide, au coeur de l'écriture de
Gide dans ces « chuchotements de mots qui murmureraient
doucement [12] comme les feuilles de saules au bord des
rivières, alors que le soir tombe et que le vent s'élève »...
Ce sont eux que nous retrouverons à propos d'Uzès
dans Si le grain ne meurt en 1916. Mais on reconnaît
aussi dans ce projet la voix dolente d'Allain !
celle d'André Walter, qui est celle d'un André
Gide décadent et toujours en deuil de son père,
attentif à « ces sonorités étranges
qui semblent des voix endormies dont on se souvient vaguement
(...) des larmes de deuils ignorés »...
Cette voix de sa poésie, André Gide la cultivera
bientôt en Bretagne et ce sera celle des Cahiers d'André
Walter. Mais l'autre, la voix d'Uzès, Gide l'élève,
légèrement orchestrée de quelques harmoniques
normands, dans Fragment de la "Nouvelle Education sentimentale",
gui a été recueilli en tête de toute la
production dans les Oeuvres complètes d'André
Gide en quinze volumes :
Il aimait, quand la chaleur
était grande, descendre jusqu'à la rivière.
La fraîcheur de l'eau l'attirait. Il savait un endroit,
qu'il croyait connu de lui seul ; l'eau semblait y couler
plus fraîche et plus limpide, sur un fond de sable que
dorait le soleil ; du haut des coudriers qui l'abritaient
tombait un grand mystère ; il lui semblait qu'en
approchant très doucement, il pourrait surprendre je
ne sais quelle intimité secrète, quel amour de
fleur et de papillon... 24
La suite du texte, avec sa rêverie d'une
« hamadryade se baignant toute nue sous les rameaux
penchés » et la baignade du personnage
« nu dans cette paix de la nature »,
n'a déjà plus la réserve qui est le charme
d'Uzès dans l'oeuvre d'André Gide. Elle annonce
la poésie plus sensuelle des Nourritures terrestres.
Mais la pureté de ce premier texte me semble
se rattacher au thème uzétien de l'enfance préservée
et pure, qui mettra une note si claire, en opposition à
la perversité enfantine, dans le second chapitre de Si
le grain ne meurt.. Cette Nouvelle Education sentimentale
tourne court, et l'on en devine la cause : la sensualité,
qui déjà trouble ce premier texte, devait s'épancher
d'une manière plus dramatique dans les Cahiers d'André
Walter et, se cultivant d'oeuvre en oeuvre, éclater
avec la force que l'on sait dans les Nourritures terrestres.
Mais il est bon de conserver dans l'oreille cette note si pure
de son enfance que Gide entendit pour la première fois
à Uzès et qui restera l'harmonique le plus irremplaçable
de sa poésie. Toujours dans ses oeuvres, même les
plus troubles, au départ s'entendra un accent :
La brise vagabonde
A caressé les fleurs
Je t'écoute de tout mon coeur
Chant du premier matin du monde...
[13] Toujours paraîtra un enfant, comme
Jérôme que blesse son équivoque cousine
au début de La Porte étroite... Et ce sera,
en contrepoint dans l'ardente symphonie poétique, la
note gidienne par excellence, la note cristalline de l'enfance,
celle d'Uzès.
Uzès reparaît
dans l'oeuvre à l'époque de la controverse sur
l'enracinement. Sans reprendre ces textes célèbres,
on se souvient qu'Uzès y est invoqué pour faire
contrepoids à Paris et à la Normandie dans la
supputation de ses origines à laquelle se livre l'écrivain,
pour équilibrer le sang catholique et le sang protestant
dans l'économie de son être spirituel, bref pour
fonder sa liberté humaine. C'est bien à se libérer
qu'il avait employé sa jeunesse, ainsi qu'en fait foi
son journal, et il poussera cet effort jusqu'au grand manuel
poétique de délivrance que sont Les Nourritures
terrestres en 1897, puis contre Barrès et l'enracinement.
