Revue nouvelle

 

Mars 1930 

Louis Emié

 

André Gide – L’Ecole des femmes (N.R.F)

 

Je m'étais promis d'écrire une longue chronique sur le dernier livre d'André Gide, et j'avais à cet effet rassemblé devant moi les notes, réflexions et annotations que j’avais griffonnées, il y a quelques mois, lorsque je lisais L'École des Femmes. Il s'agissait donc aujourd'hui de cimenter ces matériaux éparpillés. Or j’y renonce, et ce n'est point par paresse, car si je préfère livrer au lecteur telles qu'elles furent improvisées, ces phrases solitaires c'est qu'un trop vif scrupule m'importune : ainsi détachées les unes des autres, n'ouvrent-elles pas à qui voudra tenir compte de leur fraîcheur et de leur sincérité, des possibilités de développements plus efficaces qu’une rédaction soutenue ?

 

— Ce qui peut surprendre le plus, dans ce livre, c'est que Gide se déprend de l'exceptionnel. Miracle de la soixantième année qui aspire non plus à des cimes inaccessibles, mais se satisfait naturellement des plaines et des vallées. S'il y a contrainte dans l'effort, il y a aussi contrainte dans l'aisance. Et des deux, je ne sais laquelle possède le plus de vertus.

 

— On a jeté le mot classicisme dans le débat. C'est un mot dangereux qui autorise toutes les confusions. Mais ici il éclaire une attitude et nous laisse plus de liberté à l'égard d'un homme qui les a prises toutes — même lorsqu'il jouait à cache-cache avec elles. Le classicisme de L'Ecole des Femmes, je le considère non point comme un luxe, mais comme une nécessité.

 

— Après Les Caves, après les Faux-Monnayeurs surtout, œuvres où l'abondance aurait pu devenir un gaspillage désordonné, voici un livre dont la minceur est une gageure. Minceur rendue plus visible encore par le ton, la ligne du récit. Mais cette apparente pauvreté, rançon inévitable d'une rigoureuse économie, ajoute au drame une grandeur supplémentaire. Et qu'une telle grandeur s'immisce tout à coup dans un livre de Gide, le mot chef-d’œuvre n'est pas de trop.

 

— Je crois (et si je me trompe, que Gide soit indulgent) que ce livre s'est imposé à lui comme un besoin, comme une exigence. Je crois qu'il a pu l'écrire rapidement, avec cette sécurité admirable des grands écrivains, lorsque libérés d'eux-mêmes, absents d'eux-mêmes, ils se laissent porter par un flot égal et sans surprises.

 

— Avait-il conçu L'Ecole des Femmes sous forme de « journal » ? J'en doute encore. Le « journal », lorsque c'est une femme qui parle, la supercherie devient émouvante. Un « journal » peut exploiter jusqu'au bout toutes les confidences, et là est son danger. La stricte économie de celui d'Eveline aurait pu compromettre, un moment, sa sincérité. Mais non. Il ne tient compte que du drame — et le drame lui-même n'y émerge, dirait-on, qu'à son insu.

 

— Les deux parties du journal d'Eveline : la première est candide, extasiée — intacte ; la seconde n'est faite que d'amertume, d'âcreté, de contraction. Et c'est, à vingt ans de distance, la même main qui tient le porteplume. Tout le « blanc » qui sépare ces deux extrêmes, Gide évite de l'encadrer. Je sais bien que ce pourrait être là prétexte à facilité. C'est au contraire une preuve de plus à l'actif de sa maîtrise.

 

— Il y a eu de sa part un tel exemple de renoncement. Je le découvre surtout dans la forme, cette idole si chère à celui qui écrivit Les Nourritures, Paludes, Les Caves. Ici, disparition de la forme, ou plutôt métamorphose de celle-ci. Sa grisaille est certes préméditée. Mais ne s’imposait-elle pas à un livre qui voulait traiter du mariage et des ses conflits, non sur un plan d’exception, mais sur un plan général. Avec ce livre qui élargit toutes ses possibilités d’expression, Gide élargit aussi tous ses champs d'expérience.

 

— C'est surtout la forme, je suppose, qui a déçu quelques-uns. Ils s'attendaient à « autre chose » toujours ce fameux « autre chose » dans lequel réside encore le douloureux conflit qui dresse le critique devant l’écrivain, parce que l'égoïsme de l’un n’admet pas la générosité de l'autre.

