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Catharine SAVAGE BROSMAN, « Gide
et le Démon »,
Claudel Studies
[Dallas], vol. 13, n° 2, 1986, pp. 46-55.
© Catharine SAVAGE BROSMAN
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[5] indiquant le début de la p. 5 dans l'édition
originale. |
Texte mis en ligne sur Gidiana le 20 février
1999.
Pour prolonger cet exposé,
consulter la page de citations sur
le mot « démon » dans l'oeuvre de Gide.
A compléter par une interrogation sur les mots : diable,
Satan, Lucifer.
L'ambiguïté latente de mon titre -- Gide e(s)t
le démon -- est voulue, car plus d'un lecteur d'André
Gide a conclu à son caractère profondément
diabolique1. Claudel prononce :
« C'est un démon » ; Julien Green
le décrit comme « Lucifer déguisé
en touriste.2 » Chez Charles
du Bos, chez Henri Massis, on peut voir non seulement des jugements
sévères sur l'auteur de L'Immoraliste, mais
aussi la conviction que ses lecteurs sont en présence du
Malin3. Gide lui même n'a-t-il
pas fait du démon un personnage, ou quasi, des Faux-Monnayeurs,
ambulant, sans visage, mais glissant une clé dans la main
de Vincent, dont il assume du reste les traits à la fin,
ou regardant Bernard fouiller dans son gousset pour trouver, oubliée,
la pièce indispensable de 10 sous qui lui permettra de
subtiliser la valise d'Edouard ? C'est également Gide
lui-même qui a découvert, en composant Si le grain
ne meurt, la présence d'un acteur clandestin dans sa
vie, qui le guêtait, qui a pris part à son drame,
l'aveuglant et le menant par maints détours, mais qu'il
n'a reconnu que longtemps après4.
Si on m'objecte que ce diable circulant dans l'oeuvre gidien n'est
qu'une métaphore, je répondrai : et après ?
La métaphore n'est-elle pas révélatrice5 ?
Mais au fait, ce diable est loin d'être seulement une image.
C'est sa fonction, ainsi que ses apparitions et ses métamorphoses
à travers trois textes principaux, que je me propose d'élucider
dans les remarques suivantes, qui seront une historique et une
iconographie.
Cependant, avant de poursuivre,
il faut ouvrir une parenthèse sur la position critique
à adopter. Même quand on traite un auteur tel que
Valéry, qui a fait du démon un personnage dans ses
drames et ses poèmes, et chez qui ce dernier est donc susceptible
d'être traité en premier lieu comme un élément
diégétique, le fait qu'il s'agit du Démon
pose des problèmes de lecture. Dois-je adopter le point
de vue de l'auteur -- par exemple, en traitant Bernanos, croire
à la réalité présente du Malin ou
faire comme si, et relever ses actes, encore qu'il reste invisible,
comme ceux des autres personnages ? Si, lecteur sceptique,
je ne crois pas au Démon, dois-je refuser le personnage
et conclure que l'histoire est faussée, sur le plan littéraire
comme sur le plan humain ? Faut-il reconnaître seulement
la valeur historique et culturelle du mythe, sur le même
plan que les mythes grecs ? Croirai-je avec les psychologues
que le Démon est la projection du mal caché dans
la libido du personnage ? Est-ce que je serai simplement
l'historien de la littérature (Valéry a rajeuni
la légende de Faust et de Méphistophélès,
après Goethe, etc.) ? Ces [47] questions montrent
combien la catégorie du diabolique, qui avait avant l'ère
moderne une signification théologique reconnue, sinon admise,
par tous6, et dont l'emploi littéraire
n'était donc pas équivoque, est devenue problématique,
et polyvalente7. Si dire d'un personnage
aujourd'hui qu'il est « diabolique » est généralement
seulement une image (et assez faible quand on songe à tout
ce que le vingtième siècle a vu comme mal généralisé),
cependant chez Bernanos le sens du mot reste théologique.
Comment aborder le concept, le personnage du démon ?
La réponse, me semble-t-il, doit varier selon l'auteur
et même selon l'oeuvre, au lieu d'être univoque. Dans
le cas de Gide, le démoniaque a des fonctions et des visages
multiples -- littéraires, moraux, psychologiques, éventuellement
théologiques -- et son attitude est rarement sans ambiguïté.
Je propose de faire une lecture également ambiguë,
qui relève tous les sens multiples du démoniaque
dans leur contexte.
Une historique du démon
chez Gide doit constater tout d'abord la grande distance entre
le Satan romantique (j'en prendrai comme exemple celui de Baudelaire)
et le démon gidien. Tout le bric-à-brac satanique
du romantisme (le roman noir, l'épopée de Satan),
qui persiste quelque peu chez le poète, a disparu. Mais
les deux écrivains ne sont peut-être pas si loin
l'un de l'autre qu'il ne paraît : ce Satan Trismégiste,
ce Diable « qui tient les fils qui nous remuent »
est intériorisé chez le poète au point qu'il
devient un aspect de la psyché. « Dans nos cerveaux
ribote un peuple de Démons », affirme Baudelaire,
et dans l'enfer auquel, selon lui, nous descendons -- celui de
l'âme -- une ménagerie de vices s'ébat dont
le pire, uniquement psychologique, ressemble à la léthargie
gidienne : c'est l'Ennui (« Au lecteur »).