D'où le recours à Uzès contre Cuverville
et La Roque, durant toute la jeunesse. Uzès déprend
de la Normandie et assume un rôle d'étape vers
l'Afrique du Nord émancipatrice.
Mais plus profondément
Uzès joue un rôle dans la vocation artistique d'André
Gide, ainsi que ce dernier le reconnaîtra dans Si le
grain ne meurt.. C'est en effet dans les « mémoires »,
comme on pouvait s'y attendre, que paraît pour la dernière
fois une évocation importante d'Uzès dans l'oeuvre.
(On notera, par exemple, que pour l'anecdote la mention faite
par Gide du nom, d'ailleurs étonnant, de ce bateau sur
lequel il descend le Chari jusqu'au lac Tchad : le Jacques
d'Uzès 25. Les
« mémoires » ne sont pas tant qu'il
veut bien le dire le récit naïf de son existence
que la suite des efforts et des chances par lesquels s'annonce
un libre esprit et se compose une personnalité d'écrivain.
C'est pourquoi il les intitule Si le grain ne meurt,
titre qu'il emprunte à l'Évangile (Jean XII, 24).
C 'est moins un livre de souvenirs qu'une leçon de morale
en action, où il y a plus de logique qu'il ne semble,
en dépit de l'affectation de désordre. Ainsi après
avoir rappelé que sa famille maternelle est normande,
sa famille paternelle uzétienne, il commente :
Rien de plus différent
que ces deux familles ; rien de plus différent que ces
deux provinces de France, qui conjuguent en moi leurs contradictoires
influences. Souvent je me suis persuadé que j'avais été
contraint à l'oeuvre d'art, parce que je ne pouvais réaliser
que par elle l'accord de ces éléments trop divers,
qui sinon fussent restés à se combattre, ou tout
au moins à dialoguer en moi. (...) les produits de croisement
en qui coexistent et grandissent, en se neutralisant, des exigences
opposées, c'est parmi eux, je crois, que se recrutent
[14] les arbitres et les artistes. 26
Uzès fait donc entendre sa voix dans
le dialogue intime de l'écrivain, entre comme composante
ou pôle dans la personnalité ambivalente de l'artiste.
Et l'on sait que ce dernier s'est plu à cultiver l'antithèse
de ses deux origines, qu'il oppose par le parler, le goût,
la religion.
Il les oppose
aussi par la tendresse délicate et poétique qu'il
a toujours gardée pour Uzès. Uzès est bien
resté un lieu préservé de son coeur, le
sanctuaire de son âme habituée pourtant à
se pencher sur les abîmes intérieurs, et de son
esprit habile pourtant à tourner en dérision les
valeurs reçues. Dans l'universelle remise en question
gidienne, deux êtres du moins sont restés et se
sont éloignés sans qu'il y pût mordre :
Em., son épouse et inspiratrice, et Uzès.
Dans Si le grain ne meurt., après les aveux liminaires
sur l'enfant pervers dans le chapitre I, le second chapitre
s'ouvre comme une oasis de fraîcheur. D'abord l'arrivée
à Uzès venant de Nîmes :
(...) c'était la Palestine,
la Judée. Les bouquets des cistes pourpres ou blancs
chamarraient la rauque garrigue, que les lavandes embaumaient.
Il soufflait par là-dessus un air sec, hilarant, qui
nettoyait la route en empoussiérant l'alentour. 27
Puis c'est la promenade au bord du Gardon,
qui révèle un Paul Gide aimant la poésie.
La description de l'appartement de la grand'mère est
l'occasion de noter la bizarrerie de l'oncle Charles Gide, mais
c'est pour mettre valeur Paul Gide qui « avait accaparé
toute l'aménité dont pouvait disposer la famille ».