 

— Gide s'est sans doute aperçu que la forme d’une œuvre n'est qu'un leurre, qu'un luxe et qu'on peut la réduire à de plus équitables proportions. Écrite par un débutant, L'Ecole des Femmes aurait certainement passé inaperçue, parce qu'elle se refuse aux trompe-l’œil de la mode. Mais Gide prend la responsabilité d’une œuvre derrière laquelle d'autres se pressent et égarent la perspicacité du lecteur. S'il est déçu par elle, c'est qu'il n'a point, à l’égard de Gide, un jugement à sa mesure.

 

— On veut mettre de l’habileté partout. Certes L'Ecole des femmes est une œuvre habile. Mais cette qualité-là toujours suspecte de concessions, demeure ici intacte et vierge. L’a-t-on seulement remarqué ? Nous ne voyons plus ce qui est clair.

 

— Le goût très vif que Gide n’a jamais cessé de professer pour les romans confessionnels ne pouvait trouver mieux qu'ici son application immédiate. Le journal d'Eveline, transparent et léger même dans les plus amères de ses pages, lui a permis de filtrer les éléments du drame, le plus terrible dont la société puisse être responsable — le malentendu conjugal. Où un roman eût étendu ses développements psychologiques, ici nous n'apercevons les péripéties de ce drame qu'à l'état pur, exact, quotidien, constamment dégagé de tout commentaire et de tout artifice romanesque. Je pense à des feuilles de température.

 

— Le trait qui distingue entre tous les personnages de Gide, c'est qu'ils ne peuvent se contenter d’être seulement des personnages, — mais qu'ils sont facilement des héros. Où l'art et l'intelligence de l'écrivain interviennent à temps, c'est dans la manière qu'il leur donne d'être héroïques et de trouver l'emploi de leur grandeur dans une existence qui n'en possède point. (Alissa, le pasteur de la Symphonie Pastorale, Eveline.)

 

— Du personnage de Robert, un de nos meilleurs critiques (M. Edmond Jaloux) a pu écrire : Cet homme est si vrai, si général, qu'il nous compromet à peu près tous... Rien de plus juste, — de plus cruel. Les tics de cet homme (et Dieu sait s'il en a...) ne nous étonnent d'abord qu'à-demi : nous les reconnaissons avec complaisance. A dire le vrai, nous avons tous une histoire de « classeur » et de « journal » à notre passif. Que nous n'ayons point connu d'Eveline pour découvrir ces faiblesses, ces lâchetés, ce serait presque une chance, mais peu importe puisque nous les avons commises. Et nous serions prêts à excuser tout de suite un homme qui nous ressemble d’autant qu’il trouve toujours à côté de lui une ennemie redoutable et silencieuse, qui déjoue ses plans, guette ses moindres attitudes avec une froide et rigoureuse clairvoyance ; une ennemie, sa femme. Robert triche sans cesse, mais la sévérité d’Eveline tourne parfois au féroce. Dans cette scène finale qui met aux prises ces deux créatures, Robert s’écrie un moment « Tu dis que je ne suis pas celui que tu avais cru. Mais alors toi non plus tu n’est pas celle que tu avais cru. Mais alors toi non plus tu n’es pas celle que je croyais. Comment veux-tu que l’on sache jamais si l’on est bien celui que l’on croit être ? » Tout le drame est là.

 

— En somme, nous ne possédons ici qu’une pièce du procès : la déposition de la femme. Sans aller jusqu’à la suspecter, elle nous apparaît souvent injuste parce que nous nous sentons parfois solidaires de sa victime. Certes, la vanité, le cabotinage perpétuels de Robert nous affligent… mais toutes ces tares ravissent Eveline lorsqu’elle n’y voyait pas encore clair. Et l’on peut se demander en définitive, si ce n’était pas à ce moment-là qu’elle avait raison.

 

— Nous ne pouvons point affirmer cependant qu’elle exagère. La mesure avec laquelle s’expriment toutes ses rancœurs, même les plus amères, nous conduit à les prendre au sérieux, à lui donner raison contre Robert. Et c’est là qu’un tel livre nous embarrasse, il est ainsi fait qu’il nous tiraille dans tous les sens et que prudemment nous évitons de prendre position.

— Il y a aussi les enfants. Gustave et Geneviève. Le premier ressemble à Robert ; la seconde, à Eveline, mais une Eveline qui aurait profité de l'expérience et qui ne serait point une « chimérique ». Le mot de Geneviève à sa mère est terrible. « Tu auras beau faire, ma pauvre maman, tu ne seras jamais qu'une honnête femme ». Dans la bouche d'une jeune fille, la restriction devient tragique.