On se rappelle également les « deux postulations »
baudelairiennes, souvent mentionnées par Gide (par exemple,
à propos de Dostoïevski). Un demi-siècle plus
tard, le diable gidien sera principalement un démon psychologique
qu'il identifie à une voix dans le dialogue intérieur.
Si Gide porte plus loin que Baudelaire ce développement
psychologique, en abandonnant les éléments décoratifs
du satanisme romantique et en amplifiant la dialectique entre
le bien et le mal dans l'esprit humain, il reste des points de
contact entre eux, dont le moindre n'est pas l'élément
sexuel8.
Les autres points d'appui
du diable gidien sont la tradition biblique et les lettres étrangères :
Milton, Goethe, Dostoïevski, et Blake. Tantôt il confondait,
tantôt il distinguait la notion classique du daïmon --
le principe d'énergie qui gouverne un homme, vu chez
Goethe -- et la notion chrétienne du diable malfaisant,
identique à Lucifer. Le daïmon est un
élément positif, ou peut l'être, qui pousse
l'homme à suivre sa fatalité, à poser des
questions, à se révolter ; c'est un élément
prométhéen, associé à Nietzsche. Le
« proverbe de l'enfer » que Gide, à
la suite de Blake, a proposé dans sa cinquième conférence
sur Dostoïevski : « Il n'y a pas d'oeuvre
d'art sans la collaboration du démon », peut
être interprété de cette façon :
il s'agit du démon créateur qui pousse l'homme à
agir, à faire. Valéry n'avait-il [48] pas écrit
à Gide en 1891 que l'Art était « la mise
en forme de cette fameuse parole : Et eritis sicut dei.
[...]. C'est peut-être du Démon [...].9 »
Mais le proverbe gidien peut signifier aussi le sens chrétien
du diable, car, à part la vulgaire littérature d'édification,
Gide niait la possibilité d'une littérature chrétienne10.
C'est dans un contexte
biblique que le démon gidien fait sa première apparition.
Saül (1903), ouvrage à peu près
contemporain de L'Immoraliste, fait partie des « oeuvres
critiques » qui, après Les Nourritures terrestres,
prennent à partie une à une les valeurs indiquées
dans ce manuel d'émancipation pour en montrer la face négative.
Brodant sur l'histoire biblique, Gide donne à son Saül
des démons nombreux qui le saccagent après qu'il
a fait mourir tous les sorciers, sauf la Pythonisse d'Endor, afin
d'être seul à connaître l'avenir11.
Ayant été délogés, les démons
décident d'habiter le roi, les uns sa coupe et sa couche,
les autres son sceptre et sa pourpre, i.e. devenant la colère
et la luxure, la domination et la vanité, et finalement
Légion. Dans une scène où Saül s'interroge
sur son secret (« Est-ce que je le sais moi-même ?
J'en ai plusieurs. »), les démons, au lieu de
respecter sa solitude, le séduisent par leurs rires et
leurs jeux, et l'amènent à imaginer David, dont
il est déjà amoureux sans se le dire (II, 9). Ces
démons sont évidemment la projection dramatique
des faiblesses et des vices du roi, qui refuse d'admettre que
« tout ce qui t'est charmant t'est hostile »
(III, 7). L'un d'entre eux est même « très
beau » (IV, 2). C'est lui qui mène Saül
fatigué dans le désert, et qui le fait assister,
caché, au dialogue entre Jonathan et David qui annonce
la trahison et la royauté future de celui-ci. A la fin,
les démons ont pris entièrement possession du roi
déchu, occupant la place de sa volonté ; il
annonce : « Je suis complètement supprimé.12 »
Dans ce drame biblique, le surnaturel ne détonne pas, mais
sa multiplication souligne la transformation du drame historique
en celui d'un homme victime d'un moi pulvérisé,
éclaté sous la pression du désir, et les
démons préfigurent l'association que fait Gide en
1916 entre le Malin et le désir sexuel.
Malgré des périodes
de dépression sévère et une crise religieuse
autour de 1905, Gide ne se sert presque plus du diable, ni comme
personnage ni comme image, avant 1914, soit que le sujet grec
(e.g. Candaule) ou réaliste ne s'y prête pas, soit
qu'il y renonce pour d'autres raisons13.
On peut supposer que le démon ne fait pas encore partie
de son imaginaire personnel. Dans Les Caves du Vatican
(1914), le mal est certainement présent, sous des formes
variées, et on pourrait très bien imaginer un diable
metteur en scène dans les coulisses ; mais Gide ne
s'en sert pas, laissant à Protos le soin de manipuler les
fils de l'intrigue et ne disant pas que l'acte gratuit soit diabolique14.
C'est la Grande Guerre qui donne lieu chez lui à un nouveau
train de pensée démoniaque. Les biographes ont bien
fait d'insister sur la noirceur de ses pensées et sa mélancolie
au cours de la guerre, particulièrement en 1916, « an
de disgrâce », (J. I, 586). Je dis « au
cours de » et non « à cause de »
la guerre, cette dernière ayant certes une certaine importance,
[49] mais secondaire. En effet ce semble être ce que
Gide appelait « ce problème que Dieu a inscrit
dans ma chair15 » qui
a précipité la crise de 1916, visible dans le Journal
et dans un cahier spécial, Numquid et tu...?
(1916, publié en 1922).