Il y a certainement plus d'admiration que d'ironie sur l'austérité
de Tancrède, comme le prouve l'anecdote de la nuit passée
au mas dans une famille chrétienne. De même,
malgré l'ironie légère sur la surdité,
l'évocation à la fois tendre et admirative des
vieux protestants d'Uzès. Et toute la gentillesse et
même l'esprit dont est créditée la grand'mère
qui « se mettait en quatre »pour
son petit fils. On peut croire que, pour Gide comme pour Proust,
par une mystérieuse tendresse, la grand'mère reste
une figure sacrée de son enfance. De même enfin
l'âme pieuse de Gide reporte sur le paysage environnant
l'admiration respectueuse, un peu mystique, qu'il éprouve
pour ses habitants :
J'aimais passionnément
la campagne aux environs d'Uzès, la vallée de
la Fontaine d'Eure et, par-dessus tout, la garrigue. 28
Longtemps dans
l'oeuvre, comme dans Les Nourritures terrestres, s'entendra
le bruit des laveuses non loin [15] d'une petite rivière
sous un ciel très pur dans une petite ville qui n'est
pas nommée : c'est bien l'écho discret d'Uzès.
Quelle place
tient donc finalement Uzès dans la pensée intime
d'André Gide ? Uzès ramène à
une couche première du psychisme gidien : à un
type d'homme, à un paysage élémentaire
et à la vertu fondamentale classique d'André Gide
: la réserve.
Autant Gide a
toujours regimbé contre l'autorité de sa mère,
autant il a toujours aimé et regretté ce Père
savant, humain et poète dont il rappelle que ses collègues
l'appelaient Vir probus. Cette probité est la
marque d'Uzès. Gide la vénère en son grand'père
Tancrède Gide, quoique sous un masque de rudesse, et
la porte jusqu'à la mysticité, dans le portrait
admirable que lui en donne sa mère :
Elle m'en parlait comme d'un
huguenot austère, entier, très grand, très
fort, anguleux, scrupuleux à l'excès, inflexible,
et poussant la confiance en Dieu jusqu'au sublime. 29
Sans doute André Gide ne serait-il pas
sincère s'il n'ironisait pas un peu sur les excès
de ce mysticisme, quitte à corriger en note ce que le
trait a d'excessif, après une remise au point sans équivoque
de son oncle Charles 30.
Mais il étend cette confiance en Dieu, qui rappelle les
temps bibliques, à Uzès et à sa région :
Certains s'étonneront
peut-être qu'aient pu se conserver si tard ces formes
incommodes et quasi paléontologiques de l'humanité ;
mais la petite ville d'Uzès était conservée
tout entière ; des outrances comme celles de mon
grand'père n'y faisaient assurément point taches ;
tout y était à l'avenant ; tout les expliquait,
les motivait, les encourageait au contraire, les faisait sembler
naturelles ; et je pense, du reste, qu'on les eût
retrouvées à peu pris les mêmes dans toute
la région cévenole, encore mal ressuyée
des cruelles dissensions religieuses qui l'avaient si fort et
si longuement tourmentée. 31
Le ton de respect auquel s'élève
le texte au souvenir des persécutions montre que Gide,
« le petit de Monsieur Tancrède »,
se retrouve aux côtés de ses rudes ancêtres :
Ceux de la génération de mon
grand'père gardaient vivant encore le souvenir des persécutions
qui avaient martelé leurs aïeux, ou du moins certaine
tradition de résistance ; un grand raidissement
intérieur leur restait de ce qu'on avait voulu les plier.
Chacun d'eux entendait distinctement le Christ lui dire, et
au petit troupeau tourmenté : « Vous êtes
le sel de la terre ; [16] or si le sel perd sa saveur,
avec quoi la lui rendra-ton ? »
C'est à de tels souvenirs, au fond de
sa conscience comme un granit cévenol, que Gide doit
d'avoir été inébranlable dans son attitude
contre les abus de son temps : les Grandes compagnies de
Voyage au Congo en 1927, contre le stalinisme dans Retour
de l'U.R.S.S. en 1936 et dans bien d'autres discussions morales
redoutables qui sont au coeur des remises en cause de notre
temps. Chaque fois qu'il est question de la liberté et
de l'intégrité humaine, André Gide se dresse
avec une force qu'on n'attendrait pas d'un artiste, ferme jusqu'au
martyre et comme son Thésée capable de vaincre
les monstres. C'est aux « tutoyeurs de Dieu »
qu'il le doit.
