Le Temps
16 mai 1929 Paul Souday
Le titre du nouvel
ouvrage d'André Gide pose une petite question de principe. Les auteurs
vivants interdisent avec âpreté qu'on adopte un titre déjà employé par
eux, et les tribunaux leur donnent raison. Il y a contrefaçon et préjudice
en effet si ce titre porte une marque personnelle, et si la première œuvre
qui s'en pare a du succès. Intituler un nouveau poème la Jeune Parque ou
un nouveau roman Du côté de chez Swann, ce serait évidemment
une escroquerie, même en signant Tartempion, car le public est distrait
et ne fait pas toujours attention à la signature. Mais Gide a publié par
exemple, un Voyage au Congo et un Dostoïevsky : il
est bien difficile de donner un titre sensiblement différent à un voyage
dans la même région ou à une étude sur le même romancier. D'autre part,
certaines revendications de cette sorte révèlent l'existence d'un volume
mort-né et voué à l’éternel oubli : l'auteur monopolisera-t-il
sa vie durant et cinquante ans après sa mort certains mots nécessaires
de la langue française ? Quant aux écrivains du domaine public,
ils ne sont plus là pour réclamer. Cela devient une affaire du tact.
On n'accusera pas André Gide d'en manquer, non plus que de respect à Molière.
Il traite un sujet non pas précisément analogue, mais qui touche un
peu aux mêmes problèmes, et la confusion est impossible. S'il y a un
inconvénient, il sera pour lui. Certains clients, à l'étal du libraire,
pourront supposer une étude sur l'illustre comédie, tandis que l'ouvrage
est un roman. Or les romans se vendent habituellement mieux que les
essais de critique. Gide court donc un risque, mais il en avait bien
le droit. C'est un petit
roman d'analyse, petit par le nombre de pages, mais ce genre très français
comporte la brièveté, et Adolphe ou la Princesse de Clèves ne
sont guère plus longs. Il n'y a pas un mot inutile dans L’École
des femmes d'André Gide, qui appartient à cette précieuse lignée.
C'est un ouvrage qui a de la race. Le style le plus fin y exprime des
caractères nets et des pensées fortes. La discrétion même y constitue
une puissante originalité. L'Agnès de l'histoire
ne ressemble à celle de Molière que par une ignorance et une candeur
qui ne causent pas au premier abord de déboires apparents à ses gardiens.
Elle n'a point d'Arnolphe, mais de bons parents bourgeois, qui l'ont élevée à l'ancienne
mode, dans l'inculture, la soumission et la piété. Comme Agnès, elle
suit la nature, et s'éprend d'un beau jeune homme, mais sans révolte
alarmante. Tout au plus met-elle un peu d'innocente ruse à lier connaissance,
pendant un voyage en Italie, avec ce garçon, antipathique à son père.
Mais c'est un parti des plus sortables, qui plaît tout de suite à la
mère et au confesseur. Ce Robert lit la Libre Parole, le
père d'Eveline lit Le Temps. La jeune fille considère
que chacun le juge selon ses opinions. On lui a enseigné celles de
sa pieuse mère. Elle a bien cru remarquer que son père, quoique anticlérical,
valait mieux. Mais, chez elle c’est le cœur qui parle, pour le beau
jeune homme, du reste éloquent, prestigieux, et qui lui donne l'impression
d'un esprit d'élite. Elle se sent toute chétive devant cet homme supérieur.
Que ce sera bon de le servir, de se dévouer, de ne vivre que pour lui,
en admettant qu'il ne pourra vivre uniquement pour elle et devra faire
de grandes choses. Elle sera trop heureuse de l’aider, si elle peut,
et ne craint que d’en être point suffisamment capable. Les fiançailles
se font en 1894. Quelques détails dont Eveline ne comprend pas l'importance,
nous révèlent qu'elle se fourvoie, que c'est son père qui avait raison,
et que ce brave homme trop faible a tort de céder. L'autorité paternelle
avait du bon, lorsqu'elle était impartiale et sagace... Robert a voulu
offrir à sa fiancée un bracelet, qu'elle a trouvé un peu cher. Il lui
a expliqué que c'était un placement, et qu'il y aurait sûrement une
hausse. Pour le voyage de noces il choisit la Tunisie, parce qu'il
y possède une exploitation agricole qu'il veut surveiller : il
dit qu’« il n'y a pas de plus grand plaisir que celui dont on
peut tirer parti ». Ils sont convenus tous deux d'écrire leur
journal intime, chacun de son côté, sans se le montrer : le survivant
lira celui de l'autre après décès. Robert viole le pacte de deux façons :
il s'empare de celui d'Eveline et le lit ; puis, après avoir plusieurs
fois affirmé qu'il tenait le sien, il avoue qu'il n'en a pas eu le
temps. Il a donc menti. Et il en rit, alors que sa fiancée prenait
cela tout à fait au sérieux. C’est son premier chagrin. Après le mariage,
elle s’aperçoit qu'il a de nombreuses et brillantes relations dans
tous les milieux, mais pas un véritable ami. Il se forme des dossiers,
des fiches et comme le beau-père, complètement retourné parce qu'il
croit sa fille heureuse, s'émerveille de tant d'ordre, il répond : « J'ai
trouvé, en cherchant. » Eveline sait qu'il a simplement trouvé un
classeur chez un papetier de la rue du Bac... Robert ne rend pas de
services, il en place. Comment capter chaque individu et le tenir,
voilà son grand souci, il fonde un journal littéraire, dont il prend
la direction politique. (Cette simple formule n’est-elle pas délicieuse ?)