Cette crise a donné
lieu à un développement surprenant de l'imaginaire
démoniaque chez Gide. S'il montrait dans ses écrits,
et souvent dans sa vie affective, le tempérament d'un lyrique
(« l'homme qui consent à se laisser vaincre par
Dieu »16), sur le plan
philosophique il était raisonneur et sceptique. Mais, dans
son angoisse religieuse et sexuelle, des doutes au sujet de sa
façon de raisonner se sont cristallisés autour de
la figure du démon, qui induit en erreur l'homme en se
servant de sa propre intelligence. L'influence de Dostoïevski,
qu'il avait lu avant la guerre et qu'il allait relire en 1921-22,
y est peut-être pour quelque chose17,
et en 1916 il a lu The Autobiography of Mark Rutherford
(William Hale White), qui a encouragé sa pensée
dans cette voie (voir J. 1, 531). Mais Gide dit que c'est
Jacques Raverat, un jeune artiste qui disait croire au démon
(voir O'Brien, p. 287), qui le lui « présenta »
en 1910 lors d'une conversation sur Milton (J. 1, 607)18.
Cette conversation a fait que la conception gidienne du mal, toute
métaphysique et négative (absence de lumière,
de bien), a soudain pris des contours nouveaux, pour devenir un
principe positif, actif, entreprenant ; pour croire en lui,
il n'était pas du tout nécessaire de croire en Dieu
(Raverat disait même qu'il avait été amené
à Dieu par le Diable). Les Feuillets, joints au
Journal de 1916, sont la narration de cette découverte,
avec un traité sur la nature du mal et un dialogue entre
l'auteur et le démon. La part littéraire y semble
considérable.
Ce démon, ce principe
actif, n'agit pas simplement au moment de la tentation, mais s'introduit
bien avant dans les coeurs, caché, bien sûr, principalement
par le raisonnement (cf. O.C. XI, 267) ; dans le Cogito
ergo sum, « cet ergo, c'est l'ergot du diable. »
« Comme il est plus intelligent que moi, tout ce qu'il
inventait pour me précipiter vers le mal était infiniment
plus précieux, plus probant, plus beau, plus habile, que
tout ce que j'eusse pu arguer pour persévérer dans
l'honneur. [...] Cogito ergo Satanas. » Avec
lui, dit Gide, le Malin raisonne tout particulièrement
en retournant les propositions. « Comment ce qui t'est
nécessaire ne te serait-il pas permis ? Consens à
appeler nécessaire ce dont tu ne peux pas te passer »
(J, I, 607-609). Il lui conseille de lutter non plus contre
le désir mais contre les obstacles extérieurs. Il
retourne les vertus : la pudeur devient de la timidité,
la droiture une habitude héréditaire, la vertu un
laisser aller19. C'est ainsi, dit
Gide, que le démon l'a blousé dans le passé.
Le voici à présent mis en garde. Mais puisqu'il
s'agit d'un raisonneur, « bien plus intelligent que
nous », les choses ne peuvent pas en rester là.
Le Démon se confond tellement avec l'être même
de celui qu'il possède que même la découverte
de sa réalité ne suffit pas à prémunir
sa victime contre lui. Le Malin affirme que celle-ci l'a créé
pour mieux échapper à sa propre responsabilité :
« Tu m'as créé pour mettre sur mon dos
tes doutes, tes écoeurements, tes ennuis. Tout ce qui te
gêne, c'est moi ; tout ce qui te retient. [50] Si ta
fierté proteste contre la flexion de ton esprit, c'est
moi. C'est moi si ton sang bout, si ton humeur est vagabonde.
C'est moi le regimbement de ta raison. » (J,
I, 608-609). De sorte que Gide ne peut ni s'abandonner à
lui sans comprendre qu'il s'abandonne à lui-même,
ni le rejeter par un acte de révolte, puisqu'on ne se rejette
pas. Il se croit bel et bien possédé. Comme les
héros sataniques du romantisme, il se peint coincé,
entièrement responsable et coupable, entièrement
perdu20. C'est que l'autre
est devenu soi. J'ai analysé ailleurs le phénomène
du moi vide chez Gide, moi qui se sent irréel, inférieur
à la réalité extérieure21.
Or, s'il a coutume d'appeler le démon « l'autre »
(J, II, 486), n'est-ce pas parce que le mal lui semblant
parfois ce qu'il y a de plus réel, il a admis sa réalité
aux dépens de la sienne propre22 ?
La phrase répétée par le démon :
« Pourquoi me craindrais-tu ? Tu sais bien que
je n'existe pas » (O.C. XIII, 21), en devient
d'autant plus ironique23.
Gide insiste sur la réalité
du démon, de quelque nom qu'on l'appelle. Il cite Rutherford
(J. I, 531), qui dit que, même si l'idée d'un
Satan en tant qu'être personnel est devenue de nos jours
risible, on ne peut nier ni la réalité du mal ni
l'horreur que nous en éprouvons, écartelés
que nous sommes entre le ciel et l'enfer. L'explication psychologique
ou physiologique n'explique rien, dit Gide. « Si tel
vient ensuite me montrer que [le démon] n'habite
point les enfers, mais mon sang, mais mes reins ou mon insomnie,
croit-il ensuite le supprimer ? » (J, I,
609). Et il déclare savoir ce que le mot démon désigne :
« tout aussi nettement que je sais ce que désigne
le mot : Dieu. » Malheureusement, cette affirmation
ne fait que créer de nouveaux problèmes d'interprétation,
étant donné l'ambiguïté de son idée
de Dieu en 1916.