Nulle pose d'ailleurs
dans cette attitude. On connaît bien la tendre ironie
sur le spectacle savoureux de la petite chapelle d'Uzès.
Mais un bel exemple de ces « mégathériums »
nous est donné par l'oncle Charles près de mourir,
au cours d'un mémorable dialogue que son neveu rapporte
dans son Journal. C'est sans doute le plus bel éloge
de ce type d'homme sous l'humour de la peinture, qu'on peut
lire à la date du 16 janvier 1932 :
Je retourne voir mon oncle,
qui a beaucoup baissé depuis ma dernière visite.
Je le trouve tout diminué par la fièvre. Mais
son esprit reste toujours le même ainsi que son immalléabilité,
si je puis dire. Cherchant quoi d'agréable à lui
dire, à lui crier plutôt, car il entend de plus
en plus mal, et tandis qu'il prend un peu d'orangeade -- toute
nourriture solide lui étant défendue :
-- On en faisait de bien bonne à Uzès.
-- De bien bonne quoi ?
-- Limonade.
-- Où ?
-- A Uzès.
-- Qu'est-ce qui t'a dit ça ?
-- Mais personne ; je me souviens...
-- Alors, qu'est-ce que tu en sais ?
-- Mais c'est moi-même qui la buvais.
-- Tu y es donc retourné ?
-- Non ; je me souviens de celle que je buvais quand j'étais
enfant.
-- On ne faisait pas de limonade.
-- Mais si ; je me souviens fort bien. C'était une limonade
au riz.
-- Pourquoi au riz ?
-- Pour enlever l'âcreté du citron ; on faisait
bouillir du riz et on jetait l'eau bouillante sur du citron
coupé.
-- Mais on ne faisait cela que pour les dérangements
d'entrailles. Tu n'étais pas malade à Uzès
; pourquoi en aurait-on [17] fait pour toi ?
-- Ce qui est certain, c'est que j'en ai bu et que je la trouvais
très bonne.
Mon oncle finit par accorder que, en effet, ce n'était
pas mauvais. 32
Je laisse à décider qui se révèle
le plus têtu, de l'oncle ou du neveu. André Gide
d'ailleurs constatera bien des fois qu'on le confond avec son
oncle Charles Gide. Il fait suivre ce dialogue d'un commentaire
qui est un bel éloge de cet esprit :
Toujours égal et conséquent
et fidèle à lui même, il ne pouvait comprendre
autrui que par la pensée et comprendre d'autrui que des
pensées. Au demeurant fort capable d'émotions,
et des plus sublimes et des plus vives, mais d'ordre général ;
il restait on ne peut moins soucieux du particulier et de ce
qui différencie. (...) Même l'amour et l'amitié
devaient se dépersonnaliser pour trouver accès
dans son coeur, qui ne battit jamais si fort que pour le collectif.
Ajoutons que la grand'mère, elle, compensait
le goût du collectif par une attention toute particulière
à la santé de son petit fils, en des repas particulièrement
soignés, avec « quelque tendre aloyau aux
olives..., un vol au vent de quenelles, une floconneuse brandade,
ou le traditionnel croutillon au lard ». Ces gourmandises
font aussi partie d'Uzès, comme un sourire sur toutes
ces austérités.
Uzès,
c'est aussi un paysage, et le plus profond de l'imagination
d'André Gide. Paysage double, de douceur et d'austérité
lui aussi. D'abord paysage d'eau, le plus connu peut-être :
La Fontaine d'Eure est cette
constante rivière que les Romains avaient captée
et amenée jusqu'à Nîmes par l'aqueduc fameux
du Pont du Gard. (...) O petite ville d'Uzès ! Tu
serais en Ombrie, des touristes accourraient de Paris pour te
voir ! (...) Des terrasses de la Promenade ou du Jardin
Public, le regard, à travers les haute micocouliers du
duché, rejoint de l'autre côté de l'étroite
vallée, une roche plus abrupte encore, déchiquetée,
creusée de grottes, avec des arcs, des aiguilles et des
escarpements pareils à ceux des falaises marines...
