Conférence radiophonique
[1929]
L’École des femmes par André Gide
Mesdames, Messieurs,
André Gide nous
avait donné, il y a quatre ans, ce qu’il nommait son premier roman, Les
Faux-Monnayeurs, œuvre touffue et synthétique, véritable somme
de pensée. Or, de même qu’à la vaste sotie des Caves de Vatican avait
succédé une confession dépouillée, La Symphonie Pastorale, ainsi Les
Faux-Monnayeurs est suivi de ce bref récit, rigoureusement analytique : L’Ecole
des Femmes. Goût de l’alternance, peut-être, très vraisemblablement,
désir de retremper son art aux plus pures sources classiques. C’est
en effet l’une des gloires les moins contestables de la littérature
française que cette chaîne de romans psychologiques qui commence, selon
les historiens, avec La Princesse de Clèves et pour les lecteurs
sans préjugés avec le Discours de la Méthode, magnifique exemple
de pareilles monographies spirituelles. De cette chaîne littéraire
faut-il dénombrer toutes les mailles ? Je me bornerai à citer Manon
Lescaut, Adolphe et Dominique comme plus particulièrement
représentatifs du genre auquel s’apparente L’Ecole des Femmes.
On sait que l’auteur de La Porte Etroite y est passé maître,
qu’il excelle à construire ces récits où chaque détail éclaire un ensemble
dont il reçoit la lumière, où l’unique narrateur nous révèle en même
temps que son âme celles des autres acteurs, où la maîtrise de l’écrivain
est si complète que la vie, malgré l’inégalité des ses accidents, acquiert,
au fur et à mesure qu’elle se déroule sous nos yeux, la plénitude d’une
création artistique. Toutes ces qualités d’André Gide psychologue,
cette alliance de force et de discrétion, nous allons les retrouver
dans L’Ecole des Femmes. Cet ouvrage se compose
des deux cahiers intimes rédigés par Eveline à vingt ans d’intervalle.
Lorsqu’elle commence le premier, en 1894, elle a dix-huit ans et vient
de se fiancer à Robert à qui revient ce projet que chacun tienne une
sorte de journal pour le léguer à l’autre en manière de testament.
Nous apprenons ainsi que les jeunes gens se sont connus dans une pension
de famille à Venise : le père d’Eveline ne goûtait guère les opinions
trop conformistes de Robert : pour compenser cette hostilité,
Eveline s’est faite plus aimable, s’est liée avec le jeune homme d’une
innocente complicité ; l’amour est venu ensuite, encouragé par
la mère d’Eveline et leur directeur, l’abbé Bredel, qui se félicitent
de trouver Robert en parfait accord avec leurs idées religieuses. Avant
que Robert n’apparût, la vie de la jeune fille lui semblait vaine,
elle songeait à se faire garde-malade. A présent elle rêve de se dévouer à celui
qu’elle croit un grand homme et qui doit la guider vers Dieu. Humblement,
elle se borne à souhaiter de devenir « moins indigne de lui ».
Modeste et scrupuleuse, elle redoute seulement de tenir trop de place
dans sa pensée à lui, alors qu’elle se reproche comme une défaillance égoïste
de ne pas être entièrement absorbée en Robert ou d’avoir, en cette
extase amoureuse, oublié la souffrance des autres : « J’ai
pris honte aussitôt, écrit-elle, de cette joie qui m’est apparue comme
une propriété privée avec un défense d’entrer cruel. Non, non,
je ne veux pas d’un impitoyable bonheur ». Le début de
son journal date du 7 octobre ; le 22 novembre, elle y enregistre
sa première déception. Rompant le pacte, Robert a exigé qu’elle lui
montre ce cahier ; elle en ressent comme une atteinte à sa pudeur : « non,
je ne l’aime pas moins ; mais il ne le saura plus que tout de
suite ». Hélas ! il lui faudra, le lendemain, ajouter un
post-scriptum pour reconnaître que son fiancé a menti : le journal
qu’il prétendait garder enfermé, il avoue maintenant qu’il n’en a jamais écrit
une ligne. Cela Eveline le lui pardonnerait volontiers ; ce qu’elle
ne peut admettre sans un profond chagrin, c’est qu’il l’ait ainsi trompée
pendant six semaines. J’espère que ce résumé laisse
deviner avec quel mélange de charme et d’autorité André Gide a dévoilé l’âme
secrète de son héroïne. Le tour de force, c’est qu’il ait en même temps
réussi, sans jamais diminuer Eveline, à nous persuader qu’elle s’était
forgé de son fiancé une image absolument fausse. Lorsque M. Delaborde
avertit sa fille que Robert donne le change à tout le monde et à lui-même
aussi peut-être, Eveline compte sur son fiancé pour convaincre l’obstiné.