Numquid et tu...?,
à la différence des Feuillets, est composé
de méditations et d'exégèses très
personnelles des Ecritures Saintes, sur un ton pieux. Tandis que
dans les Feuillets il s'agit d'un diable personnage, très
curieux malgré sa malfaisance (comme si Gide le considérait
dans une optique esthétique), dans le cahier de méditations
l'auteur parle beaucoup moins du démon et développe
davantage les notions traditionnelles du péché et
de la culpabilité (Savage, p. 166). Pourquoi Dieu le laisse-t-il
tenter ? C'est l'influence du Malin, semble-t-il décider.
Il a l'impression que le Démon lui souffle à l'oreille
les mots qui le font protester contre la loi divine, qu'il dit
aimer pourtant. Désespéré (mais non pas au
point de perdre le souci du style), il s'écrie : « Ah!
ne laissez pas le Malin dans mon coeur prendre place ! Ne
vous laissez pas déposséder, Seigneur. Si vous vous
retirez complètement, il s'installe. Ah ! ne me confondez
pas tout à fait avec lui ! Je ne l'aime pas tant que
ca, je vous assure ! » (J, 1, 599). Ce cri
est compromis par son esprit sceptique. « N'y plus voir
[dans ses "pieux exercices"] aussitôt que comédie,
et malhonnête où je me persuadais de reconnaître
le jeu du démon. » Voilà Gide critique
de lui-même, de son simulacre de piété. Mais
il ajoute : [51] « Voilà ce que me souffle
au coeur le démon », phrase qui montre combien
il trouve suspect son propre scepticisme. Le doute peut s'exercer
même au troisième degré selon une psychologie
en abyme : il avoue plus tard que « cette chair
que je hais, je l'aime encore plus que Vous-même. [...]
Je vous demande de m'aider, mais c'est sans renoncement véritable. »
(J, I, 598, 602). Son dernier mot à ce sujet :
« C'est au défaut de l'amour que nous attaque
le Malin », ne résout pas le dilemme, surtout
si l'on songe au sens ambigu du mot amour dans un texte
rédigé peu après, La Symphonie pastorale,
où il s'agit justement de duperie de soi-même, d'aveuglement.
Le drame de Numquid
et tu ...? et les réflexions sur le Diable dans
les Feuillets posent des problèmes différents
mais qui se touchent. D'abord un problème de lecture :
faut-il considérer l'un et l'autre comme des textes littéraires,
ayant un but principalement esthétique, ou Numquid
est-il véritablement un texte intime, où domine
le dialogue entre l'auteur et Dieu -- ce qui donnerait au Diable
un sens théologique et empêcherait que nous le confondions
avec le Démon raisonneur des Feuillets ? Puisque
les textes datent de la même période, il est impossible
de nier les points de contact entre eux, mais j'ai tendance à
voir le démon des Feuillets et du reste du Journal
comme incarnant des possibilités esthétiques et
philosophiques avec lesquelles Gide se plaisait à expérimenter,
sur un plan intellectuel, tandis que les paroles sur le démon
dans les méditations évangéliques sont un
cri venu d'un coeur véritablement malheureux et angoissé.
La distinction entre ces deux plans ne doit pas nous étonner :
Gide la pratique constamment. Un deuxième problème
se pose : faut-il parler de croyance à propos du diable
en 1916, soit au Lucifer de la tradition, soit à un diable
manichéen aussi puissant ou plus puissant que la divinité ?
Ou était-ce seulement une image, même dans Numquid ?
A l'époque, il a écrit : « Je me
sers consciemment ici [...] d'un vocabulaire et d'images qui impliquent
une mythologie à laquelle il n'importe pas absolument que
je croie. Il me suffit qu'elle soit la plus éloquente à
m'expliquer un drame intime » (J, I, 541).
Dans un brouillon des Faux-Monnayeurs rédigé
un peu plus tard, il fait dire à son personnage :
« En parfaite sincérité je ne crois pas
au démon. Je prends tout ce qu'il en est comme une puérile
simplification et explication de certains problèmes psychologiques
[...] Mais, encore une fois, le diable lui-même ne parlerait
pas autrement » (O.C. XIII, 81). Beaucoup plus
tard, il dit avoir « fait semblant » de croire
au diable (J, II, 1193), qu'il appelait une invention,
comme Dieu. Il n'y croyait pas mais se prêtait au jeu parce
que c'était « l'extériorisation de nos
désirs, de notre orgueil, de notre pensée la plus
complète »24. Dans
cette perspective, le Malin ne serait qu'un aspect de lui-même,
polyforme, le « possédant » notamment
par des obsessions érotiques (J, I, 540-541) et
par une habitude agaçante de rationalisation. En revanche,
il semble que l'idée du démon ait été
capitale pour Gide en 1916, le touchant profondément et
longuement, et provoquant une façon nouvelle de se comprendre.