André se plaît à évoquer
« la rivière à la Fon di biau »,
le moulin, une métairie, une sorte d'îlot, où
il venait lire, « délicieusement assourdi
par le ronflement de la meule, le fracas de l'eau dans la roue,
les mille chuchotis de la rivière, et plus loin, où
lavaient les laveuses, la claquement rythmé de leurs
battoirs » 33.
C'est le côté humain, vivant de l'univers d'André
Gide, attentif à la fraîcheur de l'eau, de la luxuriance
de la flore, au grand élan de la sève universelle.
[18] Mais il
est un autre côté d'Uzès, plus typique,
plus lié à la rigueur de la religion ancestrale :
« la garrigue rauque, toute dévastée
de soleil ». C'est là sans doute l'appel
de la ferveur gidienne dans la symphonie intérieure des
voix d'Uzès :
Mais le plus souvent, brûlant
la Fon di biau, je gagnais en courant la garrigue, vers où
m'entraînait déjà cet étrange amour
de l'inhumain, de l'aride, qui, si longtemps, me fit préférer
à l'oasis le désert. Les grands souffles secs,
embaumés, l'aveuglante réverbération du
soleil sur la roche nue, sont enivrants comme le vin.
Nous touchons là le tuf de l'imaginaire
gidien, bientôt retrouvé dans les paysages d'Afrique
du Nord que le poète des Nourritures terrestres
et d'Amyntas devait chanter, avec la ferveur que l'on
sait :
Apre terre ; terre sans bonté,
sans douceur ; terre de passion, de ferveur ; terre aimée
des prophètes -- ah ! douloureux désert,
désert de gloire, je t'ai passionnément aimé. 34
Qui douterait que le désert matériel
des Nourritures terrestres ne soit investi d'un amour
qui en fait l'ardente poésie ? C'est l'épanouissement
poétique de l'austère amour d'un autre « désert »
qu'André Gide adolescent avait découvert dans
les garrigues d'Uzès.
Car pour André
comme pour Charles et pour tous les Gide, Uzès fut un
refuge spirituel, un haut lieu de l'âme, le Désert
enfin, comme le nomment les Protestants cévenols. Après
les persécutions dont André Gide se crut victime
au lycée de Montpellier en 1881, les vacances à
Uzès étaient bien un tel Refuge. Uzès est
également lié aux vacances. C'est pourquoi Uzès
constitue une enclave printanière de paix dans l'existence
d'André Gide. Une enclave d'affection et de fierté.
Tout le monde ne bénéficie pas d'un grand'père
comme Tancrède Gide, d'un père comme Paul Gide,
d'un oncle comme Charles Gide. Si bien que même lorsqu'à
la fin de sa vie André prit ses distances par rapport
à la foi de son enfance, l'éminente dignité
humaine de sa famille paternelle ne laissa jamais de s'imposer
à lui. Et ce n'est pas désaffection, mais bien
plutôt respect, si André Gide ne retourne plus
guère à Uzès dans les derniers temps de
sa vie. Uzès lui reste comme un sanctuaire lointain,
comme son amour pour Em. Un peu comme un remords. Mieux
même : il put avoir l'impression qu'Em. l'abandonnait
après qu'il l'eut abandonnée. La mesure de sa
douleur paraît dans Et nunc manet in te, en date
du 1er juillet 1927 :
Le lent progrès du catholicisme
sur son âme ; il me semble assister à la marche
d'une gangrène. 35
[19] Rien de tel dans l'amour d'Uzès
et d'André Gide. Il y retourne comme au Dieu de sa jeunesse
dans
Les Nouvelles Nourritures :
Je reviens à vous, Seigneur
Christ, comme à Dieu dont vous êtes la forme vivante.
