Les Nouvelles Médicales
de Paris
Juillet 1929 Marcel Bergeron
Deux jeunes gens
de bien avant la guerre — nous sommes en 1894 — Robert et Eveline s'éprennent
l'un de l'autre et décident, d'un commun accord, semble-t-il, d'écrire
leurs impressions de chaque jour, leur journal en quelque sorte. Mais
ils ont fait le serment de ne pas se montrer ce journal l'un à l'autre,
afin qu il soit sincère. Et le premier des deux qui mourra léguera
son journal à l'autre. En fait, l’auteur
nous communique bien deux journaux fort différents, mais ils sont tous
les deux écrits par Eveline.
L'un, qui constitue
un bien bel acte de foi en l'amour, nous fait part de l'heureux temps
des fiançailles d'Eveline et de Robert. Robert, vous le
pensez bien, est pour Eveline un homme supérieur, un être d'exception. « Ce
que j'admire en Robert, nous dit-elle, c’est précisément qu'il ne dit
rien et ne fait rien comme n'importe qui ; et avec cela, rien
en lui de prétentieux, de recherché. J'ai longtemps cherché le mot
qui convenait pour caractériser son aspect, ses vêtements, ses propos,
ses gestes : original est trop marqué : particulier, spécial... Non ; c'est
au mot distingué que je reviens ; et je voudrais qu'on n'eut employé ce
mot pour nul autre. » Le journal d'Eveline, qui
n'est que bonheur et optimisme, se termine cependant par ce post-scriptum
douloureux : « Robert vient de me faire beaucoup de
peine. C'est le premier chagrin que je lui dois... Voici qu’il m'avoue
que son journal n'existe pas. Et comme je m'en attriste et le lui reproche,
le voici qui m'accuse d'avoir mauvais caractère, de grossir ce qui
n’a en soi aucune importance...
Vingt ans après...
Si je recommence à écrire, confesse Eveline, ce n'est
hélas plus pour Robert. Ce que je poursuis aujourd’hui,
c’est ma délivrance, ce que je hasarde, c’est l’estime du monde et
celle de mes deux enfants. Je voudrais que plus tard, s’il leur arrive
de lire ces lignes, ils y trouvent une justification, ou du moins une
explication de ma conduite. » Un adultère ?
Que non pas. Un cas de conscience. « Je ne puis
consentir, ajoute l’héroïne de ce drame intérieur, à ne plus avoir
mes enfants. Mais je ne puis consentir davantage à vivre plus longtemps
avec Robert. Le seul moyen pour moi de ne pas en venir à le haïr,
c'est de ne plus le voir. Oh ! de ne plus l’entendre surtout.
Ce qu'il croit devoir faire !... comme s’il n'agissait que mû par
de hautes considérations morales. »
Sur ces deux conceptions,
qui diffèrent en tous points, il n'est pas inutile d'épiloguer. Et
sans juger la cause, de livrer aux débats les pièces à conviction. « Une vie
sans dévouement, sans but, ne pouvait pas me satisfaire, écrivait Eveline à Robert... Tu
sais que j'ai songé sérieusement à me faire garde-malade ou petite
sœur des pauvres. Mes parents avaient raison de penser que ces velléités
céderaient lorsque j'aurais rencontré celui dont mon âme pourrait s'éprendre... A vrai dire, je
ne comprends le but de ma vie que depuis cette conversation où Robert
m'a ouvert les yeux sur le rôle de la femme dans la vie des
grands hommes. Ma vie entière doit être consacrée désormais à lui permettre
d'accomplir sa glorieuse destinée... » Etre de dévouement, être
d’amour, voilà Eveline, la première Eveline. Que la vie
de chaque jour vient éclairer pour son malheur et qui s'efface devant
un second soi-même, une Eveline perspicace et désabusée. L'événement, loin
d'être imprévisible, restait latent. Ainsi dans le premier manuscrit,
le post-scriptum douloureux. Ainsi les mots
charmants mais singulièrement révélateurs, dont Robert se montrait
prodigue. Ainsi, ses péroraisons grandiloquentes, ses phrases à sensation,
sa conception nette, par trop nette, des réalités. Vingt ans après, Eveline écrit : « Robert
n'est pas un hypocrite. Les sentiments qu'il exprime (toujours exactement
ceux qu'il convient d'avoir, qu'il est avantageux d'avoir), il s'imagine
réellement les avoir. Et même je crois qu'il les éprouve. Ainsi donc,
tout ce qui me reste à faire, c'est de me mettre
au service d’un être pour qui je n'ai plus d'amour, plus d'estime,
d'un être qui ne me saura aucun gré de mon sacrifice, d'un pantin dont
je suis la femme. » Dès le premier mot d'explication, Robert le
grandiloquent oriente la discussion et gagne sa cause... par les larmes.
Et seule la guerre délivrera Eveline, qui meurt au chevet des
contagieux.
De bout en bout,
grâce à André Gide, nous demeurons sur un plan supérieur et ce n'est
pas là le moindre mérite de l'Ecole des Femmes. Oserons-nous avouer
que sa lecture, attachante certes, nous sembla manquer du je ne sais
quoi qui passionne et qui évoque les plus grands Maîtres. Simple question
de forme ? Celle d'André Gide rappelant un peu trop celle d'André Maurois ou de Marcel Prévost ? Hypothèse plausible.
Mais qui ne doit en rien infirmer l'exceptionnelle qualité de l'Ecole
des Femmes et le remarquable talent d'André Gide.
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