Ce n'est, d'ailleurs, qu'une entreprise de complaisances mutuelles,
de trafic d'influence ou de chantage implicite. Bref, un intrigant,
un arriviste sans scrupules ; en outre, un phraseur et un pharisien. Il a plein la bouche
de ses convictions, du succès et de la richesse qu'il lui faut non
pour lui, mais pour elles, et des sacrifices qu’il leur fait, tout
en les utilisant pour se pousser dans le monde. Quel idéaliste !
Il ne parle que de devoir, de religion et de magnanimité. On ne peut
pas affirmer qu'il n'est pas sincère, mais comme par hasard il professe
toujours les idées les plus convenables et les plus avantageuses. Ce
qu'il y a d'exquis dans ce portrait, c'est que tout y est esquissé d'une
touche légère, où La Bruyère lui-même ne relèverait pas l'ombre de
charge, et qui explique qu'une jeune fille ou jeune femme intelligente,
mais inexpérimentée, soit longtemps la dupe de cet homme. Bien d'autres
le seraient toujours. Car ce n'est pas un Tartuffe que ses vices entraînent
et que ses crimes démasquent. C'est un être avant tout conventionnel,
mais ordinaire et médiocre en tout : un type tiré à des milliers
d'exemplaires, qui bénéficie de la veulerie courante et jouit, comme
on dit, de l'estime générale. Fâcheux personnages,
si nombreux dans la vie, où leur grimace est partout bienvenue, et
l'on partage le mépris d'Eveline pour ce Robert, mais on admire qu'elle
finisse par le percer à jour. La plupart des épouses resteraient naïvement
en extase devant lui tant qu'il réussirait, ou même, voyant clair,
approuveraient sciemment ces moyens de parvenir et les conseilleraient à l'homme
qui ne s'en aviserait pas de lui-même. Aussi la critique de l'ancienne éducation
par Gide ne me semble-t-elle pas pleinement justifiée par cet exemple.
La délicatesse morale d'Eveline a été sauvegardée, et sa perspicacité n'a
subi que des œillères provisoires, auxquelles auraient suppléé les
conseils de son père si elle l'avait écouté. De quelque façon qu'elle
soit élevée et avec autant de diplômes qu'on voudra, une fillette,
qui croira tout savoir, ne le saura tout au plus que théoriquement,
et risquera fort de se tromper dans la pratique. La connaissance des
hommes ne s'improvise pas. Mais la fraîcheur d'âme d'une Eveline est
une qualité assez rare, qu'une émancipation excessive ou trop
précoce ne conférera pas, si même elle ne la détruit. Toujours est-il
qu'en 1914, après vingt ans de mariage, Eveline, reprenant son journal
pour elle seule, y avoue que Robert lui est devenu odieux et qu'elle
a résolu de le quitter. Le cas est ibsénien, si l'on veut. Toutefois
il ne s'agit pas tant pour elle de préserver sa personnalité, qu'elle
immolerait avec joie à un mari qui en serait digne, que de fuir un
misérable pantin dont la bassesse et le ridicule échappent à la plupart
des gens, mais lui répugnent, à elle, jusqu'à la nausée. Distinction
capitale ! Vivre sa vie, avoir son propre développement et son
activité indépendante, c'est un programme un peu absurde, parce que
rien ne vous arrêtera et que vous surmonterez tous les obstacles si
vous en êtes capable, madame, mais qu'il y a bien de la prétention à y
viser avec des aptitudes douteuses, et que le dévouement au foyer est
généralement plus indiqué, même pour votre bonheur. C'était autrefois
la pensée d'Eveline, et elle pensait juste. Non certes qu'il
faille blâmer l'instruction des femmes, dont Stendhal était grand partisan
dans l'intérêt de l'amour, et qui a son utilité dans la famille. Mais
Geneviève, la fille Eveline, qui l'a voulue instruite, devient une
petite précore et n'attire pas les sympathies, avec ses déclarations
d'indépendance farouche et un peu cynique. Que sa mère n'ait pas trompé son
père, ne l'aimant plus, ne pouvant plus l'aimer, cela paraît bouffon à cette
jeune affranchie. « Ma pauvre maman, tu ne sera jamais qu'une
honnête femme ! » Cela lui fait pitié. Surtout elle n'admet
pas que cette mère vertueuse ait obéi à ce préjugé par égard pour ses
enfants. Mlle Geneviève ne veut devoir aucune reconnaissance à sa mère
et lui dit : « Je crois que je ne pourrais plus t'aimer,
si je me sentais ton obligée, si je sentais que tu me crois ton obligée. » La
pauvre maman en vient à douter qu'elle ait eu raison de la faire instruire...