Je suis las de mentir à mon coeur. C'est vous que je
retrouve partout, alors que je croyais vous fuir, ami divin
de mon enfance. 36
Reste de la religion, mais aussi de la pureté
de son enfance, Uzès est pour lui un lieu que n'ont pas
encore gâté les méfaits de la civilisation.
« Il semblait que le progrès du siècle
eût oublié la petite ville ; elle était
sise à l'écart et ne s'en apercevait pas. » 37
Il risque même ce mot : « la petite
ville d'Uzès était conservée tout entière ».
Uzès est un ensemble de souvenirs ténus comme
un rêve de Paradis : « Le son angélique
des cloches », « Le chant micacé
des cigales », « le claquement rythmé
des battoirs », la voix de la grand'mère :
"Eh ! dites-moi, Juliette ! », la lecture
de la Bible, le Notre Père et le baiser du soir...
A mesure que
le temps passe le rêve se laïcise. Signe des temps,
il se matérialise et vire à l'écologie.
Au temps du Retour de l'U.R.S.S., dans les Nouvelles
Nourritures, André Gide remplace les regrets par
la réprobation contre le gâchis qu'introduit l'homme
dans son univers :
Mais ce que les hommes ont
fait de la terre promise -- de la terre accordée... il
y a de quoi faire rougir les dieux. (...)
O triste abord des villes ! laideur, désharmonie, puanteur...
38
C'est en ce sens qu'il faut entendre les regrets
formulés par André Gide sur Uzès en 1939 :
« Les environs immédiats m'ont, hélas ¡
paru un peu abîmés (...), en particulier les chemins
qui descendent vers la Fontaine di biau et ce qu'on appelait
la Fon di biaou. » Heureux serait-il, s'il revoyait
Uzès en 1977, maintenant que ses concitoyens ont réparé
les dégâts, donné son nom au chemin aimé,
désormais la Promenade d'André Gide, et
à la Bibliothèque Municipale, désormais
Bibliothèque André Gide...
Uzès,
petit trésor spirituel que se réserve une âme
de poète dans le fond silencieux de son coeur, a laissé
de soi un délicat symbole dans les dernières lignes
qu'André Gide consacre à la maison de sa grand'mère
dans Si le grain ne meurt. C'est le fameux morceau de
la bille, que Gide a dû trouver assez significatif pour
l'enregistrer. C'est ce morceau que nous pouvons entendre pour
conclure, de la voix même de Gide, comme son ultime hommage
[20] à Uzès et son adieu. En voici le texte :
Avant
de quitter Uzès avec elle, je veux parler de la porte
de la resserre, au fond de la salle à manger. Il y avait,
dans cette porte très épaisse, ce qu'on appelle
un noeud de bois, ou plus exactement, je crois, l'amorce d'une
petite branche qui s'était trouvée prise dans
l'aubier. Le bout de branche était parti et cela faisait,
dans l'épaisseur de la porte, un trou rond de la largeur
du petit doigt, qui s'enfonçait obliquement de haut en
bas. Au fond du trou, on distinguait quelque chose de rond,
de gris, de lisse, qui m'intriguait fort :
--
Vous voulez savoir ce que c'est ? me dit Rose, tandis qu'elle
mettait le couvert, car j'étais tout occupé à
entrer mon petit doigt dans le trou, pour prendre contact avec
l'objet. -- C'est une bille, que votre papa a glissée
là quand il avait votre âge, et que, depuis, on
n'a jamais pu retirer.
Cette
explication satisfit ma curiosité, mais tout en m'excitant
davantage. Sans cesse je revenais à la bille ; en
enfonçant mon petit doigt, je l'atteignais tout juste,
mais tout effort pour l'attirer au dehors la faisait rouler
sur elle-même, et mon ongle glissait sur sa surface lisse
avec un petit grincement exaspérant...