Déclarant [52] que le démon était la
seule façon d'expliquer certaines choses dont aucune psychologie
normale, quelque subtile qu'elle fût, n'arrivait à
rendre compte, il en appelait à sa propre vie : « Je
sais qu'à maints esprits il pourra sembler absurde, comme
il eût semblé encore avant-hier au mien propre, d'aller
postuler cette existence [...]. Que répondrais-je sinon
que je n'eus pas plus tôt supposé le démon,
que toute l'histoire de ma vie me fut du même coup éclaircie »
(J, 1, 608-609). C'est alors, semble-t-il, qu'il a vu sa
vie de façon qu'il pourrait commencer la rédaction
de ses mémoires. A ce propos, il a déclaré
à Martin du Gard : « Si j'osais introduire
dans mon récit le personnage de Satan, aussitôt tout
deviendrait miraculeusement clair [...]. Les choses se sont toujours
passées pour moi comme si le Diable existait, comme s'il
était constamment intervenu dans ma vie » (1920)25.
Le mot à retenir ici est comme si : pour son
ami il emploie le démon comme une métaphore ;
dans Si le grain ne meurt le démon devient
un acteur important, une présence réelle, qui, paradoxalement,
par son obscurité rend les choses claires. Il est vrai
que le démon ne joue aucun rôle apparent dans l'histoire
de sa jeunesse, puisqu'il s'est tenu à l'écart,
dit Gide : « Je raconterai ce drame sans faire
intervenir d'abord celui que je n'identifiai que longtemps plus
tard » (J, II, 549)26.
Mais il joue un rôle structural et moral dans la narration
de l'histoire, ainsi que Goulet et Lejeune l'ont bien vu, et jette
sa lumière critique sur toute la deuxième partie,
celle à laquelle l'auteur tient le plus, en particulier
dans la phrase-clé : « Au nom de quel dieu,
de quel idéal me défendez-vous de vivre selon ma
nature ? » (J, II, 550). Le livre qui était
censé tout éclaircir a une ambiguïté
morale profonde27.
Alors que dans son autobiographie,
Gide ne nomme le démon qu'en passant, quoiqu'il y joue
un rôle, dans Les Faux-Monnayeurs (dont la
composition est contemporaine de certaines parties des mémoires)
la dimension diabolique est beaucoup plus développée.
Toute l'histoire, ou presque, est celle du mal ; cette atmosphère
sombre, où l'auteur même semble pris au piège28,
a semblé à plus d'un lecteur trop horrible à
supporter, du moins sans Dieu29.
L'apparition de l'ange ne suffit pas à faire contrepoids.
Le mal ici est-il diabolique ? Est-il l'effet seulement de
personnages apparemment sataniques ou d'un démon indépendant,
actif ? Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, où
l'auteur esquisse ses personnages et considère les possibilités
romanesques d'un démon, il l'appelle le « sujet
central de tout le livre [...] le point invisible autour de quoi
tout graviterait » (O.C. XIII, 1921). Ce démon
gidien se cache derrière l'incroyance de sa victime. Proposant
d'écrire un « Traité de la non existence
du diable », Gide affirme : « Plus on
le nie, plus on lui donne de réalité. Le diable
s'affirme dans notre négation.30 »
Il propose de le faire circuler incognito comme dans Si le
grain ne meurt. L'a-t-il fait ? Il est mentionné
nommément dans l'intrigue où s'engage Bernard :
« La famille respectait sa solitude ; le démon
pas », lit-on ; « le démon ne
permettra pas qu'il se perde » (Romans, pp. 933,
996). Par prétérition, le diable est [53] associé
à Passavant, qui engage Vincent à jouer : « Quel
démon lui souffla, certain soir, que [la somme]
serait probablement insuffisante ? Non, ce n'était
pas Robert de Passavant » (Romans, p. 961). Il
habite Olivier, lisant la lettre de Bernard, et fournit à
Edouard des sophismes.
Cependant, c'est Vincent
le plus démoniaque, en un sens, puisque, ne croyant pas
d'abord au diable, il en devient facilement la proie, en raison
de son esprit positiviste : « La culture positive
de Vincent le retenait de croire au surnaturel ; ce qui donnait
au démon de grands avantages. Le démon n'attaquait
pas Vincent de front ; il s'en prenait à lui d'une
manière retorse et furtive. » Comme celui des
Feuillets, le démon faux-monnayeur retourne les
raisonnements, en sa faveur : « Une de ses habiletés
consiste à nous bailler pour triomphantes nos défaites. »
Il fait d'abord raisonner Vincent de telle sorte qu'il séduit
Laura en admettant des sophismes (« Rien de ce que nous
faisons ne tire à conséquence »). Dès
ce moment, c'est le pacte avec le démon. Vincent le comprend-il ?
Oui, selon le Journal des Faux-Monnayeurs (O.C.
XIII, 45) ; non, selon le roman. Ensuite, sous l'influence
de Lilian (et le diable s'est amusé à voir la clef
qu'elle lui avait donnée tourner dans la serrure), Vincent
finira par refuser la vertu pour une raison qui lui paraît
vertueuse : « Car il reste un être moral,
et le diable n'aura raison de lui, qu'en lui fournissant des raisons
de s'approuver » (Romans, pp. 1045-1046). Une
fois franchi ce pas, « le démon a partie gagnée
[...], l'être qui se croit le plus libre n'est qu'un instrument
à son service » ; il se servira de Vincent
pour livrer Olivier « à ce suppôt damné
qu'est Passavant31 ».