C'est peut-être bien ; Geneviève qu'un homme d'une nature vraiment élevé ne
voudrait pas épouser, et peut-être s'accommodera-t-elle à merveille
d'un de ces vils polichinelles qui écœurent sa mère si vieux jeu. Quel
est l'avis de Gide ? Il ne se prononce pas carrément ; ce
n'est pas beaucoup sa manière. Mais je ne crois pas le trahir ni le
combattre à fond. Il aime et plaint son Eveline, et là-dessus nous
serons tous d'accord. Il ne nie pas ce qui m'apparaît clairement, à savoir
qu'elle est surtout victime d'une erreur de fait et du niveau général
qui lui a fait rencontrer non un monstre exceptionnel, mais un homme
sinistrement moyen. Le fils d'Eveline,
Gustave, ressemble à son père. Il est bien obligé de faire quelques études,
mais il n'apprend rien par désir de savoir, et demande sans cesse : « A
quoi cela sert-il ? » Le malheur des humanités, c'est qu'on
a laissé croire à ces adolescents qu'elles représentaient une culture
désintéressée et ne servaient à rien. D'ailleurs c'est
faux. Elles servent à tout, parce que dans toutes les professions on
se trouve bien, même pour l'avancement ou le gain, d'avoir l'esprit
ouvert et finement aiguisé. Je me rappelle un grand négociant du Havre
me disant qu'il aimait mieux prendre dans ses bureaux un bon bachelier ès
lettres, sans préparation spéciale, qu'un primaire diplôme de l'École
de commerce... Gide ne semble pas s'exagérer la valeur de l'éducation
actuelle, côté garçons. L'abbé Bredel déçoit
Eveline qui se confie à lui. Si Robert ne recèle que le vide sous sa
façade de sépulcre blanchi, l'abbé en conclut qu’Eveline doit détourner
les soupçons. Plutôt que ce qu'on pense, il faut dire ce qu'on devrait
penser... Eveline constate qu'en somme l’Église et son fidèle porte-parole
l'abbé Bredel ne se soucient que des dehors. C'est aussi l'avis de
Robert, qui l'avoue presque, par mégarde, en s'embourbant dans des
explications. « On en vient à douter, en effet, dit-il, si rien
existe vraiment en dehors de son apparence et si... » Eveline
l'interrompt : « Je t'ai fort bien compris. Tu veux dire
que, ces beaux sentiments que tu exprimes, je serais folle de m'inquiéter
si tu les éprouves véritablement. » Il ne sait répondre que par
un regard chargé de haine, ce qui ne l'empêche pas de pleurnicher,
en bon cabotin, lorsqu'elle lui annonce qu'elle s'en va. Et elle reste
encore, par faiblesse. Mais elle cesse de croire en Dieu en même temps
qu'en Robert, et cela est bien féminin. Le style, c'est l'homme, disait-on
de George Sand, littérairement influencée par ses divers amants. Dans
toute pensée de femme, directement ou indirectement, cherchez l'homme.
Eveline n'a plus foi dans la vie éternelle, et n'en veut plus, parce
qu'excédée de Robert en ce monde, elle aurait horreur de le retrouver
dans l'autre. Quel meurtre que d'infliger à une âme cet appétit du
néant ! La grande haine de Gide, c'est le pharisaïsme. Aussi ne
néglige-t-il rien pour nous inspirer le dégoût de ce Robert, que je
ne défendrai certes pas. Mais ordinairement nul ne l'attaque, ce caractère
passe pour normal, et Philinte n'a même pas à l'absoudre. Pour ouvrir
seulement ce débat, il faut un Alceste, et donc, au moins sur ce chapitre,
André Gide en est un. Plus que l'École des femmes de Molière,
ce livre de haute et vraie morale rappelle le Misanthrope. Arrive la guerre.
Conformément à sa ligne, Robert s'embusque, obtient la croix de guerre
sans avoir combattu, s'en tire à bon compte et pérore. Il ose dire à sa
femme : « Avec ça que tu n'aurais pas fait comme moi ! » C'en
est trop. « La chimérique qu'elle est a besoin de réalité. » Elle
va soigner des contagieux, dans un hôpital de l'arrière, sans faste
guerrier, et y meurt au bout de quelques mois... Noble chimère, si
c'en est une, et beau livre, sans aucun doute.
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