L'année
suivante, aussitôt de retour à Uzès, j'y
revins. Malgré les moqueries de maman et de Marie, j'avais
tout exprès laissé croître démesurément
l'ongle [86] de mon petit doigt, que d'emblée je pus
insinuer sous la bille ; une brusque secousse, et la bille
jaillit dans ma main.
Mon
premier mouvement fut de courir à la cuisine et de chanter
victoire ; mais, escomptant aussitôt le plaisir que
je tirerais des félicitations de Rose, je l'imaginai
si mince que cela m'arrêta. Je restai quelques instants
devant la porte, contemplant dans le creux de ma main cette
bille grise, désormais pareille à toutes les billes,
et qui n'avait plus aucun intérêt dès l'instant
qu'elle n'était plus dans son gîte. Je me sentis
tout bête, tout penaud, pour avoir voulu faire le malin...
En rougissant, je fis retomber la bille dans le trou (elle y
est probablement encore) et allai me couper les ongles, sans
parler de mon exploit à personne. 39
NOTES
1. L'Ermitage, février 1898. Recueilli
dans Prétextes (Paris, Mercure de
France, 1947), p. 45.
2. L'Occident, 15 juillet 1902, p. 64 (Prétextes, éd. citée,
p. 61).
3. Ibid., p. 62.
4. Ibid., p. 67.
5. Si
le grain ne meurt, Pléiade
p. 350.
6. N° 8 du catalogue André Gide. Exposition du Centenaire,
Ville d'Uzès : Musée Municipal, 12 Juillet-
17 août 1969.
7. Si
le grain ne meurt, éd. citée,
p. 358.
8. Ibid., p. 376.
9. Ibid., p. 370.
10. Ibid., pp. 371-2.
11. Ibid., p. 382.
12. Carnet inédit, Bibl.
litt. J. Doucet, gamma 1558, pp. 35-6.
13. Si
le grain ne meurt, p. 382.
14. Ms. gamma 1558, p. 36 (inédit).
15. GIDE-VALÉRY,
Correspondance,
p. 81.
16. Lettres des 2, 5 et 11
juin 1891, ibid.,
pp. 88-93.
17. Si
le grain ne meurt, p. 373.
18. V. le « Subjectif »
d'André Gide, publié par Jacques COTNAM, Cahiers
André Gide 1, p. 54.
19. Lettre d'André Gide
à sa mère, Uzès, 10 octobre 1893, citée
par Jean DELAY, La Jeunesse d'André
Gide, t. I, p. 102.
20. V. Claude
MARTIN, La Maturité d'André
Gide, pp. 86-7.
21. Lettre d'André Gide
à Marc Lafargue, 1903, inédite, citée par
Geneviève DONNADIEU dans son mémoire de Maîtrise,
André Gide et Le Bas Languedoc (Université Paul Valéry, 1969), p. 39.
22. GIDE ROUVEYRE, Correspondance, pp. 150-1.
23. Ms. gamma 1558, p. 34 v°
(inédit).
24. O.C., t. I, p. 3.
25. Voyage au Congo, Pléiade, pp. 825-6
(28 et 30 janvier 1926).
26. Si
le grain ne meurt, p. 358.
27. Ibid., p. 370.
28. Ibid., p. 380.
29. Ibid., p. 372.
30. Journal, 1932, Pléiade, pp. 1101-2.
31. Si
le grain ne meurt, pp. 372-3.
32. Journal, 1932, Pléiade, pp. 1103-4.
33. Si
le grain ne meurt, pp. 381-2.
34.Les
Nourritures terrestres, VII, Pléiade,
p. 238.
35. Journal 1939-1949, Pléiade, p. 1158.
36. Roman,
récits..., Pléiade,
p. 266.
37. Si
le grain ne meurt, pp. 369-70.
38. Roman,
récits..., Pléiade,
p. 284.
39. Si
le grain ne meurt, pp. 383-4. Disque
André Gide vous parle, réf. FLD 4 M Festival (coll.
« Leur oeuvre et leur voix », publiée
sous la direction de Georges Beaune).
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