La République des Lettres

 

12 juillet 1929

Daniel-Rops

Le dernier livre d’André Gide : L’École des Femmes

Un chef d’œuvre de la tradition psychologique française

 

Un certain nombre de lecteurs, voire de critiques, ont affecté de considérer L’École des Femmes (N.R.F) que vient de publier André Gide, comme une sorte de bluette que l'auteur eût écrite en hors-d’œuvre, et par manière de jeu. Que ce récit bref et dense n'apporte pas un renouvellement dans notre façon de concevoir la création littéraire, comme c'était le cas des Faux-Monnayeurs je l’admets volontiers. Mais cette constante nouveauté dans laquelle se maintient sans effort un homme qui, à soixante ans, garde toute la souplesse de ses vingt ans, nous autorise-t-elle à exiger de lui, à chacun de ses livres, une sorte de miracle formel ? Cette conception, qui est trop répandue depuis dix ans, de l'originalité quotidienne, aboutit à faire des écrivains des sorciers de foire dont on attend chaque jour de nouveaux tours. Il me suffit, quant à moi, d'éprouver la singulière qualité d'une œuvre comme L'Ecole des Femmes pour mesurer que la véritable qualité n’est pas dans l’éclat du style, l’inattendu des formules, mais dans cette faculté secrète de l’âme et de l’esprit qui permet à un André Gide, de discerner, dans le sujet le plus rebattu, ce qui contient d’universel, de largement classique.

 

Sous ce titre, emprunté à Molière, ce qu'André Gide étudie c'est cette « décristallisation » — le mot stendhalien est ici entièrement à sa place — qui se produit au long de la vie d'un ménage. La plupart des mariages sont établis sur des données fausses. Non que chaque conjoint ait eu sciemment le désir de tromper l'autre ; mais au cours d'une suite d'années vécues en commun, il se produit une décantation lente, à la faveur de laquelle apparaît l'être authentique, fort différent souvent de celui que l'autre conjoint a cru aimer. Cette sorte de drame, dont les exemples sont faciles à observer dans la vie, n’aboutit pas forcément au conflit tragique ; l’habitude, la morne habitude, contraint les époux à brouter au même râtelier. Les pointes s'émoussent, les angles s'adoucissent. C'est le lent embourgeoisement des passions de jeunesse.

Eveline a aimé Robert de toutes ses forces, de toute son âme. Elle a, pour l'épouser, vaincu la résistance de son père. Elle l'admire, elle croit en lui. Elle souhaite trouver en lui non seulement le mari mais le guide, l'ami. La première partie du récit est tout entière consacrée à cet amour. Vingt ans après, dans la deuxième partie, nous constatons que de cette belle passion juvénile, il ne reste que de lamentables débris. Et cependant il ne s'est rien passé. Il n'y a pas eu de conflit entre les époux; chacun d'eux est demeuré fidèle à l'autre. Mais ils ont évolué. Eveline a percé à jour son mari. Robert est un de ces êtres artificiels qui, à leur propre insu, travaillent toute leur existence à se fabriquer de toutes pièces une personnalité. Robert n'a aucune vie intérieure réelle ; dans toutes les occasions il fait parade de sentiments qu'il n'a pas, mais qu'il croit avoir, et qui sont exactement ceux qui correspondent le mieux à cette situation. On ne peut pas dire qu'il ment, car il se ment à lui-même et c'est sincèrement qu'il s'attache à dissimuler sa nature, laquelle est basse et laide. Il est inauthentique, et voilà tout. Mais Eveline est, au contraire de ces femmes dont toute la violence se concentre en l'intransigeance de la conscience. Les compromissions morales dans lesquelles elle voit vivre son mari, les multiples renoncements qui constituent la trame de son existence, les artifices dont il croit dissimuler le vide de son être, tout cela lui fait horreur. Et c'est là qu'est vraiment le drame. Il n'y a pas de doute que, d'un point de vue moral, Eveline n'ait raison. Mais si elle rompt avec ce mari méprisable, si elle provoque un scandale, humainement, qui aura tort ? Elle n'a rien à reprocher à son mari que cette inauthenticité, et comment le faire comprendre à autrui ? Qui pourra pénétrer sa détresse ? Elle prend alors la seule résolution possible : ne voulant pas se tuer, elle va du moins chercher la mort dans un hôpital de contagieux, pendant la guerre.

 

On voit assez combien mince est la trame dramatique d'un tel ouvrage, et quel tact il faut au romancier pour nous faire admettre jusqu'au fond de nous, cet élément de tragique, si réel, si émouvant, mais si bien enfoui au cœur d'Eveline.

Tout le récit est écrit avec des nuances d'une délicatesse, d'une finesse d'observation dont on n'est pas surpris qu'elles soient telles, venant d'André Gide, mais dont l'originalité n'est pas moins évidente, pour paraître moins agressive que celle des Faux-Monnayeurs. La détresse de cette femme qui se sent accablée par cette loi morale dont elle est seule à éprouver le poids, est peinte par André Gide avec une force digne des plus grandes tragédies classiques.

Je ne vois vraiment pas, par quel biais on pourrait arriver à sous-estimer une telle œuvre. Si ses dimensions sont minces, elles sont trop parfaitement accordées au sujet pour que le sentiment d'une entière harmonie ne s'impose pas à l'esprit. Son thème général — celui de l'authenticité de l'être — est de ceux auxquels Gide a réfléchi toute sa vie et auxquels il a apporté les plus beaux développements. Sa construction, toute simple, classique au meilleur sens du mot, est celle qui permettrait à l'auteur, avec le minimum d'événements, le maximum d'analyse. L’Ecole des Femmes prend place, après La Porte Etroite, L’Immoraliste, la Symphonie pastorale, Isabelle, dans une belle suite de récits psychologiques dont Gide a doté une certaine tradition française, donc par ailleurs on nous parle un peu trop, et qui est issue directement de La Princesse de Clèves et d’Adolphe. Qu'une certaine forme de récit, tout uniment tournée vers le psychologique, trouve sa plus haute réussite dans ce genre, nous ne voulons en disconvenir. Mais que, par ailleurs, même sous forme de chefs-d'œuvre cette tradition ne soit pas suffisante, c'est ce que l'exemple de Gide rend évident : l'auteur de L'Ecole des Femmes est aussi celui des Caves du Vatican et des Faux  Monnayeurs.