Gide ajoute que Vincent n'est pourtant pas mauvais ; mais
qu'il est victime de l'exotisme, du dépaysement qu'opère
le diable (par le truchement de Lilian). C'est aussi son succès
même (et on songe à celui de Gide dans les années
vingt) qui l'effraie, qui lui semble diabolique. Vincent devient
celui que l'auteur avait prévu dès 1914 (J,
I, 492) : celui qui croit au démon. Et puisque ce
démon occupe le raisonnement, à la fin Vincent « se
croit possédé par le diable ou bien il se croit
le diable lui même » (Romans, p. 1233;
cf. O.C. XIII, 44).
Une autre source du mal,
c'est Strouvilhou, circulant (il se trouve où ?),
ténébreux (« Monsieur le pasteur, je vous
couvre d'ombre » [Romans, p. 1013]), agençant
l'affaire des fausses pièces et poussant au meurtre par
l'intermédiaire de son jeune neveu, un « pur »,
qui ne se repent pas du tout après la mort de Boris. Strouvilhou
raisonne bien, mais de manière retorse (« J'aime
à retourner les problèmes [...], j'ai l'esprit ainsi
fait qu'ils tiennent en meilleur équilibre, la tête
en bas ») -- et finit par souhaiter la disparition de
l'humanité, « cette ordure vivante »
(Romans, pp. 1196-1197). Le résultat de ses manipulations,
on le connaît. On entend dire à La Pérouse
que la parole de Dieu s'est tue -- au moins, « quelle
que soit notre attention, ce n'est jamais que le diable que nous
parvenons à entendre. » Le diable s'est emparé
de la création divine, dit-il, et son bruit couvre la voix
de Dieu. Mais il se corrige : « Le diable et le
Bon Dieu ne font qu'un ; ils s'entendent. Nous nous efforçons
de croire que tout ce qu'il y a de mauvais sur [54] la terre vient
du diable ; mais c'est parce qu'autrement nous ne trouverions
pas la force de pardonner à Dieu » (Romans,
pp. 1247-1248).
Cette conclusion, pour
désespérée qu'elle soit, ne signifie pas
forcément dans le contexte gidien le triomphe du mal. L'auteur
a précisé que Vincent n'était pas à
l'origine mauvais. Même Strouvilhou exprime, dans sa conversation
avec Passavant, des vues qui, modifiées légèrement,
ne seraient pas sans valeur (e.g. sur le Christ) ; ses idées
sur le symbolisme paraissent fort justes. Le romancier a observé
ailleurs (O.C. XII, 65) qu'il suffit d'une somme de petits
faits assez simples et naturels en soi pour produire un total
monstrueux. Cette possibilité de total monstrueux est peut-être
la dimension la plus satanique du livre, puisqu'elle révèle
la puissance des actes qui échappent à leur auteur32.
Cependant, les choses n'auraient-elles pas pu être autres ?
Ce qui est encore plus important, c'est que Gide, sans être
dialecticien, a compris le rôle essentiel du mal dans le
bien non seulement dans l'oeuvre d'art, avec sa part démoniaque,
mais aussi pour le progrès de l'humanité. Il ne
s'agit pas d'éluder le démon -- et si celui-ci se
cache dans le raisonnement il est impossible de l'éluder
-- mais de se servir de lui. Gide a déclaré :
« Je crois que souvent ce que la société
[appelle] le mal (du moins celui qui n'est pas le fait
d'une simple carence, mais bien une manifestation d'énergie)
est d'une plus grande vertu éducatrice et initiatrice que
ce que vous appelez le bien.33 »
Voilà où se rejoignent le diable chrétien,
celui que Gide appelait en 1916 le Malin, qui le tourmentait,
et dont il craignait d'être la dupe, et le daïmon
grec, l'énergie et le fatum individuels, celui qui inspire
l'oeuvre d'art et que le romancier a identifié avec le
démoniaque chez Goethe (le Dämonische), où
celui-ci paraît le plus grand (J, II, 32).
Dans Les Faux-Monnayeurs,
Bernard, le personnage le plus prometteur, est associé
avec le démon comme avec l'ange ; son développement
a ses origines dans une oisiveté démoniaque, et
sa force est mise à l'épreuve plus tard dans une
lutte symbolique avec l'ange (appelé aussi « je
ne sais quel démon », Romans, p. 1214),
qui lui a appris à refuser la sagesse traditionnelle associée
à son frère. Dans sa propre vie, Gide nous invite
à voir le mal -- les ténèbres de son enfance,
le péché, le drame de son mariage -- comme une révolte
créatrice, et rejoint ainsi ses prédécesseurs
romantiques qui étaient fascinés par la puissance
du mal et la grandeur de Lucifer comme de Prométhée.
Sa félicité « goethéenne »34
l'a emporté sur son inquiétude religieuse parce
qu'il a pu réconcilier en lui non seulement les contraires
de sa naissance mais le ciel et l'enfer, motifs associés
dans Si le grain ne meurt à son mariage (J,
II, 613), mais aussi à son être même (« L'enfer
aussi bien que le paradis est en nous », dit-il à
propos de Milton35, montrant combien
chez lui les thèmes de la théologie se rapprochent
de ceux de la psychologie). Dans le personnage de Saül, la
cohabitation des contraires avait mené à la dispersion
totale de la volonté, tandis que Gide a su préserver,
cultiver ces antagonismes36. Créant
un « merveilleux démoniaque », il a
changé le diable [55] traditionnel en une figure de son
imaginaire, tantôt d'ordre surnaturel, tantôt philosophique
et esprit fort, à rôles multiples ; partenaire
dans un dialogue avec lui-même et aspect de son moi ;
ressort d'une action romanesque ; expression figurative du
problème du mal, qui n'a cessé de le préoccuper,
pour la majeure édification de ses lecteurs.