Robert n’y parviendra que trop bien. Mais le lecteur restera sceptique
parce que ses doutes furent éveillés par les éloges d’Eveline. De Robert
elle admire la dignité et la distinction ; nous sentons, nous,
qu’il n’y a là qu’une façade. Pareil au méchant stigmatisé par Shakespeare,
il déteste la musique ; Eveline renonce à son piano ; il
accepte ce sacrifice en despote, tout comme il impose à sa fiancée
certaines formes grammaticales parce qu’il estime que les femmes doivent être
les conservatrices du langage. Eveline s’étonne qu’un peintre qu’il
patronne ne célèbre pas la munificence de Robert : nous devinons
facilement, sous le protecteur, le spéculateur. Un bijou offert à Eveline
sera pour lui un bon placement ; leur voyages de noces en Tunisie,
une affaire. Eveline n’entend que les belles phrases dont il colore
ses motifs intéressés. Lorsqu’il annonce sans sourciller qu’il va prendre
la direction politique d’un journal littéraire, elle l’approuve de
ne pas voir en sa femme le but unique de sa vie : toute l’ironie
est pour nous qui savons quelles manœuvres se couvrent du prétexte
de « faire triompher ses idées », quelle lâchetés se masquent
du désir d’envisager une question « au point de vue général ».
Quand Eveline vante l’accueillante générosité de Robert — qui n’a nul
besoin d’intimes puisqu’il rencontre partout des amis — nous comprenons
que ses efforts pour devenir vraiment la compagne d’un tel homme sont
voués à un tragique échec. En effet, quand elle reprend son journal,
le 2 juillet 1914, Eveline n’écrit pas pour son mari, mais bien pour
elle-même, et pour ses enfants auxquels on va bientôt apprendre à la
condamner : car elle a décidé de quitter Robert. En vingt ans
de vie commune elle a percé toutes les apparences, s’élevant des petits
détails aux actions les plus significatives. Elle sait à présent que
les sympathies manifestées par Robert, les services qu’il a rendus
n’étaient qu’autant d’occasions pour lui de se pousser dans le monde,
de gagner argent ou renommée ; il n’est pas jusqu’à la piété ostentatoire
de son mari qui ne la détourne de ses devoirs religieux. Ici se place
une des plus fines analyses de ce pénétrant examen. Eveline conçoit
que Robert n’est pas brutalement un hypocrite : « Les sentiments
qu’il exprime, dit-elle, il s’imagine réellement les avoir. Et même
je crois qu’en fin de compte il les éprouve et qu’ils répondent à son
appel, les plus beaux, les plus généreux, les plus nobles, toujours
exactement ceux qu’il convient, ceux qu’il est avantageux d’avoir ».
Grâce à ce talent de comédien sincère Robert a complètement retourné son
beau-père qui désormais le soutient. Il faut la robuste sincérité du
Docteur Marchant pour mépriser cette fausse vertu. La majorité des
autres hommes, même s’ils ne sont pas dupes, acceptent Robert pour
ce qu’il prétend être parce que cela est beaucoup plus commode dans
l’ordinaire de la vie. Sans un seul trait de satire Gide nous fait
ici pleinement sentir la veulerie sur laquelle reposent la plupart
des relations sociales. Eveline doit donc livrer
seule la bataille pour la liberté. L’abbé Bredel l’a sommé, en épouse
et mère chrétienne, de cacher au monde et à ses enfants le grand vide
qu’elle a découvert chez son mari. Eveline se révolte contre une Église
que préoccupent seulement les gestes extérieures, qui sacrifie l’être
d’élite à un personnage méprisable. Robert ayant été victime d’un accident
d’automobile, son affection se réveille ; mais dès qu’il est hors
de danger, elle recommence à le juger, elle s’aperçoit qu’il proportionne
ses effets à la confiance qui lui accordent ses divers auditeurs. Pendant
que l’abbé s’extasie sur l’apparente résignation du convalescent, Eveline
n’y voit que comédie. Quant à leurs enfants, elle retrouve chez Gustave
les défauts de Robert, « remaniés » mais aussi accusés. Leur
fille, Geneviève, a jugé son père — au point de lui couper ses effets
mélodramatiques. Dans cette jeune fille Eveline devine sa propre pensée, « si
hardie qu’elle l’épouvante ». Instruite par l’exemple maternel,
bien décidée à ne pas renouveler cette erreur, Geneviève dénonce l’inutilité du
sacrifice d’Eveline en même temps qu’elle la déclare incapable de s’en
affranchir : « Tu auras beau faire, ma pauvre maman, tu ne
seras jamais qu’une honnête femme ». Eveline n’a rien à répondre. Va-t-elle donc demeurer
là murée, prisonnière d’une ombre de vertu qui ne lui aura même pas
valu le respect de ses enfants ? Elle s’en ouvre enfin à son père ;
il la traite d’esprit chimérique, ramène son cas à une banale histoire
d’union imparfaite. Elle tente d’avoir une explication avec Robert
et ne réussit qu’à le heurter, à le faire souffrir sans qu’il comprenne
sa douleur. Elle reste parce qu’elle a senti qu’il l’aimait encore...