NOTES
1. Il existe un certain nombre
d'études sur le démon chez Gide, en particulier
l'essai de Pierre Klossowski : « Gide, Du Bos,
et le Démon », Les Temps Modernes, No.
59 (1950), 564-574, certaines parties du chapitre intitulé :
« From Pagan Daemon to Christian Devil » dans
Justin O'Brien, Portrait of André Gide (Londres:
Secker and Warburg, 1953), pp. 284-314, l'article de Graeme Watson :
« Gide and the Devil », Australian Journal
of French Studies, 4 (1967), 86-96, et les pages 64-67 de
l'article d'Alain Goulet : « La Construction du
moi par l'autobiographie: Si le grain ne meurt d'André
Gide », Texte, 1 (1982). Etant donné l'excellence
de ces travaux, je ne me permettrais pas de reprendre le sujet,
n'était que, sans inclure Gide, ce numéro de Claudel
Studies consacré au diable dans la littérature
française moderne semblerait incomplet. Moi-même
j'ai traité le sujet dans Catharine H. Savage, André
Gide: l'évolution de sa pensée religieuse (Paris :
Nizet, 1962), pp. 162-167. Le lecteur trouvera d'autres études
indiquées dans les notes infra.
2. Paul Claudel, Journal, I (Paris: Gallimard,
1968), p. 668; Julien Green, Jeunesse (Paris: Plon, 1974),
p. 236.
3. Charles du Bos, Le Dialogue avec André
Gide (Paris: Au Sans Pareil, 1929), pp. 278-301, 315-317 ;
Henri Massis, Jugements (Paris; Plon-Nourrit, 1924). Voir
O'Brien, p. 300, pour d'autres critiques qui ont trouvé
Gide diabolique.
4. André Gide, Journal 1939-1949;
Souvenirs (Paris : Gallimard, 1954), pp. 430, 549. (Abrégé
dans le texte J, II.) La présence d'Emmanuèle
-- une « angélique intervention » --
fait contrepoids au Malin mais ne suffit pas à chasser
l'ombre.
5. D'ailleurs, la métaphore
est diabolique. « Le style, c'est le diable »,
écrit Valéry. Voir OEuvres, II (Paris: Gallimard,
1960), 298.
6. Voir Max Miller, Le Diable dans la littérature
française de Cazotte à Baudelaire, I (Paris:
José Corti, 1960), 19.
7. Cette adaptation du démon à
de nouveaux rôles dans la culture moderne est d'ailleurs
conforme à sa nature, selon la tradition. « La
grande force de Satan [...] vient de ce qu'il n'est jamais comme
on croit », écrit Gide dans son Journal 1889-1939
(Paris: Gallimard, 1948), p. 608 (abrégé dans
le texte J, I). Le Faust de Valéry dit à
Méphistophélès que ses anciennes méthodes
sont surannées, son physique ridicule, et qu'ils doivent
être remplacés par des pièges plus raffinés
(Valéry, OEuvres, II, 295).
8. Dans Si le grain ne meurt, le démon
est associé au recul du jeune Gide devant les prostituées :
« Certains jours qu'il m'arrive de croire au diable,
quand je pense à mes saintes révoltes, à
mes nobles hérissements, il me semble entendre l'autre
rire et se frotter les mains dans l'ombre »
(J, II, 486).
9. André Gide et Paul Valéry, Correspondance
1890-1942 (Paris: Gallimard, 1955), p. 143.
10. Au moins d'un drame
chrétien. Voir André Gide, OEuvres
complètes, 15 vols. (Paris : NRF, 1932-39), IV,
214. (Abrégées dans le texte O.C.). Son proverbe
de l'enfer vient d'O.C. XI, 280.
11. O.C. I. Les références
seront données par le numéro de la scène.
Dans I Samuel, 18-19, Saül n'avait qu'un seul mauvais esprit.
12. Cf. la tragédie Saül de
Soumet. Voir Milner, I, 360-366.
13. Quelques mentions du « démon »
qui pousse le héros de L'lmmoraliste toujours
plus au sud ne sont qu'une image ; mais il est à remarquer
que le drame sexuel est à l'arrière-plan.
14. Ce Protos évidemment peut être
vu comme bien diabolique. C'est le point de vue de Graeme Watson,
« Protos », Australian Journal of French
Studies, 3 (1966), 16-21; il le compare au Méphistophélès
de Goethe.
15. Paul Claudel et André
Gide, Correspondance 1899-1926 (Paris : Gallimard,
1949), p. 219. L'association entre la sexualité et le démon
est rendue explicite dans le Journal (e.g. I, 540-541).
16. André Gide, Romans, récits,
et soties; OEuvres lyriques (Paris : Gallimard,
1958), p. 1185.
17. Il a composé en 1908 une étude,
« Dostoïevski d'après sa correspondance »;
cependant elle ne parle pas du démon, à la différence
des conférences, qui datent de 1922.
18. Les paroles de Raverat : « pareilles
à ces grains qui ne germent qu'après une stratification
prolongée [...] ne levèrent que cette année
de la guerre où, m'étant donné tout entier
à une oeuvre d'assistance, sur ce fond de philanthropie
la figure du Malin pouvait m'apparaître plus nettement »
(J, I, 608). Gide s'est-il trompé de date ?
En 1914, du moins, il a eu une longue conversation avec
Raverat sur Milton, Dieu, et le diable (J, I, 491).
19. Gide s'est accusé de ces mêmes
raisonnements retournés -- mais dans des sens différents
selon l'époque. En songeant à sa jeunesse, il dit
avoir pris pour vertu une répugnance suspecte : « Je
m'abandonnais à cette flatterie d'appeler réprobation
mes répugnances et de prendre mon aversion pour vertu »
(J, II, 486).
20. On dirait une culpabilité
sartrienne avant la lettre : coupable et responsable, sans
la grâce, puisque librement coupable.
21. Voir mon article : « Le "Peu
de réalité" : Gide et le moi », André
Gide 9 (Paris : Minard, 1991, pp. 29-46).
22. Goulet a fort bien vu combien Gide avait
besoin d'autrui pour être (p. 55).
23. Cf. Baudelaire, « Le Joueur généreux ».
24. André Gide, Préfaces (Neuchâtel :
Ides et Calendes, 1948), p. 141.
25. Roger Martin du Gard, OEuvres
complètes, II (Paris : Gallimard, l955), 1363.
26. Mais, ainsi que Philippe Lejeune l'a fort
bien observé, Gide le dit par prétérition :
« Annoncer qu'on ne fera pas intervenir le Diable dans
le récit d'abord, c'est, exactement, le faire intervenir,
avant même tout récit. Le lecteur va être amené
à le supposer partout. » (En fait, Gide le mentionne
assez souvent, par contraste avec Emmanuèle et par rapport
avec la duperie de soi [J, II, 430, 551].) Voir Exercices
d'ambiguïté: lectures de "Si le grain ne meurt" d'André
Gide (Paris : Lettres Modernes, 1974), p. 67.
27. Lejeune résume succinctement cette
ambiguïté: « A la fois le narrateur assume
sa libération et ne rejette pas totalement l'idée
qu'il puisse s'agir d'une diabolique illusion » (p.
99).
28. Voir Claude Martin, « Une Conclusion
aux Faux-Monnayeurs », Bulletin des Lettres,
X1X (1957), 89-94.
29. Voir Jacques Lévy, « Les
Faux-Monnayeurs » de Gide et l'expérience
religieuse (Grenoble : Cahiers de l'Alpe, 1954).
30. Cf. O.C. XIII,
80: « Tandis qu'on ne peut servir Dieu qu'en croyant
en Lui, le diable, lui, n'a pas besoin qu'on croie en lui pour
le servir. Au contraire, on ne le sert jamais si bien qu'en l'ignorant. »
31. Il n'est pas besoin de connaître la
clef de ce personnage pour savoir que le narrateur en veut ici
à la fois à la sexualité de Passavant, qui
exploite les jeunes, et à ses écrits, démoniaques
parce que sans authenticité.
32. Cf. O.C. XIII, 55 : « Il
n'est pas d'acte, si absurde ou si préjudiciable, qui ne
soit le résultat d'un concours de causes, conjonctions
et concomitances ; et sans doute est-il bien peu de crimes
dont la responsabilité ne puisse être partagée,
et pour la réussite desquels on ne se soit mis à
plusieurs -- fût-ce sans le vouloir ou le savoir. Les sources
de nos moindres gestes sont aussi multiples et retirées
que celles du Nil. »
33.Nouvelle Revue Française, XXXIV
(fév. 1930), 196.
34. Correspondance Claudel-Gide, p. 242.
35. Nouvelle Revue Française,
XXXII (avril 1929), 501-502.
36. Lejeune (p.102) et Goulet (p.66) montrent
bien le rôle de l'écriture en mettant à jour
cette ambiguïté et en la dominant (par la lucidité).
Catharine
SAVAGE BROSMAN
Catharine Savage Brosman, professeur émérite
de la Tulane University (Nouvelle-Orléans) et professeur
et chercheur honoraire de l'Université de Sheffield (U-K),
a consacré sa thèse à André Gide: l'évolution de sa pensée religieuse
(1962), et fait paraître An Annotated Bibliography of Criticism on André Gide,
1973-1988 (1990), bibliographie de référence, qui recense
et commente, de façon concise, quinze années de
critique gidienne. Plusieurs livres sur Martin du Gard, Sartre,
Beauvoir, Jules Roy, le roman politique français moderne.
De nombreux articles sur la littérature française
des XX et XIXe siècles. A préparé également
cinq volumes dans la série Dictionary
of Literary Biography,
tous sur les romanciers français depuis 1800, plus un volume
encyclopédique, French Culture 1900-1975. Livre sous presse, à paraître en juillet 1999:
Visions of War in France:
Fiction, Art, Ideology (LSU Press).
Son activité
littéraire s'est manifestée par quatre recueils
de poèmes, dont le plus récent est Passages (LSU Press, 1996), et un volume d'essais, The
Shimmering Maya and Other Essays
(1994). Actuellement sous presse, un nouveau recueil de vers,
Places in Mind (à paraître en 2000).
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