un épilogue, écrit deux ans plus tard, nous apprend que durant la guerre
Robert a su se mettre à l’abri tout en obtenant une réputation héroïque.
A sa femme qui sourit de sa joie naïve il ose dire : « Avec ça
que tu n’aurais pas fait comme moi ». C’est là, de tout le récit,
sa seule réplique franchement égoïste et qui démente son habilité à se
draper dans les généralisations profitables. L’effet sur Eveline est
immédiat : elle part pour un hôpital de contagieux où la mort
va répondre à son appel. Voilà le livre :
il est d’une puissance et d’une sobriété admirables au point de donner
l’idée d’une perfection pleinement et consciemment atteint. Prenant
sans péripétie inutile, autour de quelques affleurements à la surface,
le drame s’y déroule tout entier en remous profonds ; jamais on
n’a plus atrocement représenté la tragédie de l’être emprisonné qui
découvre peu à peu les murs de sa geôle. Reste le titre. Gide, qui
s’est refusé toute intervention dans le récit, feint que Geneviève
en lui envoyant ces cahiers, douze ans après la mort d’Eveline, lui
ait proposé le titre L’École des Femmes, « si vous n’estimez
pas indécent de s’en servir après Molière », ajoute-t-elle. André Gide
s’est contenté d’obéir. Nous gardons le droit de faire remarquer à Geneviève
que Molière n’est certainement pas, dans notre littérature, le plus
subtil connaisseur de l’âme féminine. Or ici reparaît le moraliste
qui n’est jamais tout à fait absent dans l’œuvre de Gide. Geneviève
l’autorise de publier ces pages s’il estime « que leur lecture
puisse n’être pas sans profit pour quelques jeunes femmes ». En
certains passages L’École des Femmes semble incriminer l’éducation
qu’a reçue Eveline. J’inclinerais plutôt à croire que si ses yeux ne
s’ouvrirent pas plus tôt sur le véritable Robert, la raison en fut
cette angélique naïveté que nous révérons en elle. Il faudrait encore
observer que jusqu’à l’épilogue Robert ne s’est pas avoué un hypocrite,
qu’il a fallu la guerre pour lui arracher ce cri atroce : « avec ça
tu n’aurais pas fait comme moi ! ». Avançant ainsi, nous
reconnaîtrons que le problème se pose en termes plus complexes. Lorsque
le Dr Marchant a brutalement exprimé son opinion que le rôle des femmes
consiste à faire de beaux enfants, Eveline proteste : quand on
donne tout, riposte-t-elle, on devrait avoir au moins le droit de choisir
sa servitude. Qui oserait affirmer qu’instruite par l’exemple de sa
mère, Geneviève choisira mieux ? que celui qu’elle aimera voulant échapper à l’équivoque
sur laquelle est fondé le drame qu’a retracé Gide, saura se manifester à elle,
tel qu’il est authentiquement, sans être dupe des ses aspirations ? L’École
des Femmes a la grandeur d’une épure psychologique ; les sens
n’y jouent aucun rôle ; les sentiments y obéissent aux jugements ;
dans la pensée d’Eveline, l’amour et l’estime ne se séparent point.
C’est pourquoi, s’il évoque le souvenir de Racine par la souplesse
de ses analyses, ce récit est, au fond, tout cornélien. La seule citation
qu’il renferme est le vers de Cinna où Emilie distingue lucidement Et ce qu’elle hasarde
et ce qu’elle poursuit. Alors peut-être la
conclusion secrète de L’École des Femmes serait-elle qu’il n’y
a pas d’école des femmes, ni des hommes — que nulle généralisation
n’est valable en matière de bonheur. Et, dépassant ainsi son titre,
peut-être ce beau livre exige-t-il de nous l’exacte connaissance de
ce que nous poursuivons et de ce que, dans cette quête d’un absolu,
nous avons le courage de hasarder. |
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